Rencontre très fructueuse avec l'équipe EGO (Espoir
Goutte d'Or).
Visite de leur centre et très longs échanges, en
particulier avec Lia Cavalcanti, Jean-Paul Le Flaguais et Jean-Paul
E.D.
Il s'agit essentiellement d'un travail d'assistanat social
(non sanitaire ou médical: pas de soins) auprès
des toxicomanes, à assez grande échelle (3000/an)
dont un tiers vient de l'arrondissement et 20% des autres arrondissements
de Paris.
Le travail ne porte pas directement sur la consommation de drogues
(cf. logique dite de "bas seuil" - voir notes de lecture
du livre de Bergeron)
mais sur la (re)socialisation des toxicos, sur l'instauration
de liens personnels pour leur redonner goût à autre
chose que la drogue.
L'idée, visiblement, est avec les toxicomanes d'attaquer
le problème non directement par son versant drogue mais
par les autres versants: les rapports aux autres, l'image qu'ils
ont d'eux-mêmes, leur capacité de se lier à
nouveau avec l'environnement social, etc.
Il y a donc là une dimension collective du travail (repas
fournis, discipline du centre, vie en groupe, activités
proposées...) mais aussi une attention personnelle à
chacun permettant de saisir chaque occasion d'évoluer et
de faire alors des propositions adaptées.
En un sens, il s'agit d'un lieu de vie (diurne) avec les toxicos
leur permettant de renouer avec des gens "normaux" et
susceptible ainsi de réveiller leur goût pour autre
chose que la drogue.
Du point de vue des rapports au quartier, le lieu se soucie,
autant qu'il lui est possible, de ne pas gêner la vie des
riverains. Il est vrai que le quartier est déjà
suffisamment infecté par le trafic pour que le centre apparaisse
comme un apaisement de la violence liée au trafic plutôt
que comme un accroissement ou un apport de drogués.
Les responsables comme nous-mêmes convenions que ce type
de centre d'accueil ne peut s'installer en améliorant l'environnement
plutôt qu'en le dégradant que s'il s'agit d'un endroit
où le trafic est déjà bien installé
de longue date.
Visiblement, pour notre quartier Stalingrad, nous avons réagi
suffisamment tôt, au moment où une telle implantation
commençait de se constituer (dans leur vocabulaire: avant
qu'une "scène ouverte" de la drogue ne se forme),
ce qui a pu interdire sa fixation. En fait, la clef semble donc
de réagir assez tôt, avant qu'il ne soit trop tard.
Réagir assez tôt voulait dire dans notre cas : quand
les bandes de dealers ont commencé de s'approprier des
rues.
Le centre EGO ne peut mesurer exactement la sortie hors de
la drogue car, dès que les toxicomanes vont mieux, EGO
perd avec eux tout contact (sauf si le toxico se reconvertit en
aidant d'autres toxicos à s'en sortir comme lui).
Ce qui nous a été indiqué, c'était
que s'en sortir était très long. La sortie n'était
pas linéaire mais impliquait plusieurs rechutes (2 à
5 en moyenne). En fait, l'idée est que progressivement
ces rechutes s'espacent jusqu'à ce qu'il y en ait une qui
soit vraiment la dernière.
Lia Cavalcanti nous a indiqué que la durée pour
sortir (à partir du moment où le fond a été
touché et que le toxico s'efforce de renoncer) est à
peu près équivalente à celle qu'il lui aura
fallu pour toucher le fond. Comme il faut en général
près de 10 ans pour toucher le fond (dont pas mal de prison...),
c'est donc d'un voyage de 20 ans dans la misère dont il
s'agit... Apparemment il y a, le plus souvent, un moment où
la courbe s'inverse, où le toxico estime avoir vraiment
touché le fond et là, soit il meurt, soit il commence
à remonter.
Les chiffres habituellement cités sont les suivants:
-1/3 s'en sortent tout seuls, à la dure.
- 1/3 s'en sortent avec une aide (substitution, sevrage, etc.)
- 1/3 ne s'en sortent pas.
Donc 67% mettent 20 ans pour s'en sortir: cela veut dire que 3
à 4% des toxicos existant à un moment donné
s'en sortent en moyenne par an. C'est pas beaucoup. Mais les statistiques
sont ici abstraites et une seule personne arrachée à
cet enfer légitime, il est vrai, le travail d'une équipe.
Précisions sur la différence dealers/toxicos.
Il est vrai que beaucoup de toxicos dealent aussi pour financer
leur propre consommation. Mais la différence reste entre
dealers de métier et dealers de survie (le deal des toxicos).
