François
Nicolas
(Janvier 1992)
Il peut sembler paradoxal de devoir faire l'apologie du sport
à l'époque où cette activité paraît
imposer en toutes circonstances la spécificité de
ses valeurs. Il est vrai que de nos jours le sport est avancé
comme référence universelle : voilà bien
de quoi en dégoûter plus d'un, et particulièrement
qui aime sincèrement cette pratique et ne reconnaît
plus guère ce qu'il apprécie dans les vertus générales
qu'on lui prête.
J'assistais ainsi il y a quelque temps à la retransmission
télévisée de la finale de la Coupe Davis
et me retrouvais, comme des millions de gens, suspendu à
l'issue indécise du match ; l'épreuve se prolongeant,
je réalisais que ce qui me retenait devant l'écran
n'avait plus guère à voir avec mon attachement pour
le sport : je crois en effet connaître la temporalité
propre de la performance sportive, ce qu'elle requiert de longue
préparation inaperçue du spectateur, ce qu'elle
présente comme fulgurance le jour venu de la compétition.
Mais je ne retrouvais guère cela en cet après-midi
; je m'étonnais de la durée pendant laquelle j'étais
amené à contempler les deux mêmes joueurs,
et je ne percevais nulle prouesse d'exception en leurs gestes
réitérés. Cela ne tenait pas à la
qualité des protagonistes engagés ce jour-là
dans l'épreuve : Forget et Sampras partagent ce qu'il y
a à mes yeux de plus digne, de plus élégant
et, pour tout dire, de plus respectable dans le tennis actuel.
Ils peuvent être par ailleurs de bons athlètes -
je ne le sais - mais il m'apparaissait qu'ils étaient retenus
en ce jour par d'autres impératifs que celui de l'exploit
sportif et la mise en scène télévisuelle
ne faisait qu'en attester : comme leur seule prestation ne suffisait
pas à occuper tant d'heures, je connaissais bientôt
tout du visage de leur amie, des expressions de leurs proches,
du regard de leur entraîneur Il m'apparaissait ainsi que
ce qui m'attachait en ce jour devant la télévision
n'était plus ipso facto un rapport au sport mais tenait
plutôt à cette badauderie qui me faisait m'identifier
en l'avenir incertain d'un tournoi. Ceci témoigne, je crois,
du fait que le sport puisse s'avérer massivement absent
au lieu même où l'on prétend qu'il est représenté
en majesté.
Je tiens cette époque, mon époque, pour particulièrement
haineuse du sport au moment même où elle prétend
l'avancer comme dispensateur de vertus cardinales, comme école
universelle. Je tiens que, contrairement aux apparences, l'amour
du sport est somme toute assez rare ou, du moins, s'avère,
à bien des égards, assez peu formulé. À
quoi tient donc l'amour du sport s'il est si peu présenté
- et moins encore représenté - lors même qu'on
ne cesse d'en parler et - prétend-on - d'en " montrer
" à la télévision ? Cette question est
aujourd'hui si confuse que l'idée même du sport semble
désormais s'y jouer : quand on parle à tort et à
travers du sport, pour des spectacles dilués qui ne le
sollicite que de manière latérale et subordonnée,
le principe même du sport se perd, se dissout et semble
s'éponger dans l'activité physique indifférente
ou dans le spectaculaire quelconque (celui de l'aventure et du
défi corporels).
Aimer le sport ou plus modestement s'y intéresser - ce
à quoi nul sujet n'est à l'évidence contraint
- implique a minima d'en affirmer l'existence : le sport existe,
qui n'est pas n'importe quoi, qui sollicite l'attention à
la loi particulière d'un désir singulier ; cette
existence ne va nullement de soi : elle n'est pas attestée
par l'existence empirique de disciplines qu'on confondra bien
vite dans l'ordinaire des loisirs. Il convient donc d'en déclarer
l'existence et d'en formuler un dispositif effectif de déploiement.
Je proposerai pour cela une théorie du Sport, qui sera
axiomatiquement présentée ; cette méthode
d'exposition est en effet celle qui convient lorsqu'il s'agit
de décider une existence, d'en tirer les conséquences
et d'articuler par là un désir de sport qui semble
aujourd'hui si faiblement prononcé.
Axiome 1 : Il y a ce désir : que l'esprit dirige
le corps humain pour lui faire excéder ce que l'esprit
sait déjà qu'il peut.
Commentaire : Cet axiome convoque un rapport de l'esprit
au corps humain. Plus encore, le désir mis en jeu dans
le sport instaure une division entre le corps et l'esprit, et
tend à les séparer plutôt qu'à les
fusionner.
Ce point est, à mon sens, dominé par cet énoncé
de Spinoza (L'Éthique : Partie III, proposition 2) : "
Personne n'a jusqu'ici déterminé ce que peut le
corps, c'est-à-dire que l'expérience n'a jusqu'ici
enseigné à personne ce que, grâce aux seules
lois de la Nature, le corps peut ou ne peut pas faire à
moins d'être déterminé par l'esprit. [...]
On ne sait pas ce que peut le corps. " Le désir de
sport s'adosse à cet énoncé pour travailler
au point où se partagent un non-savoir - " on ne sait
ce que peut le corps " - et un savoir - " on sait ce
qu'un corps a pu déjà faire " -. Ce désir
requiert à la fois un désir de savoir - savoir ce
qu'un corps a pu déjà faire, savoir ce que le corps
à face à lui comme limite à franchir - et
un désir de non-savoir - ne pas savoir ce qu'en vérité
peut le corps, ne pas connaître les limites de sa puissance
-, non-savoir qu'il serait cependant trop de nommer ignorance
(il n'y a pas en effet de savoir disponible sur les limites du
corps, de savoir qui serait volontairement écarté).
Le désir n'est pas d'ignorer les limites du corps - si
la physiologie apprend que l'arc réflexe nerveux interdit
au corps humain de réagir en moins de 100 millièmes
de seconde, le sportif n'en fera pas une maladie - mais de tenir
que ce qu'il sait - ceci est possible puisque ceci a déjà
été fait, au moins une fois, par un corps humain
- n'est pas un savoir absolu. Ceci revient à dire que l'ensemble
des performances sportives est ouvert (au sens topologique du
terme : sa frontière ne lui appartient pas ; elle lui est
extérieure) même s'il est borné par différentes
impossibilités de nature.
Au total le désir dans le Sport est moins de savoir ou
de ne pas savoir ce que peut le corps que de savoir qu'il existe
un point à franchir, une limite - historiquement et socialement
constituée - qui soit outrepassable, qui soit à
la fois frontière (entre savoir et non-savoir) et occasion
possible d'outrepassement. Ce mouvement d'outrepassement est ce
qui inscrit l'excès au cur même de ce désir,
en son principe, non en une latéralité. Le sujet
de ce désir ne nie pas l'impossible ; il ne sombre pas
dans un phantasme ou le déni d'un réel. Il tient
seulement qu'il est impossible d'atteindre la frontière
du Sport : une limite qui soit sportivement absolue.
Plus prosaïquement, il sera déclaré toujours
possible de faire mieux que ce qui fut déjà fait
: toute limite déjà atteinte ne saurait être
" La " limite ; soit le lieu commun de qui vient d'en
franchir une : " Je ferai mieux la prochaine fois ! ".
Ainsi ce qui intéresse le désir dans le sport n'est
pas la limite en soi - moins encore l'existence d'un horizon pour
le corps humain - mais l'occasion qu'elle délivre de faire
un pas de plus.
Scolie : Le corps dont il est ici question est le corps humain,
non le corps comme mode général de l'Étendue
(Spinoza). Cet axiome écarte donc de son espace de pensée
le désir de soumettre le corps animal à l'esprit
humain. On en examinera plus loin les conséquences.
Axiome 2 : Il y a ce désir : que l'excès
s'attache au corps humain se mouvant sous l'effet de sa propre
énergie.
Commentaire : Il ne s'agit pas ici de mettre le corps humain
dans des conditions extrêmes, de le disposer face aux éléments
extérieurs (la neige, le vent, la mer, la tempête,
le feu, le froid), face à une adversité naturelle
ou mécaniquement produite. Il ne s'agit pas de savoir ce
que peut le corps lorsqu'il est confronté au déchaînement
des éléments naturels. Il ne s'agit pas de savoir
si le corps peut résister passivement à une agression,
à une douleur qui lui serait infligée de l'extérieur
Il ne s'agit pas plus, on l'a déjà relevé,
que l'esprit engage le corps humain pour contrôler d'autres
corps (animaux, mécaniques) ou d'autres énergies
(produites par une machine). Toutes les activités qui peuvent
découler de ce type de projets, aussi exigeantes physiquement
puissent-elles être, relèvent d'autres dispositifs
de pensée. Il s'agit ici que le corps humain fournisse
un excès d'énergie sui generis ; il s'agit de le
mettre en position d'activité immanente, non de réaction
face à une puissance extérieure.
De la même façon on ne prend pas ici en considération
les activités diverses et variées où le désir
s'enchaîne à la seule précision d'un effet
du geste physique, à la minutie et l'habileté des
gestes corporels, à l'adresse manifestée alors même
que la quantité d'énergie intrinsèquement
produite reste minime et non discriminante. Cet axiome ne déqualifie
pas l'adresse du geste sportif ; il enjoint simplement qu'elle
reste subordonnée à la production maximale d'une
énergie immanente.
Axiome 3 : Il y a ce désir : que l'esprit instruise
le corps sous contrôle des lois de la Nature
Commentaire : Le désir en jeu est de traiter le
corps humain comme partie constitutive de la Nature. Il ne s'agit
donc pas ici, à proprement parler, de lutter contre la
Nature. Le corps humain reste pris dans ses déterminations
naturelles. Le désir n'est nullement d'hypostasier le corps
en l'arrachant à son état de nature mais plutôt
de le pousser en ses retranchements naturels. On verra que découlent
de cet axiome la prohibition du dopage, la nécessité
de l'entraînement mais aussi la possibilité d'une
revanche du corps sur l'esprit s'il est vrai que ce dernier se
soumet dans le sport à une condition naturelle qu'il ne
partage point.
Le corps incarne donc la figure de la Nature. Le corps, pour le
sportif, est cette part de Nature qu'il transporte à volonté
avec lui, cette forme de Nature " portative " qu'il
éprouve comme son intérieur-extérieur. Sans
doute un rapport plus spécifiquement masculin se noue-t-il
ainsi au corps humain en exhaussant sa part naturelle au travers
du sport là où un rapport plus féminin magnifierait
peut-être la puissance d'enfantement. Que le désir
du sportif mette ainsi en jeu la division sexuée des corps
et, plus profondément, le partage des sujets dans leur
rapport sexué au corps sera un point à prendre en
compte.
Axiome 4 : Il y a ce désir : que l'esprit mette
le corps humain sous prescription d'universalité.
Commentaire : On dira : tout corps est ici décrété
le même ; ou encore : les activités ainsi prescrites
se font sous l'impératif du même.
Tout corps engagé dans le sport est considéré
comme semblable à tous les autres, et par là comme
universel ; il est un corps quelconque de l'humanité. Tout
corps singulier est apte à signifier le potentiel universel
du corps humain en sorte que la limite produite par ce corps singulier
vaille derechef extensionnellement pour tous. C'est en effet toujours
un corps singulier qui produit et invente une nouvelle limite
: celle-ci n'est pas le produit d'une déduction objective,
d'un calcul universel. Elle est l'effet singulier d'un corps singulier
en des circonstances singulières. Le désir ainsi
requis - qui est le nom même du désir de sport -
est précisément d'instituer cette limite singulière
en limite universelle - en record " du monde " par exemple
-. C'est donc le sport lui-même qui s'autorise de décider
l'existence d'un monde en sorte qu'il convienne de dire, non pas
: " Sans univers, pas de sport ", mais bien plutôt
: Sans sport, pas d'universel. On verra que ce point est l'objet
d'un violent conflit subjectif : le sport doit-il être sous
contrainte de la diversité empirique des corps, de leurs
différences revendiquées et exhaussées ou
prescrit-il a priori une universalité sans preuves ?
Scolie : Le corps est sexué, c'est une donnée
de nature. L'universalité prescrite ne pouvant contrevenir
aux lois de la Nature (axiome 2), la sexuation naturelle va être
dans le sport ce qui partage légitimement le corps. Il
ne convient cependant pas de confondre ce point avec la sexuation
du désir, qui n'a pour sa part, comme l'on sait, rien de
" naturelle ". D'où un entrelac, complexe et
historiquement variable, entre deux sexuations : celle du corps
et celle de l'esprit, entrelac dont on examinera plus loin quelques
modalités.
Axiome 5 : Il y a cette décision : que l'universel
se donne dans l'affrontement de deux corps.
Définition : On appellera compétition
cet affrontement.
