Bruno Moysan :

Sur le livre de Florence Fabre : Nietzsche musicien

(Samedi d’Entretemps, 12 avril 2008)

 

 

Disons le d’emblée le Nietzsche musicien de Florence Fabre est un magnifique défi surmonté. Défi surmonté d’un livre universitaire au sujet d’un des plus formidable décapeurs de la modernité qui voyait dans l’universitaire de son temps un petit bourgeois ridicule et surtout médiocre, dupe de lui-même, de sa science et de l’histrionisme de ses liturgies savantes. Bref, tout sauf un aristocrate de l’esprit. Comment écrire universitaire, écrire tout simplement, sans être ridicule après le rire nietzschéen ? Soit on joue le jeu des normes institutionnelles et on ne peut plus écrire car on se regarde alors écrire avec son œil. Aigu. Soit on cherche à l’imiter. On rentre dans son jeu. On pose à l’intellectuel nietzschéen pour devenir alors, n’est pas Nietzsche qui veut, une de ces petites idoles crépusculaires de la pensée contemporaine qui posent… Sans se rendre compte de rien. Dupes. Et qui en voulant être inactuelles ne sont qu’actuelles, qui, en croyant déconstruire, ne sont que les fonctionnaires d’une creuse affirmation de soi habillée dans la posture du nouveau et du progrès. Défi surmonté du projet : tenter de proposer des éléments de résolution du problème des relations de Nietzsche avec le monde de la musique. 

I – Sortir du piège

Avec beaucoup de discrétion et d’élégance intellectuelle, Florence Fabre sort du dilemme tout simplement en s’effaçant derrière son objet. Il était en effet difficile d’écrire un tel personnage parce que le regard nietzschéen propose une attitude nouvelle par rapport à la connaissance et à l’expression de la connaissance qui conduit obligatoirement à un double piège : celui d’ignorer Nietzsche ou de l’imiter (mal). Ignorer Nietzsche, c’est réduire l’activité de connaissance à un point de vue unique, essentialiste notamment, ou purement matérialiste, scientiste, ou purement métaphysique notamment en ce qui concerne la musique sous la forme d'un spiritualisme de la religion de l’art et d’un idéal esthétique de domination de la forme. Imiter Nietzsche, le caricaturer plutôt, c’est courir le risque de réduire l’activité responsable de la recherche du Vrai à un perspectivisme sans finalité qui ne verrait dans l’activité de production du sens qu’un processus éphémère de construction de forme fondé sur le « Je veux » arbitraire d’un sujet. A connaissance nouvelle, langage nouveau. Mais, quel langage choisir pour celui qui a parlé tous les langages : celui de la dissertation continue de type universitaire, des considérations, de la poésie philosophique, du fragment et de l’aphorisme, de la musique. Est-on condamné aux marges de la philosophie ou de la musicologie ? Sur un plan moins général, traiter de Nietzsche musicien met d’emblée devant une articulation à penser entre musique et philosophie, langage des sons et langage des mots. La double activité de philosophe et de musicien de Nietzsche pose d’emblée le problème du comparatisme, de la double évaluation, les deux confrontés à un jugement de l’Histoire -grand philosophe mais mauvais compositeur- qu’il s’agit lui même d’évaluer. Quel a été, quel est, le jugement de la société sur Nietzsche musicien à son époque, dans l’Histoire, aujourd’hui ? Comment Nietzsche s’est-il jugé lui-même ?  Comment penser la relation entre musique et philosophie chez Nietzsche ? Doit-on penser la philosophie comme une compensation de l’échec du compositeur, comme l’achèvement d’un processus créateur qui n’arrive pas à s’accomplir pleinement en musique ? La philosophie n’est-elle qu’une expression dégradée de la musique ce qui conduit alors à une mise en perspective du problème par rapport à la façon dont le romantisme allemand pense la relation musique/sens/langage ? La musique de Nietzsche est-elle une activité parallèle sans relation avec l’activité du philosophe ? Au mieux un stade préalable ?  

