Alain Patrick Olivier

La séparation de la musique et de la philosophie

(Sur : Florence Fabre : Nietzsche musicien, Rennes, 2006)

Samedi d’Entretemps

Paris, Ircam, 12 Avril 2008

 

 

L’idée de considérer Nietzsche comme musicien est quelque chose de récent, mais l’idée de le considérer comme philosophe est également quelque chose de récent. Nietzsche n’est vraiment reconnu par la communauté platonico-socratique que depuis les années 1930. Il devient, à cette époque, l’objet d’un soin philologique intense, d’un soin philosophico-logique, mais aussi d’un soin musicologique. On s’aperçoit qu’il y a beaucoup de musique dans l’œuvre posthume et qu’il y en a même dans l’œuvre publiée. Néanmoins, la publication de la musique est presque immédiatement suspendue. La musique n’est éditée qu’en 1976 et séparément de l’œuvre littéraire. Les grandes interprétations philosophiques de Nietzsche se font donc en dehors de la considération de la musique, voire contre la musique.

Le logocentrisme de la philosophie

Le livre de Fabre part de la thèse de Jaspers à l’égard de la musique, dont il constitue une réfutation.  Jaspers dit : « La musique est pour Nietzsche l’adversaire de la philosophie : sa pensée aussi bien que les évidences mystiques de l’être qu’il a expérimentées sont contre et en dehors de la musique ». Ou encore : « La philosophie est d’autant plus philosophique qu’elle est moins musicale ». Jaspers pense la musique et la philosophie sur le mode de l’antagonisme, mais c’est sa propre conception de la philosophie qu’il plaque sur Nietzsche et c’est à cette condition de l’exclusion de la musique qu’il en reconstitue la philosophie.

Les interprétations suivantes de la philosophie de Nietzsche, celles de Heidegger, de Deleuze, de Foucault, de Derrida se fondent sur une édition des œuvres de Nietzsche dans lesquelles la musique est exclue. Ils contribuent même à sa constitution pour l’édition française, qui est placée sous leur responsabilité. Le livre de Fabre se situe dans cette situation éditoriale nouvelle au point de vue de la philosophie, qui impose de considérer cet objet étrange pour la philologie, mais aussi pour la musicologie, que sont les compositions musicales de Nietzsche. Le problème ne concerne pas seulement la question de l’évaluation esthétique de ces compositions musicales. L’enjeu est aussi bien la définition même de la philosophie dans sa distinction d’avec la musique, ou si l’on préfère la séparation platonicienne de l’art et de la philosophie, une séparation que Nietzsche met en cause profondément dans toute son œuvre, dans la forme et dans le contenu, puisque Nietzsche et la philosophie après Nietzsche tentent précisément de penser en-deçà de cette distinction platonicienne.

Or, la philosophie, malgré toute sa déconstruction de la métaphysique et du logocentrisme, malgré toute l’attention portée aux marges de son territoire, est restée à l’intérieur de ce territoire, qu’elle n’a jamais quitté, si ce n’est pour explorer le domaine de la littérature. La philosophie, dans sa conception de la métaphysique comme langage ou du moins comme écriture, n’a pas posé la question de la musique. La philosophie est restée amoureuse des mots, de la langue, de la logique ; la philosophie est restée une forme de philologie.

Lorsque la philosophie s’est aperçue que la philosophie de Nietzsche conduisait à une philosophie de la vie, de la vie comme volonté de pouvoir, et de la volonté de pouvoir comme art, de l’art comme un état esthétique d’ivresse ou de drogue, c’est-à-dire l’état musical par excellence, alors elle a immédiatement reculé. Elle a immédiatement fait marche arrière vers le kantisme et vers le platonisme, soit vers une conception de l’état esthétique comme domination de la forme et elle a tenté de justifier ce recul comme une avancée dans le dépassement de la métaphysique.

L’herméneutique de la poésie

Entre la musique et la philosophie, néanmoins, il y a un pont : c’est la poésie. L’herméneutique a construit ce pont. La question de la poésie est plus familière aux philologues et aux dialecticiens, parce qu’on se situe dans l’élément rassurant du langage des mots. La philosophie, pour échapper au discours de la métaphysique, s’est tournée vers la poésie. Elle a envisagé dans l’interprétation du dire poétique le dépassement possible de la métaphysique. Elle a donc interrogé la poésie en métaphysicienne, en lui arrachant la vérité de l’être. Il y a une herméneutique de la poésie. Il y a de ce fait une lecture poétique de Nietzsche, une lecture de « Nietzsche poète ».