Commentaire : La prescription de l'universel, qui est décision
et non pas déduction empirique, se donnera dans un rapport
au même : tel est le principe de la compétition (le
mot " affrontement " désigne ici non pas le contact
nécessaire de deux corps - le " corps à corps
" stricto sensu - mais le fait d'opposer, en un lieu, un
moment et pour une épreuve donnés, les performances
de deux corps).
Le point important est que le " record " - mesure abstraite
- ne pourvoit pas de lui-même à l'universalité,
car cette universalité doit s'éprouver concrètement,
dans le " faire " propre au sport, dans la chair même
qui constitue le sport en pratique singulière. Il y faut
pour cela la rencontre d'un même corps, la rencontre physique
s'entend, car c'est la seule que connaît le corps. Ceci
procède de ce que dans le sport le corps doit connaître,
tout autant que l'esprit ; en ce sens l'universel requis par le
sport ne saurait se donner dans l'abstraction d'un décompte
mais doit bien plutôt procéder d'un rapport concret
entre deux corps. On pourrait dire cela métaphoriquement
: l'universel dans le sport est extensionnel au regard de l'esprit
- c'est la mesure d'un record, c'est la limite qui vaut "
pour tout " être humain - mais au regard du corps il
est avant tout intentionnel, intuitionné par lui - c'est
ainsi ce dont prend acte le classement de telle compétition
singulière, ce que construit telle et telle épreuve,
ce qui procède selon telles ou telles règles -.
Le propre du désir engagé dans le sport est d'être
à l'épreuve de ce partage entre corps et esprit,
non pour le résoudre mais, comme on le verra, pour en déplacer
les frontières ordinaires et, par là, en jouir.
Axiome 6 : Il existe des règlements symboliques
qui institutionnalisent la compétition.
Commentaire : Dans les affrontements sportifs, la compétition
est réglementée selon une triple détermination
: un lieu, un temps, une action - comme on le verra, cette théâtralisation
du sport le prédispose au spectacle -. L'action imposée
implique un engagement global du corps, engagement dont le résultat
est mesuré selon un protocole précis et symboliquement
sanctionné. Il existe ainsi des mesures minutieuses qui
ordonnent le geste sportif, mesures régies par le principe
: " ce qui compte est ce qui se compte ". Il en découle
des règlements préalables, institutionnellement
établis ; ces règlements visent également
à tenir sous contrôle les éléments
dits " naturels " (vent) en sorte qu'ils n'interfèrent
qu'à la marge avec l'effort requis. L'existence de ces
diverses instructions ouvre ce faisant à une histoire possible
des institutions et des règles qu'elles mettent en uvre.
Axiome du collectif : Il existe des modalités
collectives de mise en jeu du corps humain.
Commentaire : Il s'agit ici de rassembler plusieurs corps
individuels en un seul corps collectif, qui s'affrontera - selon
des principes immuables - à un autre corps collectif.
En ce point, on voit bien que l'idée du corps humain telle
qu'elle est mise en jeu dans le sport excède sa dimension
purement empirique. Le corps individuel, organisme fait de membres,
est également considéré comme apte à
devenir membre d'un corps d'ordre supérieur si bien que
le corps collectif existe dans le sport à la mesure du
fait que tout corps individuel y est déjà pris dans
sa globalité d'organisme articulé, de collectif
de membres, non dans une dispersion de fonctions séparables
et localisables en tel ou tel organe. C'est ainsi d'un seul et
même mouvement de pensée que le sport exclut les
disciplines qui ne requièrent l'engagement que d'une partie
du corps (le bras de fer) et qu'il institue l'existence de disciplines
collectives.
Définition : On nommera Sport toute activité
satisfaisant les six premiers axiomes (1), i.e. mettant en jeu
les six déterminations dont ces axiomes énoncent
l'existence.
Définition : On appellera Sport collectif
tout Sport satisfaisant de plus à l'axiome du collectif.
Théorème 1 : La théorie du Sport,
ordonnée aux 6 (+1) axiomes précédents, est
cohérente.
Démonstration : On va démontrer pour cela
que cette théorie admet un modèle.
Parmi les différents modèles concevables (la gymnastique,
l'athlétisme, la natation, le cyclisme, l'aviron) retenons,
par penchant personnel, le deuxième. On fera l'hypothèse
que, dans ce modèle, les règles du vrai et du faux
que je vais utiliser constituent un protocole de vérification
reconnu et acceptable par tout un chacun qui connaît cette
discipline.
Examinons un à un les axiomes précédents
en en donnant, à chaque fois, l'interprétation selon
le modèle proposé : on constatera que ceci conduit,
cas par cas, à des propositions vérifiées
(déclarables comme " vraies ") dans le cadre
de ce modèle.
1. Axiome d'excès : l'athlétisme requiert
du corps humain le franchissement de limites nommées "
records ", limites dont il est tenu comptabilité rigoureuse.
Chaque pas de plus y est symboliquement pris en compte.
2. Axiome d'énergie immanente : l'athlétisme
sollicite l'énergie interne du coureur, du sauteur, du
lanceur. L'énergie produite par la perche lorsqu'elle se
déplie n'est que la restitution de l'énergie que
lui a conférée un instant plus tôt le sauteur.
L'adresse requise (pour franchir les haies, pour expédier
le disque dans l'aire prédéfinie, pour effacer la
barre du saut en hauteur) n'est jamais qu'une manière d'utiliser
au mieux l'énergie extrême produite par le corps.
L'athlétisme ne comptabilise pas les records réalisés
avec l'aide significative des conditions atmosphériques
(vitesse du vent trop importante)
3. Axiome des lois naturelles : l'athlétisme prohibe
le dopage ; il sollicite un entraînement acharné
en sorte de tirer le profit maximum des lois naturelles qui régissent
le corps.
4. Axiome d'universalité : l'athlétisme confronte
les corps sans tenir compte de leurs différences d'origines,
d'âges, de tailles, de couleurs Il ne reconnaît que
la différence sexuée des corps ; il y a deux athlétismes
(masculin et féminin) et deux seulement.
5. Axiome de la compétition : l'athlétisme
n'est pas une pratique solitaire. Il organise des compétitions
dont le principe est la confrontation d'au moins deux corps. Tout
record établi en solitaire, hors du cadre d'une compétition,
n'y est pas reconnu.
6. Axiome de symbolisation : l'athlétisme définit
à l'avance le lieu et l'heure de ses épreuves. Il
réglemente minutieusement l'activité requise (lancer
un poids de 7,257 kg) et ses conditions de validité (garder
le poids collé au cou, sortir du cercle en état
d'équilibre et par l'arrière). L'athlétisme
mesure, classifie et distribue des titres. Tout autre gain, non
symbolique, ne relève pas de sa compétence explicite.
* Axiome du collectif : l'athlétisme engage certaines
épreuves collectives nommées " relais ".
Au total, chacun des axiomes étant valide dans l'athlétisme,
la théorie du Sport l'admet pour modèle. Admettant
un modèle, cette théorie est donc cohérente.
C.Q.F.D.
Définition : On nommera sport toute
discipline constituant un modèle pour cette théorie,
soit toute discipline constituant un modèle pour le Sport.
Définition : On appellera sport collectif
toute discipline constituant un modèle pour le Sport collectif.
Corollaire 1.1 : Il existe le Sport.
Démonstration : On a montré que les six axiomes
sont cohérents - notons d'ailleurs que leur intersection
n'est pas vide puisqu'elle admet pour modèle au moins l'athlétisme
-. Donc le Sport - activité satisfaisant aux six axiomes
- existe. C.Q.F.D.
Corollaire 1.2 : Il existe des sports.
Démonstration : Il existe en effet l'athlétisme,
qui est modèle pour le Sport. Il serait équivalent
d'établir que la natation est également un sport,
de même que le cyclisme ou l'aviron et ce, quoiqu'ils fassent
intervenir les éléments naturels de manière
apparemment plus massive. En effet lors de l'épreuve sportive
le corps, élément naturel, reste immergé
dans la Nature laquelle réagit à son action ; on
constate, dans les cas précités (aviron), que cette
réaction n'excède pas le rôle joué
par la pesanteur ou l'air pour l'athlétisme, ou celui joué
par l'eau pour la natation : ces éléments naturels
opposent une résistance à l'action du sportif et
non pas l'inverse ; soit : l'action du corps humain n'y est pas
pour l'essentiel une réaction à une énergie
extrinsèque. C.Q.F.D.
Scolie : Il y a le Sport, et il y a des sports.
Remarquons l'ordre des raisons : il y a des sports car il y a
le Sport ; ainsi la diversité des actions possibles enjointes
au corps humain par l'esprit - soit la diversité des sports
- est illimitée sous condition de l'existence d'un désir,
d'une loi ou d'une idée du Sport.
Corollaire 1.3 : Il existe des sports collectifs.
Scolie : Le football, le volley-ball, le handball sont
des sports collectifs - on considère le détail de
cette démonstration comme trivial -.
Théorème 2 : Cette théorie exclut
de son champ de pensée nombre d'activités mettant
le corps humain en jeu (activités qui peuvent être
par ailleurs plus ou moins exigeantes sur un plan physique et
demeurer bien sûr tout à fait respectables à
leur titre propre).
Démonstration : Cela s'établit par l'absurde
: si cette théorie n'excluait rien, elle serait inconsistante
; étant consistante, elle ne saurait théoriser n'importe
quelle activité. C.Q.F.D.
Scolie : Détaillons, axiome par axiome, certaines
activités que cette théorie exclut de son dispositif
de pensée. Ceci sera formulé sous formes des lemmes
de limitation suivants :
Lemme 2.1 : L'équitation n'est pas un sport.
Scolie : Entendons bien cet énoncé - et les
suivants - ainsi : l'équitation, ne relevant pas de cette
théorie, n'y est pas pensable comme un sport. Ceci n'annulle
évidemment pas la valeur en soi de cette discipline - ou
de bien d'autres - mais indique simplement que le nom " sport
" ne saurait, au regard de cette théorie, caractériser
son enjeu propre.
Démonstration : Le corps sollicité au premier
chef dans l'équitation est le corps animal ; le corps humain
n'y intervient que pour en contrôler l'énergie. Ceci
contrevient à l'axiome 1. C.Q.F.D.
Lemme 2.2 : Les jeux d'adresse (billard, pétanque,
fléchettes) ne constituent pas des sports.
Démonstration : Par définition, la production
d'énergie intrinsèque est dans ce type de jeux tout
à fait minime, en tous les cas secondaire au regard de
l'adresse exigée, adresse qui constitue le point véritable
de discrimination. Ceci contrevient à l'axiome 2. C.Q.F.D.
Scolie 1 : On exclura de même les présumés
" sports mécaniques " - et ce quoiqu'ils puissent
être physiquement fort exigeants (je songe tout particulièrement
au cas du moto-cross) - car l'énergie qui discrimine le
résultat ne vient pas du corps humain. Qu'une activité
physique soit fatigante et même épuisante ne saurait
suffire au regard de cette théorie à la qualifier
de sportive, sauf par métaphore.
Scolie 2 : Ceci s'applique a fortiori pour les prétendus
" sports cérébraux " : jeu d'échecs,
mots croisés
Scolie 3 : Certains sports participent par ailleurs de
la logique du jeu ; on constate alors (2) qu'ils ne retiennent
qu'un nombre très limité de situations possibles
: duel symétrique, complet, stable et exclusif alors que
les jeux déploient un spectre beaucoup plus large de situations
(jeux à plus de deux équipes, jeux dissymétriques
- gendarmes et voleurs -, jeux instables - avec changement de
rôle en cours de partie -, jeux non équilibrés
- un camp est progressivement éliminé à la
balle au prisonnier -, jeux ambivalents). Le Sport, récusant
l'instabilité, le non-équilibre et l'ambivalence,
impose corrélativement une unité de lieu, de temps
et d'action.
Lemme 2.3 : Le culturisme n'est pas un sport.
Démonstration : Ceci peut se démontrer de
différentes manières : au moyen de l'axiome 1 (aucune
énergie excessive ni aucune action véritable ne
sont requises lors de la compétition culturiste laquelle
n'implique que d'exposer statiquement un corps) ou de l'axiome
5 (la compétition culturiste n'oppose pas deux corps :
elle ne fait que les comparer). C.Q.F.D.
Scolie : Le culturisme contrevient également à
l'axiome 3 : le culturiste ne tient pas à s'embarrasser
de limites naturelles et recourt aux anabolisants pour sculpter
son corps à loisir.
Remarquons : au regard de l'idée du Sport, il y a une sorte
de perversion de cette discipline : le désir d'un homme
(plus rarement d'une femme, quoique désormais cela se rencontre
désormais aussi !) se complait dans l'exhibition d'un corps
hypertrophié, totalement impuissant à agir et se
mouvoir, un corps raidi et turgescent, emphase comique où
l'avoir phallique croit s'assurer en être.
Lemme 2.4 : Les exercices physiques constitués
en pratiques réservées pour certaines catégories
de corps, en particulier pour les corps déclarés
handicapés, n'appartiennent pas au Sport.
