Théorie du Sport

 

François Nicolas
(Janvier 1992)

Présentation

Il peut sembler paradoxal de devoir faire l'apologie du sport à l'époque où cette activité paraît imposer en toutes circonstances la spécificité de ses valeurs. Il est vrai que de nos jours le sport est avancé comme référence universelle : voilà bien de quoi en dégoûter plus d'un, et particulièrement qui aime sincèrement cette pratique et ne reconnaît plus guère ce qu'il apprécie dans les vertus générales qu'on lui prête.
J'assistais ainsi il y a quelque temps à la retransmission télévisée de la finale de la Coupe Davis et me retrouvais, comme des millions de gens, suspendu à l'issue indécise du match ; l'épreuve se prolongeant, je réalisais que ce qui me retenait devant l'écran n'avait plus guère à voir avec mon attachement pour le sport : je crois en effet connaître la temporalité propre de la performance sportive, ce qu'elle requiert de longue préparation inaperçue du spectateur, ce qu'elle présente comme fulgurance le jour venu de la compétition. Mais je ne retrouvais guère cela en cet après-midi ; je m'étonnais de la durée pendant laquelle j'étais amené à contempler les deux mêmes joueurs, et je ne percevais nulle prouesse d'exception en leurs gestes réitérés. Cela ne tenait pas à la qualité des protagonistes engagés ce jour-là dans l'épreuve : Forget et Sampras partagent ce qu'il y a à mes yeux de plus digne, de plus élégant et, pour tout dire, de plus respectable dans le tennis actuel. Ils peuvent être par ailleurs de bons athlètes - je ne le sais - mais il m'apparaissait qu'ils étaient retenus en ce jour par d'autres impératifs que celui de l'exploit sportif et la mise en scène télévisuelle ne faisait qu'en attester : comme leur seule prestation ne suffisait pas à occuper tant d'heures, je connaissais bientôt tout du visage de leur amie, des expressions de leurs proches, du regard de leur entraîneur Il m'apparaissait ainsi que ce qui m'attachait en ce jour devant la télévision n'était plus ipso facto un rapport au sport mais tenait plutôt à cette badauderie qui me faisait m'identifier en l'avenir incertain d'un tournoi. Ceci témoigne, je crois, du fait que le sport puisse s'avérer massivement absent au lieu même où l'on prétend qu'il est représenté en majesté.

Je tiens cette époque, mon époque, pour particulièrement haineuse du sport au moment même où elle prétend l'avancer comme dispensateur de vertus cardinales, comme école universelle. Je tiens que, contrairement aux apparences, l'amour du sport est somme toute assez rare ou, du moins, s'avère, à bien des égards, assez peu formulé. À quoi tient donc l'amour du sport s'il est si peu présenté - et moins encore représenté - lors même qu'on ne cesse d'en parler et - prétend-on - d'en " montrer " à la télévision ? Cette question est aujourd'hui si confuse que l'idée même du sport semble désormais s'y jouer : quand on parle à tort et à travers du sport, pour des spectacles dilués qui ne le sollicite que de manière latérale et subordonnée, le principe même du sport se perd, se dissout et semble s'éponger dans l'activité physique indifférente ou dans le spectaculaire quelconque (celui de l'aventure et du défi corporels).
Aimer le sport ou plus modestement s'y intéresser - ce à quoi nul sujet n'est à l'évidence contraint - implique a minima d'en affirmer l'existence : le sport existe, qui n'est pas n'importe quoi, qui sollicite l'attention à la loi particulière d'un désir singulier ; cette existence ne va nullement de soi : elle n'est pas attestée par l'existence empirique de disciplines qu'on confondra bien vite dans l'ordinaire des loisirs. Il convient donc d'en déclarer l'existence et d'en formuler un dispositif effectif de déploiement. Je proposerai pour cela une théorie du Sport, qui sera axiomatiquement présentée ; cette méthode d'exposition est en effet celle qui convient lorsqu'il s'agit de décider une existence, d'en tirer les conséquences et d'articuler par là un désir de sport qui semble aujourd'hui si faiblement prononcé.

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Axiome 1 : Il y a ce désir : que l'esprit dirige le corps humain pour lui faire excéder ce que l'esprit sait déjà qu'il peut.
Commentaire : Cet axiome convoque un rapport de l'esprit au corps humain. Plus encore, le désir mis en jeu dans le sport instaure une division entre le corps et l'esprit, et tend à les séparer plutôt qu'à les fusionner.
Ce point est, à mon sens, dominé par cet énoncé de Spinoza (L'Éthique : Partie III, proposition 2) : " Personne n'a jusqu'ici déterminé ce que peut le corps, c'est-à-dire que l'expérience n'a jusqu'ici enseigné à personne ce que, grâce aux seules lois de la Nature, le corps peut ou ne peut pas faire à moins d'être déterminé par l'esprit. [...] On ne sait pas ce que peut le corps. " Le désir de sport s'adosse à cet énoncé pour travailler au point où se partagent un non-savoir - " on ne sait ce que peut le corps " - et un savoir - " on sait ce qu'un corps a pu déjà faire " -. Ce désir requiert à la fois un désir de savoir - savoir ce qu'un corps a pu déjà faire, savoir ce que le corps à face à lui comme limite à franchir - et un désir de non-savoir - ne pas savoir ce qu'en vérité peut le corps, ne pas connaître les limites de sa puissance -, non-savoir qu'il serait cependant trop de nommer ignorance (il n'y a pas en effet de savoir disponible sur les limites du corps, de savoir qui serait volontairement écarté). Le désir n'est pas d'ignorer les limites du corps - si la physiologie apprend que l'arc réflexe nerveux interdit au corps humain de réagir en moins de 100 millièmes de seconde, le sportif n'en fera pas une maladie - mais de tenir que ce qu'il sait - ceci est possible puisque ceci a déjà été fait, au moins une fois, par un corps humain - n'est pas un savoir absolu. Ceci revient à dire que l'ensemble des performances sportives est ouvert (au sens topologique du terme : sa frontière ne lui appartient pas ; elle lui est extérieure) même s'il est borné par différentes impossibilités de nature.
Au total le désir dans le Sport est moins de savoir ou de ne pas savoir ce que peut le corps que de savoir qu'il existe un point à franchir, une limite - historiquement et socialement constituée - qui soit outrepassable, qui soit à la fois frontière (entre savoir et non-savoir) et occasion possible d'outrepassement. Ce mouvement d'outrepassement est ce qui inscrit l'excès au cur même de ce désir, en son principe, non en une latéralité. Le sujet de ce désir ne nie pas l'impossible ; il ne sombre pas dans un phantasme ou le déni d'un réel. Il tient seulement qu'il est impossible d'atteindre la frontière du Sport : une limite qui soit sportivement absolue.
Plus prosaïquement, il sera déclaré toujours possible de faire mieux que ce qui fut déjà fait : toute limite déjà atteinte ne saurait être " La " limite ; soit le lieu commun de qui vient d'en franchir une : " Je ferai mieux la prochaine fois ! ". Ainsi ce qui intéresse le désir dans le sport n'est pas la limite en soi - moins encore l'existence d'un horizon pour le corps humain - mais l'occasion qu'elle délivre de faire un pas de plus.
Scolie : Le corps dont il est ici question est le corps humain, non le corps comme mode général de l'Étendue (Spinoza). Cet axiome écarte donc de son espace de pensée le désir de soumettre le corps animal à l'esprit humain. On en examinera plus loin les conséquences.

 

Axiome 2 : Il y a ce désir : que l'excès s'attache au corps humain se mouvant sous l'effet de sa propre énergie.
Commentaire : Il ne s'agit pas ici de mettre le corps humain dans des conditions extrêmes, de le disposer face aux éléments extérieurs (la neige, le vent, la mer, la tempête, le feu, le froid), face à une adversité naturelle ou mécaniquement produite. Il ne s'agit pas de savoir ce que peut le corps lorsqu'il est confronté au déchaînement des éléments naturels. Il ne s'agit pas de savoir si le corps peut résister passivement à une agression, à une douleur qui lui serait infligée de l'extérieur Il ne s'agit pas plus, on l'a déjà relevé, que l'esprit engage le corps humain pour contrôler d'autres corps (animaux, mécaniques) ou d'autres énergies (produites par une machine). Toutes les activités qui peuvent découler de ce type de projets, aussi exigeantes physiquement puissent-elles être, relèvent d'autres dispositifs de pensée. Il s'agit ici que le corps humain fournisse un excès d'énergie sui generis ; il s'agit de le mettre en position d'activité immanente, non de réaction face à une puissance extérieure.
De la même façon on ne prend pas ici en considération les activités diverses et variées où le désir s'enchaîne à la seule précision d'un effet du geste physique, à la minutie et l'habileté des gestes corporels, à l'adresse manifestée alors même que la quantité d'énergie intrinsèquement produite reste minime et non discriminante. Cet axiome ne déqualifie pas l'adresse du geste sportif ; il enjoint simplement qu'elle reste subordonnée à la production maximale d'une énergie immanente.

 

Axiome 3 : Il y a ce désir : que l'esprit instruise le corps sous contrôle des lois de la Nature
Commentaire : Le désir en jeu est de traiter le corps humain comme partie constitutive de la Nature. Il ne s'agit donc pas ici, à proprement parler, de lutter contre la Nature. Le corps humain reste pris dans ses déterminations naturelles. Le désir n'est nullement d'hypostasier le corps en l'arrachant à son état de nature mais plutôt de le pousser en ses retranchements naturels. On verra que découlent de cet axiome la prohibition du dopage, la nécessité de l'entraînement mais aussi la possibilité d'une revanche du corps sur l'esprit s'il est vrai que ce dernier se soumet dans le sport à une condition naturelle qu'il ne partage point.
Le corps incarne donc la figure de la Nature. Le corps, pour le sportif, est cette part de Nature qu'il transporte à volonté avec lui, cette forme de Nature " portative " qu'il éprouve comme son intérieur-extérieur. Sans doute un rapport plus spécifiquement masculin se noue-t-il ainsi au corps humain en exhaussant sa part naturelle au travers du sport là où un rapport plus féminin magnifierait peut-être la puissance d'enfantement. Que le désir du sportif mette ainsi en jeu la division sexuée des corps et, plus profondément, le partage des sujets dans leur rapport sexué au corps sera un point à prendre en compte.

 

Axiome 4 : Il y a ce désir : que l'esprit mette le corps humain sous prescription d'universalité.
Commentaire : On dira : tout corps est ici décrété le même ; ou encore : les activités ainsi prescrites se font sous l'impératif du même.
Tout corps engagé dans le sport est considéré comme semblable à tous les autres, et par là comme universel ; il est un corps quelconque de l'humanité. Tout corps singulier est apte à signifier le potentiel universel du corps humain en sorte que la limite produite par ce corps singulier vaille derechef extensionnellement pour tous. C'est en effet toujours un corps singulier qui produit et invente une nouvelle limite : celle-ci n'est pas le produit d'une déduction objective, d'un calcul universel. Elle est l'effet singulier d'un corps singulier en des circonstances singulières. Le désir ainsi requis - qui est le nom même du désir de sport - est précisément d'instituer cette limite singulière en limite universelle - en record " du monde " par exemple -. C'est donc le sport lui-même qui s'autorise de décider l'existence d'un monde en sorte qu'il convienne de dire, non pas : " Sans univers, pas de sport ", mais bien plutôt : Sans sport, pas d'universel. On verra que ce point est l'objet d'un violent conflit subjectif : le sport doit-il être sous contrainte de la diversité empirique des corps, de leurs différences revendiquées et exhaussées ou prescrit-il a priori une universalité sans preuves ?
Scolie : Le corps est sexué, c'est une donnée de nature. L'universalité prescrite ne pouvant contrevenir aux lois de la Nature (axiome 2), la sexuation naturelle va être dans le sport ce qui partage légitimement le corps. Il ne convient cependant pas de confondre ce point avec la sexuation du désir, qui n'a pour sa part, comme l'on sait, rien de " naturelle ". D'où un entrelac, complexe et historiquement variable, entre deux sexuations : celle du corps et celle de l'esprit, entrelac dont on examinera plus loin quelques modalités.