 

Toutes ces questions posent un véritable défi méthodologique qui est de penser l’interdisciplinarité et la réussir. Le travail de Florence Fabre montre que Nietzsche musicien est un cas beaucoup plus complexe et beaucoup plus subtil que les lieux communs fabriqués à son sujet en particulier parce qu’on avait, jusqu’à présent, pensé la chose du point de vue de la philosophie, là où Nietzsche est considéré comme ayant réussi, et non du point de vue de là où il est considéré comme ayant échoué, c'est-à-dire la musique, donc du point de vue de la musicologie. Le pari réussi de Florence Fabre est de montrer que le musicien et la musicologie pouvaient avec leurs outils spécifiques renouveler le regard sur Nietzsche et apporter quelque chose à la philosophie et à l’histoire de la philosophie. Le pari non moins réussi est en même temps de proposer une musicologie « ouverte ». Aucune des facettes du personnage n’est négligée et c’est l’occasion pour l’auteur de faire converger tout un savoir faire, un savoir penser, à chaque fois subtilement approprié. Nietzsche compositeur convoque les outils de la musicologie (analyse, histoire de la musique, analyse du geste pianistique, de l’écriture chorale et de musique de chambre), le philosophe une solide connaissance des concepts philosophiques, de l’histoire de la philosophie grecque, allemande, de la tradition métaphysique occidentale et de sa déconstruction par Nietzsche et ses suiveurs. Mais pas seulement. La véritable plongée au cœur du processus créateur du musicien-philosophe-philologue proposée par l’auteur conduit à un véritable questionnement esthétique qui n’oublie pas non plus un questionnement sur les genres littéraires, le style et l’écriture. Le romantique allemand qui se demandait s’il n’était pas plus hellène qu’allemand ou romantique est l’occasion pour Florence Fabre d’une véritable réflexion sur la lecture de l’antiquité grecque faite dans la période moderne, cela avec des outils tels que les ouvrages de Jean-Pierre Vernant par exemple. On ajoutera enfin que l’étude d’un personnage à ce point décalé dans la société de son temps, ses habitus et ses institutions, notamment universitaires, qui est en même temps un cas clinique demande à la fois un solide métier d’historien et le regard d’un psychanalyste. C’est donc avec beaucoup de naturel et de réalisme, sans dogmatisme, que Florence Fabre colle à son objet en associant à une immense culture générale un regard précis et efficace qui lui fait à chaque fois convoquer le bon outil, la bonne référence pour éclairer le bon problème.

II Une musicologie renouvelée.

Comme nous venons de le souligner, la démarche de Florence Fabre est résolument ancrée dans la musicologie. C’est bien la musique qui est au centre du propos jusqu’au Cd proposé en complément de l’ouvrage et qui éclaire assurément le texte d’une illustration sonore indispensable. L’exploration chronologique du corpus des compositions musicales de Nietzsche  balise véritablement le parcours du grand créateur. La logique d’exposition est rythmée par les œuvres musicales de Nietzsche et non, il faut le rappeler encore, ses œuvres philosophiques, même si celles-ci sont convoquées constamment tout comme sont sollicitées en permanence les relations de Nietzsche avec les musiciens de son temps et en tout premier lieu Wagner. Nietzsche musicien, c’est bien sûr le créateur mais aussi bien entendu le récepteur, celui qui entend, qui écoute avec passion. La belle mise en perspective proposée ici par rapport à la musique allemande (Wagner, Schumann) du XIXe siècle et à la culture romantique de la classe moyenne allemande montre à travers ce que pouvait composer un amateur ( ?) à la fois doué et assez peu cadré par un parcours scolaire de composition musicale puisqu’il n’en a pas vraiment eu, quelle pouvait être la culture et l’oreille d’un fils de pasteur qui fera une carrière d’universitaire marginal. On soulignera la minutie des analyses musicales, notamment l’analyse harmonique, qui viennent étayer une évaluation qualitative de l’œuvre musicale de Nietzsche fondée non sur la sociologie de la réception mais plutôt sur les marqueurs de la maîtrise du métier de musicien (1er symptôme de Goodman). L’optique adoptée ici est avant tout une évaluation empirique de l’art du problème surmonté par la bonne solution laquelle n’est pas forcément la plus conventionnelle. Là résidait sans doute la principale difficulté : appréhender subtilement les décalages de langage de la musique de Nietzsche en évaluant non moins subtilement ce qui relevait de l’inexpérience et des fulgurances.  