Démonstration : Ils contreviennent à l'universalité
imposée par l'axiome 4. C.Q.F.D.
Scolie : D'où le théorème suivant,
d'une très grande importance subjective :
Théorème 3 : Il n'y a pas de disciplines
sportives " réservées " aux handicapés
; il n'y a pas de sports pour handicapés.
Scolie : Cela peut aussi se dire : il n'y a pas de "
développement séparé " des disciplines
sportives.
Le sport n'est pas en charge de traiter le fait que tel ou tel
être humain ait perdu une jambe, un bras, un il ou que sais-je
encore. Que le fait de perdre tel ou tel membre, telle ou telle
fonction motrice, soit une épreuve cruelle, on en conviendra
facilement. Que le fait de devenir manchot interdise de faire
de l'haltérophilie peut être consternant pour celui
à qui cela arrive mais n'est qu'une des multiples conséquences
désolantes de la perte d'un bras. Le Sport n'est pas en
charge de dissimuler ou d'atténuer ce point. Qu'il y ait
une cruauté propre au Sport - les corps sont essentiellement
inégaux -, n'importe quel sportif le sait bien ; et l'âge
est là pour rappeler à chacun la dureté des
lois naturelles.
Ma doctrine est en ce point très simple : la course de
fauteuils roulants peut devenir une discipline sportive à
part entière - à l'égal du cyclisme par exemple
- à la condition expresse qu'elle soit ouverte à
tout corps humain et ne soit pas réservée aux corps
amputés des membres inférieurs. On peut ainsi concevoir
que l'épreuve d'un handicap donne l'occasion d'inventer
une nouvelle discipline sportive, à condition cependant
d'en concevoir une modalité ouverte à n'importe
quel corps et non pas d'en faire une spécialité
pour corps amoindri (spécialité qui deviendrait
aussi vite une discipline " handicapée " plus
encore qu'une discipline " pour " handicapés).
Faut-il d'ailleurs rappeler que certains " handicapés
" ont su briller dans des disciplines sportives universelles,
à l'exemple d'un Murray Halberg, champion olympique du
1500 mètres en 1960 alors qu'il avait un bras gauche atrophié,
ou d'un Leroy-Burell, récent recordman du monde du 100
mètres quoiqu'aveugle d'un il. À un niveau moins
prestigieux, on connaît certains boxeurs unijambistes (3)
qui, munis d'une prothèse adéquate, tiennent une
place honorable dans les compétitions officielles.
À l'heure où l'éloge des particularismes,
du droit à la différence, du respect de l'autre
fait florès, le Sport fait heureusement, dans son domaine
propre, l'éloge du même, apprenant ainsi à
respecter en tout être non point l'autre mais bien plutôt
le même, son strict semblable.
Définition : En Sport, ce respect du même
en l'autre s'appelle le fair-play.
Lemme 2.5 : L'épreuve physique solitaire n'appartient
pas au monde du Sport.
Démonstration : Elle contrevient à l'axiome
5. C.Q.F.D.
Scolie : Ce point, explicitement formulé en athlétisme,
indique que le Sport ne consiste pas en la tenue d'un registre
de records, moins encore en la comptabilité des différents
extrêmes atteints par le corps humain, tel cet exploit physique
indubitable consistant à ingurgiter 24 ufs crus en 2 minutes
11 secondes (un certain Monsieur Heape l'aurait fait rapporte-t-on
en 1962, et je ne sais si ce " record " tient toujours).
Le Sport ne prend en compte un pas de plus, l'outrepassement d'une
ancienne limite, que sous contrainte de la compétition,
du rapport instauré et tenu avec un corps institué
semblable (4).
Lemme 2.6 : Les exhibitions n'appartiennent pas au monde
du Sport.
Démonstration : Ne distribuant aucun titre, n'instituant
aucun palmarès et n'ayant pour seule logique qu'une logique
monétaire, elles contreviennent à l'axiome 6. C.Q.F.D.
On pourrait continuer la liste de ces lemmes de limitation (les numéros de cirque ou de cascades, la tauromachie, le travail ouvrier ou paysan ne constituent pas des sports) mais ces théorèmes, par leur " négativité ", ne sont pas les plus intéressants, et les plus inventifs : ils ne nous apprennent rien de bien nouveau sur le Sport et les sports. Mais, avant d'en passer à l'établissement de propriétés positives, polémiquons un peu avec quelques positions qu'on nommera anti-sportives.
I) Les positions qui refusent l'axiome d'excès.
Leur principale modalité consiste à faire valoir
les bienfaits de la " mise en forme " : le sport serait
destiné à installer de manière confortable
l'esprit au sein d'un corps, de le disposer " bien dans sa
peau ". Les variantes sont ici multiples : on présentera
le sport comme destiné à l'éducation physique
et morale des jeunes gens, comme moyen d'harmoniser les facultés,
comme tentative d'humaniser le rapport de l'esprit au corps. Toutes
ces positions, qu'elles que défendables qu'elles puissent
paraître par ailleurs, sont en fait dressées contre
le Sport lorsqu'elles s'avancent en usurpant son nom ; elles condamnent
en vérité le principe d'excès constitutif
du Sport. Rien de plus étranger en effet à l'esprit
du Sport que le principe de " savoir prendre ses mesures
et s'y tenir " ; l'excès est inscrit au cur même
du désir de Sport et les excès du Sport sont, il
est vrai, dangereux, en particulier pour le corps : ils conduisent
à le traumatiser plutôt qu'à l'équilibrer,
à le déformer en lui imposant de l'extérieur
des efforts dont il n'exprime nul besoin et devant lesquels il
regimbe constamment.
Cette opposition entre le Sport et l'éducation physique
(la gymnastique, au sens grec - ou plus encore " suédois
" - du terme) est au cur du débat du XX° siècle
:
- " Le sport est une contrainte corporelle entretenue par
la pratique passionnée de l'effort superflu. [...] L'effort
ne peut être rendu craintif et prudent sans que sa vitalité
s'en trouve compromise. Il lui faut la liberté de l'excès.
C'est là son essence, c'est là sa raison d'être
". (Pierre de Coubertin 1925)
- " Le sport est l'éducateur par excellence, avant
tout dominé par la raison d'utilité, [...] préservé
de l'excès ou de l'outrance par un élément
éducatif essentiel : la mesure " (Georges Herbert
1923).
Il y a bien là deux positions opposées, inconciliables
lorsqu'elles prétendent régenter les mêmes
pratiques.
La thématique, si constante, du sportif comme "
dieu du stade " consonne avec cette dimension non-humanisante
du sport : " Je vois encore tourner autour de l'anneau du
Parc dans le fracas de mitrailleuse lourde des motocyclettes énormes
- le visage scellé et inhumain sous le heaume de cuir,
assis sur leur vitesse comme les dieux d'Homère sur leur
nuage - ceux qui étaient bien pour moi les demi-dieux de
la piste. " (Julien Gracq. Lettrines 2)
Proposition A : Le Sport n'est pas humanisant et n'a nullement
à l'être.
Scolie : Le Sport n'est pas une école d'humanité.
Le Sport n'est pas une formation, ni une éducation. C'est
une pratique qui ne débouche sur rien d'autre que ce qu'elle
est. Elle vaut en soi, ou ne vaut rien.
II) Les positions qui refusent l'axiome de l'énergie
immanente.
On en connaît de multiples versions, dont la plus courante
aujourd'hui est l'éloge de " la glisse ", cet
éloge qui transpose l'opportunisme parlementaire cher à
Edgard Faure : " On me reproche d'être une girouette.
Mais ce n'est pas la girouette qui tourne, c'est le vent ".
Ainsi les " sports de glisse " n'ont de cesse de faire
l'éloge du corps qui s'adapte aux circonstances, qui épouse
les forces naturelles et se coule dans l'air du temps. Le corps
écologisé, adapté à son milieu naturel,
devient l'enjeu d'un nouveau conformisme. Et le Sport d'être
ici dénoncé comme violence faite au corps - ce qui
est bien vrai -, comme volontarisme inacceptable, comme barbarisme.
L'omniprésence des " sports de loisir " adaptés
aux citadins en période de reconstitution physique - on
glissera de concert, avec béatitude, dans les airs, sur
la neige ou sur l'eau - est le monnayage de cette position.
III) Les positions qui refusent l'axiome des lois naturelles.
Il est peu fréquent que, sous couvert du Sport, se déclare
un désir de contrevenir aux lois de la nature. Une telle
position conduirait immédiatement au développement
séparé, extra-sportif, de l'activité concernée,
comme les exemples du culturisme ou du catch en attestent d'ailleurs.
On examinera plus loin en détail (cf. théorème
16) une manière plus subtile de récuser cet axiome
en arguant d'une inégalité injustifiable des corps
que le Sport légitimerait.
IV) Les positions qui refusent l'axiome d'universalité.
Ces positions sont aujourd'hui devenues presque hégémoniques.
Elles font valoir la cruauté inacceptable du Sport, qui
interdit à la plus grande part des êtres humains
de le pratiquer, soit qu'ils soient trop jeunes pour s'y lancer,
soit qu'ils soient trop vieux pour espérer pouvoir encore
l'emporter, soit qu'ils soient déclarés trop sous-développés
pour disposer d'un corps en pleine puissance de ses capacités,
soit qu'ils soient handicapés Bref, on rencontre ici toutes
les modalités possibles de cet " éloge des
différences " et du " respect de l'autre "
qui conduisent à la prolifération de disciplines
particularisées, adaptées au besoin de chacun :
à celui du grand enfant américain comme à
celui de l'aristocrate anglais, à celui du cadre stressé
comme à celui du cul-de-jatte.
Tout ceci organise le refus de la prescription d'universel ; on
parlera de " démocratiser " des pratiques sportives
trop " élitistes ", de les mettre à la
portée de tout un chacun, et plus spécifiquement
- comme toujours - de celui qui en vérité n'a nulle
envie d'en faire mais considère cependant que c'est intenter
à son honneur d'être humain qu'un de ses semblables
puisse s'y livrer sans solliciter son accord préalable.
Retournement bien connu où toute position déclarée
et tenue est nommée totalitaire, où tout jugement
assumé est présumé dogmatique.
Proposition B : Tout " respect " des différences
est une prescription anti-sportive. Le Sport est un impératif
du même.
V) Les positions qui refusent l'axiome de la compétition.
On retrouve là cette exigence de convivialité qui
devrait, selon certains, prévaloir dans les pratiques sportives
: le Sport y est condamné, plus ou moins explicitement,
comme école de la violence, comme formation à la
guerre. D'où deux points : le Sport est-il bien une école
ou une formation ? Quel rapport entretient-il avec la guerre ?
J'ai déjà répondu négativement à
la première question. Quant à la seconde j'avancerai
ceci : si une forme de violence est bien partie constitutive de
tout sport, elle ne l'assimile cependant pas ipso facto à
la guerre ; le parallèle du Sport et de la guerre n'est
que partiellement tenable. Il y a bien " affrontement "
dans le Sport (et ceci tout autant dans les sports collectifs
que dans les " sports de combat ") mais les objectifs
du Sport et de la guerre restent sensiblement différents.
" La guerre est un acte de violence destiné à
contraindre l'adversaire à exécuter notre volonté.
La violence est donc le moyen ; la fin est d'imposer notre volonté
à l'ennemi. Pour atteindre cette fin en toute sûreté
il faut désarmer l'ennemi, et ce désarmement est
par définition l'objectif proprement dit des opérations
de guerre. Il faut pour cela détruire les forces militaires,
conquérir le territoire, juguler la volonté de l'ennemi
en le forçant à se soumettre ". (Clausewitz).
La guerre est soumise à des impératifs extérieurs
(la politique qu'elle " prolonge ") et son objectif
propre se situe en la capacité d'imposer sa volonté
à l'autre camp. Son centre de gravité est ainsi
toujours extraverti.
Le Sport n'a pas cette dynamique : violence est avant tout faite
à son propre corps, plus encore qu'à celui de l'adversaire
; et la médiation de l'autre corps - qui ne vaut qu'en
tant qu'il est corps semblable - n'est là que comme moyen
pour une fin qui reste la production par son propre corps d'un
geste inconnu ; si bien que le Sport paraît renverser la
guerre plutôt que l'accomplir. L'adversaire y reste mon
partenaire car il me sert avant tout à me dépasser.
Vieux cliché du sport dira-t-on mais qui a sa raison d'être.
D'où que l'abandon de l'adversaire lors d'une compétition
sportive ne soit pas un objectif, à rebours même
de la logique de la guerre ; cet abandon est d'ailleurs pris en
général comme une impasse de la compétition
sportive, non comme son triomphe. Même dans les sports de
combat, le " beau match " - celui qui prévaudra
au bout du compte - sera celui où chacun aura su pousser
son corps aux limites, moins en une montée aux extrêmes
(comme il en va selon les lois de la guerre) qu'en un face-à-face
tenu jusqu'au terme imparti par la compétition.