 

Axiome 5 : Il y a cette décision : que l'universel se donne dans l'affrontement de deux corps.
Définition : On appellera compétition cet affrontement.
Commentaire : La prescription de l'universel, qui est décision et non pas déduction empirique, se donnera dans un rapport au même : tel est le principe de la compétition (le mot " affrontement " désigne ici non pas le contact nécessaire de deux corps - le " corps à corps " stricto sensu - mais le fait d'opposer, en un lieu, un moment et pour une épreuve donnés, les performances de deux corps).
Le point important est que le " record " - mesure abstraite - ne pourvoit pas de lui-même à l'universalité, car cette universalité doit s'éprouver concrètement, dans le " faire " propre au sport, dans la chair même qui constitue le sport en pratique singulière. Il y faut pour cela la rencontre d'un même corps, la rencontre physique s'entend, car c'est la seule que connaît le corps. Ceci procède de ce que dans le sport le corps doit connaître, tout autant que l'esprit ; en ce sens l'universel requis par le sport ne saurait se donner dans l'abstraction d'un décompte mais doit bien plutôt procéder d'un rapport concret entre deux corps. On pourrait dire cela métaphoriquement : l'universel dans le sport est extensionnel au regard de l'esprit - c'est la mesure d'un record, c'est la limite qui vaut " pour tout " être humain - mais au regard du corps il est avant tout intentionnel, intuitionné par lui - c'est ainsi ce dont prend acte le classement de telle compétition singulière, ce que construit telle et telle épreuve, ce qui procède selon telles ou telles règles -.
Le propre du désir engagé dans le sport est d'être à l'épreuve de ce partage entre corps et esprit, non pour le résoudre mais, comme on le verra, pour en déplacer les frontières ordinaires et, par là, en jouir.

 

Axiome 6 : Il existe des règlements symboliques qui institutionnalisent la compétition.
Commentaire : Dans les affrontements sportifs, la compétition est réglementée selon une triple détermination : un lieu, un temps, une action - comme on le verra, cette théâtralisation du sport le prédispose au spectacle -. L'action imposée implique un engagement global du corps, engagement dont le résultat est mesuré selon un protocole précis et symboliquement sanctionné. Il existe ainsi des mesures minutieuses qui ordonnent le geste sportif, mesures régies par le principe : " ce qui compte est ce qui se compte ". Il en découle des règlements préalables, institutionnellement établis ; ces règlements visent également à tenir sous contrôle les éléments dits " naturels " (vent) en sorte qu'ils n'interfèrent qu'à la marge avec l'effort requis. L'existence de ces diverses instructions ouvre ce faisant à une histoire possible des institutions et des règles qu'elles mettent en uvre.

 

Axiome du collectif : Il existe des modalités collectives de mise en jeu du corps humain.
Commentaire : Il s'agit ici de rassembler plusieurs corps individuels en un seul corps collectif, qui s'affrontera - selon des principes immuables - à un autre corps collectif.
En ce point, on voit bien que l'idée du corps humain telle qu'elle est mise en jeu dans le sport excède sa dimension purement empirique. Le corps individuel, organisme fait de membres, est également considéré comme apte à devenir membre d'un corps d'ordre supérieur si bien que le corps collectif existe dans le sport à la mesure du fait que tout corps individuel y est déjà pris dans sa globalité d'organisme articulé, de collectif de membres, non dans une dispersion de fonctions séparables et localisables en tel ou tel organe. C'est ainsi d'un seul et même mouvement de pensée que le sport exclut les disciplines qui ne requièrent l'engagement que d'une partie du corps (le bras de fer) et qu'il institue l'existence de disciplines collectives.

 

Définition : On nommera Sport toute activité satisfaisant les six premiers axiomes (1), i.e. mettant en jeu les six déterminations dont ces axiomes énoncent l'existence.
Définition : On appellera Sport collectif tout Sport satisfaisant de plus à l'axiome du collectif.

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Théorème 1 : La théorie du Sport, ordonnée aux 6 (+1) axiomes précédents, est cohérente.
Démonstration : On va démontrer pour cela que cette théorie admet un modèle.
Parmi les différents modèles concevables (la gymnastique, l'athlétisme, la natation, le cyclisme, l'aviron) retenons, par penchant personnel, le deuxième. On fera l'hypothèse que, dans ce modèle, les règles du vrai et du faux que je vais utiliser constituent un protocole de vérification reconnu et acceptable par tout un chacun qui connaît cette discipline.
Examinons un à un les axiomes précédents en en donnant, à chaque fois, l'interprétation selon le modèle proposé : on constatera que ceci conduit, cas par cas, à des propositions vérifiées (déclarables comme " vraies ") dans le cadre de ce modèle.
1. Axiome d'excès : l'athlétisme requiert du corps humain le franchissement de limites nommées " records ", limites dont il est tenu comptabilité rigoureuse. Chaque pas de plus y est symboliquement pris en compte.
2. Axiome d'énergie immanente : l'athlétisme sollicite l'énergie interne du coureur, du sauteur, du lanceur. L'énergie produite par la perche lorsqu'elle se déplie n'est que la restitution de l'énergie que lui a conférée un instant plus tôt le sauteur. L'adresse requise (pour franchir les haies, pour expédier le disque dans l'aire prédéfinie, pour effacer la barre du saut en hauteur) n'est jamais qu'une manière d'utiliser au mieux l'énergie extrême produite par le corps. L'athlétisme ne comptabilise pas les records réalisés avec l'aide significative des conditions atmosphériques (vitesse du vent trop importante)
3. Axiome des lois naturelles : l'athlétisme prohibe le dopage ; il sollicite un entraînement acharné en sorte de tirer le profit maximum des lois naturelles qui régissent le corps.
4. Axiome d'universalité : l'athlétisme confronte les corps sans tenir compte de leurs différences d'origines, d'âges, de tailles, de couleurs Il ne reconnaît que la différence sexuée des corps ; il y a deux athlétismes (masculin et féminin) et deux seulement.
5. Axiome de la compétition : l'athlétisme n'est pas une pratique solitaire. Il organise des compétitions dont le principe est la confrontation d'au moins deux corps. Tout record établi en solitaire, hors du cadre d'une compétition, n'y est pas reconnu.
6. Axiome de symbolisation : l'athlétisme définit à l'avance le lieu et l'heure de ses épreuves. Il réglemente minutieusement l'activité requise (lancer un poids de 7,257 kg) et ses conditions de validité (garder le poids collé au cou, sortir du cercle en état d'équilibre et par l'arrière). L'athlétisme mesure, classifie et distribue des titres. Tout autre gain, non symbolique, ne relève pas de sa compétence explicite.
* Axiome du collectif : l'athlétisme engage certaines épreuves collectives nommées " relais ".
Au total, chacun des axiomes étant valide dans l'athlétisme, la théorie du Sport l'admet pour modèle. Admettant un modèle, cette théorie est donc cohérente. C.Q.F.D.

Définition : On nommera sport toute discipline constituant un modèle pour cette théorie, soit toute discipline constituant un modèle pour le Sport.
Définition : On appellera sport collectif toute discipline constituant un modèle pour le Sport collectif.

Corollaire 1.1 : Il existe le Sport.
Démonstration : On a montré que les six axiomes sont cohérents - notons d'ailleurs que leur intersection n'est pas vide puisqu'elle admet pour modèle au moins l'athlétisme -. Donc le Sport - activité satisfaisant aux six axiomes - existe. C.Q.F.D.

Corollaire 1.2 : Il existe des sports.
Démonstration : Il existe en effet l'athlétisme, qui est modèle pour le Sport. Il serait équivalent d'établir que la natation est également un sport, de même que le cyclisme ou l'aviron et ce, quoiqu'ils fassent intervenir les éléments naturels de manière apparemment plus massive. En effet lors de l'épreuve sportive le corps, élément naturel, reste immergé dans la Nature laquelle réagit à son action ; on constate, dans les cas précités (aviron), que cette réaction n'excède pas le rôle joué par la pesanteur ou l'air pour l'athlétisme, ou celui joué par l'eau pour la natation : ces éléments naturels opposent une résistance à l'action du sportif et non pas l'inverse ; soit : l'action du corps humain n'y est pas pour l'essentiel une réaction à une énergie extrinsèque. C.Q.F.D.
Scolie : Il y a le Sport, et il y a des sports. Remarquons l'ordre des raisons : il y a des sports car il y a le Sport ; ainsi la diversité des actions possibles enjointes au corps humain par l'esprit - soit la diversité des sports - est illimitée sous condition de l'existence d'un désir, d'une loi ou d'une idée du Sport.

Corollaire 1.3 : Il existe des sports collectifs.
Scolie : Le football, le volley-ball, le handball sont des sports collectifs - on considère le détail de cette démonstration comme trivial -.

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Théorème 2 : Cette théorie exclut de son champ de pensée nombre d'activités mettant le corps humain en jeu (activités qui peuvent être par ailleurs plus ou moins exigeantes sur un plan physique et demeurer bien sûr tout à fait respectables à leur titre propre).
Démonstration : Cela s'établit par l'absurde : si cette théorie n'excluait rien, elle serait inconsistante ; étant consistante, elle ne saurait théoriser n'importe quelle activité. C.Q.F.D.
Scolie : Détaillons, axiome par axiome, certaines activités que cette théorie exclut de son dispositif de pensée. Ceci sera formulé sous formes des lemmes de limitation suivants :

Lemme 2.1 : L'équitation n'est pas un sport.
Scolie : Entendons bien cet énoncé - et les suivants - ainsi : l'équitation, ne relevant pas de cette théorie, n'y est pas pensable comme un sport. Ceci n'annulle évidemment pas la valeur en soi de cette discipline - ou de bien d'autres - mais indique simplement que le nom " sport " ne saurait, au regard de cette théorie, caractériser son enjeu propre.
Démonstration : Le corps sollicité au premier chef dans l'équitation est le corps animal ; le corps humain n'y intervient que pour en contrôler l'énergie. Ceci contrevient à l'axiome 1. C.Q.F.D.

Lemme 2.2 : Les jeux d'adresse (billard, pétanque, fléchettes) ne constituent pas des sports.
Démonstration : Par définition, la production d'énergie intrinsèque est dans ce type de jeux tout à fait minime, en tous les cas secondaire au regard de l'adresse exigée, adresse qui constitue le point véritable de discrimination. Ceci contrevient à l'axiome 2. C.Q.F.D.
Scolie 1 : On exclura de même les présumés " sports mécaniques " - et ce quoiqu'ils puissent être physiquement fort exigeants (je songe tout particulièrement au cas du moto-cross) - car l'énergie qui discrimine le résultat ne vient pas du corps humain. Qu'une activité physique soit fatigante et même épuisante ne saurait suffire au regard de cette théorie à la qualifier de sportive, sauf par métaphore.
Scolie 2 : Ceci s'applique a fortiori pour les prétendus " sports cérébraux " : jeu d'échecs, mots croisés
Scolie 3 : Certains sports participent par ailleurs de la logique du jeu ; on constate alors (2) qu'ils ne retiennent qu'un nombre très limité de situations possibles : duel symétrique, complet, stable et exclusif alors que les jeux déploient un spectre beaucoup plus large de situations (jeux à plus de deux équipes, jeux dissymétriques - gendarmes et voleurs -, jeux instables - avec changement de rôle en cours de partie -, jeux non équilibrés - un camp est progressivement éliminé à la balle au prisonnier -, jeux ambivalents). Le Sport, récusant l'instabilité, le non-équilibre et l'ambivalence, impose corrélativement une unité de lieu, de temps et d'action.

Lemme 2.3 : Le culturisme n'est pas un sport.
Démonstration : Ceci peut se démontrer de différentes manières : au moyen de l'axiome 1 (aucune énergie excessive ni aucune action véritable ne sont requises lors de la compétition culturiste laquelle n'implique que d'exposer statiquement un corps) ou de l'axiome 5 (la compétition culturiste n'oppose pas deux corps : elle ne fait que les comparer). C.Q.F.D.
Scolie : Le culturisme contrevient également à l'axiome 3 : le culturiste ne tient pas à s'embarrasser de limites naturelles et recourt aux anabolisants pour sculpter son corps à loisir.
Remarquons : au regard de l'idée du Sport, il y a une sorte de perversion de cette discipline : le désir d'un homme (plus rarement d'une femme, quoique désormais cela se rencontre désormais aussi !) se complait dans l'exhibition d'un corps hypertrophié, totalement impuissant à agir et se mouvoir, un corps raidi et turgescent, emphase comique où l'avoir phallique croit s'assurer en être.

