Méthodes de travail pour une intellectualité
musicale
(25 janvier 2005)
François
Nicolas
Résumé
Peut-on
dégager une méthode de travail propre à l’intellectualité musicale ? Si
les questions, investigations et « résultats » de l’intellectualité
musicale diffèrent de ceux de la musicologie « savante », ses
méthodes (ses principes et ses manières propres d’en tirer conséquence, en quelque
sorte « sa » logique) en diffèrent-elles aussi et de quelle manière ?
S’il
est vrai que l’intellectualité musicale est un type singulier de discours sur
la musique qui se caractérise moins par la particularité de ses énoncés que par
la spécificité de son énonciation — celle du musicien pensif —, alors
il convient de dégager ses méthodes à partir de la position de qui, indécidablement,
fait de la musique en même temps
qu’il est fait par elle.
À
partir de ces postulats, on explorera successivement les manières
1) dont
le musicien constitue un point
relevant de l’intellectualité musicale — on avancera l’intérêt
particulier, pour ce faire, de penser la musique « avec » d’autres
disciplines ; on différenciera ce faisant le discours de l’intellectualité
musicale de celui du musicologue érudit (dont on prélèvera le chiffre chez Michel Foucault) ;
2) dont
le musicien entreprend ensuite de situer ce point — on différenciera ici les différentes manières de
contextualiser une question et de prendre en charge les dimensions historiques
des situations ; on différenciera ici le discours de l’intellectualité
musicale de celui du musicologue historien ;
3) enfin
dont le musicien fait travailler sa question dans cette situation — il
s’agira ici d’articuler l’invention d’un tracé diagonal (Badiou) au moment
crucial de le conclure (Lacan) ; on différenciera alors le discours de
l’intellectualité musicale de celui du musicologue encyclopédiste.
On
illustrera le jeu de ces trois dimensions méthodo-logiques — délimitation, situation, diagonalisation — dans quelques travaux personnels concernant
Schoenberg, le concert, et l’écoute.
Plan
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Actualités 3
Parutions 3
Séminaires… 3
Enjeux 3
L’intellectualité musicale comme discours 3
Un discours identifié par sa position d’énonciation 3
Le musicien 3
Pensif ? 4
Le musicien n’est pas la cible de l’intellectualité musicale 4
Rappel : les trois faces de l’intellectualité musicale 4
Quelques mots sur mon intellectualité musicale 5
Schoenberg 5
Le concert 6
L’écoute 6
Plan 6
Décider un point 6
Exemples 6
Méthode ? 7
Moment de subjectivation 7
Une reconnaissance kierkegardienne 7
Une attention flottante 7
Penser la musique à la lumière incidente d’autres formes de
pensée 7
Cinq manières de « penser avec »… 8
§ Métaphore 8
§ Analogie 8
· Dualité 8
§ Fiction (théorique) 8
§ Mytho-logique 9
Le péril subjectif de l’érudition 10
« La voie de tout repos de l’érudition » Michel
Foucault 10
Situer son point 10
Régime particulier d’historicité 10
Trois modes… 11
Exemples 11
Quatre dimensions monographiques 11
Généalogie 11
Archéologie 12
Historicité 12
Historialité 12
Au total… 13
Exemples d’intellectualités musicales 13
Le péril subjectif de l’historicisme 14
Les impuissances de la génétique et de la réception… 14
Diagonalisation de la situation selon le point retenu 14
Tracé diagonal du point dans la situation 14
La diagonale de Cantor 15
Caractérisation globale et non pas totalisation 15
§ Exemple 15
Au hasard… 16
« Le moment de conclure » (Lacan) 16
Le péril subjectif de l’encyclopédie 16
Pierre Boulez (février-mars)
· 8 février 2005 : L’intellectualité musicale de Boulez (1) : ses rapports aux sciences et à la politique (avec Lambert Dousson)
[3-5 mars 2005 : Colloque sur les écrits de Boulez ; Ircam-Ens]
· 15 mars 2005 : L’intellectualité musicale de Boulez (2)
29 mars : suppression du cours
Richard Wagner (avril-mai)
· 12 avril 2005 : Comment Richard Wagner se rapporte « mytho-logiquement » à la philosophie de Schopenhauer
[14 mai 2005 : Journée Wagner avec Alain Badiou ; Ens]
· 17 mai 2005 : L’intellectualité musicale de Wagner
L’anti-intellectualité
musicale
· 31 mai 2005 : Pour une histoire de l’anti-intellectualité musicale (Chopin, Debussy, Varèse, Berio…)
On continue sur l’intellectualité musicale, avec tout particulièrement Stockhausen et Schaeffer : agrandir le monde de la musique en y intégrant de nouveaux matériaux ou, déconstruisant ce monde de la musique, s’orienter vers la constitution d’un nouveau monde acousmatique (celui d’un éventuel « art des sons fixés »).
Sortie de quelques livres qui nous intéressent
• Alain Badiou : Le Siècle (+ interview dans Le magazine littéraire)
On se demandera : quelle a été la « passion du réel » dans la musique du siècle ?
Schoenberg / Webern, sériels / Zimmermann… Importance en ce point de la question de la voix ?
• Jacques Lacan : Le triomphe de la religion / Des noms-du-père
Par exemple la distinction (Le triomphe…, p. 32) entre « l’étant de l’individu » et « le rapport du sujet à l’être » : pour nous l’étant (psychologique, sociologique, etc.) du musicien ne se confond nullement avec le rapport du sujet musical (l’œuvre) à l’être de la musique.
• Samedi d’Entretemps : 29 janvier - L’ensemble Ars Nova, par François Madurell
• Séminaire Dialectique négative d’Adorno : 5 février. Anne Boissière et Michael Schmidt.
L’idée de ce cours m’est venue d’une demande d’intervention
du département Musique de Paris VIII dans le cadre d’un séminaire
méthodologique de leur école doctorale. Je reprends ici ce que j’y ai exposé,
en le déployant et le remaniant en vue de nos fins propres.
Il s’agit aujourd’hui de dégager les méthodes de travail de
ce type particulier de réflexion que j’appelle intellectualité musicale, donc d’exhausser la logique sous-jacente à ce type
de recherche.
On pourrait dire aussi : il s’agit de remonter des
contenus d’une intellectualité musicale à un aspect de sa forme, en
l’occurrence moins sa forme d’exposition que celle de son processus de
constitution. Comme il va de soi qu’à « contenus » différents, les
« formes » sont
également différentes, il faut ressaisir les spécificités de l’intellectualité
musicale qui nous intéressent.
