Samedi d’Entretemps, Ircam, samedi 31 mars 2007

 

Remarques d’Eric Dufour suite à l’intervention de François Nicolas

 

Je vous remercie pour votre intervention et vos remarques sur mon travail.

Je tiens simplement, pour répondre à vos questions, à préciser les choses suivantes :

 

1) L’idée était d’intégrer les travaux de Nietzsche musicien à une analyse du discours de Nietzsche sur la musique – pour autant que, Nietzsche étant à la fois musicien et philosophe (d’abord musicien avant d’abandonner la musique pour la philosophie), il doit y avoir, pour une période donnée, une cohérence entre ce que dit Nietzsche sur la musique et la musique qu’il fait (je pense à deux exemples : d’une part, la mise en rapport de La Naissance de la tragédie avec Manfred Meditation, et, d’autre part, celle des textes de la maturité avec la Prière à la vie).

J’ajoute les deux éléments suivants. Le premier, c’est que les autres œuvres de Nietzsche m’intéressent moins, parce que ce sont des œuvres de jeunesse (souvent des œuvres d’enfance) composées très tôt – ce sont les lieder qui sont les plus intéressants, et j’ai publié dans les Nietzsche Studien un article qui portait précisément sur « Les lieder de Friedrich Nietzsche ». Le second, c’est que mon travail a trouvé son complément dans celui de Madame Florence Favre (Nietzsche musicien, Rennes, P.U.R., 2006). N’étant musicologue ni de formation ni de métier, je suis heureux de trouver une confirmation de mes thèses dans cet ouvrage. Mme Favre écrit à propos de « L’année 1871 de Nietzsche : La Naissance de la tragédie et Manfred Meditation » que, même si elle conteste à raison mon assimilation d’un motif qui apparaît dans l’instauration du climat de Manfred Meditation avec le motif de Tristan (il s’agit certes de notes enharmoniques, mais elles ne surgissent pas dans le même contexte, remarque-t-elle), elle souscrit à l’analyse que je fais de cette œuvre en l’inscrivant dans la mouvance wagnérienne, et, d’une façon générale, à cet article (Nietzsche musicien, op. cit., p. 93).

 

2) Quel est l’enjeu de ce travail ?

Je souligne dans l’introduction qu’il y a un double enjeu.

Le premier enjeu est historique. Il se donne pour tâche de mieux comprendre le discours de Nietzsche sur la musique – et s’oppose sur ce point aux lectures et commentaires qui ont jusqu’ici prévalus.

Le deuxième enjeu est philosophique. Comprendre ce que dit Nietzsche sur la musique, voilà une (simple) introduction pour celui qui s’intéresse au discours sur la musique en général et qui veut, dans la multiplicité des discours sur la musique qui existent aujourd’hui, faire la part des choses et distinguer ceux qui sont légitimes de ceux qui ne le sont pas.

 

Ce travail n’est pas un essai dans lequel on prendrait Nietzsche et son discours sur la musique comme prétexte, par exemple pour penser la musique de nos jours ; c’est seulement (mais c’est déjà beaucoup) un livre d’histoire de la philosophie qui cherche à mettre en évidence le discours de Nietzsche sur la musique (raison pour laquelle la question n’est pas de savoir la position qui est celle de l’auteur du livre).

 

3) Vous distinguez plusieurs types de « corps » qui interviennent dans la musique. Je suis d’accord pour distinguer le corps du musicien, celui de la partition et enfin celui de l’instrument ; mais, lorsque vous dites que ce qui est produit par cette rencontre de corps est derechef un corps (le corps sonore), je ne le crois pas et je proposerai, d’une manière deleuzienne, de qualifier cette production d’événement sonore – dans la mesure où l’événement n’est pas un corps, mais ce qui se produit, par la rencontre des corps, à la surface des corps (et qui n’existe pas proprement, mais insiste, tant que ces corps se rencontrent). De là la question du sensible qui est la question traitée dans le dernier chapitre de ma dernière partie (« La pensée et son autre dans la musique »), où je développe l’idée d’une irréductibilité de la musique à la partition, donc de l’événement au corps, et celle selon laquelle l’événement sonore est toujours absolument singulier.

 

4) Si, dans ma périodisation du discours de Nietzsche sur la musique, j’appelle seulement « esthétique » le deuxième moment, c’est dans la mesure où, dans le premier moment, la musique est pensée à l’aune d’une métaphysique (et plus précisément la métaphysique d’origine schopenhauérienne), raison pour laquelle il s’agit d’une « métaphysique de la musique » – et où, dans le troisième moment, quand Nietzsche écrit « je n’ai plus d’esthétique » et parle sans cesse d’une « physiologie de l’art » et d’une « physiologie de la musique », la musique est pensée et mesurée à l’aune d’une certaine conception de la vie et du corps. J’appelle donc le deuxième moment « esthétique formaliste » (= Hanslick) parce qu’il s’agit là de valoriser un discours qui décrit la structure musicale de l’œuvre – mais je montre comment Nietzsche n’en reste pas là, parce que ce jugement de fait, certes nécessaire si l’on veut parler de la musique, ne permet pas de produire un jugement de valeur c’est-à-dire de hiérarchiser les œuvres et les musiciens.

 

Remarques d’Eric Dufour suite à l’intervention de Sylvain Cabanacq

 

Je vous remercie pour votre intervention et vos remarques sur mon travail.

Le rapprochement entre les textes de Montaigne et les idées de Nietzsche m’apparaît remarquablement intéressant.