Lemme 2.4 : Les exercices physiques constitués en pratiques réservées pour certaines catégories de corps, en particulier pour les corps déclarés handicapés, n'appartiennent pas au Sport.
Démonstration : Ils contreviennent à l'universalité imposée par l'axiome 4. C.Q.F.D.
Scolie : D'où le théorème suivant, d'une très grande importance subjective :
Théorème 3 : Il n'y a pas de disciplines sportives " réservées " aux handicapés ; il n'y a pas de sports pour handicapés.
Scolie : Cela peut aussi se dire : il n'y a pas de " développement séparé " des disciplines sportives.
Le sport n'est pas en charge de traiter le fait que tel ou tel être humain ait perdu une jambe, un bras, un il ou que sais-je encore. Que le fait de perdre tel ou tel membre, telle ou telle fonction motrice, soit une épreuve cruelle, on en conviendra facilement. Que le fait de devenir manchot interdise de faire de l'haltérophilie peut être consternant pour celui à qui cela arrive mais n'est qu'une des multiples conséquences désolantes de la perte d'un bras. Le Sport n'est pas en charge de dissimuler ou d'atténuer ce point. Qu'il y ait une cruauté propre au Sport - les corps sont essentiellement inégaux -, n'importe quel sportif le sait bien ; et l'âge est là pour rappeler à chacun la dureté des lois naturelles.
Ma doctrine est en ce point très simple : la course de fauteuils roulants peut devenir une discipline sportive à part entière - à l'égal du cyclisme par exemple - à la condition expresse qu'elle soit ouverte à tout corps humain et ne soit pas réservée aux corps amputés des membres inférieurs. On peut ainsi concevoir que l'épreuve d'un handicap donne l'occasion d'inventer une nouvelle discipline sportive, à condition cependant d'en concevoir une modalité ouverte à n'importe quel corps et non pas d'en faire une spécialité pour corps amoindri (spécialité qui deviendrait aussi vite une discipline " handicapée " plus encore qu'une discipline " pour " handicapés).
Faut-il d'ailleurs rappeler que certains " handicapés " ont su briller dans des disciplines sportives universelles, à l'exemple d'un Murray Halberg, champion olympique du 1500 mètres en 1960 alors qu'il avait un bras gauche atrophié, ou d'un Leroy-Burell, récent recordman du monde du 100 mètres quoiqu'aveugle d'un il. À un niveau moins prestigieux, on connaît certains boxeurs unijambistes (3) qui, munis d'une prothèse adéquate, tiennent une place honorable dans les compétitions officielles.
À l'heure où l'éloge des particularismes, du droit à la différence, du respect de l'autre fait florès, le Sport fait heureusement, dans son domaine propre, l'éloge du même, apprenant ainsi à respecter en tout être non point l'autre mais bien plutôt le même, son strict semblable.
Définition : En Sport, ce respect du même en l'autre s'appelle le fair-play.

Lemme 2.5 : L'épreuve physique solitaire n'appartient pas au monde du Sport.
Démonstration : Elle contrevient à l'axiome 5. C.Q.F.D.
Scolie : Ce point, explicitement formulé en athlétisme, indique que le Sport ne consiste pas en la tenue d'un registre de records, moins encore en la comptabilité des différents extrêmes atteints par le corps humain, tel cet exploit physique indubitable consistant à ingurgiter 24 ufs crus en 2 minutes 11 secondes (un certain Monsieur Heape l'aurait fait rapporte-t-on en 1962, et je ne sais si ce " record " tient toujours). Le Sport ne prend en compte un pas de plus, l'outrepassement d'une ancienne limite, que sous contrainte de la compétition, du rapport instauré et tenu avec un corps institué semblable (4).

Lemme 2.6 : Les exhibitions n'appartiennent pas au monde du Sport.
Démonstration : Ne distribuant aucun titre, n'instituant aucun palmarès et n'ayant pour seule logique qu'une logique monétaire, elles contreviennent à l'axiome 6. C.Q.F.D.

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On pourrait continuer la liste de ces lemmes de limitation (les numéros de cirque ou de cascades, la tauromachie, le travail ouvrier ou paysan ne constituent pas des sports) mais ces théorèmes, par leur " négativité ", ne sont pas les plus intéressants, et les plus inventifs : ils ne nous apprennent rien de bien nouveau sur le Sport et les sports. Mais, avant d'en passer à l'établissement de propriétés positives, polémiquons un peu avec quelques positions qu'on nommera anti-sportives.

I) Les positions qui refusent l'axiome d'excès.
Leur principale modalité consiste à faire valoir les bienfaits de la " mise en forme " : le sport serait destiné à installer de manière confortable l'esprit au sein d'un corps, de le disposer " bien dans sa peau ". Les variantes sont ici multiples : on présentera le sport comme destiné à l'éducation physique et morale des jeunes gens, comme moyen d'harmoniser les facultés, comme tentative d'humaniser le rapport de l'esprit au corps. Toutes ces positions, qu'elles que défendables qu'elles puissent paraître par ailleurs, sont en fait dressées contre le Sport lorsqu'elles s'avancent en usurpant son nom ; elles condamnent en vérité le principe d'excès constitutif du Sport. Rien de plus étranger en effet à l'esprit du Sport que le principe de " savoir prendre ses mesures et s'y tenir " ; l'excès est inscrit au cur même du désir de Sport et les excès du Sport sont, il est vrai, dangereux, en particulier pour le corps : ils conduisent à le traumatiser plutôt qu'à l'équilibrer, à le déformer en lui imposant de l'extérieur des efforts dont il n'exprime nul besoin et devant lesquels il regimbe constamment.
Cette opposition entre le Sport et l'éducation physique (la gymnastique, au sens grec - ou plus encore " suédois " - du terme) est au cur du débat du XX° siècle :
- " Le sport est une contrainte corporelle entretenue par la pratique passionnée de l'effort superflu. [...] L'effort ne peut être rendu craintif et prudent sans que sa vitalité s'en trouve compromise. Il lui faut la liberté de l'excès. C'est là son essence, c'est là sa raison d'être ". (Pierre de Coubertin 1925)
- " Le sport est l'éducateur par excellence, avant tout dominé par la raison d'utilité, [...] préservé de l'excès ou de l'outrance par un élément éducatif essentiel : la mesure " (Georges Herbert 1923).
Il y a bien là deux positions opposées, inconciliables lorsqu'elles prétendent régenter les mêmes pratiques.

La thématique, si constante, du sportif comme " dieu du stade " consonne avec cette dimension non-humanisante du sport : " Je vois encore tourner autour de l'anneau du Parc dans le fracas de mitrailleuse lourde des motocyclettes énormes - le visage scellé et inhumain sous le heaume de cuir, assis sur leur vitesse comme les dieux d'Homère sur leur nuage - ceux qui étaient bien pour moi les demi-dieux de la piste. " (Julien Gracq. Lettrines 2)
Proposition A : Le Sport n'est pas humanisant et n'a nullement à l'être.
Scolie : Le Sport n'est pas une école d'humanité. Le Sport n'est pas une formation, ni une éducation. C'est une pratique qui ne débouche sur rien d'autre que ce qu'elle est. Elle vaut en soi, ou ne vaut rien.

II) Les positions qui refusent l'axiome de l'énergie immanente.
On en connaît de multiples versions, dont la plus courante aujourd'hui est l'éloge de " la glisse ", cet éloge qui transpose l'opportunisme parlementaire cher à Edgard Faure : " On me reproche d'être une girouette. Mais ce n'est pas la girouette qui tourne, c'est le vent ". Ainsi les " sports de glisse " n'ont de cesse de faire l'éloge du corps qui s'adapte aux circonstances, qui épouse les forces naturelles et se coule dans l'air du temps. Le corps écologisé, adapté à son milieu naturel, devient l'enjeu d'un nouveau conformisme. Et le Sport d'être ici dénoncé comme violence faite au corps - ce qui est bien vrai -, comme volontarisme inacceptable, comme barbarisme. L'omniprésence des " sports de loisir " adaptés aux citadins en période de reconstitution physique - on glissera de concert, avec béatitude, dans les airs, sur la neige ou sur l'eau - est le monnayage de cette position.

III) Les positions qui refusent l'axiome des lois naturelles.
Il est peu fréquent que, sous couvert du Sport, se déclare un désir de contrevenir aux lois de la nature. Une telle position conduirait immédiatement au développement séparé, extra-sportif, de l'activité concernée, comme les exemples du culturisme ou du catch en attestent d'ailleurs.
On examinera plus loin en détail (cf. théorème 16) une manière plus subtile de récuser cet axiome en arguant d'une inégalité injustifiable des corps que le Sport légitimerait.

IV) Les positions qui refusent l'axiome d'universalité.
Ces positions sont aujourd'hui devenues presque hégémoniques. Elles font valoir la cruauté inacceptable du Sport, qui interdit à la plus grande part des êtres humains de le pratiquer, soit qu'ils soient trop jeunes pour s'y lancer, soit qu'ils soient trop vieux pour espérer pouvoir encore l'emporter, soit qu'ils soient déclarés trop sous-développés pour disposer d'un corps en pleine puissance de ses capacités, soit qu'ils soient handicapés Bref, on rencontre ici toutes les modalités possibles de cet " éloge des différences " et du " respect de l'autre " qui conduisent à la prolifération de disciplines particularisées, adaptées au besoin de chacun : à celui du grand enfant américain comme à celui de l'aristocrate anglais, à celui du cadre stressé comme à celui du cul-de-jatte.
Tout ceci organise le refus de la prescription d'universel ; on parlera de " démocratiser " des pratiques sportives trop " élitistes ", de les mettre à la portée de tout un chacun, et plus spécifiquement - comme toujours - de celui qui en vérité n'a nulle envie d'en faire mais considère cependant que c'est intenter à son honneur d'être humain qu'un de ses semblables puisse s'y livrer sans solliciter son accord préalable. Retournement bien connu où toute position déclarée et tenue est nommée totalitaire, où tout jugement assumé est présumé dogmatique.
Proposition B : Tout " respect " des différences est une prescription anti-sportive. Le Sport est un impératif du même.

V) Les positions qui refusent l'axiome de la compétition.
On retrouve là cette exigence de convivialité qui devrait, selon certains, prévaloir dans les pratiques sportives : le Sport y est condamné, plus ou moins explicitement, comme école de la violence, comme formation à la guerre. D'où deux points : le Sport est-il bien une école ou une formation ? Quel rapport entretient-il avec la guerre ?
J'ai déjà répondu négativement à la première question. Quant à la seconde j'avancerai ceci : si une forme de violence est bien partie constitutive de tout sport, elle ne l'assimile cependant pas ipso facto à la guerre ; le parallèle du Sport et de la guerre n'est que partiellement tenable. Il y a bien " affrontement " dans le Sport (et ceci tout autant dans les sports collectifs que dans les " sports de combat ") mais les objectifs du Sport et de la guerre restent sensiblement différents.
" La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l'adversaire à exécuter notre volonté. La violence est donc le moyen ; la fin est d'imposer notre volonté à l'ennemi. Pour atteindre cette fin en toute sûreté il faut désarmer l'ennemi, et ce désarmement est par définition l'objectif proprement dit des opérations de guerre. Il faut pour cela détruire les forces militaires, conquérir le territoire, juguler la volonté de l'ennemi en le forçant à se soumettre ". (Clausewitz). La guerre est soumise à des impératifs extérieurs (la politique qu'elle " prolonge ") et son objectif propre se situe en la capacité d'imposer sa volonté à l'autre camp. Son centre de gravité est ainsi toujours extraverti.
Le Sport n'a pas cette dynamique : violence est avant tout faite à son propre corps, plus encore qu'à celui de l'adversaire ; et la médiation de l'autre corps - qui ne vaut qu'en tant qu'il est corps semblable - n'est là que comme moyen pour une fin qui reste la production par son propre corps d'un geste inconnu ; si bien que le Sport paraît renverser la guerre plutôt que l'accomplir. L'adversaire y reste mon partenaire car il me sert avant tout à me dépasser. Vieux cliché du sport dira-t-on mais qui a sa raison d'être. D'où que l'abandon de l'adversaire lors d'une compétition sportive ne soit pas un objectif, à rebours même de la logique de la guerre ; cet abandon est d'ailleurs pris en général comme une impasse de la compétition sportive, non comme son triomphe. Même dans les sports de combat, le " beau match " - celui qui prévaudra au bout du compte - sera celui où chacun aura su pousser son corps aux limites, moins en une montée aux extrêmes (comme il en va selon les lois de la guerre) qu'en un face-à-face tenu jusqu'au terme imparti par la compétition.
De même on ne saurait dans le Sport l'emporter sur son adversaire de n'importe quelle manière, en trichant par exemple ; a contrario dans la guerre la triche n'existe pas - il y a les crimes de guerre, ce qui est tout autre chose - et il n'y a pas à parler de victoire militaire " sportivement " conclue. Par contre la triche en sport entache de nullité le résultat remporté, car le résultat doit d'abord être remporté sur soi. Ainsi s'il y a agressivité en sport, le point qui la rend compatible avec ce qu'on a nommé le fair-play est que cette agressivité soit ultimement dirigée contre soi : on ne court victorieusement un 100 mètres qu'en pensant d'abord et avant tout à sa propre course, non pas à défaire l'autre.
L'existence d'un entraînement rapproche formellement le Sport de la guerre - le sportif s'entraîne avant la compétition comme le soldat " fait ses classes " avant de monter au front - mais ceci n'est que la conséquence physique d'une mise en jeu du corps par l'esprit : somme toute le pianiste fait aussi des exercices pour échauffer ses doigts avant un concert.
Ainsi, si les deux logiques - celle du Sport et celle de la guerre - apparaissent symétriques ou duales l'une de l'autre, cela n'infère pas que le désir de Sport soit un artefact du désir guerrier et que tout sportif soit un adjudant qui s'ignore.