De même on ne saurait dans le Sport l'emporter sur son adversaire
de n'importe quelle manière, en trichant par exemple ;
a contrario dans la guerre la triche n'existe pas - il y a les
crimes de guerre, ce qui est tout autre chose - et il n'y a pas
à parler de victoire militaire " sportivement "
conclue. Par contre la triche en sport entache de nullité
le résultat remporté, car le résultat doit
d'abord être remporté sur soi. Ainsi s'il y a agressivité
en sport, le point qui la rend compatible avec ce qu'on a nommé
le fair-play est que cette agressivité soit ultimement
dirigée contre soi : on ne court victorieusement un 100
mètres qu'en pensant d'abord et avant tout à sa
propre course, non pas à défaire l'autre.
L'existence d'un entraînement rapproche formellement le
Sport de la guerre - le sportif s'entraîne avant la compétition
comme le soldat " fait ses classes " avant de monter
au front - mais ceci n'est que la conséquence physique
d'une mise en jeu du corps par l'esprit : somme toute le pianiste
fait aussi des exercices pour échauffer ses doigts avant
un concert.
Ainsi, si les deux logiques - celle du Sport et celle de la guerre
- apparaissent symétriques ou duales l'une de l'autre,
cela n'infère pas que le désir de Sport soit un
artefact du désir guerrier et que tout sportif soit un
adjudant qui s'ignore.
VI) Les positions qui refusent l'axiome de symbolisation.
J'entends par là ces positions qui mettent au cur de la
pratique sportive la question de sa " professionnalisation
" : combien cette pratique est-elle payée ? Est-elle
ou non reconnue par la société ? Est-elle bien ou
mal représentée ? Peut-on ou non y gagner sa vie
? Autant de questions qui n'ont pas de raison d'être, même
si tout un chacun, qui pratique le Sport pour de tout autres raisons
que celles-là, peut bien légitimement se les poser.
Le point n'est donc pas ici le débat sociologique : amateurisme
/ professionnalisme ; le point est qu'il y a une irréductibilité
du désir de Sport qui fait que chaque sportif pratique
avant tout son sport par plaisir, par passion (5). Le régime
du Sport est d'enchaîner le désir à une symbolisation
de l'exploit : à un titre, à une place, à
une médaille, à une ceinture ou à une coupe
; l'argent qui circule dans le Sport comme il circule ailleurs
- plus ou moins selon la discipline, selon les temps, selon les
engouements - n'est en ce point qu'une détermination extrinsèque
et subalterne.
On ne saurait dénigrer un sport parce qu'il est mal connu,
peu médiatisé, qu'il n'attire que modérément
les feux de la rampe. On ne saurait, à rebours, valoriser
un sport parce qu'il est un lieu significatif de circulation monétaire
et d'identification imaginaire.
Proposition C : La pratique du Sport n'est pas plus
un métier qu'elle n'est un loisir ; le gain sportif est
fondamentalement symbolique. L'argent n'est pas une catégorie
intrinsèque du Sport.
VII) Les positions qui arguent de l'existence d'un corps
sportif collectif pour déclarer qu'il représente
ipso facto un corps social.
Cette question divise le monde du Sport avec une profonde acuité
subjective et son issue n'est pas déductible des axiomes
précédents. Le point est alors le suivant : tout
corps collectif doit-il être pris comme représentant
d'un corps social, d'un État, d'un pays, d'une communauté
? Je tiens pour anti-sportive la position qui à la fois
répondrait positivement à cette question et n'assumerait
pas qu'elle introduit ce faisant une proposition supplémentaire.
Sans doute un corps collectif est-il constitué de membres,
sélectionnés parmi une collection donnée
d'êtres humains. Mais ce corps collectif ne représente
pas à ce seul titre la collection initiale, pour cette
simple raison qu'il est au plus loin d'être le composé
quelconque de cette collection : chaque membre est en effet sélectionné
comme le plus rapide, le plus fort de la collection sociale initialement
donnée. Ce corps collectif ne saurait donc en être
le représentant s'il est vrai que le représentant
véritable d'un ensemble ne saurait en être que l'élément
absolument quelconque. Et comment tenir que Platini soit le x
des footballeurs français ou que Carl Lewis soit le l des
coureurs américains ? Ainsi, si telle ou telle équipe
sportive est prise comme emblème d'un pays, d'une ville
ou d'une communauté sociale, ce ne peut être que
par décision supplémentaire (6).
Proposition D : Le principe du Sport n'implique
nulle logique de représentation étatico-sociale.
L'existence de telles représentations procède de
décisions supplémentaires, extra-sportives.
Muni de cette petite théorie axiomatique, on peut se proposer d'en tester la fécondité en en produisant ad libitum les théorèmes. En voici un premier bouquet, librement composé.
Théorème 4 : Le tir est le renversement
interne au Sport ; il en dessine son extrémité intérieure.
Démonstration : Dans le tir l'excès d'énergie
est mis à contrôler le corps en sorte de quasiment
le neutraliser au lieu de l'exalter. Le geste à produire
est ici un différentiel d'énergie, l'infinitésimal
de la dépense d'énergie, son dx. Toute l'énergie
du tireur est concentrée sur une quasi-neutralisation active
du corps en sorte qu'il soit à même de produire ce
différentiel minimum du geste physique. Il ne s'agit pas
ici à proprement parler d'adresse en ce que cette dernière
suppose toujours de production minimale d'énergie. Ici
c'est l'infinitésimal en tant que tel qui se trouve en
jeu, infinitésimal qui présente l'envers retourné
de l'excès sportif, non son indifférenciation. C.Q.F.D.
Scolie : L'objectif du tir n'est pas tant de ne rien faire
- objectif plutôt du tir à l'arc, où il s'agit
de produire cette singularité qu'est un acte passif (lâcher
la corde) et qui conduit cette pratique, il est vrai, au seuil
d'une discipline plus " spirituelle " que sportive -
que de faire cette action infime - qui n'est pas nulle - consistant
à presser une détente. Toute l'énergie du
corps doit alors se concentrer en un point minuscule, neutralisant
l'activité inconsciente du corps, énergie se retournant
contre elle-même en sorte de ne plus se présenter
qu'en la matérialité du geste-epsilon, l'infiniment
petit du geste énergétique. En ce sens le tir est
le différentiel du Sport.
Corollaire 4.1 : Le biathlon est la discipline la plus
vaste de tous les sports.
Démonstration : Le biathlon embrasse le plus grand
écart possible, la distance extrême intérieure
au Sport car il rapporte deux disciplines symétriquement
extrêmes : d'un côté le ski de fond qui sollicite
la dépense maximale d'énergie (en termes techniques
: son VO2 Max est le plus élevé de tous les sports),
de l'autre le tir qui s'intercale entre deux moments de course
et met en jeu l'infinitésimal de la dépense énergétique.
Chacune de ces deux épreuves est donc extrême et
l'est symétriquement par rapport à l'autre (au regard
de la dépense d'énergie). Le rapport qu'instaure
le biathlon est donc maximal. C.Q.F.D.
Scolie : Le biathlonien doit être successivement
et dans la même épreuve celui qui intègre
et celui qui différentialise l'énergie corporelle.
Soit le biathlon comme dualité d'excès : excès
de la dépense maximale, excès de la dépense
infime.
Proposition E : Si l'ensemble des performances
sportives d'une discipline donnée est de droit ouvert (cf.
scolie de l'axiome 1), l'ensemble des disciplines sportives est
en puissance fermé - au regard de l'ensemble des pratiques
physiques mettant en jeu le corps humain -, i.e. sa frontière
est constituée / constituable de disciplines sportives.
L'invention de nouvelles disciplines " polyvalentes "
par combinaison d'anciennes épreuves - l'exemple le plus
récent en est le triathlon (natation + vélo + course
à pieds) - tend précisément à effectuer
cette clôture ; ceci est rendu possible par le fait que
le rapport entre deux épreuves est lui-même constituable
comme discipline sportive à part entière. Ainsi
ce qu'on nomme parfois " épreuves combinées
" ne relève pas d'une simple somme d'épreuves
mais bien plutôt de leur mise en rapport : elle ajoute ce
rapport - dont la possibilité est instituée par
la simple existence des épreuves séparées
- à l'espace effectif des disciplines sportives. Bien sûr
la saturation historiquement constatée ne procède
pas à tort et à travers ; elle opère par
judicieuse mise en rapport, par rapprochement d'épreuves
complémentaires ou considérées a priori comme
opposées - le triathlon par exemple rendra " compatibles
", à sa manière propre, certaines disciplines
traditionnellement considérées comme " incompatibles
", telles natation et athlétisme, ou athlétisme
et cyclisme -. Ainsi l'espace des disciplines sportives tend à
se clôturer par adjonction des points d'adhérence
que constituent les rapports entre épreuves sportives.
Cette étape suffit à saturer l'espace car il n'y
a pas de place pour une combinatoire d'ordre supérieur,
pour des combinaisons d'épreuves combinées ; soit
: les épreuves combinées ne sont pas sportivement
combinables, elles sont tout au plus réunissables : si
l'on tentait, par exemple, de rapporter le pentathlon et le triathlon
en une nouvelle épreuve, on ne construirait pas un super-biathlon
[comme ensemble des ensembles " pentathlon " et "
triathlon ", soit {{5}+ {3}}= {2}] mais plus modestement
un octathlon [par union des éléments, soit {5+3}=
{8}], toutes proportions gardées comme le décathlon
de l'athlétisme, quoique réparti en deux jours,
ne compte pas deux [{{5}+{5}}={2}] mais bien dix [{5+5}={10}].
Ceci tient directement à la triple unité - temps,
lieu et action - de l'épreuve sportive qu'enfreindrait
un emboîtement d'épreuves à plusieurs niveaux.
Théorème 5 : Le Sport est double : il
y a deux modalités du Sport, et deux seulement : la masculine
et la féminine.
Démonstration : Elle découle, assez trivialement,
des axiomes 3 et 4 : le corps humain est un corps naturellement
sexué. La prescription d'universalité, pour ne pas
contredire cette matérialité, conduit à disposer
deux corps et non un seul. D'où découlent deux Sports,
et deux seulement. C.Q.F.D.
Corollaire 5.1 : Les disciplines physiques qui n'adoptent pas cette distinction, celles qui se déploient indifférentes à la sexuation du corps humain (les épreuves de voile par exemple, ou les disciplines hippiques) ne relèvent pas de ce dispositif de pensée.
Démonstration : Elle se fait par l'absurde à partir du théorème précédent.
Scolie (du corollaire) : Sans contester le récent exploit (en particulier physique) de Florence Arthaud, force est de conclure qu'elle fut engagée dans une compétition autre que sportive. Ce serait donc un tout autre travail que de caractériser ce dont il était exactement question dans l'épreuve qu'elle a remportée.
Scolie (du théorème) : L'interprétation
et les conséquences de ce théorème sont loin
d'être triviales. On tiendra même que cette question
de la sexuation dans le Sport, ainsi disposée en partage
naturel, divise profondément les consciences, ce que tout
un chacun sait bien : le Sport partage hommes et femmes bien au-delà
des vestiaires et des compétitions. Le Sport partage les
femmes, tout spécialement dans leurs rapports aux hommes,
et le Sport partage avec acuité les hommes entre eux, dans
leur rapport à la " masculinité ". Peut-être
est-ce là une conséquence du fait que le rapport
au corps tel qu'il est engagé dans le Sport porte en lui
même une détermination plus spécifiquement
masculine, une détermination " Homme " - que
cette détermination puisse être aussi à l'uvre
en telle ou telle femme empiriquement donnée ne constitue
pas une objection -. Ceci peut se dire ainsi : si tout rapport
au corps est rapport à un corps sexué, plus encore
tout rapport au corps est lui-même un rapport sexué.
Ma génération fut, plus que d'autres, au cur de
cette question et à l'épreuve de la division qu'elle
institue : le Sport fut jadis attaqué par un certain gauchisme
(cf. ce numéro mémorable de la revue " Partisans
" en 1968 : " Sport, culture et répression ")
comme emblème du capitaliste (7) et même du fasciste
(8) qui sommeillerait en tout être humain, et plus encore
en tout être masculin. De nos jours le Sport se voit exhaussé
à la fois comme figure accomplie de la compétitivité
et comme emblème d'une tempérance occidentale, somme
toute comme blason humanisant des droits de l'homme, plus prosaïquement
comme signe de ralliement de ces nouvelles forces vives de la
Nation - l'entrepreneur et le battant, adeptes de " challenges
" - qui ne somnolent plus dans les travées du Parlement
ou les bistrots des syndicats mais se déplacent volontiers
avec une raquette de tennis ou un club de golf à portée
de la main et font savoir que chaque automne ils participent au
marathon de New York.