Il est vrai que la dialectique forme/contenu n’est pas vraiment appropriée, ici comme en beaucoup
d’autres propos. Il faudrait sans doute parler plutôt de dialectique forme/matière et tenir alors que la logique, que nous allons entreprendre de dégager, est ce qui
articule la forme d’un discours à sa matière propre de pensée.
L’intellectualité musicale, en effet, peut être vue comme la
production d’une forme particulière de discours sur la musique.
Qu’est-ce qui permet d’identifier ce type de discours parmi
tous les discours concevables sur la musique ? Je propose de tenir que
cela ne procède pas de tel ou tel trait formel des énoncés mais d’une position
d’énonciation singulière : celle du musicien pensif.
Il y a certes des traits formellement identifiables dans les
énoncés d’une intellectualité musicale : par exemple ces énoncés étant
tendanciellement prescriptifs, ils vont se caractériser par une abondance de
« il faut que… », « je
tiens que… », « on
doit… », etc. Ces énoncés seront donc
marqués d’un ton décisionnaire, subjectivé, partisan, globalement démarqué du
ton académique, scientiste, positiviste en vigueur à l’université. Mais ces
traits formels n’indexent une intellectualité musicale à l’œuvre que pour
autant qu’ils relèvent de cette position d’énonciation que j’appelle celle du musicien
pensif. Ceci nous renvoie donc à
l’identification du musicien pensif.
Restons au plus simple.
Le musicien est celui qui fait de la musique sachant que ce
faire peut prendre différents tours (jouer, composer…). En faisant de la
musique, le musicien s’enchaîne à la musique et accepte d’être fait par
elle : l’axiome matérialiste est ici celui de Marx : « c’est la
musique qui fait le musicien », quand l’axiome idéaliste, celui de
Duchamp, est inverse (« c’est l’artiste qui fait l’art »). On a donc
simultanément deux faires où un simple « de » va indexer la
dissymétrie : la musique fait le musicien quand le musicien fait de la musique.
Ainsi, pour autant qu’un musicien individuel participe d’un
sujet (il ne l’est bien sûr pas [1]),
c’est en participant à ce qu’Alain Badiou appelle son « point
d’indécidabilité entre activité et passivité » [2],
point qui est exemplairement celui de l’œuvre musicale (elle fait la
musique / elle est faite par la musique) mais que le musicien éprouve sous une modalité
particulière : la musique fait le musicien qui en fait, le musicien fait de la musique qui le fait (la différence, ici minime,
du musicien avec l’œuvre tiendrait dans la langue française à ce que l’œuvre
fait la musique quand le musicien fait de la musique…).
Une fois musicien
ainsi précisé, spécifions « pensif ».
« Pensif » indexe qu’il va s’agir, dans le discours
du musicien sur la musique, non pas simplement d’un bavardage mais d’un travail
pour penser discursivement la musique.
Rappelons : nous tenons simultanément que la musique
est une pensée (à l’œuvre) et que cette pensée se pense elle-même, donc qu’en
un sens elle est réflexive. La pensée musicienne ne sera donc pas la réflexion de la pensée musicale mais sa projection dans un autre espace : dans l’espace propre de
la langue et du discours. On pourrait parler aussi de transfert…
Au total, le discours que produit l’intellectualité musicale
s’identifie donc par cette position d’énonciation que constitue un musicien pensif.
Faut-il rappeler ici qu’intellectualité ne veut pas dire intellectuel au sens sociologique du terme, et que musicien
pensif ne désigne pas non plus une
catégorie socioprofessionnelle !
Identifier une
intellectualité musicale, ce sera donc identifier le musicien pensif qui la
déploie. C’est bien ce à quoi je procède dans ce cours, en parlant de
l’intellectualité musicale de Rameau, de celle de Wagner, de celle de Boulez…
Ainsi l’intellectualité musicale — discours sur la
musique du musicien pensif — a bien un rapport intrinsèque au musicien
comme tel (et pas seulement à la musique et à ses œuvres), mais ce rapport
n’est pas de cible — l’intellectualité musicale ne vise pas à
« penser le musicien » mais à penser en musicien la musique sous la
triple modalité de son monde (versant théorique), de ses œuvres (versant critique) et de
ce qu’on pourrait appeler son époque
(versant esthétique) —. Le
musicien est la source de l’intellectualité musicale, nullement sa cible.
Sa lignée généalogique centrale est celle-ci : Rameau,
Wagner, Schoenberg, Boulez
· La
composante théorique de l’intellectualité musicale est prescriptive, et non pas descriptive.
· La
composante critique de l’intellectualité musicale est partisane et non pas savante.
· La
composante esthétique de l’intellectualité musicale est militante ; elle est éducative et non pas instructive.
L’intellectualité musicale a rapport privilégié aux autres
arts, aux sciences et à la philosophie :
Quelques mots sur mon intellectualité musicale, non par
narcissisme irrépressible mais parce que je voudrais choisir mes exemples dans
ce cadre pour une raison précise : je souhaite parler aujourd’hui de la
méthode de constitution des discours de
l’intellectualité musicale, non de leur méthode d’exposition. Or le processus de constitution d’un discours est
en règle générale en bonne part effacé par son mode d’exposition. On peut
certes tenter de reconstituer la genèse de telle ou telle entreprise mais,
outre le caractère fastidieux et un peu vain d’une telle entreprise — il
est vrai que Michel Foucault nous rend sensible aux charmes secrets de
l’érudition tout en relevant qu’elle est en vérité « une voie de tout
repos » et finalement vaine… —, il n’est pas possible de restituer
précisément le trajet subjectif parcouru par l’auteur de tel ou tel livre pour
aboutir au résultat que nous connaissons. Il est par contre plus aisé de le
retrouver pour ses propres travaux. Voilà pourquoi je me sentirai plus à l’aise
en évoquant quelques-unes de mes recherches.