VI) Les positions qui refusent l'axiome de symbolisation.
J'entends par là ces positions qui mettent au cur de la pratique sportive la question de sa " professionnalisation " : combien cette pratique est-elle payée ? Est-elle ou non reconnue par la société ? Est-elle bien ou mal représentée ? Peut-on ou non y gagner sa vie ? Autant de questions qui n'ont pas de raison d'être, même si tout un chacun, qui pratique le Sport pour de tout autres raisons que celles-là, peut bien légitimement se les poser. Le point n'est donc pas ici le débat sociologique : amateurisme / professionnalisme ; le point est qu'il y a une irréductibilité du désir de Sport qui fait que chaque sportif pratique avant tout son sport par plaisir, par passion (5). Le régime du Sport est d'enchaîner le désir à une symbolisation de l'exploit : à un titre, à une place, à une médaille, à une ceinture ou à une coupe ; l'argent qui circule dans le Sport comme il circule ailleurs - plus ou moins selon la discipline, selon les temps, selon les engouements - n'est en ce point qu'une détermination extrinsèque et subalterne.
On ne saurait dénigrer un sport parce qu'il est mal connu, peu médiatisé, qu'il n'attire que modérément les feux de la rampe. On ne saurait, à rebours, valoriser un sport parce qu'il est un lieu significatif de circulation monétaire et d'identification imaginaire.
Proposition C : La pratique du Sport n'est pas plus un métier qu'elle n'est un loisir ; le gain sportif est fondamentalement symbolique. L'argent n'est pas une catégorie intrinsèque du Sport.

VII) Les positions qui arguent de l'existence d'un corps sportif collectif pour déclarer qu'il représente ipso facto un corps social.
Cette question divise le monde du Sport avec une profonde acuité subjective et son issue n'est pas déductible des axiomes précédents. Le point est alors le suivant : tout corps collectif doit-il être pris comme représentant d'un corps social, d'un État, d'un pays, d'une communauté ? Je tiens pour anti-sportive la position qui à la fois répondrait positivement à cette question et n'assumerait pas qu'elle introduit ce faisant une proposition supplémentaire.
Sans doute un corps collectif est-il constitué de membres, sélectionnés parmi une collection donnée d'êtres humains. Mais ce corps collectif ne représente pas à ce seul titre la collection initiale, pour cette simple raison qu'il est au plus loin d'être le composé quelconque de cette collection : chaque membre est en effet sélectionné comme le plus rapide, le plus fort de la collection sociale initialement donnée. Ce corps collectif ne saurait donc en être le représentant s'il est vrai que le représentant véritable d'un ensemble ne saurait en être que l'élément absolument quelconque. Et comment tenir que Platini soit le x des footballeurs français ou que Carl Lewis soit le l des coureurs américains ? Ainsi, si telle ou telle équipe sportive est prise comme emblème d'un pays, d'une ville ou d'une communauté sociale, ce ne peut être que par décision supplémentaire (6).
Proposition D : Le principe du Sport n'implique nulle logique de représentation étatico-sociale. L'existence de telles représentations procède de décisions supplémentaires, extra-sportives.

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Muni de cette petite théorie axiomatique, on peut se proposer d'en tester la fécondité en en produisant ad libitum les théorèmes. En voici un premier bouquet, librement composé.

 

Théorème 4 : Le tir est le renversement interne au Sport ; il en dessine son extrémité intérieure.
Démonstration : Dans le tir l'excès d'énergie est mis à contrôler le corps en sorte de quasiment le neutraliser au lieu de l'exalter. Le geste à produire est ici un différentiel d'énergie, l'infinitésimal de la dépense d'énergie, son dx. Toute l'énergie du tireur est concentrée sur une quasi-neutralisation active du corps en sorte qu'il soit à même de produire ce différentiel minimum du geste physique. Il ne s'agit pas ici à proprement parler d'adresse en ce que cette dernière suppose toujours de production minimale d'énergie. Ici c'est l'infinitésimal en tant que tel qui se trouve en jeu, infinitésimal qui présente l'envers retourné de l'excès sportif, non son indifférenciation. C.Q.F.D.
Scolie : L'objectif du tir n'est pas tant de ne rien faire - objectif plutôt du tir à l'arc, où il s'agit de produire cette singularité qu'est un acte passif (lâcher la corde) et qui conduit cette pratique, il est vrai, au seuil d'une discipline plus " spirituelle " que sportive - que de faire cette action infime - qui n'est pas nulle - consistant à presser une détente. Toute l'énergie du corps doit alors se concentrer en un point minuscule, neutralisant l'activité inconsciente du corps, énergie se retournant contre elle-même en sorte de ne plus se présenter qu'en la matérialité du geste-epsilon, l'infiniment petit du geste énergétique. En ce sens le tir est le différentiel du Sport.
Corollaire 4.1 : Le biathlon est la discipline la plus vaste de tous les sports.
Démonstration : Le biathlon embrasse le plus grand écart possible, la distance extrême intérieure au Sport car il rapporte deux disciplines symétriquement extrêmes : d'un côté le ski de fond qui sollicite la dépense maximale d'énergie (en termes techniques : son VO2 Max est le plus élevé de tous les sports), de l'autre le tir qui s'intercale entre deux moments de course et met en jeu l'infinitésimal de la dépense énergétique. Chacune de ces deux épreuves est donc extrême et l'est symétriquement par rapport à l'autre (au regard de la dépense d'énergie). Le rapport qu'instaure le biathlon est donc maximal. C.Q.F.D.
Scolie : Le biathlonien doit être successivement et dans la même épreuve celui qui intègre et celui qui différentialise l'énergie corporelle. Soit le biathlon comme dualité d'excès : excès de la dépense maximale, excès de la dépense infime.

Proposition E : Si l'ensemble des performances sportives d'une discipline donnée est de droit ouvert (cf. scolie de l'axiome 1), l'ensemble des disciplines sportives est en puissance fermé - au regard de l'ensemble des pratiques physiques mettant en jeu le corps humain -, i.e. sa frontière est constituée / constituable de disciplines sportives.
L'invention de nouvelles disciplines " polyvalentes " par combinaison d'anciennes épreuves - l'exemple le plus récent en est le triathlon (natation + vélo + course à pieds) - tend précisément à effectuer cette clôture ; ceci est rendu possible par le fait que le rapport entre deux épreuves est lui-même constituable comme discipline sportive à part entière. Ainsi ce qu'on nomme parfois " épreuves combinées " ne relève pas d'une simple somme d'épreuves mais bien plutôt de leur mise en rapport : elle ajoute ce rapport - dont la possibilité est instituée par la simple existence des épreuves séparées - à l'espace effectif des disciplines sportives. Bien sûr la saturation historiquement constatée ne procède pas à tort et à travers ; elle opère par judicieuse mise en rapport, par rapprochement d'épreuves complémentaires ou considérées a priori comme opposées - le triathlon par exemple rendra " compatibles ", à sa manière propre, certaines disciplines traditionnellement considérées comme " incompatibles ", telles natation et athlétisme, ou athlétisme et cyclisme -. Ainsi l'espace des disciplines sportives tend à se clôturer par adjonction des points d'adhérence que constituent les rapports entre épreuves sportives.
Cette étape suffit à saturer l'espace car il n'y a pas de place pour une combinatoire d'ordre supérieur, pour des combinaisons d'épreuves combinées ; soit : les épreuves combinées ne sont pas sportivement combinables, elles sont tout au plus réunissables : si l'on tentait, par exemple, de rapporter le pentathlon et le triathlon en une nouvelle épreuve, on ne construirait pas un super-biathlon [comme ensemble des ensembles " pentathlon " et " triathlon ", soit {{5}+ {3}}= {2}] mais plus modestement un octathlon [par union des éléments, soit {5+3}= {8}], toutes proportions gardées comme le décathlon de l'athlétisme, quoique réparti en deux jours, ne compte pas deux [{{5}+{5}}={2}] mais bien dix [{5+5}={10}]. Ceci tient directement à la triple unité - temps, lieu et action - de l'épreuve sportive qu'enfreindrait un emboîtement d'épreuves à plusieurs niveaux.

 

Théorème 5 : Le Sport est double : il y a deux modalités du Sport, et deux seulement : la masculine et la féminine.
Démonstration : Elle découle, assez trivialement, des axiomes 3 et 4 : le corps humain est un corps naturellement sexué. La prescription d'universalité, pour ne pas contredire cette matérialité, conduit à disposer deux corps et non un seul. D'où découlent deux Sports, et deux seulement. C.Q.F.D.

Corollaire 5.1 : Les disciplines physiques qui n'adoptent pas cette distinction, celles qui se déploient indifférentes à la sexuation du corps humain (les épreuves de voile par exemple, ou les disciplines hippiques) ne relèvent pas de ce dispositif de pensée.
Démonstration : Elle se fait par l'absurde à partir du théorème précédent.
Scolie (du corollaire) : Sans contester le récent exploit (en particulier physique) de Florence Arthaud, force est de conclure qu'elle fut engagée dans une compétition autre que sportive. Ce serait donc un tout autre travail que de caractériser ce dont il était exactement question dans l'épreuve qu'elle a remportée.