On exaltera les vertus dynamisantes du Sport, sa pédagogie
de la compétitivité ; on fera l'éloge de
la concurrence acharnée qu'il organise, du goût de
l'effort qu'il enseigne. Mais on exaltera tout aussi bien le Sport
comme emblème du " faire avec " : faire avec
les circonstances, faire avec le possible, faire avec le moindre
mal, faire avec ce que le vent charrie d'opinions consensuelles
; cela conduit alors - je l'ai indiqué - à l'éloge
des " sports de glisse ", ces pratiques où l'on
ne lutte pas contre les éléments naturels pour se
proposer, au contraire, de les épouser, de les accompagner
de la manière la plus conviviale possible. Éloge
d'un conformisme à la nature, qui consonne avec l'éloge
du marché et de la propriété comme notre
nature redécouverte. Éloge du consensuel entre l'esprit
et le corps : il s'agit désormais de gérer son corps,
de le préparer à une retraite heureuse, de capitaliser
les effets d'une jeunesse bien employée. Il s'agit d'être
bien en son corps, de l'habiter, d'être en forme Tout ce
discours, qu'il est déjà trop de reproduire tant
ses formules sont stéréotypées, tout cela,
toute cette idéologie des " sports " à
la mode est bien connue.
J'y perçois cependant ce trait singulier supplémentaire
que la division sexuelle s'y dissout du côté de l'homme
; j'y perçois cette haine du Sport qui n'est qu'une modalité
de cette haine pour le rapport singulier - qu'il est peut-être
adéquat de nommer masculin - par lequel l'esprit se rapporte
au corps comme vecteur possible d'universalité. Le sportif
ne prononce pas : " ceci est mon corps " ; il ne traite
le corps que relativement à ce qu'il accomplit ; il n'est
pas là pour exhiber un corps - prestation comique du culturisme
d'un côté, de la " natation synchronisée
" de l'autre - mais pour le mettre au travail d'un outrepassement,
d'un pas physique de plus. Et ce corps qui accomplit cette tâche
est moins " mon " corps que celui qui présente
l'existence quelconque et singulière d'un excès
immanent. Qu'il y ait là une détermination masculine
est sans doute véridique. Cela partage les hommes, cela
partage les femmes, et cela partage le rapport qu'entretiennent
les secondes aux premiers. Il n'est que de discuter du Sport en
quelque compagnie pour prendre mesure des violents conflits subjectifs
que cela bien vite déchaîne.
Théorème 6 : Dans le Sport, le corps intervient
toujours en sa globalité.
Démonstration : Par l'absurde au regard de l'axiome
4 : s'il se métonymisait en un membre, le corps ne saurait
rester sous prescription d'universalité. C.Q.F.D.
Scolie (de la démonstration) : Noter que la possibilité
de recourir à une démonstration par l'absurde motive
la présentation axiomatique retenue : elle permet, sous
condition d'une cohérence d'ensemble de l'esprit, de penser
quelque point sur le Sport qui ne trouverait pas autrement à
s'établir et s'exposer.
Scolie (du théorème) : Ce point impose que
le geste sportif soit un engagement global du corps, non une mobilisation
partielle ou une convocation locale. Le corps existe dans le Sport
comme algèbre complète de membres, comme géométrisation
globale ; ainsi l'haltérophilie, par exemple, ne reconnaît
pas les mouvements parcellaires, tel le " squatt " -
flexion de jambes - ou le développé-couché,
et n'admet que les dynamiques générales du corps
: l'arraché et l'épaulé-jeté. Toute
tentative de valoriser un détail singulier du mouvement
est ainsi de logique extra-sportive ; en général
une telle tentative se dissimule derrière un propos esthétisant,
qui n'a ici nulle raison intrinsèque.
Théorème 7 : Le geste sportif est l'effet
du contrôle minutieux d'une production excessive d'énergie.
Démonstration : Immédiate à partir
des axiomes 2 (qui enjoint une production excessive) et 6 (qui
impose que le résultat en soit précis).
Scolie : Tout geste sportif est donc le produit d'une contradiction
qui consiste à maîtriser l'engendrement d'un excès.
En ce point où le geste s'épanouit, deux choses
peuvent être séparées : il y a d'un côté
le résultat de l'effort, qui sera soumis à protocole
de mesure - selon les règles institutionnelles en vigueur
dans la discipline en question - et il y a d'un autre coté
le geste physique en soi, non point en tant qu'il aboutit à
cet effet mais en tant qu'il est ce qu'il est, le geste se présentant
pourrait-on dire sans intention autre que lui-même, le geste
comme objet sans intentionnalité et exposé à
l'appréhension sensible. Par exemple il y a ce geste de
l'haltérophile en tant qu'il élève une barre
de plus de 200 kg au-dessus d'une tête d'homme - geste qui
peut lui valoir un titre ou une médaille - et il y a aussi
ce geste en soi, tel que constitué d'un contrôle
dynamique et concret, tel qu'exposé et compté-pour-un
par le spectateur, tel qu'objet disposé au sensible du
regard. Si le geste sportif existe bien pour un résultat
- c'est son côté intelligible -, il existe également
en soi, saisissable en son autonomie et comptable comme tel -
c'est le côté qui l'expose au sensible -.
Théorème 8 : Dans le Sport il y a la beauté
du geste, comme grâce superflue, non comme objectif.
Démonstration : On a démontré que
le geste sportif est le produit du contrôle d'un excès.
On constate alors que l'effet de cette contradiction maîtrisée
est d'engendrer l'idée de beauté : beauté
nommera ici la capacité du regard de compter-pour-un le
geste dans son adéquation au résultat visé,
adéquation qu'on nommera exploit. Il reste donc à
établir que cette beauté est superflue, c'est-à-dire
qu'elle n'est pas l'objectif intrinsèque du Sport. Cela
découle d'un lemme intermédiaire :
Lemme 8.1 : Il n'y a pas d'injonction artistique qui vaille dans le Sport.
Démonstration : Que l'artistique n'appartienne pas aux injonctions symboliques du Sport découle de l'axiome 6 et de la nécessité d'une mesure, plus exactement de ce principe : " Le Sport compte ce qui se compte ". Ceci se démontre par l'absurde : l'artistique étant attaché ici à ce qui ne saurait se compter (ce qui dans l'accès à l'excès que fournit l'exploit est du côté de l'excès plutôt que de l'accès, ce qui relève du sublime donc plus encore que du beau), l'artistique est ce qui ne saurait compter dans le Sport. C.Q.F.D.
Au total dans le Sport la beauté du geste existe mais
elle ne lui est que contingente. C.Q.F.D.
Scolie 1 : Le dispositif de notation en usage dans les
compétitions de gymnastique ne qualifie pas la valeur "
artistique " des gestes effectués mais quantifie la
précision de leur réalisation au regard de barèmes
pré-établis. Il n'y a en fin de compte qu'analogie
apparente avec les notations qui prévalent pour d'autres
disciplines, tendanciellement extra-sportives, comme la danse
sur glace ou la natation synchronisée - on laissera à
la liberté du lecteur le soin de trancher si, dans ces
cas, le qualificatif d'" artistique " est ou non usurpé
-.
Scolie 2 : Le Sport n'est jamais " pour la beauté
du geste ", quoiqu'il produise du beau et du sublime. Ainsi
la beauté du geste sera toujours en éclipse. Momentanée,
le plus souvent instantanée, elle est une fulgurance plutôt
qu'un état.
Théorème 9 : Le Sport constitue un spectacle.
Démonstration :
Proposition intermédiaire : Le Sport se pratique.
On fait du Sport, c'est là le rapport fondamental au Sport. Le Sport relève avant tout d'un faire, non d'un voir, ni d'un penser. Sans doute peut-on garder rapport au Sport sans plus le pratiquer soi-même. Mais encore faut-il tenir que ce à quoi on a rapport reste bien essentiellement une pratique. Ceci équivaut à dire - je vais y revenir - qu'on peut avoir rapport à une pratique sans pour autant la pratiquer.
Le Sport n'existe que sous impératif d'unité,
unité constituée d'un lieu, d'un temps et d'une
action. La pratique du Sport est ainsi contrainte de s'exposer
de manière condensée si bien que la possibilité
de compter-pour-un l'exploit sportif, à la fois dans son
résultat mais plus encore dans son effectuation - dans
le processus même de son apparition - est intrinsèque
au Sport ; ce n'est pas là une greffe exogène. Ceci
dispose le Sport en capacité immanente de spectacle. C.Q.F.D.
Scolie : Le Sport, qui est pratique, action, est donc aussi
spectacle. Il n'y a pas à l'en défendre. Le Sport
sans doute existe par sa pratique ; il existe dans un faire du
sport, dans un acte dont il convient cependant de bien voir qu'on
peut s'y rapporter sans pour autant être dans l'immédiat
d'un " faire soi-même ", en particulier dans un
rapport du voir - donc du spectacle - comme on a rapport au théâtre
sans être pour autant acteur : en y allant. Je sais ce qu'a
d'un peu exagéré cette métaphore : l'acteur
crée un spectacle quand le sportif n'a point cela en charge
; plus généralement un sport n'est pas strictement
comparable à un art où l'on peut se rapporter à
l'uvre produite sans y être créateur : on peut avoir
rapport à la musique (en écouter) sans en faire
pour autant (en jouer, ou en écrire).
Je tiendrai cependant que, dans tous les cas (arts et sports),
le " rapport " ne se réduit pas au " faire
" et je poserai que le spectateur de Sport a ipso facto rapport
au Sport. Ceci conduit à la proposition suivante :
Proposition F : En matière de Sport (9),
le téléspectateur n'est pas un spectateur.
Commentaire : Les retransmissions télévisées
de spectacles sportifs ne constituent pas de véritables
spectacles. La télévision organise un mensonge implicite
: elle prétend constituer un spectacle sportif quand celui-ci
n'existe que dans un rapport immédiat à la pratique
du sportif ; ce qu'il peut y avoir de " vérité
" dans la beauté du geste sportif échappe à
qui ne le côtoie pas. Il n'y a de spectacle sportif véritable
que pour qui prend le soin de se déplacer dans un stade
: fût-il à grande distance du geste, il en sera toujours
plus prêt que n'importe quel téléspectateur.
La TV n'offre en vérité qu'une représentation
du spectacle, son image, non le spectacle lui-même, et il
est toujours étonnant de voir à quel point cette
représentation peut tromper sans qu'on en prenne en général
mesure : tentez de prendre conscience, devant un poste de télévision,
de la vitesse effective d'un coureur, de la disposition tactique
d'une équipe sur un terrain, de la puissance dégagée
par un lanceur, de l'effort réalisé par un sauteur,
de l'impact d'un poing frappant une poitrine ; tout ceci est impossible
si l'on n'a pas l'habitude de décoder l'image télévisuelle
pour reconstituer mentalement la situation sportive et le geste
physique qui y est accompli. Remarquez ceci : à la télévision
un sauteur en longueur paraît retomber sur place lorsqu'il
franchit 7,50 mètres ; il suffit cependant de s'installer
à côté d'un sautoir pour constater - si l'on
en a l'heureuse occasion - la prouesse physique qu'un tel saut
constitue. Pour se rendre compte de ce qu'est telle ou telle discipline
sportive, il vaut ainsi beaucoup mieux assister à un meeting
ou un match de niveau régional que d'assister à
la retransmission télévisée d'un championnat
du monde.
Je tiens que la télévision, prise globalement, milite
contre le Sport et, contrairement à la proposition consensuelle
selon quoi la télévision aurait beaucoup fait pour
le Sport, je renverserai sans trop de précautions les termes
en posant que la télévision a surtout fait contre
le Sport, promouvant les disciplines les plus faussement "
spectaculaires " - c'est-à-dire les plus immédiatement
rentables en termes d'image -, dévalorisant quantité
de disciplines plus astreignantes et plus exigeantes - l'aviron
ou le patinage de vitesse par exemple -, tendant à faire
accroire - en particulier aux jeunes - que le Sport est une activité
spontanément peuplée d'exploits, dépourvue
de solitude et dispensatrice d'images retentissantes du corps
Pour peu que la télévision conduise alors quelque
adolescent à se déplacer sur un stade ou dans une
salle de sport, le réveil est assuré d'être
plutôt brutal !
L'imaginaire, en Sport plus encore qu'ailleurs, n'est guère
une puissance et constitue plus exactement une entrave. En Sport
plus qu'ailleurs, le débordement imaginaire est toujours
à l'horizon et la télévision ne fait que
l'amplifier, pour le plus grand malheur en fin de compte du sport
engagé, tel cet imaginaire puéril répandu
à propos du tennis où l'on se croit boxeur, un boxeur
qui ne se ferait jamais vraiment mal, qui pourrait impunément
recommencer le lendemain le combat perdu la veille, bref, cette
vision du tennis qui le constitue en boxe du parvenu.
Théorème 10 : Le Sport est rare.