Le deuxième trait de l’ouvrage de Florence Fabre est la maîtrise de la démarche de l’historien qui en fait un véritable travail d’histoire culturelle mais résolument issu de la musicologie. Comme nous l’avons vu, sans être une biographie, l’ouvrage est une très belle étude de la trajectoire personnelle d’un musicien. La logique résolument chronologique adoptée ici mêle inextricablement vie et œuvre, essentiellement vie intérieure et œuvre musicale, philosophique. L’auteur nous propose, en même temps que l’histoire d’une vie intérieure et de son évolution, la radiographie empathique d’une conscience qui est en même temps conscience de… La logique de périodisation problématisée par moments adoptée ici s’accompagne d’un travail subtil sur les temps historiques. Chaque moment est constamment mis en perspective par des retours en arrière, archéologiques, et des anticipations qui, à l’inverse, esquissent un devenir. On soulignera enfin la minutie de la chronologie, ainsi que le soin apporté au travail critique sur les sources, toujours diversifiées et comparées. Le recours aux diverses correspondances fait de ce véritable travail d’histoire culturelle un récit vrai où ressuscitent l’Allemagne romantique, la bourgeoisie allemande, le milieu des artistes et des intellectuels avec ses réseaux de sociabilités, ses attracteurs, ses inclus et ses marginaux.

Le dernier trait qu’il faudrait entre autres souligner est peut être en définitive la démarche fondamentalement compréhensive de l’auteur. On remarquera dans cet ouvrage un anti-positivisme assumé ou plus exactement un dépassement du positivisme qui a su profiter de la critique implacable de Nietzsche sur les certitudes scientifiques.  Il y a une réelle production d’objectivité mais qui ne passe pas par la médiation du scientisme. Ici, les faits sociaux ne sont pas traités seulement comme des choses. Cela ne conduit pas pour autant à un perspectivisme radical délibérément relativiste. Sans doute parce que cette démarche délibérément fondée sur l’interprétation reste bornée par une exigence de neutralité axiologique jamais transgressée, un solide rapport au réel (rigueur dans la critique de document, le traitement des sources, la mise en relation des événements historiques et biographiques) et une solide culture générale. Une telle approche fondée sur la recherche et la mise en évidence, la saisie, du sens que revêt l’action –aussi bien comme construction de soi, que comme création artistique ou philosophique, écriture aussi- pour celui qui agit situe l’auteur dans une triple filiation. On pensera en premier lieu à celle de Max Weber mais aussi à toute une esthétique philosophique comme celle de Marcel Beaufils qui sait à la fois analyser le sujet dans sa création (Schumann) mais aussi le resituer dans son contexte socio-culturel  (Comment l’Allemagne est devenue musicienne). Enfin, on ne saurait oublier l’apport de l’esthétique psychanalytique d’Anton Ehrenzweig dans la conceptualisation des trois stades créateurs : stimmung-musique intérieure (stades 1 et 2 : dionysiaques) et parole (stade 3 : apollinien).

Conclusion

Florence Fabre propose donc une musicologie globale qui rayonne autour d’un objet mais qui, par la mise en relation de la philosophie et de l’histoire y compris de l’histoire des idées, de la lecture psychologique et de la psychanalyse, est une véritable histoire culturelle du sujet vue du point de vue du musicien. En même temps, elle nous suggère une esthétique musicale qui n’oublie ni l’espace, ni le temps. Cette contribution essentielle de la musicologie à la compréhension de Nietzsche est en même temps une étape désormais indispensable dans l’analyse de notre modernité à travers l’étude d’un de ses acteurs les plus riches, les plus paradoxaux et les plus actuels, en même temps les plus difficile. Ce livre est-il nietzschéen ? La question vaut-elle vraiment la peine d’être posée ? En évitant aussi finement les pièges tendus par Nietzsche et plus encore par ses médiocres imitateurs, Florence Fabre a montré en tout cas que vouloir être nietzschéen était sans doute finalement savoir ne pas imiter. « Deviens ce que tu es. » A la racine de la démarche de Nietzsche ne trouvons nous pas celle d’un observateur anticonformiste et exaspéré qui a voulu redonner toute sa liberté à un sujet moderne emmailloté dans le jeu des contraintes, des conformismes, des institutions et des micro-pouvoirs, des faux semblants et des grandiloquences esthétisantes du XIXe siècle ? Florence Fabre, à son exemple, et peut être libérée par lui, nous offre un livre entièrement libre, y compris par rapport à Nietzsche lui-même, cela sous la forme d’un regard polyphonique autour d’un objet, regard fait de mouvements multiples maîtrisés par un classicisme -apollinien ? - car libéré des modèles, des mondains et des modes.

 

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