Scolie (du théorème) : L'interprétation et les conséquences de ce théorème sont loin d'être triviales. On tiendra même que cette question de la sexuation dans le Sport, ainsi disposée en partage naturel, divise profondément les consciences, ce que tout un chacun sait bien : le Sport partage hommes et femmes bien au-delà des vestiaires et des compétitions. Le Sport partage les femmes, tout spécialement dans leurs rapports aux hommes, et le Sport partage avec acuité les hommes entre eux, dans leur rapport à la " masculinité ". Peut-être est-ce là une conséquence du fait que le rapport au corps tel qu'il est engagé dans le Sport porte en lui même une détermination plus spécifiquement masculine, une détermination " Homme " - que cette détermination puisse être aussi à l'uvre en telle ou telle femme empiriquement donnée ne constitue pas une objection -. Ceci peut se dire ainsi : si tout rapport au corps est rapport à un corps sexué, plus encore tout rapport au corps est lui-même un rapport sexué.
Ma génération fut, plus que d'autres, au cur de cette question et à l'épreuve de la division qu'elle institue : le Sport fut jadis attaqué par un certain gauchisme (cf. ce numéro mémorable de la revue " Partisans " en 1968 : " Sport, culture et répression ") comme emblème du capitaliste (7) et même du fasciste (8) qui sommeillerait en tout être humain, et plus encore en tout être masculin. De nos jours le Sport se voit exhaussé à la fois comme figure accomplie de la compétitivité et comme emblème d'une tempérance occidentale, somme toute comme blason humanisant des droits de l'homme, plus prosaïquement comme signe de ralliement de ces nouvelles forces vives de la Nation - l'entrepreneur et le battant, adeptes de " challenges " - qui ne somnolent plus dans les travées du Parlement ou les bistrots des syndicats mais se déplacent volontiers avec une raquette de tennis ou un club de golf à portée de la main et font savoir que chaque automne ils participent au marathon de New York.
On exaltera les vertus dynamisantes du Sport, sa pédagogie de la compétitivité ; on fera l'éloge de la concurrence acharnée qu'il organise, du goût de l'effort qu'il enseigne. Mais on exaltera tout aussi bien le Sport comme emblème du " faire avec " : faire avec les circonstances, faire avec le possible, faire avec le moindre mal, faire avec ce que le vent charrie d'opinions consensuelles ; cela conduit alors - je l'ai indiqué - à l'éloge des " sports de glisse ", ces pratiques où l'on ne lutte pas contre les éléments naturels pour se proposer, au contraire, de les épouser, de les accompagner de la manière la plus conviviale possible. Éloge d'un conformisme à la nature, qui consonne avec l'éloge du marché et de la propriété comme notre nature redécouverte. Éloge du consensuel entre l'esprit et le corps : il s'agit désormais de gérer son corps, de le préparer à une retraite heureuse, de capitaliser les effets d'une jeunesse bien employée. Il s'agit d'être bien en son corps, de l'habiter, d'être en forme Tout ce discours, qu'il est déjà trop de reproduire tant ses formules sont stéréotypées, tout cela, toute cette idéologie des " sports " à la mode est bien connue.
J'y perçois cependant ce trait singulier supplémentaire que la division sexuelle s'y dissout du côté de l'homme ; j'y perçois cette haine du Sport qui n'est qu'une modalité de cette haine pour le rapport singulier - qu'il est peut-être adéquat de nommer masculin - par lequel l'esprit se rapporte au corps comme vecteur possible d'universalité. Le sportif ne prononce pas : " ceci est mon corps " ; il ne traite le corps que relativement à ce qu'il accomplit ; il n'est pas là pour exhiber un corps - prestation comique du culturisme d'un côté, de la " natation synchronisée " de l'autre - mais pour le mettre au travail d'un outrepassement, d'un pas physique de plus. Et ce corps qui accomplit cette tâche est moins " mon " corps que celui qui présente l'existence quelconque et singulière d'un excès immanent. Qu'il y ait là une détermination masculine est sans doute véridique. Cela partage les hommes, cela partage les femmes, et cela partage le rapport qu'entretiennent les secondes aux premiers. Il n'est que de discuter du Sport en quelque compagnie pour prendre mesure des violents conflits subjectifs que cela bien vite déchaîne.

 

Théorème 6 : Dans le Sport, le corps intervient toujours en sa globalité.
Démonstration : Par l'absurde au regard de l'axiome 4 : s'il se métonymisait en un membre, le corps ne saurait rester sous prescription d'universalité. C.Q.F.D.
Scolie (de la démonstration) : Noter que la possibilité de recourir à une démonstration par l'absurde motive la présentation axiomatique retenue : elle permet, sous condition d'une cohérence d'ensemble de l'esprit, de penser quelque point sur le Sport qui ne trouverait pas autrement à s'établir et s'exposer.
Scolie (du théorème) : Ce point impose que le geste sportif soit un engagement global du corps, non une mobilisation partielle ou une convocation locale. Le corps existe dans le Sport comme algèbre complète de membres, comme géométrisation globale ; ainsi l'haltérophilie, par exemple, ne reconnaît pas les mouvements parcellaires, tel le " squatt " - flexion de jambes - ou le développé-couché, et n'admet que les dynamiques générales du corps : l'arraché et l'épaulé-jeté. Toute tentative de valoriser un détail singulier du mouvement est ainsi de logique extra-sportive ; en général une telle tentative se dissimule derrière un propos esthétisant, qui n'a ici nulle raison intrinsèque.

 

Théorème 7 : Le geste sportif est l'effet du contrôle minutieux d'une production excessive d'énergie.
Démonstration : Immédiate à partir des axiomes 2 (qui enjoint une production excessive) et 6 (qui impose que le résultat en soit précis).
Scolie : Tout geste sportif est donc le produit d'une contradiction qui consiste à maîtriser l'engendrement d'un excès.
En ce point où le geste s'épanouit, deux choses peuvent être séparées : il y a d'un côté le résultat de l'effort, qui sera soumis à protocole de mesure - selon les règles institutionnelles en vigueur dans la discipline en question - et il y a d'un autre coté le geste physique en soi, non point en tant qu'il aboutit à cet effet mais en tant qu'il est ce qu'il est, le geste se présentant pourrait-on dire sans intention autre que lui-même, le geste comme objet sans intentionnalité et exposé à l'appréhension sensible. Par exemple il y a ce geste de l'haltérophile en tant qu'il élève une barre de plus de 200 kg au-dessus d'une tête d'homme - geste qui peut lui valoir un titre ou une médaille - et il y a aussi ce geste en soi, tel que constitué d'un contrôle dynamique et concret, tel qu'exposé et compté-pour-un par le spectateur, tel qu'objet disposé au sensible du regard. Si le geste sportif existe bien pour un résultat - c'est son côté intelligible -, il existe également en soi, saisissable en son autonomie et comptable comme tel - c'est le côté qui l'expose au sensible -.

 

Théorème 8 : Dans le Sport il y a la beauté du geste, comme grâce superflue, non comme objectif.
Démonstration : On a démontré que le geste sportif est le produit du contrôle d'un excès. On constate alors que l'effet de cette contradiction maîtrisée est d'engendrer l'idée de beauté : beauté nommera ici la capacité du regard de compter-pour-un le geste dans son adéquation au résultat visé, adéquation qu'on nommera exploit. Il reste donc à établir que cette beauté est superflue, c'est-à-dire qu'elle n'est pas l'objectif intrinsèque du Sport. Cela découle d'un lemme intermédiaire :

Lemme 8.1 : Il n'y a pas d'injonction artistique qui vaille dans le Sport.
Démonstration : Que l'artistique n'appartienne pas aux injonctions symboliques du Sport découle de l'axiome 6 et de la nécessité d'une mesure, plus exactement de ce principe : " Le Sport compte ce qui se compte ". Ceci se démontre par l'absurde : l'artistique étant attaché ici à ce qui ne saurait se compter (ce qui dans l'accès à l'excès que fournit l'exploit est du côté de l'excès plutôt que de l'accès, ce qui relève du sublime donc plus encore que du beau), l'artistique est ce qui ne saurait compter dans le Sport. C.Q.F.D.

Au total dans le Sport la beauté du geste existe mais elle ne lui est que contingente. C.Q.F.D.
Scolie 1 : Le dispositif de notation en usage dans les compétitions de gymnastique ne qualifie pas la valeur " artistique " des gestes effectués mais quantifie la précision de leur réalisation au regard de barèmes pré-établis. Il n'y a en fin de compte qu'analogie apparente avec les notations qui prévalent pour d'autres disciplines, tendanciellement extra-sportives, comme la danse sur glace ou la natation synchronisée - on laissera à la liberté du lecteur le soin de trancher si, dans ces cas, le qualificatif d'" artistique " est ou non usurpé -.
Scolie 2 : Le Sport n'est jamais " pour la beauté du geste ", quoiqu'il produise du beau et du sublime. Ainsi la beauté du geste sera toujours en éclipse. Momentanée, le plus souvent instantanée, elle est une fulgurance plutôt qu'un état.

 

Théorème 9 : Le Sport constitue un spectacle.
Démonstration :

Proposition intermédiaire : Le Sport se pratique.
On fait du Sport, c'est là le rapport fondamental au Sport. Le Sport relève avant tout d'un faire, non d'un voir, ni d'un penser. Sans doute peut-on garder rapport au Sport sans plus le pratiquer soi-même. Mais encore faut-il tenir que ce à quoi on a rapport reste bien essentiellement une pratique. Ceci équivaut à dire - je vais y revenir - qu'on peut avoir rapport à une pratique sans pour autant la pratiquer.

Le Sport n'existe que sous impératif d'unité, unité constituée d'un lieu, d'un temps et d'une action. La pratique du Sport est ainsi contrainte de s'exposer de manière condensée si bien que la possibilité de compter-pour-un l'exploit sportif, à la fois dans son résultat mais plus encore dans son effectuation - dans le processus même de son apparition - est intrinsèque au Sport ; ce n'est pas là une greffe exogène. Ceci dispose le Sport en capacité immanente de spectacle. C.Q.F.D.
Scolie : Le Sport, qui est pratique, action, est donc aussi spectacle. Il n'y a pas à l'en défendre. Le Sport sans doute existe par sa pratique ; il existe dans un faire du sport, dans un acte dont il convient cependant de bien voir qu'on peut s'y rapporter sans pour autant être dans l'immédiat d'un " faire soi-même ", en particulier dans un rapport du voir - donc du spectacle - comme on a rapport au théâtre sans être pour autant acteur : en y allant. Je sais ce qu'a d'un peu exagéré cette métaphore : l'acteur crée un spectacle quand le sportif n'a point cela en charge ; plus généralement un sport n'est pas strictement comparable à un art où l'on peut se rapporter à l'uvre produite sans y être créateur : on peut avoir rapport à la musique (en écouter) sans en faire pour autant (en jouer, ou en écrire).
Je tiendrai cependant que, dans tous les cas (arts et sports), le " rapport " ne se réduit pas au " faire " et je poserai que le spectateur de Sport a ipso facto rapport au Sport. Ceci conduit à la proposition suivante :
Proposition F : En matière de Sport (9), le téléspectateur n'est pas un spectateur.
Commentaire : Les retransmissions télévisées de spectacles sportifs ne constituent pas de véritables spectacles. La télévision organise un mensonge implicite : elle prétend constituer un spectacle sportif quand celui-ci n'existe que dans un rapport immédiat à la pratique du sportif ; ce qu'il peut y avoir de " vérité " dans la beauté du geste sportif échappe à qui ne le côtoie pas. Il n'y a de spectacle sportif véritable que pour qui prend le soin de se déplacer dans un stade : fût-il à grande distance du geste, il en sera toujours plus prêt que n'importe quel téléspectateur. La TV n'offre en vérité qu'une représentation du spectacle, son image, non le spectacle lui-même, et il est toujours étonnant de voir à quel point cette représentation peut tromper sans qu'on en prenne en général mesure : tentez de prendre conscience, devant un poste de télévision, de la vitesse effective d'un coureur, de la disposition tactique d'une équipe sur un terrain, de la puissance dégagée par un lanceur, de l'effort réalisé par un sauteur, de l'impact d'un poing frappant une poitrine ; tout ceci est impossible si l'on n'a pas l'habitude de décoder l'image télévisuelle pour reconstituer mentalement la situation sportive et le geste physique qui y est accompli. Remarquez ceci : à la télévision un sauteur en longueur paraît retomber sur place lorsqu'il franchit 7,50 mètres ; il suffit cependant de s'installer à côté d'un sautoir pour constater - si l'on en a l'heureuse occasion - la prouesse physique qu'un tel saut constitue. Pour se rendre compte de ce qu'est telle ou telle discipline sportive, il vaut ainsi beaucoup mieux assister à un meeting ou un match de niveau régional que d'assister à la retransmission télévisée d'un championnat du monde.
Je tiens que la télévision, prise globalement, milite contre le Sport et, contrairement à la proposition consensuelle selon quoi la télévision aurait beaucoup fait pour le Sport, je renverserai sans trop de précautions les termes en posant que la télévision a surtout fait contre le Sport, promouvant les disciplines les plus faussement " spectaculaires " - c'est-à-dire les plus immédiatement rentables en termes d'image -, dévalorisant quantité de disciplines plus astreignantes et plus exigeantes - l'aviron ou le patinage de vitesse par exemple -, tendant à faire accroire - en particulier aux jeunes - que le Sport est une activité spontanément peuplée d'exploits, dépourvue de solitude et dispensatrice d'images retentissantes du corps Pour peu que la télévision conduise alors quelque adolescent à se déplacer sur un stade ou dans une salle de sport, le réveil est assuré d'être plutôt brutal !
L'imaginaire, en Sport plus encore qu'ailleurs, n'est guère une puissance et constitue plus exactement une entrave. En Sport plus qu'ailleurs, le débordement imaginaire est toujours à l'horizon et la télévision ne fait que l'amplifier, pour le plus grand malheur en fin de compte du sport engagé, tel cet imaginaire puéril répandu à propos du tennis où l'on se croit boxeur, un boxeur qui ne se ferait jamais vraiment mal, qui pourrait impunément recommencer le lendemain le combat perdu la veille, bref, cette vision du tennis qui le constitue en boxe du parvenu.