Mon propre travail vise à déployer une intellectualité
musicale d’après la clôture du
sérialisme ; je ne dirai pas une intellectualité musicale du XXI° siècle
car personne ne sait très bien ce que ce nouveau siècle sera, et il n’est sans
doute pas encore véritablement commencé : nous sommes encore « à
l’orée d’un nouveau siècle » comme l’indique Alain Badiou à la fin de son
dernier livre [3]…
Je sélectionnerai dans mon travail trois
problématiques :
Dans la première, il s’agissait de repenser Schoenberg comme
proposition musicale toujours active (et non pas renvoyée au passé, donc au
simple répertoire) ; l’exposition de ce travail se trouve dans mon livre La
Singularité Schoenberg [4] ;
Dans le second exemple, il s’agissait de penser musicalement
le concert (et non plus seulement sociologiquement, c’est-à-dire en extériorité
à la musique et aux œuvres) ; l’exposition de ce travail se trouve dans
deux livres collectifs : Les enjeux du concert de musique contemporaine [5],
et Le Concert [6] ;
Dans le troisième, l’enjeu était de penser l’écoute comme
foyer central de la musique (à distance de la perception et de l’audition, mais
aussi de l’ouïe et du comprendre) ; le résultat de ce travail, présenté
sous une forme provisoire, est le polycopié Théorie de l’écoute musicale [7].
Schoenberg, le
concert, l’écoute : voilà les trois thèmes qui me serviront de
référence dans cet exposé de méthode.
Je vais exposer une méthode de travail, propre je crois à
l’intellectualité musicale, selon trois têtes de chapitre : d’abord
comment choisir un point pour ce travail ? Ensuite comment situer le point
qu’on a retenu ? Enfin comment faire travailler ce point dans la situation
identifiée ?
En effet,
· L’intellectualité
musicale n’est pas totalisante : elle opère localement, à partir de
singularités, donc de points.
· L’intellectualité
musicale n’est pas objectivante : elle opère subjectivement, à partir de
symptômes, donc de points situés.
· L’intellectualité
musicale n’est pas savante : elle opère de manière partisane, elle vise à
convaincre ; donc elle tranche. Il nous faut voir comment.
Un point,
c’est-à-dire une question, mais
- non pas une question savante, c’est-à-dire sans
autres enjeux que de savoir ;
- ni à proprement parler une explication.
Il s’agit d’un point où se jouent des projets musiciens, des
orientations musicales.
Prenons nos trois exemples :
• Le nom Schoenberg
vient-il nommer une orientation musicale et musicienne réservée au musée, donc
à l’amour de la musique (tire d’un livre d’Olivier Revault d’Allonnes) ou
profile-t-il encore un à-venir susceptible d’orienter un « vouloir la
musique » ?
• La pratique du concert n’a-t-elle pas une raison
d’être proprement musicale (et alors laquelle) par-delà les autres sens (économiques,
sociaux, etc.) évidents ?
• La musique n’est-elle pas un art de l’écoute qui se
constitue précisément en rupture par rapport aux autres logiques de l’entendre,
telles celles de la perception et de l’audition ?
On voit que, dans ces trois exemples, les enjeux sont
subjectivés par un musicien : par un compositeur dans le cas de
Schoenberg, par un organisateur de concerts dans le cas du concert (j’étais
alors directeur artistique d’un ensemble de musique contemporaine), par un
musicien générique dans le cas de l’écoute. Il s’agit d’enjeux musicaux pour qui se déclare acteur de
musique et se propose d’orienter son action en fonction de la réponse à ces
questions.
On voit ainsi que
- dans le cas Schoenberg, l’intellectualité musicale se
démarque d’une critique musicographique ;
- dans le cas du concert, elle se différencie d’une
théorie non musicienne du concert (historienne, sociologique, économique,
littéraire…) [8] ;
- quant à l’écoute, l’intellectualité musicale l’aborde
bien autrement qu’un philosophe comme Jean-Luc Nancy [9]
ou qu’un musicographe historien comme Peter Szendy [10].
Les intellectualités musicales disposent-elles d’une méthode
générale pour retenir un point, circonscrire un problème, sélectionner une
question, décider d’un enjeu ?
Non bien sûr, car le moment dont il est ici question est le
moment de la subjectivation : s’il existe des méthodes pour orienter le
procès subjectif qui va suivre, il n’en existe pas pour décider de l’impulsion
initiale, laquelle prend nécessairement la forme d’une surprise, d’une
évidence. En ce sens, la subjectivation de ce moment initial ressemble à une révolte,
qui ne se construit pas mais advient ou n’advient pas. Elle prend souvent la
forme d’un refus, d’un « Non ! » qui va devenir intellectualité
musicale pour autant qu’il ouvre à un travail en sorte d’extraire le
« Oui » sous-jacent au Non
initial, le oui qui implicitement le fonde.
Reprenons nos trois exemples :
- Pour Schoenberg, tout est parti d’un refus de
constater que le rapport à la musique de Schoenberg était enfermé dans le
dilemme d’un « Schoenberg est mort ! » (Boulez) et d’un
« Aimer Schoenberg ! » (Revault d’Allonnes) ; il s’agissait
à partir de là de dégager ce qui de cette musique était encore actif et porteur
d’un possible vouloir composer aujourd’hui.
- Pour le concert, même insatisfaction initiale de ne
rien trouver sur la délicate question de la programmation, quand les
commentaires sociologisants et historicisants abondaient par contre. Mais n’y
a-t-il pas pourtant un intérêt intrinsèquement musical à ce qu’une œuvre
dialogue avec une autre ?
- Concernant enfin l’écoute, le point de subjectivation
tenait à une certaine hégémonie contemporaine des problématiques en termes de
perception quand ma conviction était que ce qui faisait l’intérêt propre de la
musique comme art relevait de tout autre chose que de l’activité perceptive ou
de cette audition exhaussée par les examens des conservatoires.
Dans chaque cas, l’enjeu de ce premier moment est de passer
d’un refus à la conviction qu’en ce point, jusque-là inaperçu, une singularité
se joue, c’est-à-dire la possibilité d’un nouveau vouloir proprement
musicien : non pas une curiosité ou une particularité mais une figure
subjective, concentrée et dense.
En ce sens la décision d’un tel point ne se fait par tri
parmi un ensemble de sujets possibles (comme peut en proposer un directeur de
thèses à ses étudiants) ; la sélection ne se fait pas sur catalogue, ou à
partir d’index ! En un sens, on peut en dire ce que Kierkegaard disait de
la foi (c’est-à-dire somme toute d’une modalité particulière de conviction) :
quand le point apparaît à la conscience, on le reconnaît (il s’agit donc là d’une première fois qui s’avère
en fait être une seconde, une reprise).
La seule méthode adéquate à ce type de reconnaissance relève
de ce que Freud appelait l’attention flottante : elle est seule appropriée à déceler une saillance
qui ressortira d’autant plus nettement que la lumière sera latérale et non pas
orthogonale à la matière en question.
