Pourquoi, pour un compositeur, joindre le mot à la note ?

Geoffroy Drouin

(Séminaire Entretemps, Ircam, 25 octobre 2008)

 

Il apparaît clairement que la communauté des compositeurs issus de la génération de celle de l’après-guerre, puis celle des années quatre-vingt, semblait coutumière du geste de joindre le mot à la note. Boulez, Stockhausen, Nono, Berio, Pousseur et tant d’autres, ont laissé dans l’écrit l’emprunte de leur engagement musical[1]. La génération appelée à prendre la relève, notamment celle de la période spectrale, perdurera la tradition[2]. On comprendra rétrospectivement qu’un contexte, marqué par les lendemains de l’effondrement d’un système jusqu’alors commun, allait conduire ces différentes générations à s’aventurer dans une spéculation et une réflexion sur les structures et les systèmes musicaux relativement singuliers et particulièrement féconds. La situation rendait alors nécessaire, voire urgente d’emprunter la plume non plus seulement pour composer, mais également pour s’engager à la fois sur le terrain théorique, esthétique et critique. La bibliothèque de l’institut dans lequel nous nous trouvons[3] foisonne de tels témoignages de cette période, écrits qu’il convient ici de distinguer de ceux du musicologue, car c’est bien du point de vue du compositeur écrivant par le mot que nous nous positionnons dans le cadre de ce cycle de séminaires.

Quand est-il aujourd’hui ? Le constat semble relativement évident : en dehors de la note de programme de concert, peu de compositeurs s’engagent aujourd’hui dans l’écrit, et affirmer cela n’est pas ici affaire de jugement, mais de simple constat. Il apparaît donc légitime de nous interroger sur cet acte. Pourquoi l’écriture musicale ne se suffirait-elle pas à elle-même, dans sa capacité précisément à se poser comme une écriture ? Pourquoi un compositeur éprouverait-il le besoin de poser par écrit sa réflexion, en quoi la relation du mot à note pourrait-elle être féconde, voir nécessaire dans un parcours d’écriture musicale ?

Nous proposerons d’attaquer la question sous deux fronts. Premièrement, nous soutiendrons que prendre parti pour un tel geste constitue déjà musicalement un acte singulier. Affirmer que oui, l’acte de composer se joue tout à la fois dans la note, dans l’oreille, et dans le mot, c’est considérer la composition sous un mouvement bien particulier. Ce mouvement, nous l’appellerons spéculatif[4]. La composition, à notre sens, porte avant tout la trace d’un procès, dans lequel les éléments musicaux se traversent les uns les autres, pour émerger sous une figure plus riche et plus complexe. Bref, dans l’œuvre musicale qui se revendique comme tel, c’est de progression et de devenir dont il est question. Or, ces rencontres du matériau musical, ces différents mouvements qui appèlent à un dépassement chaque fois remis en cause dans l’acte de composer trouvent leur réalisation sous la figure de la catégorie. Note, timbre, figure, geste, texture, autant de catégories musicales qui constituent la matière et le vocabulaire du compositeur. C’est donc aussi par les mots que se déploie une stratégie d’écriture musicale, et c’est dans les logiques croisées du musical, du langage et de la pensée, que se noue et s’achève ce mouvement qu’est l’acte de composer. Un compositeur, nous aurons la faiblesse de le croire, ne trouvera sa singularité musicale que dans l’élaboration et le travail de ses propres catégories musicales. Voilà pour ce qui est de notre premier front. Abordons maintenant le second volet de notre parcours.

