Réunion samedi 27 octobre 2001 avec Lia Cavalcanti et l'équipe EGO (Espoir Goutte d'Or)

 

Rencontre très fructueuse avec l'équipe EGO (Espoir Goutte d'Or).
Visite de leur centre et très longs échanges, en particulier avec Lia Cavalcanti, Jean-Paul Le Flaguais et Jean-Paul E.D.

Il s'agit essentiellement d'un travail d'assistanat social (non sanitaire ou médical: pas de soins) auprès des toxicomanes, à assez grande échelle (3000/an) dont un tiers vient de l'arrondissement et 20% des autres arrondissements de Paris.
Le travail ne porte pas directement sur la consommation de drogues (cf. logique dite de "bas seuil" - voir notes de lecture du livre de Bergeron) mais sur la (re)socialisation des toxicos, sur l'instauration de liens personnels pour leur redonner goût à autre chose que la drogue.
L'idée, visiblement, est avec les toxicomanes d'attaquer le problème non directement par son versant drogue mais par les autres versants: les rapports aux autres, l'image qu'ils ont d'eux-mêmes, leur capacité de se lier à nouveau avec l'environnement social, etc.
Il y a donc là une dimension collective du travail (repas fournis, discipline du centre, vie en groupe, activités proposées...) mais aussi une attention personnelle à chacun permettant de saisir chaque occasion d'évoluer et de faire alors des propositions adaptées.
En un sens, il s'agit d'un lieu de vie (diurne) avec les toxicos leur permettant de renouer avec des gens "normaux" et susceptible ainsi de réveiller leur goût pour autre chose que la drogue.

Du point de vue des rapports au quartier, le lieu se soucie, autant qu'il lui est possible, de ne pas gêner la vie des riverains. Il est vrai que le quartier est déjà suffisamment infecté par le trafic pour que le centre apparaisse comme un apaisement de la violence liée au trafic plutôt que comme un accroissement ou un apport de drogués.
Les responsables comme nous-mêmes convenions que ce type de centre d'accueil ne peut s'installer en améliorant l'environnement plutôt qu'en le dégradant que s'il s'agit d'un endroit où le trafic est déjà bien installé de longue date.
Visiblement, pour notre quartier Stalingrad, nous avons réagi suffisamment tôt, au moment où une telle implantation commençait de se constituer (dans leur vocabulaire: avant qu'une "scène ouverte" de la drogue ne se forme), ce qui a pu interdire sa fixation. En fait, la clef semble donc de réagir assez tôt, avant qu'il ne soit trop tard. Réagir assez tôt voulait dire dans notre cas : quand les bandes de dealers ont commencé de s'approprier des rues.

Le centre EGO ne peut mesurer exactement la sortie hors de la drogue car, dès que les toxicomanes vont mieux, EGO perd avec eux tout contact (sauf si le toxico se reconvertit en aidant d'autres toxicos à s'en sortir comme lui).
Ce qui nous a été indiqué, c'était que s'en sortir était très long. La sortie n'était pas linéaire mais impliquait plusieurs rechutes (2 à 5 en moyenne). En fait, l'idée est que progressivement ces rechutes s'espacent jusqu'à ce qu'il y en ait une qui soit vraiment la dernière.
Lia Cavalcanti nous a indiqué que la durée pour sortir (à partir du moment où le fond a été touché et que le toxico s'efforce de renoncer) est à peu près équivalente à celle qu'il lui aura fallu pour toucher le fond. Comme il faut en général près de 10 ans pour toucher le fond (dont pas mal de prison...), c'est donc d'un voyage de 20 ans dans la misère dont il s'agit... Apparemment il y a, le plus souvent, un moment où la courbe s'inverse, où le toxico estime avoir vraiment touché le fond et là, soit il meurt, soit il commence à remonter.
Les chiffres habituellement cités sont les suivants:
-1/3 s'en sortent tout seuls, à la dure.
- 1/3 s'en sortent avec une aide (substitution, sevrage, etc.)
- 1/3 ne s'en sortent pas.
Donc 67% mettent 20 ans pour s'en sortir: cela veut dire que 3 à 4% des toxicos existant à un moment donné s'en sortent en moyenne par an. C'est pas beaucoup. Mais les statistiques sont ici abstraites et une seule personne arrachée à cet enfer légitime, il est vrai, le travail d'une équipe.