Donc la différence entre dealers (ceux qui apportent la
drogue dans le quartier) et toxicos reste bien pertinente.
Confirmation également de ce que le dealer opère
en bande, dans le cadre d'une division du travail comportant les
rabatteurs, les hommes de mains, les surveillants, le banquier
et le distributeur. D'où les équipes constituées
de 5 à 10 personnes qu'on a vu opérer cet été
rue du département.
A la question "pourquoi faites-vous ce travail?" Lia Cavalcanti a répondu : "Ici, je comprends l'essence de ce que je fais". Réponse convaincante: cela intensifie la sensation de faire vraiment quelque chose. Les gens de l'équipe, à la fois militants et professionnels, sont visiblement convaincus de ce qu'ils font et dévoués à leur activité. L'efficacité de leur travail paraît évidemment difficile à évaluer, mais sauver tel individu, et tel autre, et tel autre encore est aussi une bonne raison de travailler.
Autre discussion: faut-il considérer les toxicomanes comme des malades? Ce n'est pas vraiment le point de vue de l'équipe. Il y a bien, dans les drogués, des malades psychiatriques mais tous ne le sont pas. Beaucoup de drogués sont par ailleurs malades (infections, etc) mais cela ne veut pas dire que leur maladie est la drogue! Finalement il paraît à tout point de vue plus intéressant de ne pas les considérer comme des malades. Par ailleurs l'expression "usager de drogue" paraît un euphémisme inapproprié: le toxico n'a pas un usage de la drogue. Il est usé (par elle) plutôt qu'il n'use (d'elle)! Donc le nom qui convient est bien toxicomane ou drogué. Leur soutien ne relève pas tant de la médecine que du social. D'où l'enjeu d'une équipe comme celle d'EGO.
L'impression est donc qu'ils font un travail précieux
même s'il est peu efficace en termes d'assèchement
du marché de la drogue (de baisse de la demande).
Quant à la multiplication ou non de tels centres d'accueil,
et donc à leur localisation, ce n'est pas très clair:
d'un côté il en faudrait partout, et de l'autre,
de tels centres ne drainent du monde que dans les endroits où
vont les drogués pour se fournir en drogue.
L'éclaircie du problème serait peut-être dans
des équipes-rue (mobiles donc) drainant les toxicos vers
des centres éloignés du lieu du trafic. Mais les
toxicos iraient-ils alors dans ces centres?
Au total, nos convictions:
- Il faut pourchasser sans pitié les dealers.
- Il faut lutter contre la drogue (détruire le produit).
- La prévention est essentielle pour assécher le
marché: ne pas renouveler la demande passe avant tout par
lefait que de nouvelles générations ne rentrent
pas dans cet enfer et ce nihilisme.
- Concernant les drogués existants, il n'y a pas forcément
de "politique" à avoir à leur endroit
c'est-à-dire de mesures générales et toutes
faites. Il faut, cela va de soi, réprimer les agressions
qu'ils peuvent commettre comme on réprime celle de tout
autre: les drogués sont, comme tout un chacun, redevable
de la loi commune. Mais il n'y a pas forcément lieu d'établir
une politique spéciale à leur endroit. Chaque toxicomane
est un individu à traiter comme tel. De ce point de vue,
je ne pense pas que la "politique de réduction des
risques" soit vraiment une politique, doive être vraiment
considérée (et nommée) comme une politique
si on entend par "réduction des risques" le travail
de bas seuil effectué par EGO (rappel :travail de bas seuil
veut dire: on accueille qui vient sans lui demander autre chose
que de ne pas se shooter dans le local) et si on entend par politique
plus qu'une simple gestion administrative des problèmes.
- L'essentiel, concernant l'assèchement de la drogue, relève
d'une situation sociale et politique générale: habitat,
rapports intérieurs aux quartiers populaires, confiance
dans la société et le pays, perspectives mobilisatrices
pour la jeunesse, etc.
Pour nous:
- Rester vigilants quant à la reconstitution d'un lieu
consacré à la drogue dans notre quartier. Symptôme
essentiel: intervenir si des bandes de dealers se réapproprient
tel ou tel espace public (rue, square, carrefour, etc.). Il est
clair que la question de la drogue et du crack à Paris
n'est pas prête de disparaître!
- Concernant un éventuel centre d'accueil dans notre quartier:
considérer qu'il n'y aucune raison particulière
de l'y mettre et ne l'accepter que si cela rentre dans le cadre
de centre d'accueil dans tous les quartiers de Paris.