Une modalité particulièrement féconde, je trouve, pour
déployer ce type de lumière incidente sur la musique est de penser la musique
« avec » d’autres formes non musicales de pensée, de tenter de penser
la musique à la lumière d’autres disciplines. Pour que cette lumière soit bien
incidente et non pas frontale, il est alors préférable que les pensées retenues
ne se présentent pas comme pensées (philosophiques, mathématiques, physiques,
politiques, psychanalytiques…) de la musique mais pensées tournées vers d’autres champs.
Par exemple, à ce stade du travail, j’ai tendance à
privilégier dans les mathématiques ce qu’elles pensent de questions qui leur
sont propres plutôt que de me tourner vers les rares théories mathématiques de
tel ou tel aspect de la musique : l’effet de surgissement d’une intuition
musicale sera d’autant plus probable que l’éclairage de la musique se fera de
biais.
Je connais cinq manières de « penser avec » que je
liste ici rapidement, sans trop m’étendre (j’en ai récemment parlé un peu plus
longuement dans le cadre du séminaire sur la Dialectique négative d’Adorno) : la métaphore, l’analogie, la
dualité, la fiction et « la » mytho-logique.
La métaphore relève de la logique d’un « comme »
rapportant deux termes. Elle consiste à poser très simplement
KºC
· Schoenberg
est le Moïse de la musique contemporaine.
· L’écoute
musicale trace un fil (d’écoute).
· Le
concert crée des résonances entre les œuvres…
Le « comme » va porter ici sur deux rapports et
non plus seulement deux termes. L’analogie posera ainsi
a |
º |
b |
x |
y |
· Schoenberg
est à la musique ce que Cantor est aux mathématiques, Kandinsky à la peinture…
· Le
concert est aux œuvres comme un menu l’est à ses différents plats ( !).
· Chez
Adorno, l’informel est à la musique ce que le négatif est à la dialectique…
On a ici une symétrisation par
inversion des objets et de leurs relations selon le schème formel
suivant :
On pourrait formaliser cela ainsi
aXºYb
·
La dualité entre forme et fond : ainsi selon
Nietzsche est fond pour l’artiste ce qui est forme pour le reste du monde, et
inversement…
· Les rapports entre musique et politique [11] : la dualité d’un temps politique (ou époque) qui change le monde et d’un monde de la musique qui supplémente le temps peut se formaliser ainsi :
Il va s’agir ici d’une logique du « comme si » et
non plus simplement du « comme ». On ne va plus simplement poser localement une « image » mais on va traiter la
comparaison instituée comme une hypothèse susceptible de tirer à conséquences.
L’enjeu du « comme si » va être d’explorer, aussi loin que possible,
les conséquences d’une telle fiction.
· Avec
l’architecture : posons que le tempo est à la musique ce que l’échelle est
à l’architecture et voyons quelles conséquences on peut en tirer, et à quelles
impasses on aboutit alors.
· Avec
les mathématiques : posons que l’audition est en musique ce que
l’intégration est en mathématiques et voyons jusqu’où il est possible de
soutenir cette fiction.
· Avec
la philosophie : posons que l’axiomatique philosophique des affects dans
la troisième partie de l’Éthique de
Spinoza, axiomatique bâtie sur trois affects de base (le désir, la joie et la
tristesse), pourrait s’interpréter en musique sur la base de la trilogie du
chromatisme, du diatonique majeur et mineur, et voyons où cela nous mène.
On fait dans tous ces cas la pari que cette fiction sera
productive c’est-à-dire pourra éclairer quelque chose d’inaperçu dans le champ
qui intéresse le musicien : la musique, non pas l’architecture ou les mathématiques.
La logique revient ici à faire « comme si » une théorie
non musicale (architecturale, mathématique, philosophique) édifiée pour rendre
compte d’un domaine propre à la discipline considérée (domaine bien sûr
extra-musical) pouvait inopinément et paradoxalement rendre également compte
d’un domaine musical soigneusement sélectionné qui nous intéresse, nous
musiciens pensifs.
Il s’agit ici de mettre en œuvre une tout autre
logique : cette logique que Claude Lévi-Strauss appelle mytho-logique (c’est moi qui sépare ici les deux parties).
La matrice (ou formule canonique du mythe) en est donnée
dans Anthropologie structurale. La
voici :
« Tout mythe (considéré
comme l’ensemble de ses variantes) est réductible à une relation canonique du
type :
Fx(a) : Fy(b) @ Fx(b) : Fa-1(y)
dans laquelle, deux termes a et b
étant donnés simultanément ainsi que deux fonctions x et y,
on pose qu’une relation d’équivalence existe entre deux situations, définies
respectivement par une inversion des termes et des relations, sous deux conditions :
1° qu’un des termes soit remplacé
par son contraire (dans l’expression ci-dessus a et a-1) ;
2° qu’une inversion corrélative se produise entre la valeur de fonction et la valeur de terme de deux éléments (ci-dessus y et a). » [12]
Je réécrirai la formule ainsi [13] :
ax |
º |
bx |
by |
ya-1 |
qu’on lira de cette manière : le problème que a en tant que valant X pose à b
(qui porte la valeur Y) se
résout mytho-logiquement par le double mouvement où b
va assumer la valeur problématique X
et où Y
(objectivé en y) va matérialiser
la nouvelle valeur A-1
neutralisant le terme problématique
initial a.
Ainsi formulé, la chose est bien compliquée, mais la
dynamique de pensée est simplement celle-ci : il s’agit de résoudre une
contradiction entre les deux termes de gauche et l’on procède pour cela à une
transformation, non dialectique mais « bricolée », conduisant aux
deux termes de droite dont le rapport est censé traiter et adoucir (médier) la
contradiction de départ.
J’en ai beaucoup parlé ailleurs — à propos
d’Adorno — ; j’aurais l’occasion d’y revenir à propos des rapports de
Wagner à la philosophie de Schopenhauer. Je n’en donnerai donc ici qu’un
exemple : celui de ce que j’appellerai l’anti-philosophie spontanée du
musicien (artisan) :
philosophie Pensée |
º |
musique Pensée |
musique Art |
art Antiphilosophie |
Soit : la contradiction qu’apporte la philosophie comme
pensée à la musique comme art est (mytho-logiquement) résolue par le musicien
via l’affirmation d’une musique comme pensée et d’un art porteur d’une valeur
anti-philosophique.