D’un certain point de vue, la situation du paysage musical que nous décrivions initialement n’a pas changé : aucun système ne fait aujourd’hui l’unanimité plus qu’un autre, et la diversité est aujourd’hui encore plus qu’hier d’actualité ; certains d’ailleurs y voient, parfois à tort, la marque d’un post-modernisme. Face à cette absence d’un cadre donné comme acquis de l’extérieur, ainsi que l’a été hier le système tonal, nous soutiendrons que l’on ne peut faire l’économie d’une réflexion. C’est donc dans la pensée et par le mot que nous déploierons celle-ci, mais c’est également à travers l’ouverture aux autres disciplines concernées par le mouvement de la connaissance, de la philosophie à la science, ou de tout autre activité qui pose les conditions de sa propre pensée. Nous militerons donc de concert avec François Nicolas, pour revendiquer une intellectualité musicale, partageant la conviction d’une actualité contemporaine de la pensée[5]. Dans cette actualité, la musique doit être en mesure de participer, et d’y faire entendre sa propre singularité. Nous serons donc convaincus, que dans le mouvement de cette réflexion musicale rendue nécessaire aujourd’hui, la musique aura tout à gagner à croiser la sienne avec celle de ses contemporains dont c’est l’activité essentielle.

 

Enfin, on se permettra deux mises en garde pour terminer. Tout d’abord, ce que l’on évitera dans ce cycle de séminaires : la présentation type note de programme de concert contemporain. Entendons par là un bric-à-brac de notions empruntées ici ou là, de références scientifiques décontextualisées, bref ce qui sert avant tout l’imaginaire du compositeur et relève plus du fantasme théorique, que d’une véritable réflexion. Non pas pour condamner la pratique, on ne saurait prescrire une source d’inspiration plus qu’une autre, mais simplement pour s’en démarquer dans le cadre des séminaires qui nous occupent ici. Si l’on peut souhaiter de la part du compositeur qui écrit par le mot l’engagement d’une subjectivité, celle-ci ne saurait être exempte d’une certaine objectivité quant à l’objet de son emprunt. Enfin, levons d’emblée une confusion qui perdure encore, et qui mériterait d’être écartée une bonne fois pour toutes. On se gardera de dresser le faux procès de l’intellectualité face à la sensualité musicale. S’engager sur le terrain de la réflexion ne saurait nous faire l’économie de l’écoute. Dans ce rapport de la perception et de l’écriture, qu’elle soit par le mot ou par la note, il ne saurait y avoir, comme on veut parfois nous le faire croire, de position excluante. Comme nous avons pu l’évoquer, c’est autour de trois logiques que se noue l’acte de composer, celle de la note[6], celle du mot et celle de l’oreille.

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[1] On rappellera notamment pour le premier : –Relevé d’apprentis, (Éditions du seuil, 1966), –Par volonté et par hasard (Éditions du seuil, 1975), –Penser la musique aujourd'hui (Denoël, Gonthier, 1977), –Points de repère, (éditions du Seuil, 1981), –Jalons (pour une décennie) : dix ans d'enseignement au Collège de France, 1978-1988 (C. Bourgois, 1989), –Le Pays fertile : Paul Klee (Gallimard 1989), –Correspondance : Pierre Boulez, John Cage (C. Bourgois, 1991) , –Regards sur autrui ( Bourgois, 2005), –Leçons de musique (Bourgois, 2005).

[2] Cf. la récente édition des textes de G. Grisey : G. Grisey, Ecrits ou L'invention de la musique spectral, Éditions Musica Falsa, Paris 2008.

[3] L’Ircam

[4] Le terme est à entendre dans son acceptation hégélienne, comme le mouvement total et ultime de la pensée de l’objet, traversée par les différents moments de la dialectique (identité-négation-négation de la négation), et qui s’achève dans la réalité de la figure du concept. (Cf. Hegel, Science de la logique, Premier tome-Premier livre, l’Être, version de 1812 ; traduction, présentation, notes par G. Jarczyk et P-J. Labarrière, Paris, éd. Aubier, 2006.)

[5] Cf. F. Nicolas, Les voies de l’intellectualité musicale, http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/IM/VI.methodes.htm

[6] Entendons par la référence à la catégorie de la note, toutes les opérations d’écriture disponible dans le solfège.