Précisions sur la différence dealers/toxicos. Il est vrai que beaucoup de toxicos dealent aussi pour financer leur propre consommation. Mais la différence reste entre dealers de métier et dealers de survie (le deal des toxicos). Donc la différence entre dealers (ceux qui apportent la drogue dans le quartier) et toxicos reste bien pertinente.
Confirmation également de ce que le dealer opère en bande, dans le cadre d'une division du travail comportant les rabatteurs, les hommes de mains, les surveillants, le banquier et le distributeur. D'où les équipes constituées de 5 à 10 personnes qu'on a vu opérer cet été rue du département.

A la question "pourquoi faites-vous ce travail?" Lia Cavalcanti a répondu : "Ici, je comprends l'essence de ce que je fais". Réponse convaincante: cela intensifie la sensation de faire vraiment quelque chose. Les gens de l'équipe, à la fois militants et professionnels, sont visiblement convaincus de ce qu'ils font et dévoués à leur activité. L'efficacité de leur travail paraît évidemment difficile à évaluer, mais sauver tel individu, et tel autre, et tel autre encore est aussi une bonne raison de travailler.

Autre discussion: faut-il considérer les toxicomanes comme des malades? Ce n'est pas vraiment le point de vue de l'équipe. Il y a bien, dans les drogués, des malades psychiatriques mais tous ne le sont pas. Beaucoup de drogués sont par ailleurs malades (infections, etc) mais cela ne veut pas dire que leur maladie est la drogue! Finalement il paraît à tout point de vue plus intéressant de ne pas les considérer comme des malades. Par ailleurs l'expression "usager de drogue" paraît un euphémisme inapproprié: le toxico n'a pas un usage de la drogue. Il est usé (par elle) plutôt qu'il n'use (d'elle)! Donc le nom qui convient est bien toxicomane ou drogué. Leur soutien ne relève pas tant de la médecine que du social. D'où l'enjeu d'une équipe comme celle d'EGO.

L'impression est donc qu'ils font un travail précieux même s'il est peu efficace en termes d'assèchement du marché de la drogue (de baisse de la demande).
Quant à la multiplication ou non de tels centres d'accueil, et donc à leur localisation, ce n'est pas très clair: d'un côté il en faudrait partout, et de l'autre, de tels centres ne drainent du monde que dans les endroits où vont les drogués pour se fournir en drogue.
L'éclaircie du problème serait peut-être dans des équipes-rue (mobiles donc) drainant les toxicos vers des centres éloignés du lieu du trafic. Mais les toxicos iraient-ils alors dans ces centres?

Au total, nos convictions:
- Il faut pourchasser sans pitié les dealers.
- Il faut lutter contre la drogue (détruire le produit).
- La prévention est essentielle pour assécher le marché: ne pas renouveler la demande passe avant tout par lefait que de nouvelles générations ne rentrent pas dans cet enfer et ce nihilisme.
- Concernant les drogués existants, il n'y a pas forcément de "politique" à avoir à leur endroit c'est-à-dire de mesures générales et toutes faites. Il faut, cela va de soi, réprimer les agressions qu'ils peuvent commettre comme on réprime celle de tout autre: les drogués sont, comme tout un chacun, redevable de la loi commune. Mais il n'y a pas forcément lieu d'établir une politique spéciale à leur endroit. Chaque toxicomane est un individu à traiter comme tel. De ce point de vue, je ne pense pas que la "politique de réduction des risques" soit vraiment une politique, doive être vraiment considérée (et nommée) comme une politique si on entend par "réduction des risques" le travail de bas seuil effectué par EGO (rappel :travail de bas seuil veut dire: on accueille qui vient sans lui demander autre chose que de ne pas se shooter dans le local) et si on entend par politique plus qu'une simple gestion administrative des problèmes.
- L'essentiel, concernant l'assèchement de la drogue, relève d'une situation sociale et politique générale: habitat, rapports intérieurs aux quartiers populaires, confiance dans la société et le pays, perspectives mobilisatrices pour la jeunesse, etc.

Pour nous:
- Rester vigilants quant à la reconstitution d'un lieu consacré à la drogue dans notre quartier. Symptôme essentiel: intervenir si des bandes de dealers se réapproprient tel ou tel espace public (rue, square, carrefour, etc.). Il est clair que la question de la drogue et du crack à Paris n'est pas prête de disparaître!
- Concernant un éventuel centre d'accueil dans notre quartier: considérer qu'il n'y aucune raison particulière de l'y mettre et ne l'accepter que si cela rentre dans le cadre de centre d'accueil dans tous les quartiers de Paris.