 

Théorème 10 : Le Sport est rare.
Démonstration : La période de son existence pendant laquelle un corps donné peut réellement faire du sport - soit, a minima, compétitionner - est très restreinte : il ne faut être ni trop jeune, ni trop vieux (il suffit d'approcher la quarantaine pour n'avoir plus guère d'espoir de succès dans les sports exigeants). De même l'exploit, le pas de plus, le record battu sont rares. Enfin le goût et l'amour du Sport, tout ce jeu de désirs imbriqués qui constitue le Sport, sont non moins rares. Ainsi le sport est triplement rare : rare dans l'histoire d'un corps, rare parmi les corps, rare dans le désir qu'il organise. C.Q.F.D.
Scolie : Si le Sport est rare, le rapport entretenu au Sport n'a nulle raison d'être contraint par cette rareté. D'où la proposition suivante :
Proposition G : L'âge ne saurait être une excuse pour déqualifier l'universalité que le Sport met en jeu (10).
Commentaire : L'âge ne saurait fournir l'excuse d'une déqualification du Sport, d'une perte de rapport à ce qu'il supporte d'universalité. Sans doute l'âge interdit-il bien vite de pouvoir battre des records, ou de l'emporter dans une compétition mondiale. Mais, somme toute, faire du sport (même à vingt ans) ne procède pas nécessairement de la conviction de pouvoir prétendre battre le record du monde de la spécialité, ou de devenir champion olympique de la discipline. Chacun peut se mesurer à l'universel du corps humain sans pour autant être dans l'ambition de s'égaler au tout premier, d'occuper la place unique où la limite historiquement constituée est en train de se jouer. Il est vrai, je l'ai dit, que le Sport est cruel, et que les corps sont inégaux. Cela n'ôte rien à la prescription universelle du même.
L'âge venant, le sportif peut garder rapport au Sport même s'il décide de n'en plus faire - au sens précis qui convient au terme " faire " (entraînements, compétitions) en matière de Sport -. Il peut alors garder rapport au Sport de différentes manières : par le spectacle, bien sûr, ou - de manière plus intime - par l'entraînement de sportifs plus jeunes, mais aussi - de manière plus latérale - en conservant un rapport physique direct au Sport : il peut ainsi convenir de lutter pieds à pieds contre ce que la Nature lui retire progressivement, en ne concédant à chaque étape que le strict nécessaire ; nulle obligation en effet de se rendre d'un coup, et tout céder d'un trait. Reculer pas à pas (un pas-en-plus devenant un pas-en-moins, mais du moins un seul à la fois, et durement concédé) n'est pas nier l'âge, tout au contraire : c'est y faire face, le prendre en compte - en prendre mesure (11) - sans l'exhiber comme un prétexte pour céder sur un désir de Sport. Que ce rapport entretenu au Sport - où l'on prend mesure d'un pas-en-moins - ne soit plus tout à fait une manière d'en " faire " - il contrevient manifestement aux principes qui ordonnent le Sport au " pas-de-plus ", au " ne pas s'en tenir aux mesures arrêtées " - n'interdit pas qu'il soit une manière recevable de prolonger une intériorité au Sport au temps même où la possibilité directe d'en faire est " naturellement " retirée.
Sans doute y a-t-il là encore matière à rapport sexué, une femme concevant son corps aux différentes étapes de sa vie de manière peut-être plus discontinue - elle pourra convenir, à certains moments, de " tourner une page " - là où un homme aura tendance à tenir qu'il habite continûment le même corps.
Ainsi, dans tous les cas et quelque soit l'histoire concrète de chacun et chacune, l'âge ne saurait être prétexte à fonder une vision parcellisée du Sport. Il s'en déduit ce théorème :
Théorème 11 : Il n'y a pas plus de sports pour vétérans qu'il n'y en a pour handicapés.
Démonstration : identique à celle du théorème 3.

Théorème 12 : Le Sport n'est pas naturel.
Démonstration : En effet l'esprit - qui y est engagé (axiome 1) - n'appartient pas à la nature. C.Q.F.D.
Scolie : C'est bien parce qu'il n'est pas naturel que le Sport impose de se conformer aux lois de la Nature! Sans doute les lois du Sport ne contredisent-elles pas les lois de la Nature (axiome 3) mais les lois du Sport ne sont pas pour autant constituées de ces seules lois (axiome 6). Ainsi les règlements sportifs sont-ils truffés de prohibitions qui n'ont rien de naturel : rien de naturel par exemple dans la règle du hors-jeu, ou même dans l'interdiction du croc-en-jambe qui vient si spontanément au corps luttant pour n'être pas dépassé. Faire du Sport implique ainsi d'inscrire l'activité physique dans le cadre a priori de règles non naturelles.

 

Théorème 13 : L'entraînement est partie constitutive de tout sport.
Démonstration : Ceci est une conséquence directe des trois premiers axiomes. Produire un excès immanent sous contrainte des lois de la nature impose de les exploiter au maximum. Telle est la fonction de l'entraînement. C.Q.F.D.
Scolie : Pas de Sport sans entraînement : la dialectique temporelle entraînement / compétition est constitutive de tout sport. On peut dire que l'entraînement organise la part constructible de l'excès sportif, son moment " intuitionné " quand la compétition dispose son moment de surgissement, sans composition. L'entraînement est la part constructiviste du Sport : elle compose par le bas le pas de plus à accomplir. La compétition est un moment de jaillissement et l'exploit, quand il s'accomplit, constitue alors une figure quasi événementielle, sui generis, semblant s'auto-appartenir plutôt qu'être laborieusement construite.

 

Théorème 14 : Le Sport convoque une intelligence.
Démonstration : Le Sport sollicite l'esprit dans un rapport dynamique à un corps mis en demeure d'agir et d'accomplir un pas de plus jusque-là inaccompli. S'il n'était pas aussi esprit, s'il était mécanisable, ce pas ne serait pas tout à fait un excès mais l'actualisation immanente des virtualités du corps. D'où que le Sport requiert, plus encore que le calcul aveugle d'une pratique qui serait mécanisable, ce qu'on appellera " l'intelligence de la situation ", à chaque fois singulière. C.Q.F.D.
Scolie : Le Sport n'est pas le modèle de cette " action sans idées " dont notre époque fait aujourd'hui grand usage. Le Sport n'est pas la gestion du corps, moins encore le paradigme d'une saine gestion. Le Sport requiert une inventivité, des idées, des réflexions, un travail authentique de l'esprit. Pas de " grands champions " qui ne convoquent l'intelligence de ce qu'ils font, l'intelligence du ce-qui-se-passe, la capacité de jugement sur ce qui advient lors d'une compétition, l'intelligence du corps singulier mis en jeu et du mental qui l'anime, l'intelligence de l'adversaire, l'intelligence de la discipline et de l'épreuve, l'intelligence du moment où l'on est dans l'histoire de ce sport.
Qu'il suffise, pour indiquer les écarts d'intelligences investies dans une même discipline, de rapprocher les deux noms de Cassius Clay et de Mike Tyson : le premier a inventé au moins deux manières radicalement neuves de boxer - d'abord pour s'approprier en 1964 le titre de champion du monde face à Sonny Liston (en boxant et dansant " tel un papillon ") puis, à l'autre extrémité de sa carrière, pour affronter et récupérer en 1974 le titre face à George Foreman (en l'épuisant avant de prendre l'initiative du combat et l'emporter) (12) - quand le second n'a jamais su que " cogner " sans esprit, pour se trouver au bout du compte dépossédé de son titre par impéritie manifeste.
Il convient cependant de poser - je ne le fais qu'à contrecur - que le Sport n'est pas pour autant une pensée (au sens propre du terme) même s'il peut exister une pensée sur le Sport - telle par exemple celle que je tente ici d'établir - ; il est clair en effet que ce type de pensée est fondamentalement extrinsèque au Sport.

 

Théorème 15 : Le Sport produit des savoirs.
Démonstration : Ceci se démontre au moyen des modèles du Sport (les sports), par prise en considération des savoirs existants dans chacun d'eux. On laissera ce point en exercice.
Scolie : Ces savoirs participent de l'intelligence requise par un sport. Ils ne sont pas, en règle générale, transmissibles. On peut en prendre mesure par le lemme suivant :
Lemme 15.1 : Le Sport fait de la souffrance l'enjeu d'un savoir.
Démonstration : Son principe est identique à celui du lemme précédent.
Scolie : Comme le dit un lieu commun, " pour faire du Sport il faut savoir souffrir ". On reconnaîtra même les grandes disciplines à la part de savoir souffrir qu'elles requièrent. Savoir souffrir ne veut pas dire souffrance en soi ; cela ne veut pas dire souffrir beaucoup ; le sportif n'a guère de considération pour la souffrance en soi, ou pour une souffrance extrême. Ce qu'il sait seulement c'est qu'on souffre pendant tout le temps où l'on fait du sport, en particulier pendant l'entraînement - il sait qu'on ne peut tirer le meilleur de soi si l'on ne va pas à chaque entraînement au-dessus d'une certaine limite -. Ce qu'il y a ici à savoir en matière de souffrance est somme toute très simple à formuler, mais plus difficile à acquérir : il faut savoir continuer d'agir, de manière contrôlée et précise, au lieu même où souffre le corps. C'est cela en quoi consiste dans le Sport le fait de savoir souffrir : savoir bien courir en ayant mal, savoir continuer de pédaler en ayant mal, savoir continuer de suivre un schéma tactique en ayant mal
On reconnaîtra facilement un sport mineur à ce que les engagés abandonnent dès qu'ils ont mal. Ce n'est d'ailleurs pas le plus souvent la faute du sportif engagé mais bien plutôt celle de sa discipline, telle qu'elle est institutionnellement constituée : par exemple si l'adresse l'emporte trop sur l'engagement physique, la souffrance interdira de pouvoir continuer d'agir avec quelque efficacité et le compétiteur se verra contraint à l'abandon ; dans le cas - extra-sportif - du billard, on comprend bien qu'on ne puisse plus défendre ses chances si l'on en vient à souffrir violemment d'un bras alors qu'on continuera une compétition d'aviron dans une circonstance semblable.
Dans le Sport la souffrance est un état actif : le sportif pâtit de son action, non d'une intervention extérieure. En ce sens sa souffrance est singulière et ne ressemble à aucune autre ; c'est pour cela qu'il lui faut l'apprendre.

 