*
Au total, donc cinq manières formelles de rapporter une
pensée extra-musicale à la musique et par là de générer cet éclairage incident
susceptible de faire ressortir un point crucial dans les pratiques musicales.
*
Nous supposons maintenant être en possession de notre point,
de notre question, de notre enjeu. La question de méthode que nous nous allons
nous poser est alors celle-ci : de quelle situation ce point va-t-il
relever ? Dans quel contexte va-t-il prendre forme et consistance ?
De quel environnement ses enjeux vont-ils être redevables ? Vous voyez
que, ce faisant, je ne présuppose pas que la situation, le contexte,
l’environnement du point sont clairement donnés : bien sûr, il s’agit là
d’explorer la matière même du point retenu, matière qui nous est donnée comme
telle mais pas pour autant comme matière de cette question, de ce point.
C’est donc bien à nous de définir les contours pertinents du champ de travail
de notre point.
L’écueil est ici que ce point subjectivement constitué se
déploie ensuite en simple figure d’érudition c’est-à-dire donne lieu à une pure
et simple simple accumulation, progressive et ordonnée, de savoirs selon deux directions : une
capillarité (extension horizontale) et un approfondissement (extension verticale).
Je n’ai bien sûr rien contre les savoirs et je ne crois pas
être en proie à « la passion de l’ignorance » (Lacan). La question
n’est donc pas ici de dénigrer les savoirs mais de tracer une méthode pour
l’intellectualité musicale qui maintienne le tranchant subjectif de son projet,
qui le mette au travail de situations concrètres, qui lui donne les moyens de
labourer une matière précise au point même où va se déployer la tentation de
l’érudition.
Michel Foucault est ici un bon repère, qui savait ce dont il
parlait et évoquait « la voie de tout repos de l’érudition ». Voici
par exemple ce qu’il disait en 1975 (au début de son cours au Collège de France
intitulé « Il faut défendre la société » [14]) :
« Que le travail que je vous ai présenté ait eu cette
allure à la fois fragmentaire, répétitive et discontinue, cela correspondrait
bien à quelque chose qu’on pourrait appeler une “paresse fiévreuse”,
celle qui affecte caractériellement les amoureux des bibliothèques, des
documents, des références, des écritures poussiéreuses, des textes qui ne sont
jamais lus, des livres qui, à peine imprimés, sont refermés et dorment ensuite
sur des rayons dont ils ne sont tirés que quelques siècles plus tard. Tout cela
conviendrait bien à l’inertie affairée de ceux qui professent un
savoir pour rien, une sorte de savoir somptuaire, une richesse de parvenu
dont les signes extérieurs, vous le savez bien, on les trouve disposés en bas
des pages. Cela conviendrait à tous ceux qui se sentent solidaires d’une des
sociétés secrètes sans doute les plus anciennes, les plus caractéristiques
aussi, de l’Occident, une de ces sociétés secrètes étrangement indestructibles,
inconnues, me semble-t-il, dans l’Antiquité et qui se sont formées tôt dans le
christianisme, à l’époque des premiers couvents sans doute, aux confins des
invasions, des incendies et des forêts. Je veux parler de la grande, tendre
et chaleureuse franc-maçonnerie de l’érudition inutile. »
Le portrait est sévère, d’autant plus sévère qu’il vient
d’un Grand-Maître de cette secte. Inutile je pense d’insister sur la tentation
que représente cette voie pour qui va devoir mettre son point au labeur de
textes et partitions. Avant d’examiner comment parcourir ce réseau infini des
liens, renvois, greffes en sorte de ne pas s’y noyer, voyons d’abord comment il
convient de découper soi-même la situation dont le point décidé va relever.
Comment contextualiser le point décidé ?
Il s’agit ici de prendre ses distances avec l’idée,
convenue, que pour comprendre une question il faudrait d’abord en faire
l’histoire puis en explorer les multiples déterminations. Je ne nie pas, bien
sûr, ni l’histoire de la question retenue, ni ses corrélations innombrables
mais je me demande comment il est possible de prendre cela en compte sans s’y
perdre, comment il est possible de parcourir les détours de cette histoire et
les régions de cette situation en gardant pour boussole la subjectivité propre
du point adopté.
Ma proposition de méthode sera ici double : elle
consistera d’une part en un régime particulier d’historicité, et d’autre part
en une exploration monographique de l’histoire selon quatre dimensions.
Qu’est-ce que j’entends ici par régime d’historicité ? Je mobilise ce faisant les résultats personnels
tirés du séminaire « Musique et histoire » tenu l’année dernière à
l’Ens (avec Gilles Dulong).
Il s’agit grosso modo d’une manière d’articuler passé,
présent et futur selon un partage entre le possible et l’impossible. Vous
renvoyant, pour le détail, aux textes produits lors de ce séminaire, je dirai
simplement ici : il s’agit pour moi de dégager ce que j’appelle un régime musicien (que je distingue d’un régime musicologiste-historien et d’un régime musicologiste-encyclopédiste) selon l’idée essentielle qu’en pensée, on circule
du présent vers le passé, et non pas l’inverse, ce qui suppose corrélativement
qu’on conçoive le présent comme un moment (non comme un instant actuel), moment
délimité comme le présent d’un projet : ce qui fait ici le présent, c’est
l’existence subjective d’une entreprise de pensée. Ici le présent n’est pas
hérité du passé, le passé ne lègue pas un présent (René Char :
« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. ») mais tout au
contraire c’est le présent qui décide de son passé.
Corollairement pour la pensée, le futur véritable n’est plus
le futur simple mais le futur antérieur, à raison aussi de ce que le futur
simple devient incorporé dans le moment présent (comme état postérieur à son
état actuel).
Régime
musicologiste-encyclopédiste
––––––––––]< ] ?
passés] savoir actuel] futur connaissable
Régime musicologiste-historien
––––––––––>] >[----- >
passé simple] instant présent [futur simple
Régime musicien
-------- < [––––––––––– [<……
passé composé] moment
présent] futur antérieur
) antérieur – actuel –
postérieur (
contemporains
Explicitons ces idées abstraites à propos de nos trois
exemples de référence :
• Schoenberg selon moi appartient encore (par un angle
à préciser bien sûr) à notre présent, non à notre passé. Tel est d’ailleurs ici
« le » point même de mon travail.