Fabre cite à ce propos la remarque de Heidegger sur la distinction entre la théorie et la poésie. Heidegger critique les éditeurs de Nietzsche qui ont séparé dans l’œuvre ce qui relève de la présentation théorique de la doctrine, d’une part, de la présentation poétique, d’autre part. « Toute façon de penser philosophique et précisément la plus rigoureuse et la plus prosaïque est en soi poétique et cependant elle n’est jamais de l’art art poétique. En revanche, une œuvre poétique – tels les hymnes de Hölderlin – peut être conceptuelle (denkerisch) au plus haut point, et tout de même elle ne sera jamais de la philosophie. » (Nietzsche, tome I, traduction Klossowski, p. 258). Il y aurait donc un élément commun à la grande philosophie et à la grande poésie dans le fait qu’elles sont deux modes de la pensée.

Appliquons ce raisonnement au rapport de la philosophie et de la musique. Nous obtenons alors résultat : Toute façon de penser philosophique, et précisément la plus rigoureuse et la plus prosaïque, est en soi musicale et cependant elle n’est jamais de l’art. En revanche, une œuvre musicale – telles les symphonies de Beethoven – peut être « pensive » (denkerisch) au plus haut point sans jamais être de la philosophie. Un tel raisonnement est valide. Il excède le cadre donné de la pensée herméneutique, mais il ouvre précisément une perspective plus large d’interprétation.

L’objet de la remarque de Heidegger est l’œuvre de Nietzsche intitulée Also sprach Zarathustra. Le titre même de cette œuvre est un mensonge manifeste : Ainsi parla Zoroastre. Mais Zoroastre n’a jamais parlé ainsi, ni n’a pu parler ainsi. La proposition est valide, mais elle n’est ni vraie, ni vraisemblable. Elle est une provocation scientifique, qui est à peine masquée par les traductions françaises, lesquelles font croire que Zoroastre n’est peut-être pas un personnage historique mais un personnage imaginé par Nietzsche (même un grand musicien allemand nietzschéen a pu le croire). Le titre du livre est donc en soi un péché contre l’histoire et contre la science, sinon contre la religion. C’est un appel au sens critique que l’herméneutique a entrevu en soulignant la dimension parodique de l’œuvre. L’herméneutique a montré que l’on ne pouvait pas s’en tenir, dans cette œuvre, à une interprétation littérale, à la doctrine, parce qu’il s’agit aussi bien d’un poème, ou d’un drame.

Non seulement le livre sur Zoroastre n’est pas compréhensible à moins de le comprendre comme poésie ou comme drame, mais il n’est sans doute pas compréhensible à moins de prendre en compte sa dimension spécifiquement musicale, le devenir-chant ou le devenir-danse de la philosophie qui s’y opère. Fabre conduit l’analyse dans ce sens, même si elle dit qu’on ne saurait admettre que cette œuvre est musique. Mais que lui manque-t-il pour être de la musique ? Nietzsche a défini lui-même son opus comme une « symphonie ». On a rejeté cette définition parce que cela impliquerait de donner un sens trop large au terme « symphonie », un sens non technique, mais c’est précisément l’occasion pour élargir notre usage des concepts, notre concept de la musique et de la philosophie et de considérer le genre symphonie comme genre littéraire ou philosophique. Le commentaire est demeuré de ce fait l’affaire non pas de l’herméneutique, ni de la théorie littéraire, ni de la musicologie, mais simplement de la « musique ». Le grands commentaires de la musique et de la poésie du Zoroastre ont été depuis l’époque de Nietzsche des compositions musicales.

La philosophie et la musique sont séparées. La philosophie commente, d’une part, ce qui relève de la doctrine, de la logique, de la « philosophie » tandis que la « musique » commente, d’autre part, ce qui relève de l’art. Le présupposé est néanmoins que la philosophie se réduit à un discours du langage sur le langage, qui laisse en dehors de lui la musique comme un phénomène dont on ne pourrait rien dire. La difficulté est alors que la philosophie non seulement oublie la question de la vie, mais s’interdit, au nom de la scientificité, le discours sur la vérité et sur l’être.