Théorème 16 : Le Sport est un lieu d'inégalité pour les corps.
Démonstration : La nature est inégale ; les corps, éléments naturels, le sont donc. Le Sport, laissant les corps sous les lois de la nature (axiome 3), entérine ainsi ces inégalités naturelles. C.Q.F.D.
Scolie : Ce théorème met à l'épreuve une pensée du Sport qui le tient pour compatible avec une vision émancipatrice, avec cet éloge de l'égalité dont Rancière a montré qu'il n'existait qu'à mesure d'une décision sans preuves (13).
On perçoit en effet qu'une idéologie réactionnaire va s'approprier ce théorème pour énoncer : " le Sport a en charge une proposition d'inégalité ", soit le Sport comme éloge d'une hiérarchie entre les hommes, comme école de la jungle, comme apologie de l'inégalité - Hitler escomptant des Jeux Olympiques de Berlin le triomphe public des Aryens et quittant le stade, dépité des exploits du noir Jesse Owens -.
Une certaine idéologie " de gauche " peut alors se proposer de défendre le Sport contre cette logique, avançant des mesures qui prétendraient par le Sport réduire les inégalités constitutives de la Nature. Supposons ainsi " l'énoncé de gauche " suivant : " le Sport existe à mesure de ce que la compétition rapporte deux corps de forces égales ". On découvrira alors bien vite que rien ne saurait définir l'égalité requise des forces qui ne se mesure ultimement au constat préalable d'une inégalité : pour établir ce que sont " deux forces égales ", on classera en effet les corps selon leurs performances dans la discipline retenue et on organisera ensuite des compétitions déclarées " équitables " entre corps constatés de même rang dans la hiérarchie ainsi constituée si bien que l'égalité des forces attestera n'exister qu'à mesure de ce que lui autorise l'inégalité ; au bout du compte la proposition d'égalité s'avèrera ici un leurre qui conduira en réalité à une ségrégation des disciplines et des épreuves, leurre qui prétend égaliser les corps et qui magnifie a contrario la hiérarchie inégale qui la fonde et en prescrit les strictes limites : qui croira un seul instant qu'il soit " égal " de remporter un tournoi de tennis qui serait réservé aux quinquagénaires manchots à la technique approximative ou de triompher à Wimbledon ? Si les efforts mentaux peuvent être " les mêmes " dans ces deux cas, les résultats physiques ne le sont nullement ; or le Sport juge à ces derniers, non aux intentions ou aux efforts, a fortiori aux seuls efforts mentaux. L'égalité, en Sport, n'existe pas ; telle est la cruauté particulière de cette activité.
Il est vrai que l'égalité des intelligences, par contre, existe (elle est même, comme le rappelle Rancière, une condition d'existence de l'intelligence : " Seul l'égal comprend l'égal. Égalité et intelligence sont termes synonymes "), sous condition seulement d'être décidée : elle établit que ce qui fut une fois conçu par une intelligence est compréhensible par toute autre intelligence, pour peu bien sûr qu'elle en ait le désir et s'en donne la peine (" On peut, dans l'ordre intellectuel, tout ce que peut un homme "). L'égalité des corps ne saurait s'établir de manière équivalente : ce qu'un corps humain a une fois fait ne saurait être pour autant refait par tout autre corps ; la nature y disconvient.
La loi de l'égalité est telle : elle est indécidable ou elle n'existe pas. Si en matière d'intelligence, elle est indécidable (on peut donc la décider : c'est le choix de l'émancipation, c'est le mien), en matière de corps l'inégalité est par contre décidable, trop décidable ; telle est l'antique loi naturelle qui contrevient comme l'on sait à toute justice. Et quoi de plus injuste il est vrai que le Sport ? Qui n'a jamais pleuré de rage de voir que tel ou tel avait perdu, irrémédiablement, ce que, selon toute justice, il aurait dû gagner - je ne me suis jamais consolé de l'élimination (injuste, trop injuste) de Jim Ryun dans les séries du 1500 mètres à Tokyo - et quel pratiquant ne s'est-il pas mordu les poings en mesurant qu'il ne pourrait jamais égaler tel adversaire ou atteindre telle performance ? Horreur du Sport, où s'avère l'infortune sans remède d'un naturel, trop naturel.
Mais si le corps est naturel, le Sport lui - c'est établi (voir théorème 12) - ne l'est pas ; et " garder le corps sous contrôle des lois de la nature " n'impose en ce point nul éloge de ces lois, nul panégyrique de la hiérarchie naturelle. Tout aussi bien - c'est aussi établi - le Sport n'est pas à proprement parler une lutte contre la Nature, contre ses lois, contre l'inégalité naturelle des corps, lutte pour " égaliser " les chances de victoire et rendre plus équitables les compétitions. Le Sport est donc orthogonal à ce partage égalité / inégalité.
Ceci explique que le Sport puisse être - rien ne l'interdit - une occasion d'émancipation (14) : puisque le Sport convoque une intelligence (théorème 14), celle-ci égale - en droit - toute autre intelligence investie concurremment, et ce même si les différents corps auxquels elles se rapportent ne sont pas égaux.
Proposition H : Le principe du Sport est compatible avec une logique émancipatrice, comme il l'est d'ailleurs avec une visée inégalitaire : il peut être l'occasion de l'une comme de l'autre. Sur ce point, le Sport ne décide pas.

Ce qui, à mon sens, peut délimiter en cet endroit une éventuelle éthique du Sport tient alors à ce que j'ai déjà avancé : le Sport ne saurait être une " école ", ni une école d'émancipation, ni l'école d'une hiérarchie naturelle. École de rien, le Sport n'apprend pas plus à gérer l'inégal qu'il n'apprend à décider l'égal ; sa prescription propre s'attache au même, qui n'est pas l'égal (l'égal se vérifie, non pas le même), et son axiome propre tient à l'universel, qui n'est pas la justice. Il y a seulement dans le Sport ce courage, qui lui est singulier, et qui revient à faire face à l'inégal (le Sport comme intelligence égale d'un rapport actif à l'inégal naturel), à l'injustice d'une hiérarchie naturelle pour tenir, en ce lieu même, une loi de l'esprit qui n'est ni hiérarchisante, ni égalisante : une prescription d'universel.
S'il existe quelque chose comme une éthique du Sport (15), cela s'établit en ce point qui rapporte des intelligences égales à des corps inégaux, en ce partage inaugural des esprits et des corps, en cet écart tendu et tenu entre axiome d'universalité et axiome des lois naturelles, pour y poser une auto-limitation drastique qui peut se formuler ainsi : ne jamais étendre à d'autres pratiques ce qui vaut pour le Sport. L'éthique, propre au Sport, serait ainsi d'auto-limiter sévèrement le champ où son activité sera valide.
Proposition I : Pour autant qu'il y en ait une, l'éthique du Sport est négative : elle refuse de le concevoir comme un idéal.
Commentaire : Idéal doit être ici entendu au sens courant de " modèle ", de perfection se proposant comme paradigme. Que, par ailleurs, l'exploit sportif puisse être envisagé comme " idéal " au sens cette fois hegelien du terme - une idée se faisant loi interne d'une extériorité, soit, dans le cas qui nous occupe, un principe de l'esprit se matérialisant et se figurant en un corps - touche à de tout autres questions, qui rapportent cette fois le Sport à l'Art. J'y reviendrai plus loin (cf. commentaire 3 de la proposition L).

Le Sport nous en apprend sur la Nature comme disposition hiérarchique à laquelle on ne saurait échapper. Qui voudrait se le dissimuler ne saurait persévérer dans un rapport au Sport. L'axiome d'universalité apparaît en ce point comme une prescription d'existence " du " corps humain : il pose qu'il y a " le " corps humain, et que ce corps est à situer dans une hiérarchie naturelle infinie. L'impératif du même, s'il n'est pas pur imaginaire, tient donc à ceci : chaque corps n'est engagé dans le Sport qu'en tant que représentant quelconque " du " corps humain. Bien sûr chaque corps est lui-même singulier, et donc singulièrement placé dans la hiérarchie naturelle, en particulier singulièrement classable par rapport à d'autres corps ; mais chaque corps n'est engagé en fin de compte dans la compétition sportive que sous l'énoncé : " ceci est un corps ". Ainsi " le " corps humain n'existe qu'à mesure de l'engagement d'un corps, et puis d'un autre, et encore d'un autre. Il n'y a pas dans le Sport de canon du corps humain : " le " corps humain dont il est ici question n'est jamais que la récollection, à un moment donné de l'histoire du Sport, de ce corps, puis de tel autre, puis de tel autre, et de tous ces corps singuliers qui y ont été engagés. Ce n'est pas " le corps de l'humanité " - ce serait là un énoncé chrétien, prononcé en contrepoint de l'énoncé christique : " ceci est mon corps " - ; c'est " le " corps humain, tel qu'historiquement constitué par le Sport et par rien d'autre.
Le Sport assurément s'installe dans le fini ; c'est ce qui lui interdit d'être en charge de vérités. Et c'est tout un de dire : le Sport ne donne pas lieu à des vérités, il est sans rapport à l'infini, il ne prescrit nulle égalité (en particulier nulle égalité des corps même s'il reste compatible avec une égalité des intelligences).
Le Sport pour autant - et telle est mon apologie - est une pratique respectable du fini, du hiérarchique, du naturel ; pratique respectable pour autant qu'elle ne s'identifie pas à son site naturel, tout en se conformant à ses lois immanentes. La tension propre au Sport est toute en cette torsion interne / externe où un esprit se rapporte à un corps, sans visée réconciliatrice, lui prescrivant la position universelle quelconque et en assumant en retour toutes les dures conséquences.
Le Sport n'est pas un idéal pour autant que l'esprit s'y astreint à des lois singulières, que j'ai formulées sous la forme de six axiomes. Tout renoncement à l'une de ces lois conduit à la dissolution du Sport en même temps qu'à la tentative, sous couvert d'idéal, d'en préserver une figure mensongère, figure qu'on aurait sans doute, en d'autres temps, plutôt nommée idéologique.
Si idéologie désigne ici ce qui prétend donner vertu au Sport, le constituer en pédagogie, en dispensateur de leçons universelles, on énoncera alors ceci :
Proposition J : L'idéologisation du Sport est son péril propre.
Commentaire : Péril doit s'entendre en un sens fort : en l'idéologisation, le Sport s'annule plus encore qu'il ne se fourvoie si bien que les " idéologies du Sport " ne nous apprennent finalement rien sur le Sport : leur " exemple négatif " ne produit nul effet de connaissance.

*

Terminons par trois propositions générales.

Proposition K : La jouissance sportive constitue un vertige ; elle s'organise autour d'un point vide qu'institue le corps lorsqu'il échappe à l'esprit, en le précédant.
Définition : Cette préséance, inopinée, du corps sur l'esprit s'appelle exploit.
Commentaire : Dans la jouissance sportive le vide, intervalle entre esprit et corps, éclôt comme un point, non comme une étendue ou une durée. Ce n'est pas la conscience vide du coureur de fond, l'expérience prolongée d'un état second ; le vide dont il est ici question est un scintillement, ce bref moment de grâce où le corps, laborieusement travaillé, patiemment construit par d'interminables séances d'entraînements, se met à précéder l'esprit, devançant ce que l'esprit escomptait et se mettant à fonctionner de lui-même, dans la majesté de sa puissance propre. Il y a de ce fait même une brièveté constitutive de la jouissance sportive, qui consonne avec la brièveté essentielle du geste sportif.
Cette brièveté, je l'épingle comme moment de vertige car ce que révèle le corps - quand il précède l'esprit après l'avoir si longtemps suivi - n'est nommable que comme tel, comme un vide au-devant de l'esprit, comme point vide qu'institue le corps au lieu même où l'esprit croyait au pur néant. Et ce retournement, par surprise et par grâce, donne à l'esprit le tournis, le délocalise, fait vaciller ses repères laborieusement construits.
Dans le Sport l'excès procède d'abord constructivement, dans un corps forgé par l'esprit qui le met au travail. C'est cela qui rend compte du discours de maîtrise si patent dans le discours sportif : aucun exploit sportif n'est accompli par un corps débridé, abandonné à sa force brute, laissé en jachère de l'esprit. Chaque exploit relève d'une maîtrise patiemment accumulée et tenue au point même où la souffrance la menaçait. Et le sportif en rend compte après coup, faisant valoir le contrôle exercé sur le corps, la conscience maintenue au lieu même de l'effort maximum. Mais la jouissance dans l'exploit se fait jour lorsque cette maîtrise se renverse, non point que le corps reprenne du champ mais plutôt qu'il fonctionne de lui-même dans le sens requis par l'esprit en sorte qu'il se mette, un bref instant, à le précéder plutôt qu'à le suivre, à réaliser ce que l'esprit n'aurait su espérer, à faire de lui-même ce qui paraissait, un temps plus tôt, encore inabordable.
L'exploit et la jouissance qui s'y attache - fût-ce un exploit réduit, à mesure du corps engagé - tiennent à ce que le corps produise un excès au lieu même où l'esprit le maîtrise ; c'est l'engendrement d'un excès non construit, l'effectuation d'un pas de plus qui ne se donne plus de manière progressivement accumulée mais comme surgissement instantané. On y jouit en quelque sorte de ce que le pas de plus ainsi franchi s'avère non plus composé par en bas, non plus strictement inférable de l'entraînement mais donné par le corps, comme un libre présent. En ce point la brièveté est vide, vide de déterminations, de sensations patiemment accumulées, vide d'entraînements, vide de toute autre sensation que celle qui vient et qui est sans égale, sans passé et sans nom. Vertige où le sportif - qui ne s'attache pas comme l'on sait à être bien dans son corps - se découvre dans un bref ailleurs innommé.
Telle est la contradiction propre du Sport : il est pris comme modèle de maîtrise de soi mais il triomphe au lieu d'une éphémère et scintillante dépossession. Tel est son paradoxe : il met le corps sous tutelle de l'esprit mais jouit de cette revanche où le corps atteste de son autonomie, d'un excès de puissance et d'un calcul obscur qui reste aveugle pour l'esprit qui l'a cependant mis au travail.