• Le concert sera considéré comme relevant du présent
de l’œuvre, et c’est bien à ce titre qu’il va s’agir alors de le réfléchir.
• Quant à l’écoute, ce sera la thèse que si les
théories de l’écoute sont bien historiales (inscrites dans l’histoire des
idées), par contre l’existence de l’écoute elle-même adhère trop à l’existence
même de la musique pour être dotée d’une histoire propre. En ce sens, s’il y a
peut-être une « histoire de nos oreilles » (Peter Szendy), en tous
les cas cette histoire n’est certainement pas celle de l’écoute musicale. Et
s’il y a une histoire de l’écoute musicale, alors cette histoire est identique à
l’histoire même des œuvres.
Il s’agit ici de situer une question dans l’histoire selon
quatre dimensions, distinguables mais, bien sûr, articulées. Là encore,
j’utilise ici des résultats du travail de l’année dernière mené dans le cadre
du séminaire « Musique et histoire ».
Il s’agit d’abord d’établir la généalogie du point ou de la
question retenue. Une généalogie n’est pas une chronologie : il s’agit
d’identifier des trajectoires subjectives, les chemins de la subjectivation
épousée.
Si j’examine mes trois cas — Schoenberg, le concert,
l’écoute —, le premier trait frappant est la maigreur des généalogies
reconstituables : en vérité, il apparaît que lorsque vous tenez un point
véritable, sa nouveauté est suffisamment grande pour que peu de choses
s’avèrent avoir été dites à son endroit.
Pour nourrir votre point d’une généalogie minimale, il vous
faut alors explorer également les généalogies négatives : j’entends par là
ce contre quoi il sera intéressant d’éprouver votre point. Dans le cas du
travail sur Schoenberg par exemple, éprouver la singularité Schoenberg contre l’énoncé du jeune Boulez :
« Schoenberg est mort ! ». Dans le cas de l’investigation sur
l’écoute, mettre vos intuitions à l’épreuve des nombreuses théories de
l’audition, ou du comprendre… Ceci dit, il s’avère que même sur ce plan des
généalogies négatives, la rareté est également à l’ordre du jour.
Au total, il faut le plus souvent bâtir des généalogies
maigres, pleines de trous si l’on tente de les référer à l’ordre chronologique.
Pour reprendre mes exemples, en laissant ici de côté le cas
du travail sur Schoenberg disposant forcément de peu de profondeur historique,
dans le cas du concert, il m’a fallu aller chercher des antécédents positifs
chez les critiques de concert, dans des remarques émiettées (de compositeurs
mais pas seulement : chez G.-B. Shaw par exemple) faute de trouver quelque
embryon que ce soit d’une théorie de la chose. Et en ce qui concerne l’écoute,
là aussi il m’a fallu prélever des suggestions plutôt de véritables
développements.
Il s’agit ici d’identifier l’état du monde de la musique
dans lequel le point et ses généalogies s’enracinent.
Donnons-en des exemples :
· Il
s’agit de préciser les questions musicales en jeu sous le nom Schoenberg : atonalisme, dodécaphonisme et constructivisme ;
Klangfarbenmelodie…
· Il
faut identifier les pratiques musicales significatives en matière de
concert : cela aura été, dans mon cas, celle de Schoenberg entre 1919 et
1921 (Société d’exécutions musicales privées), celle du Domaine musical
(de 1953 à 1973), enfin celle de l’Itinéraire (à partir de 1973).
· En
matière d’écoute, il s’agira ici de repérer les œuvres cardinales, leur type
spécifique d’enjeux musicaux, etc.
Cette dimension concerne la manière dont le point résonne
avec d’autres points non musicaux, c’est-à-dire comment il est contemporain de
pensées, d’interrogations, de travaux, de subjectivations, de procès subjectifs
relevant de tout autres ordres.
Exemples :
· De
quoi le point de vue à constituer sur Schoenberg est-il contemporain en
pensée ? Noter que la question est un peu différente de savoir de quoi
« la singularité Schoenberg » est elle-même contemporaine… Ma réponse
sera : ce point est contemporain d’une certain saturation du
constructivisme dans lequel « la singularité Schoenberg » ne
s’enferme pas.
· La
question musicale du concert s’avère contemporaine d’une déconstruction
philosophisante de la chose-en-soi au profit des seules relations extérieures
entre choses (ce que j’interprète comme une interprétation sophistique du lemme
de Yoneda…).
· Concernant
enfin l’écoute, le champ convoqué apparaît très vaste car il s’agit de prendre
en compte la contemporanéité possible d’une théorie musicienne de l’écoute
musicale avec des théories philosophiques, psychanalytiques, mathématiques,
poétiques, etc. de l’écoute mais aussi de tout autres pratiques…
Reste l’historialité qui va désigner un ordre second de
contextualisation : la manière dont l’état pris en compte du monde de la
musique se rapporte à l’état d’autres mondes, plus globalement du chaosmos.
C’est là que peuvent être prises en compte des
déterminations non musicales, par exemple les déterminations socio-économiques
des concerts, les déterminations historiennes de l’expérience du Domaine musical.
Ce niveau n’est plus déterminant : il prolonge la contextualisation.
L’enjeu par exemple est de garder présent à l’esprit le contexte viennois dans
lequel émerge la singularité Schoenberg, celui de l’après-68 français pour ce
qui concerne l’expérience de l’Itinéraire ou l’importance de la phénoménologie
et de la psycho-acoustique dans la dissolution de la spécificité musicale de
l’écoute au profit de l’écoute…
On schématisera les quatre dimensions ainsi :
À ce niveau de généralité, les quatre dimensions qui
viennent d’être formellement distinguées valent tout autant pour des œuvres, ou
pour des intellectualités musicales.