Démonstration : La période de son existence
pendant laquelle un corps donné peut réellement
faire du sport - soit, a minima, compétitionner - est très
restreinte : il ne faut être ni trop jeune, ni trop vieux
(il suffit d'approcher la quarantaine pour n'avoir plus guère
d'espoir de succès dans les sports exigeants). De même
l'exploit, le pas de plus, le record battu sont rares. Enfin le
goût et l'amour du Sport, tout ce jeu de désirs imbriqués
qui constitue le Sport, sont non moins rares. Ainsi le sport est
triplement rare : rare dans l'histoire d'un corps, rare parmi
les corps, rare dans le désir qu'il organise. C.Q.F.D.
Scolie : Si le Sport est rare, le rapport entretenu au
Sport n'a nulle raison d'être contraint par cette rareté.
D'où la proposition suivante :
Proposition G : L'âge ne saurait être
une excuse pour déqualifier l'universalité que le
Sport met en jeu (10).
Commentaire : L'âge ne saurait fournir l'excuse d'une
déqualification du Sport, d'une perte de rapport à
ce qu'il supporte d'universalité. Sans doute l'âge
interdit-il bien vite de pouvoir battre des records, ou de l'emporter
dans une compétition mondiale. Mais, somme toute, faire
du sport (même à vingt ans) ne procède pas
nécessairement de la conviction de pouvoir prétendre
battre le record du monde de la spécialité, ou de
devenir champion olympique de la discipline. Chacun peut se mesurer
à l'universel du corps humain sans pour autant être
dans l'ambition de s'égaler au tout premier, d'occuper
la place unique où la limite historiquement constituée
est en train de se jouer. Il est vrai, je l'ai dit, que le Sport
est cruel, et que les corps sont inégaux. Cela n'ôte
rien à la prescription universelle du même.
L'âge venant, le sportif peut garder rapport au Sport même
s'il décide de n'en plus faire - au sens précis
qui convient au terme " faire " (entraînements,
compétitions) en matière de Sport -. Il peut alors
garder rapport au Sport de différentes manières
: par le spectacle, bien sûr, ou - de manière plus
intime - par l'entraînement de sportifs plus jeunes, mais
aussi - de manière plus latérale - en conservant
un rapport physique direct au Sport : il peut ainsi convenir de
lutter pieds à pieds contre ce que la Nature lui retire
progressivement, en ne concédant à chaque étape
que le strict nécessaire ; nulle obligation en effet de
se rendre d'un coup, et tout céder d'un trait. Reculer
pas à pas (un pas-en-plus devenant un pas-en-moins, mais
du moins un seul à la fois, et durement concédé)
n'est pas nier l'âge, tout au contraire : c'est y faire
face, le prendre en compte - en prendre mesure (11) - sans l'exhiber
comme un prétexte pour céder sur un désir
de Sport. Que ce rapport entretenu au Sport - où l'on prend
mesure d'un pas-en-moins - ne soit plus tout à fait une
manière d'en " faire " - il contrevient manifestement
aux principes qui ordonnent le Sport au " pas-de-plus ",
au " ne pas s'en tenir aux mesures arrêtées
" - n'interdit pas qu'il soit une manière recevable
de prolonger une intériorité au Sport au temps même
où la possibilité directe d'en faire est "
naturellement " retirée.
Sans doute y a-t-il là encore matière à rapport
sexué, une femme concevant son corps aux différentes
étapes de sa vie de manière peut-être plus
discontinue - elle pourra convenir, à certains moments,
de " tourner une page " - là où un homme
aura tendance à tenir qu'il habite continûment le
même corps.
Ainsi, dans tous les cas et quelque soit l'histoire concrète
de chacun et chacune, l'âge ne saurait être prétexte
à fonder une vision parcellisée du Sport. Il s'en
déduit ce théorème :
Théorème 11 : Il n'y a pas plus de sports
pour vétérans qu'il n'y en a pour handicapés.
Démonstration : identique à celle du théorème
3.
Théorème 12 : Le Sport n'est pas naturel.
Démonstration : En effet l'esprit - qui y est engagé
(axiome 1) - n'appartient pas à la nature. C.Q.F.D.
Scolie : C'est bien parce qu'il n'est pas naturel que le
Sport impose de se conformer aux lois de la Nature! Sans doute
les lois du Sport ne contredisent-elles pas les lois de la Nature
(axiome 3) mais les lois du Sport ne sont pas pour autant constituées
de ces seules lois (axiome 6). Ainsi les règlements sportifs
sont-ils truffés de prohibitions qui n'ont rien de naturel
: rien de naturel par exemple dans la règle du hors-jeu,
ou même dans l'interdiction du croc-en-jambe qui vient si
spontanément au corps luttant pour n'être pas dépassé.
Faire du Sport implique ainsi d'inscrire l'activité physique
dans le cadre a priori de règles non naturelles.
Théorème 13 : L'entraînement est
partie constitutive de tout sport.
Démonstration : Ceci est une conséquence
directe des trois premiers axiomes. Produire un excès immanent
sous contrainte des lois de la nature impose de les exploiter
au maximum. Telle est la fonction de l'entraînement. C.Q.F.D.
Scolie : Pas de Sport sans entraînement : la dialectique
temporelle entraînement / compétition est constitutive
de tout sport. On peut dire que l'entraînement organise
la part constructible de l'excès sportif, son moment "
intuitionné " quand la compétition dispose
son moment de surgissement, sans composition. L'entraînement
est la part constructiviste du Sport : elle compose par le bas
le pas de plus à accomplir. La compétition est un
moment de jaillissement et l'exploit, quand il s'accomplit, constitue
alors une figure quasi événementielle, sui generis,
semblant s'auto-appartenir plutôt qu'être laborieusement
construite.
Théorème 14 : Le Sport convoque une intelligence.
Démonstration : Le Sport sollicite l'esprit dans
un rapport dynamique à un corps mis en demeure d'agir et
d'accomplir un pas de plus jusque-là inaccompli. S'il n'était
pas aussi esprit, s'il était mécanisable, ce pas
ne serait pas tout à fait un excès mais l'actualisation
immanente des virtualités du corps. D'où que le
Sport requiert, plus encore que le calcul aveugle d'une pratique
qui serait mécanisable, ce qu'on appellera " l'intelligence
de la situation ", à chaque fois singulière.
C.Q.F.D.
Scolie : Le Sport n'est pas le modèle de cette "
action sans idées " dont notre époque fait
aujourd'hui grand usage. Le Sport n'est pas la gestion du corps,
moins encore le paradigme d'une saine gestion. Le Sport requiert
une inventivité, des idées, des réflexions,
un travail authentique de l'esprit. Pas de " grands champions
" qui ne convoquent l'intelligence de ce qu'ils font, l'intelligence
du ce-qui-se-passe, la capacité de jugement sur ce qui
advient lors d'une compétition, l'intelligence du corps
singulier mis en jeu et du mental qui l'anime, l'intelligence
de l'adversaire, l'intelligence de la discipline et de l'épreuve,
l'intelligence du moment où l'on est dans l'histoire de
ce sport.
Qu'il suffise, pour indiquer les écarts d'intelligences
investies dans une même discipline, de rapprocher les deux
noms de Cassius Clay et de Mike Tyson : le premier a inventé
au moins deux manières radicalement neuves de boxer - d'abord
pour s'approprier en 1964 le titre de champion du monde face à
Sonny Liston (en boxant et dansant " tel un papillon ")
puis, à l'autre extrémité de sa carrière,
pour affronter et récupérer en 1974 le titre face
à George Foreman (en l'épuisant avant de prendre
l'initiative du combat et l'emporter) (12) - quand le second n'a
jamais su que " cogner " sans esprit, pour se trouver
au bout du compte dépossédé de son titre
par impéritie manifeste.
Il convient cependant de poser - je ne le fais qu'à contrecur
- que le Sport n'est pas pour autant une pensée (au sens
propre du terme) même s'il peut exister une pensée
sur le Sport - telle par exemple celle que je tente ici d'établir
- ; il est clair en effet que ce type de pensée est fondamentalement
extrinsèque au Sport.
Théorème 15 : Le Sport produit des savoirs.
Démonstration : Ceci se démontre au moyen
des modèles du Sport (les sports), par prise en considération
des savoirs existants dans chacun d'eux. On laissera ce point
en exercice.
Scolie : Ces savoirs participent de l'intelligence requise
par un sport. Ils ne sont pas, en règle générale,
transmissibles. On peut en prendre mesure par le lemme suivant
:
Lemme 15.1 : Le Sport fait de la souffrance l'enjeu d'un
savoir.
Démonstration : Son principe est identique à
celui du lemme précédent.
Scolie : Comme le dit un lieu commun, " pour faire
du Sport il faut savoir souffrir ". On reconnaîtra
même les grandes disciplines à la part de savoir
souffrir qu'elles requièrent. Savoir souffrir ne veut pas
dire souffrance en soi ; cela ne veut pas dire souffrir beaucoup
; le sportif n'a guère de considération pour la
souffrance en soi, ou pour une souffrance extrême. Ce qu'il
sait seulement c'est qu'on souffre pendant tout le temps où
l'on fait du sport, en particulier pendant l'entraînement
- il sait qu'on ne peut tirer le meilleur de soi si l'on ne va
pas à chaque entraînement au-dessus d'une certaine
limite -. Ce qu'il y a ici à savoir en matière de
souffrance est somme toute très simple à formuler,
mais plus difficile à acquérir : il faut savoir
continuer d'agir, de manière contrôlée et
précise, au lieu même où souffre le corps.
C'est cela en quoi consiste dans le Sport le fait de savoir souffrir
: savoir bien courir en ayant mal, savoir continuer de pédaler
en ayant mal, savoir continuer de suivre un schéma tactique
en ayant mal
On reconnaîtra facilement un sport mineur à ce que
les engagés abandonnent dès qu'ils ont mal. Ce n'est
d'ailleurs pas le plus souvent la faute du sportif engagé
mais bien plutôt celle de sa discipline, telle qu'elle est
institutionnellement constituée : par exemple si l'adresse
l'emporte trop sur l'engagement physique, la souffrance interdira
de pouvoir continuer d'agir avec quelque efficacité et
le compétiteur se verra contraint à l'abandon ;
dans le cas - extra-sportif - du billard, on comprend bien qu'on
ne puisse plus défendre ses chances si l'on en vient à
souffrir violemment d'un bras alors qu'on continuera une compétition
d'aviron dans une circonstance semblable.
Dans le Sport la souffrance est un état actif : le sportif
pâtit de son action, non d'une intervention extérieure.
En ce sens sa souffrance est singulière et ne ressemble
à aucune autre ; c'est pour cela qu'il lui faut l'apprendre.
Théorème 16 : Le Sport est un lieu d'inégalité
pour les corps.
Démonstration : La nature est inégale ; les
corps, éléments naturels, le sont donc. Le Sport,
laissant les corps sous les lois de la nature (axiome 3), entérine
ainsi ces inégalités naturelles. C.Q.F.D.
Scolie : Ce théorème met à l'épreuve
une pensée du Sport qui le tient pour compatible avec une
vision émancipatrice, avec cet éloge de l'égalité
dont Rancière a montré qu'il n'existait qu'à
mesure d'une décision sans preuves (13).
On perçoit en effet qu'une idéologie réactionnaire
va s'approprier ce théorème pour énoncer
: " le Sport a en charge une proposition d'inégalité
", soit le Sport comme éloge d'une hiérarchie
entre les hommes, comme école de la jungle, comme apologie
de l'inégalité - Hitler escomptant des Jeux Olympiques
de Berlin le triomphe public des Aryens et quittant le stade,
dépité des exploits du noir Jesse Owens -.
Une certaine idéologie " de gauche " peut alors
se proposer de défendre le Sport contre cette logique,
avançant des mesures qui prétendraient par le Sport
réduire les inégalités constitutives de la
Nature. Supposons ainsi " l'énoncé de gauche
" suivant : " le Sport existe à mesure de ce
que la compétition rapporte deux corps de forces égales
". On découvrira alors bien vite que rien ne saurait
définir l'égalité requise des forces qui
ne se mesure ultimement au constat préalable d'une inégalité
: pour établir ce que sont " deux forces égales
", on classera en effet les corps selon leurs performances
dans la discipline retenue et on organisera ensuite des compétitions
déclarées " équitables " entre
corps constatés de même rang dans la hiérarchie
ainsi constituée si bien que l'égalité des
forces attestera n'exister qu'à mesure de ce que lui autorise
l'inégalité ; au bout du compte la proposition d'égalité
s'avèrera ici un leurre qui conduira en réalité
à une ségrégation des disciplines et des
épreuves, leurre qui prétend égaliser les
corps et qui magnifie a contrario la hiérarchie inégale
qui la fonde et en prescrit les strictes limites : qui croira
un seul instant qu'il soit " égal " de remporter
un tournoi de tennis qui serait réservé aux quinquagénaires
manchots à la technique approximative ou de triompher à
Wimbledon ? Si les efforts mentaux peuvent être " les
mêmes " dans ces deux cas, les résultats physiques
ne le sont nullement ; or le Sport juge à ces derniers,
non aux intentions ou aux efforts, a fortiori aux seuls efforts
mentaux. L'égalité, en Sport, n'existe pas ; telle
est la cruauté particulière de cette activité.