Le rapport thérapeutique

« Sans la musique, la vie serait une erreur » : cela laisse entendre que la musique est la vérité de la vie, mais cela ne signifie pourtant pas que la musique soit une vérité théorique au sens du discours sur l’être ou au sens du discours herméneutique. La musique ne se situe justement pas dans un rapport théorique à l’être. Le rapport à la musique n’est pas essentiellement – pour lui – un rapport de déchiffrement, d’herméneutique, mais un rapport existentiel de la vie à l’égard de la vie, qui est aussi bien un rapport d’hygiène, de thérapie. « La poésie fait encore jouer l’instinct de connaissance, mais la musique le laisse en suspens. » La musique est une action qui engage l’être tout entier et pas seulement l’intelligence. La question est alors de savoir dans quelle mesure la musique participe de l’affirmation de la vie, dans quelle mesure elle est productrice de valeur. Le point de vue philosophique sur la musique est non seulement d’évaluer la science par rapport à la musique, mais encore d’évaluer la musique par rapport à la vie.

Le livre de Fabre adopte, de ce point de vue, une perspective adéquate en abordant la musique et la philosophie de Nietzsche non seulement du point de vue musicologique, non seulement du point de vue philologique, mais en unifiant ces deux points de vue dans le point de vue biographique, soit au point de vue de la vie, qui est aussi bien le point de vue biologique ou psychologique. Fabre rappelle d’ailleurs ce fait : la musique apparaît non seulement tôt dans la vie de Nietzsche comme la relation fondamentale à la vie, mais elle demeure aussi le lien qui rattache le malade au monde jusque dans les derniers mois, alors que toute autre forme de communication et de rationalité est suspendue.   

La question de la musique n’est donc pas essentiellement une question esthétique, qui consisterait à se demander si la musique de Nietzsche est bonne ou mauvaise, soit à poser une question d’évaluation en termes de jugement de goût. On peut considérer que la musique de Nietzsche – comme il a été jugé par ses contemporains et comme il a l’a reconnu – est une musique « détestable ». Mais cela ne liquide pas la question. L’intérêt de la musique de Nietzsche est aussi qu’elle est « détestable ». Nous autres, savants, nous trouvons ainsi confrontés au problème d’un individu qui produit de la mauvaise musique, qui écoute peut-être de la mauvaise musique, mais dont l’autorité du nom nous conduit d’étudier son rapport à la musique comme problème psychologique.

Le fait de composer une mauvaise musique n’empêche pas, en effet, que cette composition ait une valeur au point de vue physiologique. La composition de la musique place dans un point de vue actif ou productif, dans le point de vue du créateur, du point de vue de l’artiste, c’est-à-dire dans la situation de la vie comme affirmation, soit dans le point de vue de l’être. Il vaut mieux produire de la mauvaise musique que d’en écouter de la bonne. La cure thérapeutique par la musique n’a pas pour fin néanmoins la musique pour elle-même, mais la libération de l’esprit. L’écoute ou la production de la musique est une forme de purgation ou de purification pour l’exercice de la philologie ou de la philosophie, soit pour un autre usage. La perspective de Nietzsche est celle de l’artiste, du producteur, mais comme philosophe plus encore que comme musicien.

On observe, d’ailleurs, chez lui, une forme de mépris ou de haine de la musique. Elle se traduit dans le caractère peu élaboré de ses compositions. Nietzsche n’a pas accordé au langage des sons la même exigence absolue de style qu’il porte au langage des mots. Il commet en musique les pires fautes de grammaire et d’orthographe. Il maltraite le langage musical comme il ne supporte pas qu’on maltraite la langue allemande. Il commet donc à l’égard de la musique, de la culture le péché mortel : il se comporte moins comme un artiste que comme un philistin.

 

*

 

Il y a donc deux façons de faire de la musique, soit dans le langage des mots, soit dans le langage des sons. Si l’on peut parler d’un « Nietzsche musicien », c’est surtout au sens du « Nietzsche poète » ou du « Nietzsche philosophe ». Au sens où l’exercice de la musique est l’exercice même de la philosophie. Mais au sens également où l’exercice de la philosophie est rapporté à la mesure ultime de la musique. La question n’est pas la musique comme produit autonome distinct de la philosophie, mais la musique comme une forme originaire de la vie et du savoir. Il ne faut donc pas séparer, dans l’œuvre de Nietzsche, et dans l’édition de l’œuvre de Nietzsche, la musique de la philosophie, pas plus qu’il ne faut séparer la philosophie de la musique, mais il faut penser, au contraire, en-deçà de la séparation de la musique, de la poésie et de la philosophie.

 

_____