Je me suis livré au petit exercice de caractériser selon ces
quatre dimensions les intellectualités musicales distinguées dans ce cours en y
ajoutant mon propre travail. Voici ce que cela pourrait donner :
|
Rameau |
Wagner |
Schoenberg |
Boulez |
Mon travail |
|
Généalogie |
Œuvres |
Lully |
Beethoven |
Mahler |
Webern-Messiaen |
Bach, Haydn, Schuman, Schoenberg,
Carter |
Intellectualités musicales |
Inventeur ! (théories musiciennes) |
|
|
|
Schoenberg, sériels… |
|
Archéologie |
Occupation du monde de la
musique |
Opéra Diatonisme / chromatisme |
Triple crise du ton, du
mètre et du thème |
Monde de la musique dévasté |
Musique mixte Calcul informatique Écriture/perception |
|
Historicité |
Arts |
|
Théâtre |
Peinture Poésie |
Littérature Peinture |
Poésie Architecture |
Sciences |
Sauveur |
|
|
Formalisation axiomatique |
Mathématiques et logique Contre l’Histoire, la
sociologie… |
|
Politique |
|
Révolutions de 1848… |
Guerres mondiales |
|
Années 65-75 |
|
Amour-érotique |
|
|
Cf. Vienne autour de 1913… |
|
Psychanalyse : Lacan |
|
Philosophie |
Descartes |
Schopenhauer |
|
|
Badiou, Spinoza,
Kierkegaard, Lautman, Lévi-Strauss… |
À ce niveau, le péril propre de l’intellectualité musicale
est l’historicisme – considérer que
le point, attaché par mille liens à son contexte, est ainsi déterminable —
et l’historiographie — tenir
que l’exploration du point pourrait consister en une narration de son
histoire —.
Deux modalités viennent aujourd’hui orchestrer cette
voie : la théorie de la réception, et, corrélativement, celle de la
genèse. Ces deux modalités, complémentaires, visent à dissoudre l’épaisseur de
la chose en soi en l’encadrant d’aussi près que possible par ses deux versants
chronologiques : ses origines et ses retombées. Il s’agit là de la même
opération historicisante que celle qui consiste à réduire le moment présent à
l’épaisseur vide d’un instant actuel, coincé entre un passé au poids écrasant
et un futur à l’indécision angoissante.
Pour qui tient qu’il y a un moment présent quand il y a un
projet à l’œuvre, un vouloir qui l’écartèle de manière intérieure, alors les
problématiques de génétique et de réception n’ont nulle pertinence subjective
pour ce moment présent (même si elles peuvent, bien sûr, en avoir pour une
analyse sociologique, politologique ou historicisante de tel ou tel aspect).
*
Une fois cette contextualisation cadrée, une fois le point
immergé dans une situation ramifiée, aux couches enchevêtrées, le problème de
l’intellectualité musicale va être de suivre son point, de le mettre au travail
sans le perdre, sans le dissoudre dans l’infini des résonances et, ultimement,
d’arriver à en proposer une figure récapitulative. D’où la troisième dimension
de notre méthode.
Comment mettre au travail un point simple et fini dans une situation
complexe et infinie sans l’y dissoudre ou le suivre à la trace indéfiniment
sans jamais aboutir à quelque conclusion ?
Je propose ici une figure méthodologique centrale :
celle de la diagonalisation qui va comporter deux volets : le tracé
diagonal (infini) et le moment pour le conclure.
Il s’agit de penser ici une manière de parcourir globalement
la situation sans pour autant la totaliser.
Une situation, conçue de manière moderne, est toujours
infinie. Notre travail, lui, est forcément fini. Est-on alors condamné à ne
parcourir que des tout petits bouts de la situation en sorte qu’on ne saurait
connaître la situation que de manière hasardeuse et ridiculement
partielle ?
Non !
D’abord il peut exister des connaissances d’un ensemble
infini non pas en extension (en recensant tous ses éléments) mais en intension : par exemple, pas besoin d’avoir recensé
« tous » les nombres entiers ( !) pour savoir (ce qui s’appelle
réellement savoir, et pas seulement intuitionner) qu’à tout nombre pair succède
un nombre impair.
Ensuite il peut exister une connaissance statistiquement
contrôlée (au moyen du calcul des probablités).
Mais il ne va pas s’agit exactement de cela dans la méthode
diagonale.
Le principe en vient de Cantor qui l’a inventé pour
construire un nouveau nombre réel à partir de l’hypothèse (fausse) que
l’ensemble des nombres réels serait dénombrable. Je vois renvoie à une présentation
élémentaire de ce dispositif dans mon livre sur Schoenberg.
Georg Cantor (1845-1918) démontre en 1892 que l’ensemble des nombres
réels n’est pas dénombrable au moyen du raisonnement par l’absurde
suivant :
Supposons qu’on puisse dénombrer les nombres réels compris entre 0 et
1.
Dans ce cas, on peut tous les classer en une liste complète, par
exemple (après les avoir exprimés sous forme d’une écriture décimale) selon le
tableau suivant :
0,5004936…
0,9367852…
0,7391526…
0,2867593…
0,5874237…
…
On peut alors construire à partir de ce tableau un nouveau nombre :
par ajout d’une unité à chaque chiffre de la diagonale de ce tableau. Soit le nouveau nombre ainsi
progressivement construit :
0,5004936… => 0,6…
0,9367852… => 0,64…
0,7391526… => 0,640…
0,2867593… => 0,6408…
0,5874237… => 0,64083…
…
Mais ce nouveau nombre réel (0,64083…), qui est bien compris entre 0 et
1, n’appartient pas lui-même à la liste initiale puisqu’il diffère de chacun de
ceux qui y sont inscrits par au moins un chiffre. Or cette liste était supposée
complète !
C’est donc que l’ensemble des nombres réels compris entre 0 et 1 n’est
en vérité pas dénombrable.
La diagonale ainsi construite dans un tableau n’est pas une
simple oblique partielle mais bien une
diagonale globale (en
l’occurrence traversant de part en part le tableau selon sa ligne de plus
grande obliquité).
L’idée est ici de dégager une caractéristique globale de la
situation sans pour autant en faire le tour ni le tout. Le principe de
constitution de cette diagonale globale est de rapprocher des éléments ou
parties de la situation qui ne sont contigus que selon le fil diagonal tracé,
ce qui revient à dire qu’on va en fait les rapprocher selon un point de vue
particulier, qui est bien sûr notre fameux point.
Donnons un exemple.
Pour montrer la nouveauté de la théorie musicienne de
Rameau, on peut songer à emprunter la voix suivante : examiner cette
théorie dans tous ses ressorts, la comparer à toutes celles de tous ses
prédécesseurs en contextualisant chaque élément rencontré en sorte de ne pas
faire de contre-sens et de délimiter chacun des nouveaux pas conquis sur
l’époque, etc. On s’engage ici dans le travail monomaniaque de toute une vie,
dont rien ne garantit qu’il puisse alors en sortir une seule idée globale. Où
l’on retrouve nos périls de l’érudition et de l’historiographie.