Il est vrai que l'égalité des intelligences, par
contre, existe (elle est même, comme le rappelle Rancière,
une condition d'existence de l'intelligence : " Seul l'égal
comprend l'égal. Égalité et intelligence
sont termes synonymes "), sous condition seulement d'être
décidée : elle établit que ce qui fut une
fois conçu par une intelligence est compréhensible
par toute autre intelligence, pour peu bien sûr qu'elle
en ait le désir et s'en donne la peine (" On peut,
dans l'ordre intellectuel, tout ce que peut un homme ").
L'égalité des corps ne saurait s'établir
de manière équivalente : ce qu'un corps humain a
une fois fait ne saurait être pour autant refait par tout
autre corps ; la nature y disconvient.
La loi de l'égalité est telle : elle est indécidable
ou elle n'existe pas. Si en matière d'intelligence, elle
est indécidable (on peut donc la décider : c'est
le choix de l'émancipation, c'est le mien), en matière
de corps l'inégalité est par contre décidable,
trop décidable ; telle est l'antique loi naturelle qui
contrevient comme l'on sait à toute justice. Et quoi de
plus injuste il est vrai que le Sport ? Qui n'a jamais pleuré
de rage de voir que tel ou tel avait perdu, irrémédiablement,
ce que, selon toute justice, il aurait dû gagner - je ne
me suis jamais consolé de l'élimination (injuste,
trop injuste) de Jim Ryun dans les séries du 1500 mètres
à Tokyo - et quel pratiquant ne s'est-il pas mordu les
poings en mesurant qu'il ne pourrait jamais égaler tel
adversaire ou atteindre telle performance ? Horreur du Sport,
où s'avère l'infortune sans remède d'un naturel,
trop naturel.
Mais si le corps est naturel, le Sport lui - c'est établi
(voir théorème 12) - ne l'est pas ; et " garder
le corps sous contrôle des lois de la nature " n'impose
en ce point nul éloge de ces lois, nul panégyrique
de la hiérarchie naturelle. Tout aussi bien - c'est aussi
établi - le Sport n'est pas à proprement parler
une lutte contre la Nature, contre ses lois, contre l'inégalité
naturelle des corps, lutte pour " égaliser "
les chances de victoire et rendre plus équitables les compétitions.
Le Sport est donc orthogonal à ce partage égalité
/ inégalité.
Ceci explique que le Sport puisse être - rien ne l'interdit
- une occasion d'émancipation (14) : puisque le Sport convoque
une intelligence (théorème 14), celle-ci égale
- en droit - toute autre intelligence investie concurremment,
et ce même si les différents corps auxquels elles
se rapportent ne sont pas égaux.
Proposition H : Le principe du Sport est compatible
avec une logique émancipatrice, comme il l'est d'ailleurs
avec une visée inégalitaire : il peut être
l'occasion de l'une comme de l'autre. Sur ce point, le Sport ne
décide pas.
Ce qui, à mon sens, peut délimiter en cet endroit
une éventuelle éthique du Sport tient alors à
ce que j'ai déjà avancé : le Sport ne saurait
être une " école ", ni une école
d'émancipation, ni l'école d'une hiérarchie
naturelle. École de rien, le Sport n'apprend pas plus à
gérer l'inégal qu'il n'apprend à décider
l'égal ; sa prescription propre s'attache au même,
qui n'est pas l'égal (l'égal se vérifie,
non pas le même), et son axiome propre tient à l'universel,
qui n'est pas la justice. Il y a seulement dans le Sport ce courage,
qui lui est singulier, et qui revient à faire face à
l'inégal (le Sport comme intelligence égale d'un
rapport actif à l'inégal naturel), à l'injustice
d'une hiérarchie naturelle pour tenir, en ce lieu même,
une loi de l'esprit qui n'est ni hiérarchisante, ni égalisante
: une prescription d'universel.
S'il existe quelque chose comme une éthique du Sport (15),
cela s'établit en ce point qui rapporte des intelligences
égales à des corps inégaux, en ce partage
inaugural des esprits et des corps, en cet écart tendu
et tenu entre axiome d'universalité et axiome des lois
naturelles, pour y poser une auto-limitation drastique qui peut
se formuler ainsi : ne jamais étendre à d'autres
pratiques ce qui vaut pour le Sport. L'éthique, propre
au Sport, serait ainsi d'auto-limiter sévèrement
le champ où son activité sera valide.
Proposition I : Pour autant qu'il y en ait une,
l'éthique du Sport est négative : elle refuse de
le concevoir comme un idéal.
Commentaire : Idéal doit être ici entendu
au sens courant de " modèle ", de perfection
se proposant comme paradigme. Que, par ailleurs, l'exploit sportif
puisse être envisagé comme " idéal "
au sens cette fois hegelien du terme - une idée se faisant
loi interne d'une extériorité, soit, dans le cas
qui nous occupe, un principe de l'esprit se matérialisant
et se figurant en un corps - touche à de tout autres questions,
qui rapportent cette fois le Sport à l'Art. J'y reviendrai
plus loin (cf. commentaire 3 de la proposition L).
Le Sport nous en apprend sur la Nature comme disposition hiérarchique
à laquelle on ne saurait échapper. Qui voudrait
se le dissimuler ne saurait persévérer dans un rapport
au Sport. L'axiome d'universalité apparaît en ce
point comme une prescription d'existence " du " corps
humain : il pose qu'il y a " le " corps humain, et que
ce corps est à situer dans une hiérarchie naturelle
infinie. L'impératif du même, s'il n'est pas pur
imaginaire, tient donc à ceci : chaque corps n'est engagé
dans le Sport qu'en tant que représentant quelconque "
du " corps humain. Bien sûr chaque corps est lui-même
singulier, et donc singulièrement placé dans la
hiérarchie naturelle, en particulier singulièrement
classable par rapport à d'autres corps ; mais chaque corps
n'est engagé en fin de compte dans la compétition
sportive que sous l'énoncé : " ceci est un
corps ". Ainsi " le " corps humain n'existe qu'à
mesure de l'engagement d'un corps, et puis d'un autre, et encore
d'un autre. Il n'y a pas dans le Sport de canon du corps humain
: " le " corps humain dont il est ici question n'est
jamais que la récollection, à un moment donné
de l'histoire du Sport, de ce corps, puis de tel autre, puis de
tel autre, et de tous ces corps singuliers qui y ont été
engagés. Ce n'est pas " le corps de l'humanité
" - ce serait là un énoncé chrétien,
prononcé en contrepoint de l'énoncé christique
: " ceci est mon corps " - ; c'est " le "
corps humain, tel qu'historiquement constitué par le Sport
et par rien d'autre.
Le Sport assurément s'installe dans le fini ; c'est ce
qui lui interdit d'être en charge de vérités.
Et c'est tout un de dire : le Sport ne donne pas lieu à
des vérités, il est sans rapport à l'infini,
il ne prescrit nulle égalité (en particulier nulle
égalité des corps même s'il reste compatible
avec une égalité des intelligences).
Le Sport pour autant - et telle est mon apologie - est une pratique
respectable du fini, du hiérarchique, du naturel ; pratique
respectable pour autant qu'elle ne s'identifie pas à son
site naturel, tout en se conformant à ses lois immanentes.
La tension propre au Sport est toute en cette torsion interne
/ externe où un esprit se rapporte à un corps, sans
visée réconciliatrice, lui prescrivant la position
universelle quelconque et en assumant en retour toutes les dures
conséquences.
Le Sport n'est pas un idéal pour autant que l'esprit s'y
astreint à des lois singulières, que j'ai formulées
sous la forme de six axiomes. Tout renoncement à l'une
de ces lois conduit à la dissolution du Sport en même
temps qu'à la tentative, sous couvert d'idéal, d'en
préserver une figure mensongère, figure qu'on aurait
sans doute, en d'autres temps, plutôt nommée idéologique.
Si idéologie désigne ici ce qui prétend donner
vertu au Sport, le constituer en pédagogie, en dispensateur
de leçons universelles, on énoncera alors ceci :
Proposition J : L'idéologisation du Sport
est son péril propre.
Commentaire : Péril doit s'entendre en un sens fort
: en l'idéologisation, le Sport s'annule plus encore qu'il
ne se fourvoie si bien que les " idéologies du Sport
" ne nous apprennent finalement rien sur le Sport : leur
" exemple négatif " ne produit nul effet de connaissance.
Terminons par trois propositions générales.
Proposition K : La jouissance sportive constitue
un vertige ; elle s'organise autour d'un point vide qu'institue
le corps lorsqu'il échappe à l'esprit, en le précédant.
Définition : Cette préséance, inopinée,
du corps sur l'esprit s'appelle exploit.
Commentaire : Dans la jouissance sportive le vide, intervalle
entre esprit et corps, éclôt comme un point, non
comme une étendue ou une durée. Ce n'est pas la
conscience vide du coureur de fond, l'expérience prolongée
d'un état second ; le vide dont il est ici question est
un scintillement, ce bref moment de grâce où le corps,
laborieusement travaillé, patiemment construit par d'interminables
séances d'entraînements, se met à précéder
l'esprit, devançant ce que l'esprit escomptait et se mettant
à fonctionner de lui-même, dans la majesté
de sa puissance propre. Il y a de ce fait même une brièveté
constitutive de la jouissance sportive, qui consonne avec la brièveté
essentielle du geste sportif.
Cette brièveté, je l'épingle comme moment
de vertige car ce que révèle le corps - quand il
précède l'esprit après l'avoir si longtemps
suivi - n'est nommable que comme tel, comme un vide au-devant
de l'esprit, comme point vide qu'institue le corps au lieu même
où l'esprit croyait au pur néant. Et ce retournement,
par surprise et par grâce, donne à l'esprit le tournis,
le délocalise, fait vaciller ses repères laborieusement
construits.
Dans le Sport l'excès procède d'abord constructivement,
dans un corps forgé par l'esprit qui le met au travail.
C'est cela qui rend compte du discours de maîtrise si patent
dans le discours sportif : aucun exploit sportif n'est accompli
par un corps débridé, abandonné à
sa force brute, laissé en jachère de l'esprit. Chaque
exploit relève d'une maîtrise patiemment accumulée
et tenue au point même où la souffrance la menaçait.
Et le sportif en rend compte après coup, faisant valoir
le contrôle exercé sur le corps, la conscience maintenue
au lieu même de l'effort maximum. Mais la jouissance dans
l'exploit se fait jour lorsque cette maîtrise se renverse,
non point que le corps reprenne du champ mais plutôt qu'il
fonctionne de lui-même dans le sens requis par l'esprit
en sorte qu'il se mette, un bref instant, à le précéder
plutôt qu'à le suivre, à réaliser ce
que l'esprit n'aurait su espérer, à faire de lui-même
ce qui paraissait, un temps plus tôt, encore inabordable.
L'exploit et la jouissance qui s'y attache - fût-ce un exploit
réduit, à mesure du corps engagé - tiennent
à ce que le corps produise un excès au lieu même
où l'esprit le maîtrise ; c'est l'engendrement d'un
excès non construit, l'effectuation d'un pas de plus qui
ne se donne plus de manière progressivement accumulée
mais comme surgissement instantané. On y jouit en quelque
sorte de ce que le pas de plus ainsi franchi s'avère non
plus composé par en bas, non plus strictement inférable
de l'entraînement mais donné par le corps, comme
un libre présent. En ce point la brièveté
est vide, vide de déterminations, de sensations patiemment
accumulées, vide d'entraînements, vide de toute autre
sensation que celle qui vient et qui est sans égale, sans
passé et sans nom. Vertige où le sportif - qui ne
s'attache pas comme l'on sait à être bien dans son
corps - se découvre dans un bref ailleurs innommé.
Telle est la contradiction propre du Sport : il est pris comme
modèle de maîtrise de soi mais il triomphe au lieu
d'une éphémère et scintillante dépossession.
Tel est son paradoxe : il met le corps sous tutelle de l'esprit
mais jouit de cette revanche où le corps atteste de son
autonomie, d'un excès de puissance et d'un calcul obscur
qui reste aveugle pour l'esprit qui l'a cependant mis au travail.
Proposition L : Le réel du Sport est l'impossible
de l'exploit absolu. Sa loi symbolique est la désignation
d'un unique vainqueur. Son imaginaire est de croire que le corps
humain puisse faire vérité.