 

Proposition L : Le réel du Sport est l'impossible de l'exploit absolu. Sa loi symbolique est la désignation d'un unique vainqueur. Son imaginaire est de croire que le corps humain puisse faire vérité.
Commentaire 1 :
Pour un corps humain donné, le geste parfait existe : qu'il suffise pour cela de rappeler le saut parfait de Bob Beamon en 1968, le 400 mètres parfait de Lee Evans la même année, le 100 mètres parfait de Bob Hayes à Tokyo en 1964 Mais le geste absolu, c'est-à-dire celui qui serait parfait au regard de l'universalité intertemporelle du corps humain, ce geste absolu n'existe pas. C'est l'impossible dont s'assure le réel du sport, impossible qui lui garantit que la limite actuelle - celle de tel geste parfait déjà accompli - soit toujours outrepassable, mais qui lui fixe également pour objectif ce geste absolu.
Ainsi l'impératif véritable du Sport procède non point du champ des possibles (le tennis, comme nom aujourd'hui pour le " possible, trop possible " dans le Sport) mais bien du lieu d'un impossible. N'est-ce pas d'ailleurs là un principe général : si ce que l'on doit faire est ce qu'on ne peut faire, c'est que ce qu'on peut faire n'est pas ce qu'on doit faire : c'est tout au plus ce que l'on fait, bien simplement.
Commentaire 2 :
Le symbolique impose l'unicité de qui portera, un temps seulement, la marque " universel ", celui qu'on nommera " champion du monde ", celui qui sera un moment détenteur du trophée. La loi est ici cruelle : à toute compétition il ne faut qu'un vainqueur, et il n'y a qu'une place qui compte dans la consécution des palmarès.
Cet impératif contrevient aux lois de la série telles que Sartre les a établies, là où " chacun se déclare même que les autres en tant qu'il est autre que soi ". Sans doute en Sport chacun est-il bien autre que lui-même (par ce partage entre corps et esprit qui le constitue en acteur sportif), et sans doute le principe sériel prévaut-il bien le temps qui précède la compétition (disons : dans les vestiaires) ; mais la loi symbolique du Sport est là qui vient bien vite interrompre cette passivité sérielle en proposant de sanctionner un vainqueur et un seul. Pendant l'épreuve sportive, la jouissance - qui n'est pas faite de réconciliation du corps et de l'esprit mais plutôt du surgissement d'un écart déplacé et imprévu - interdit le passage de la série au " groupe en fusion " en sorte que le moment de la compétition n'est pas proprement celui où " l'autre devient le même que moi qui ne suis plus mon autre ". Et, le moment venu de la proclamation du résultat, chaque-un est renvoyé à une solitude qui n'a plus rien de sériel ; l'achèvement de l'épreuve ne conduit pas davantage à cette " fraternité-terreur " dont parlait Sartre, et ce quoique certaines démonstrations tonitruantes de camaraderie collective puissent tenter d'atténuer la cruauté d'une loi symbolique qui isole et particularise à l'excès les acteurs antérieurement sérialisés.
La loi symbolique est, dans le Sport, ce qui barre une dialectique sérielle toujours imaginairement opérante. Cette loi maintient le principe universel au lieu même d'une inégalité - celle des corps - et constitue la marque - en torsion - de l'esprit au lieu de la Nature.
Commentaire 3 :
L'imaginaire du Sport, celui qui fait tanguer les stades et s'embraser les foules, tient me semble-t-il à cette puissance qu'a l'exploit sportif de faire croire au spectateur que le corps humain puisse faire vérité, non tant qu'il accueille un événement - en constitue le site, ou même l'incarne - mais plutôt qu'il le crée en sorte que le corps apparaisse alors comme transfiguration glorieuse, comme chair transie dans le bonheur d'une grâce, comme avènement éclatant de l'absolu d'un geste.
Si l'image galvaudée du stade comme cathédrale pour grandes Messes païennes a quelque raison d'être, ce serait alors en ceci : l'exaltation collective du lien sériel procède en fait d'un imaginaire de la réconciliation du corps et de l'esprit, imaginaire inadéquat à ce qui se joue réellement dans l'exploit sportif, mais que le sportif lui-même qui vient d'en être l'agent tend facilement à représenter ainsi, faute de pouvoir autrement le nommer ; d'où qu'il se trouve acculé à l'alternative d'une retenue pudique - la jouissance irreprésentable de son exploit l'isole radicalement de ses voisins - ou d'une exaltation tapageuse pour forcer l'incommunicable.
On retrouve ainsi qu'en Sport, comme en d'autres disciplines, l'imaginaire, loin d'être cette " reine des facultés " qu'exaltaient les romantiques, apparaît principe de répétition et d'appauvrissement plutôt que faculté créatrice. Mais, comme l'on sait, l'imaginaire ne se réduit pas ; et si la religion est bien là qui avance ses références jusqu'au détour d'un stade, il convient alors d'énoncer ce principe, au lieu même du Sport : se méfier de l'imaginaire, parole d'athée.

Qu'il faille se méfier de l'imaginaire en matière de Sport tient également à cette impression récurrente que le spectacle sportif puisse équivaloir à un art. On pourrait alors formuler l'hypothèse suivante : le développement moderne du spectacle sportif apparaît contemporain de la crise de l'art figuratif.
Il faut pour cela garder présent à l'esprit que le phénomène du sport tel que j'en ai parlé est somme toute une donnée relativement récente : né en Angleterre au milieu du XIX° siècle, il n'a vraiment commencé à se développer comme spectacle qu'en ce siècle, à l'heure donc où la crise de la figuration artistique a touché la peinture bien sûr, mais aussi la musique (crise de la tonalité et surtout du thématisme), l'architecture (crise - un peu plus tardive - de la figuration des fonctionnalités attachées aux formes architecturales) En cette concordance des temps, la sculpture joue un rôle central s'il est vrai que cet art vient, plus qu'aucun autre, buter directement sur la figuration du corps humain - Hegel a relevé combien pèse ici le costume moderne, vêtement ajusté, trop ajusté au corps qui n'a plus l'autonomie du drapé antique et ne laisse plus jouer un écart d'avec le corps qu'il pare -. En ce sens le spectacle sportif peut être interprété comme se développant au lieu d'une absence, continuant de figurer le corps humain au moment où le modèle de la statuaire grecque - mimétique d'un corps nu ou drapé - n'opère plus et, plus généralement, au point où défaillent la plupart des figurations artistiques. Le spectacle sportif fonctionnerait ainsi, pour un vaste public, comme ersatz d'art figuratif - peut-être même comme son " idéal " (16) -, au moment précis où l'art moderne est, en grande partie (17), engagé vers le non-figuratif et l'abstraction.
Je ne tiens pas que cette relève de l'art figuratif puisse constituer un objectif recevable pour le Sport et j'épinglerai toute proposition qui le soutiendrait à cet imaginaire qui tend à répéter et faire retour d'un refoulé plutôt qu'à inventer et poser un pas de plus. À ce titre, comme à d'autres, j'avancerai une ultime proposition, récapitulative :

Proposition M : Il existe l'idée du Sport, qui vaut en soi, et ne saurait être un idéal. Il existe le plaisir de faire du Sport, qui vaut en soi, et ne saurait être une vertu ou un apprentissage.
Commentaire : Je l'ai déjà énoncé (cf. proposition I) : s'il existe quelque chose comme une éthique du Sport, elle consiste à ne pas le concevoir comme un idéal. Ainsi l'idée du Sport vaut-elle en soi, sans être référée à une utilité sociale, à des vertus éducatives.

J'expose ici son existence et ce qu'elle met en jeu. S'y intéresse qui le décide. D'autres théories axiomatiques du Sport que celle que j'ai ici articulée sont en droit envisageables, qui conduiraient assurément à d'autres définitions et d'autres théorèmes. J'en laisserai l'initiative à qui ne saurait adhérer à celle-ci. Au moins sera tenu qu'il y a lieu de décider à l'égard du Sport, comme ce l'est à bien d'autres égards, et que ce point requiert la liberté de chacun. Que nul alors ne dissimule son choix - son élection ou son refus du Sport, son indifférence ou sa passion - derrière quelque pseudo-nécessité des temps ou des lieux.
À la question : " Mais pourquoi donc faire du Sport ? ", là où l'idéologie est toujours prête à avancer le prétexte de quelque pédagogie vertueuse (ou scandaleuse), on ne saurait répondre que ceci : " pour le plaisir, pour le désir qu'éprouve le Sport, pour l'idée qu'il met en uvre et pour la jouissance qu'il dispense ".

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Notes

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Récapitulation

 

Axiome 1 (Axiome d'excès) : Il y a ce désir : que l'esprit dirige le corps humain pour lui faire excéder ce que l'esprit sait déjà qu'il peut.
Axiome 2 (Axiome d'énergie immanente) : Il y a ce désir : que l'excès s'attache au corps humain se mouvant sous l'effet de sa propre énergie.
Axiome 3 (Axiome des lois naturelles) : Il y a ce désir : que l'esprit instruise le corps sous contrôle des lois de la nature.
Axiome 4 (Axiome d'universalité) : Il y a ce désir : que l'esprit mette le corps humain sous prescription d'universalité.
Axiome 5 (Axiome de la compétition) : Il y a cette décision : que l'universel se donne dans l'affrontement de deux corps.
Axiome 6 (Axiome de symbolisation) : Il existe des règlements symboliques qui institutionnalisent la compétition.
Axiome du collectif : Il existe des modalités collectives de mise en jeu du corps humain.


Théorème 1 : La théorie du Sport, ordonnée aux axiomes précédents, est cohérente.

Il existe le Sport.
Il existe des sports.
Il existe des sports collectifs.

Théorème 2 : Cette théorie exclut de son champ de pensée nombre d'activités physiques.
Théorème 3 : Il n'y a pas de disciplines sportives " réservées " aux handicapés ; il n'y a pas de sports pour handicapés.
Théorème 4 : Le tir est le renversement interne au Sport ; il en dessine son extrémité intérieure.

Le biathlon est la discipline la plus vaste de tous les sports.

Théorème 5 : Le Sport est double : il y a deux modalités du Sport, et deux seulement, la masculine et la féminine.
Théorème 6 : Dans le Sport, le corps intervient toujours en sa globalité.
Théorème 7 : Le geste sportif est l'effet du contrôle minutieux d'une production excessive d'énergie.
Théorème 8 : Dans le Sport il y a la beauté du geste, comme grâce superflue, non comme objectif.

Il n'y a pas d'injonction artistique qui vaille dans le Sport.

Théorème 9 : Le Sport constitue un spectacle.
Théorème 10 : Le Sport est rare.
Théorème 11 : Il n'y a pas plus de sports pour vétérans qu'il n'y en a pour handicapés.
Théorème 12 : Le Sport n'est pas naturel.
Théorème 13 : L'entraînement est partie constitutive de tout sport.
Théorème 14 : Le Sport convoque une intelligence.
Théorème 15 : Le Sport produit des savoirs.

Le Sport fait de la souffrance l'enjeu d'un savoir.

Théorème 16 : Le Sport est un lieu d'inégalité pour les corps.

 

Proposition A : Le Sport n'est pas humanisant et n'a nullement à l'être.
Proposition B : Tout " respect " des différences est une prescription antisportive. Le Sport est un impératif du même.
Proposition C : La pratique du Sport n'est pas plus un métier qu'elle n'est un loisir ; le gain sportif est fondamentalement symbolique. L'argent n'est pas une catégorie intrinsèque du Sport.
Proposition D : Le principe du Sport n'implique nulle logique de représentation étatico-sociale. L'existence de telles représentations procède de décisions supplémentaires, extrasportives.
Proposition E : Si l'ensemble des performances sportives est de droit ouvert, l'ensemble des disciplines sportives est en puissance fermé.
Proposition F : En matière de Sport, le téléspectateur n'est pas un spectateur.
Proposition G : L'âge ne saurait être une excuse pour déqualifier l'universalité que le Sport met en jeu.
Proposition H : Le principe du Sport est compatible avec une logique émancipatrice, comme il l'est d'ailleurs avec une visée inégalitaire : il peut être l'occasion de l'une comme de l'autre. Sur ce point, le Sport ne décide pas.
Proposition I : Pour autant qu'il y en ait une, l'éthique du Sport est négative : elle refuse de le concevoir comme un idéal.
Proposition J : L'idéologisation du Sport est son péril propre.
Proposition K : La jouissance sportive constitue un vertige ; elle s'organise autour d'un point vide qu'institue le corps lorsqu'il échappe à l'esprit, en le précédant.
Proposition L : Le réel du Sport est l'impossible de l'exploit absolu. Sa loi symbolique est la désignation d'un unique vainqueur. Son imaginaire est de croire que le corps humain puisse faire vérité.
Proposition M : Il existe l'idée du Sport, qui vaut en soi, et ne saurait être un idéal. Il existe le plaisir de faire du Sport, qui vaut en soi, et ne saurait être une vertu ou un apprentissage.