À cela, j’oppose la voie suivie pour ce cours : faire
d’abord une hypothèse sur cette nouveauté (vous connaissez la mienne : à
travers les nouveautés de cette théorie musicienne se constitue pour la
première fois une intellectualité musicale) puis la mettre à l’épreuve de
l’œuvre (écrite) de Jean-Philippe Rameau. Le but est alors de dégager une
nervure globale (c’est-à-dire de part en part) qui nous intéresse. Pour cela,
il faudra procéder par lecture rapide de son œuvre en sorte d’y repérer
quelques traits saillants à partir desquels il sera possible de tracer une
diagonale.
Si « situation » désigne ici l’ensemble de l’œuvre
écrite de Rameau, il faut donc la
parcourir globalement (et non pas totalement) avec une certaine vitesse pour ne
pas s’y enfoncer à chaque pas, pour repérer les points d’appui qui vont être
déterminants pour la diagonale à venir. On retrouve ici l’importance de
l’attention flottante évoquée plus haut et de la lumière incidente faisant
ressortir les points saillants, ionisés pourrions-nous risquer —
mieux : polarisés — par notre faisceau.
Ensuite, il s’agit de reprendre ces points d’appui pour en
éprouver l’épaisseur, la consistance, l’assise en sorte de construire notre parcours. Vous
reconnaîtrez-là le travail mené à partir d’un cortège de citations prélevées ça
et là dans l’œuvre de Rameau, cortège réaménagé en sorte de dégager le profil
qui nous intéresse.
Dans toute diagonalisation de ce type, une part importante
revient au hasard : c’est aussi pour cette raison qu’une diagonale n’est
pas une oblique, laquelle conserve un même angle d’incidence d’un bout à
l’autre. Une diagonale, elle, procède en zigzag (en ce point nous nous écartons
du modèle cantorien de la diagonale et nous rapprochons du modèle qu’en propose
Alain Badiou dans L’Être et l’événement),
au gré de rencontres qui n’ont rien de nécessaires.
On dégage ce même type de diagonale zigzagante en
travaillant par capillarité : en progressant d’un point à un autre,
inopinément rapproché, en suivant des pistes suggérées par telle ou telle
occurrence, en remontant des fils, en épousant des dérivations.
On rencontre alors un problème majeur : au bout d’un
certain temps, où l’on s’est ainsi plongé dans la situation, où l’on a dérivé
diagonalement au gré des rencontres tout en restant constamment aimanté par le
point dont la subjectivation polarise les éléments retenus de la situation,
comment s’arrêter et conclure, fut-ce provisoirement ?
Cet aspect touche à ce que Lacan a appelé dans son fameux
texte de 1945 [15] —
Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée — « le moment de conclure »,
troisième partie de ce qu’il appelle « le temps logique » après
« le temps pour comprendre » et « l’instant du regard ».
Ce moment peut être aussi vu — c’est alors plus
compliqué — comme partie prenante de
ce qu’Alain Badiou appelle le forcing (reprenant au mathématicien Paul Cohen le terme et le contenu).
Je ne m’étends pas sur le contenu philosophico-logique de ce
moment : les auteurs cités déploient, chacun pour son compte propre, la
rationalité intrinsèque de ce moment, non pas comme courcircuit de qui ne
sachant attendre brutaliserait la matière mise en jeu mais bien comme geste
rationnellement justifiable et contrôlable.
Dans nos trois exemples — Schoenberg, le concert,
l’écoute —, il y a donc bien un moment où arrêter l’investigation.
Comment ce moment est-il décidé ? Je ne crois pas qu’il
y ait ici de directives formellement identifiables pour en décider, car ce
moment va découler étroitement de la nature particulière du point examiné et
des résultats acquis au fur et à mesure des rencontres déjà faites. Disons que
ce moment intervient lorsqu’une certaine condensation, ou cristallisation (je
ne dirais pas « saturation ») est opérée.
Par exemple, je me suis arrêté concernant Schoenberg quand
il m’a été possible de dégager ce que j’ai appelé un « style de pensée
musical » singulier. Concernant le concert, j’ai interrompu mon travail
après avoir esquissé un premier dispositif catégoriel pour l’analyse de
concert. En matière d’écoute cette fois, j’ai scandé mon propos quand le
travail réalisé permettait de caractériser globalement l’écoute à l’œuvre (globalement voulant ici dire : quand l’écoute dégagée était
capable de donner « Forme » à l’œuvre en jeu).
On voit comment dans chacun de ces cas, la diagonale vient
forcer une clôture qui n’est pas exhaustive, ce qui ouvre alors la possibilité
ultérieure de reparcourir la situation selon d’autres diagonales, selon
d’autres points, ou un point légèrement déplacé. Autant dire que cette clôture
du moment de conclure garde la possibilité de revenir sur la question traitée
sans l’avoir véritablement saturée.
Ici, le risque est clairement celui de l’exploration
encyclopédiste : celui par exemple de vouloir tout savoir sur Schoenberg
avant d’oser soutenir une thèse à son propos — à ce titre, Boulez semble
aujourd’hui jouer le rôle d’aimant pour érudits affairés et encyclopédistes
fiévreux, comptant sans relâche bémols et bécarres, notes de bas de page,
allusions et brouillons, etc. —.
–––––––
[1] Jacques Lacan pose (Le triomphe de la religion, p. 32) la distinction entre « l’étant de l’individu » et « le rapport du sujet à l’être » ce qui nous suggère que l’étant (psychologique, sociologique, etc.) du musicien ne se confond nullement avec le rapport du sujet musical (l’œuvre) à l’être de la musique.
[2] Interview au Magazine littéraire (janvier 2005), p. 95
[3] Le Siècle (Seuil, 2005)
[4] Cahiers de l’Ircam (L’Harmattan, 1998)
[5] Éd. du Cdmc (1997)
[6] (avec Françoise Escal) L’harmattan (2001)
[7] Cours Ens 2003-2004
[8] Voir par exemple les articles (intéressants !) allant dans ce sens dans les deux volumes cités.
[9] À
l’écoute (Galilée, 2002)
[10] Écoute, une histoire de nos oreilles (Éditions de Minuit, 2001)
[11] À quel
titre rapporter musique et politique ?
(à paraître aux éditions du Cdmc, vol. coll. sous la direction de Laurent
Feneyrou)
[12]
p. 252-253
[13] Voir
Scubla : Lire Lévi-Strauss (Odile
Jacob)
[14] Cours de 1976 (Hautes Études. Gallimard-Seuil, p. 6)
[15] Écrits, p. 197…