Commentaire 1 :
Pour un corps humain donné, le geste parfait existe : qu'il
suffise pour cela de rappeler le saut parfait de Bob Beamon en
1968, le 400 mètres parfait de Lee Evans la même
année, le 100 mètres parfait de Bob Hayes à
Tokyo en 1964 Mais le geste absolu, c'est-à-dire celui
qui serait parfait au regard de l'universalité intertemporelle
du corps humain, ce geste absolu n'existe pas. C'est l'impossible
dont s'assure le réel du sport, impossible qui lui garantit
que la limite actuelle - celle de tel geste parfait déjà
accompli - soit toujours outrepassable, mais qui lui fixe également
pour objectif ce geste absolu.
Ainsi l'impératif véritable du Sport procède
non point du champ des possibles (le tennis, comme nom aujourd'hui
pour le " possible, trop possible " dans le Sport) mais
bien du lieu d'un impossible. N'est-ce pas d'ailleurs là
un principe général : si ce que l'on doit faire
est ce qu'on ne peut faire, c'est que ce qu'on peut faire n'est
pas ce qu'on doit faire : c'est tout au plus ce que l'on fait,
bien simplement.
Commentaire 2 :
Le symbolique impose l'unicité de qui portera, un temps
seulement, la marque " universel ", celui qu'on nommera
" champion du monde ", celui qui sera un moment détenteur
du trophée. La loi est ici cruelle : à toute compétition
il ne faut qu'un vainqueur, et il n'y a qu'une place qui compte
dans la consécution des palmarès.
Cet impératif contrevient aux lois de la série telles
que Sartre les a établies, là où " chacun
se déclare même que les autres en tant qu'il est
autre que soi ". Sans doute en Sport chacun est-il bien autre
que lui-même (par ce partage entre corps et esprit qui le
constitue en acteur sportif), et sans doute le principe sériel
prévaut-il bien le temps qui précède la compétition
(disons : dans les vestiaires) ; mais la loi symbolique du Sport
est là qui vient bien vite interrompre cette passivité
sérielle en proposant de sanctionner un vainqueur et un
seul. Pendant l'épreuve sportive, la jouissance - qui n'est
pas faite de réconciliation du corps et de l'esprit mais
plutôt du surgissement d'un écart déplacé
et imprévu - interdit le passage de la série au
" groupe en fusion " en sorte que le moment de la compétition
n'est pas proprement celui où " l'autre devient le
même que moi qui ne suis plus mon autre ". Et, le moment
venu de la proclamation du résultat, chaque-un est renvoyé
à une solitude qui n'a plus rien de sériel ; l'achèvement
de l'épreuve ne conduit pas davantage à cette "
fraternité-terreur " dont parlait Sartre, et ce quoique
certaines démonstrations tonitruantes de camaraderie collective
puissent tenter d'atténuer la cruauté d'une loi
symbolique qui isole et particularise à l'excès
les acteurs antérieurement sérialisés.
La loi symbolique est, dans le Sport, ce qui barre une dialectique
sérielle toujours imaginairement opérante. Cette
loi maintient le principe universel au lieu même d'une inégalité
- celle des corps - et constitue la marque - en torsion - de l'esprit
au lieu de la Nature.
Commentaire 3 :
L'imaginaire du Sport, celui qui fait tanguer les stades et s'embraser
les foules, tient me semble-t-il à cette puissance qu'a
l'exploit sportif de faire croire au spectateur que le corps humain
puisse faire vérité, non tant qu'il accueille un
événement - en constitue le site, ou même
l'incarne - mais plutôt qu'il le crée en sorte que
le corps apparaisse alors comme transfiguration glorieuse, comme
chair transie dans le bonheur d'une grâce, comme avènement
éclatant de l'absolu d'un geste.
Si l'image galvaudée du stade comme cathédrale pour
grandes Messes païennes a quelque raison d'être, ce
serait alors en ceci : l'exaltation collective du lien sériel
procède en fait d'un imaginaire de la réconciliation
du corps et de l'esprit, imaginaire inadéquat à
ce qui se joue réellement dans l'exploit sportif, mais
que le sportif lui-même qui vient d'en être l'agent
tend facilement à représenter ainsi, faute de pouvoir
autrement le nommer ; d'où qu'il se trouve acculé
à l'alternative d'une retenue pudique - la jouissance irreprésentable
de son exploit l'isole radicalement de ses voisins - ou d'une
exaltation tapageuse pour forcer l'incommunicable.
On retrouve ainsi qu'en Sport, comme en d'autres disciplines,
l'imaginaire, loin d'être cette " reine des facultés
" qu'exaltaient les romantiques, apparaît principe
de répétition et d'appauvrissement plutôt
que faculté créatrice. Mais, comme l'on sait, l'imaginaire
ne se réduit pas ; et si la religion est bien là
qui avance ses références jusqu'au détour
d'un stade, il convient alors d'énoncer ce principe, au
lieu même du Sport : se méfier de l'imaginaire, parole
d'athée.
Qu'il faille se méfier de l'imaginaire en matière
de Sport tient également à cette impression récurrente
que le spectacle sportif puisse équivaloir à un
art. On pourrait alors formuler l'hypothèse suivante :
le développement moderne du spectacle sportif apparaît
contemporain de la crise de l'art figuratif.
Il faut pour cela garder présent à l'esprit que
le phénomène du sport tel que j'en ai parlé
est somme toute une donnée relativement récente
: né en Angleterre au milieu du XIX° siècle,
il n'a vraiment commencé à se développer
comme spectacle qu'en ce siècle, à l'heure donc
où la crise de la figuration artistique a touché
la peinture bien sûr, mais aussi la musique (crise de la
tonalité et surtout du thématisme), l'architecture
(crise - un peu plus tardive - de la figuration des fonctionnalités
attachées aux formes architecturales) En cette concordance
des temps, la sculpture joue un rôle central s'il est vrai
que cet art vient, plus qu'aucun autre, buter directement sur
la figuration du corps humain - Hegel a relevé combien
pèse ici le costume moderne, vêtement ajusté,
trop ajusté au corps qui n'a plus l'autonomie du drapé
antique et ne laisse plus jouer un écart d'avec le corps
qu'il pare -. En ce sens le spectacle sportif peut être
interprété comme se développant au lieu d'une
absence, continuant de figurer le corps humain au moment où
le modèle de la statuaire grecque - mimétique d'un
corps nu ou drapé - n'opère plus et, plus généralement,
au point où défaillent la plupart des figurations
artistiques. Le spectacle sportif fonctionnerait ainsi, pour un
vaste public, comme ersatz d'art figuratif - peut-être même
comme son " idéal " (16) -, au moment précis
où l'art moderne est, en grande partie (17), engagé
vers le non-figuratif et l'abstraction.
Je ne tiens pas que cette relève de l'art figuratif puisse
constituer un objectif recevable pour le Sport et j'épinglerai
toute proposition qui le soutiendrait à cet imaginaire
qui tend à répéter et faire retour d'un refoulé
plutôt qu'à inventer et poser un pas de plus. À
ce titre, comme à d'autres, j'avancerai une ultime proposition,
récapitulative :
Proposition M : Il existe l'idée du Sport,
qui vaut en soi, et ne saurait être un idéal. Il
existe le plaisir de faire du Sport, qui vaut en soi, et ne saurait
être une vertu ou un apprentissage.
Commentaire : Je l'ai déjà énoncé
(cf. proposition I) : s'il existe quelque chose comme une éthique
du Sport, elle consiste à ne pas le concevoir comme un
idéal. Ainsi l'idée du Sport vaut-elle en soi, sans
être référée à une utilité
sociale, à des vertus éducatives.
J'expose ici son existence et ce qu'elle met en jeu. S'y intéresse
qui le décide. D'autres théories axiomatiques du
Sport que celle que j'ai ici articulée sont en droit envisageables,
qui conduiraient assurément à d'autres définitions
et d'autres théorèmes. J'en laisserai l'initiative
à qui ne saurait adhérer à celle-ci. Au moins
sera tenu qu'il y a lieu de décider à l'égard
du Sport, comme ce l'est à bien d'autres égards,
et que ce point requiert la liberté de chacun. Que nul
alors ne dissimule son choix - son élection ou son refus
du Sport, son indifférence ou sa passion - derrière
quelque pseudo-nécessité des temps ou des lieux.
À la question : " Mais pourquoi donc faire du Sport
? ", là où l'idéologie est toujours
prête à avancer le prétexte de quelque pédagogie
vertueuse (ou scandaleuse), on ne saurait répondre que
ceci : " pour le plaisir, pour le désir qu'éprouve
le Sport, pour l'idée qu'il met en uvre et pour la jouissance
qu'il dispense ".
Notes
Axiome 1 (Axiome d'excès) : Il y a ce désir
: que l'esprit dirige le corps humain pour lui faire excéder
ce que l'esprit sait déjà qu'il peut.
Axiome 2 (Axiome d'énergie immanente) : Il y a ce
désir : que l'excès s'attache au corps humain se
mouvant sous l'effet de sa propre énergie.
Axiome 3 (Axiome des lois naturelles) : Il y a ce désir
: que l'esprit instruise le corps sous contrôle des lois
de la nature.
Axiome 4 (Axiome d'universalité) : Il y a ce désir
: que l'esprit mette le corps humain sous prescription d'universalité.
Axiome 5 (Axiome de la compétition) : Il y a cette
décision : que l'universel se donne dans l'affrontement
de deux corps.
Axiome 6 (Axiome de symbolisation) : Il existe des règlements
symboliques qui institutionnalisent la compétition.
Axiome du collectif : Il existe des modalités collectives
de mise en jeu du corps humain.
Théorème 1 : La théorie du Sport,
ordonnée aux axiomes précédents, est cohérente.
Il existe le Sport.
Il existe des sports.
Il existe des sports collectifs.
Théorème 2 : Cette théorie exclut
de son champ de pensée nombre d'activités physiques.
Théorème 3 : Il n'y a pas de disciplines
sportives " réservées " aux handicapés
; il n'y a pas de sports pour handicapés.
Théorème 4 : Le tir est le renversement interne
au Sport ; il en dessine son extrémité intérieure.
Le biathlon est la discipline la plus vaste de tous les sports.
Théorème 5 : Le Sport est double : il
y a deux modalités du Sport, et deux seulement, la masculine
et la féminine.
Théorème 6 : Dans le Sport, le corps intervient
toujours en sa globalité.
Théorème 7 : Le geste sportif est l'effet
du contrôle minutieux d'une production excessive d'énergie.
Théorème 8 : Dans le Sport il y a la beauté
du geste, comme grâce superflue, non comme objectif.
Il n'y a pas d'injonction artistique qui vaille dans le Sport.
Théorème 9 : Le Sport constitue un spectacle.
Théorème 10 : Le Sport est rare.
Théorème 11 : Il n'y a pas plus de sports
pour vétérans qu'il n'y en a pour handicapés.
Théorème 12 : Le Sport n'est pas naturel.
Théorème 13 : L'entraînement est partie
constitutive de tout sport.
Théorème 14 : Le Sport convoque une intelligence.
Théorème 15 : Le Sport produit des savoirs.
Le Sport fait de la souffrance l'enjeu d'un savoir.
Théorème 16 : Le Sport est un lieu d'inégalité pour les corps.
Proposition A : Le Sport n'est pas humanisant et n'a
nullement à l'être.
Proposition B : Tout " respect " des différences
est une prescription antisportive. Le Sport est un impératif
du même.
Proposition C : La pratique du Sport n'est pas plus un
métier qu'elle n'est un loisir ; le gain sportif est fondamentalement
symbolique. L'argent n'est pas une catégorie intrinsèque
du Sport.
Proposition D : Le principe du Sport n'implique nulle logique
de représentation étatico-sociale. L'existence de
telles représentations procède de décisions
supplémentaires, extrasportives.
Proposition E : Si l'ensemble des performances sportives
est de droit ouvert, l'ensemble des disciplines sportives est
en puissance fermé.
Proposition F : En matière de Sport, le téléspectateur
n'est pas un spectateur.
Proposition G : L'âge ne saurait être une excuse
pour déqualifier l'universalité que le Sport met
en jeu.
Proposition H : Le principe du Sport est compatible avec
une logique émancipatrice, comme il l'est d'ailleurs avec
une visée inégalitaire : il peut être l'occasion
de l'une comme de l'autre. Sur ce point, le Sport ne décide
pas.
Proposition I : Pour autant qu'il y en ait une, l'éthique
du Sport est négative : elle refuse de le concevoir comme
un idéal.
Proposition J : L'idéologisation du Sport est son
péril propre.
Proposition K : La jouissance sportive constitue un vertige
; elle s'organise autour d'un point vide qu'institue le corps
lorsqu'il échappe à l'esprit, en le précédant.
Proposition L : Le réel du Sport est l'impossible
de l'exploit absolu. Sa loi symbolique est la désignation
d'un unique vainqueur. Son imaginaire est de croire que le corps
humain puisse faire vérité.
Proposition M : Il existe l'idée du Sport, qui vaut
en soi, et ne saurait être un idéal. Il existe le
plaisir de faire du Sport, qui vaut en soi, et ne saurait être
une vertu ou un apprentissage.