 

Je soulignerai seulement – et il s’agit du coup aussi d’une réponse à certaines question de F. Nicolas – que, comme vous l’avez bien dit, pour Nietzsche le musicien n’est pas ailleurs que dans ses œuvres. Ce qui est lié à l’idée selon laquelle l’individu n’existe pas ailleurs que dans ce qu’il fait (comme dit Deleuze commentant Nietzsche, la force n’est pas ailleurs que dans ce qu’elle peut c’est-à-dire ce qu’elle fait). Etre c’est faire. C’est que, pour Nietzsche, il ne faut pas confondre la propriété et la relation et donc réduire le créer, le faire, l’agir à une propriété d’un « sujet » (donateur de sens) qui lui préexisterait. Etre c’est faire et c’est par le faire que le monde reçoit une détermination, mais aussi que l’individu se donne à lui-même un visage. C’est la relation qui actualise les termes qu’elle met en rapport – raison pour laquelle il n’y a pas de « sujet » chez Nietzsche (ce point, je l’ai développé dans un article intitulé « Eternel retour et itinéraire initiatique dans Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, publié dans L’Enseignement philosophique, et dans « Sens et vie chez Nietzsche », à paraître dans la revue Philosophie).

 

 

Remarques d’Eric Dufour suite à l’intervention de Alain Patrick Olivier

 

Alain Patrick Olivier prétend que je pose, « à propos de l’œuvre de Nietzsche, dans le cadre d’une étude historique, la question transcendantale des “conditions de possibilité du discours sur la musique” » – expression que j’emploie en effet explicitement, dans l’Introduction du livre –, et en conclut que « la problématique est moins nietzschéenne qu’elle le prétend » et qu’il s’agit plutôt « d’une enquête néokantienne ».

Je remarque deux choses :

                  1) je n’ai heureusement jamais prétendu parler nietzschéennement de Nietzsche, et j’avoue ne pas comprendre l’exigence énoncée d’une « problématique nietzschéenne » lorsqu’on s’intéresse à Nietzsche (doit parler kantiennement de Kant et hégéliennement de Hegel ?) ;

                  2) cela posé, il ne s’agit nullement pour autant de néokantianiser Nietzsche – et, que si a) j’ai écrit sur le néokantisme et traduit des ouvrages qui relèvent de ce mouvement ; b) j’ai employé l’expression de « conditions de possibilité du discours sur la musique » dans mon introduction, voilà qui n’autorise nullement à dire que Nietzsche est manqué et kantianisé – à moins naturellement d’une lecture rapide, facile et tronquée.

Lorsque j’utilise l’expression à coloration kantienne en question, c’est uniquement pour caractériser l’inquiétude qui meut Nietzsche tout au long de ses écrits philosophiques. Je dis que, de La Naissance au Cas Wagner, la question essentielle qui demeure est celle des « conditions de possibilité d’un discours sur la musique » – et il ne s’agit nullement de remonter d’un fait jusqu’aux éléments a priori qui le fondent ou le possibilisent (voir sur la caractérisation de la méthode transcendantale de Kant l’article de Paul Natorp, « Kant et l’école de Marbourg »), ce que A.P. Olivier oublie évidemment de rappeler, car il s’agit simplement d’une formule qu’on peut reformuler ainsi : la question essentielle pour Nietzsche, c’est, parmi tous les différents discours qui existent de fait sur la musique, d’examiner les prétendants (pour parler deleuziennement) et d’exhiber ceux qui sont légitimes.

Par exemple, on peut :

                  1) parler de l’histoire, du livret – s’il s’agit de musique vocale et plus précisément d’opéra : mais parler de l’histoire, du livret, est-ce parler de la musique ?

                  2) on peut parler de soi, des sentiments ou affects que la musique à produits en moi : mais, à nouveau, parler des affects que la musique produit en moi, est-ce parler de la musique ?

                  3) on peut parler du musicien, de sa vie, des circonstances de la création du morceau dont il est question – mais, à nouveau, est-ce parler de musique ?

 

Très curieusement, A.P. Olivier m’accuse de kantianiser Nietzche, de déformer Nietzsche à l’aune d’un point de vue transcendantal que, puisque j’ai travaillé sur les néokantiens, je dois nécessairement projeter sur Nietzsche (quel argument !), puis il ajoute ensuite que j’« imagine » une périodisation dans l’esthétique de Nietzsche. Je remarque que ce souci de périodisation témoigne de ma volonté de décrire historiquement le discours de Nietzsche sur la musique – et je retourne la critique à A.P. Olivier qui, niant une telle périodisation, se meut dans un point de vue transcendantal. Je souligne ensuite que cette périodisation est fondée dans la lecture attentive des textes eux-mêmes que, du coup, il me faut encore rappeler à A.P. Olivier.

 

En ce qui concerne ma périodisation « imaginaire », reprenons les éléments suivants. Dans Humain trop humain, Nietzsche écrit : « En soi, aucune musique n’est profonde ni significative, ne parle de “volonté”, de “chose en soi” » (§ 220). Il écrivait à l’époque de La Naissance de la tragédie que la musique est « une reproduction immédiate de la volonté » (Œuvres philosophiques complètes, tome 1, p. 110), elle « se rapporte symboliquement à la contradiction et à la douleur qui sont cœur de l’être originaire » (ibid., p 65), elle « reproduit » (ibid., p 58) la volonté ou « doit exprimer symboliquement l’essence de la nature » (ibid., p. 49) (ce qui est la même chose) [1].

Que fait A.P. Olivier de ces textes ?

 

En ce qui concerne l’esthétique formaliste de Hanslick à laquelle Nietzsche se rallie à l’époque de La Naissance de la tragédie – c’est une des thèses que je soutiens, et elle n’a effectivement été soutenue nulle part auparavant – , A.P. Olivier prétend que les « aphorismes avancés à titre d’arguments offrent plutôt un démenti à l’hypothèse formaliste qu’ils sont censés légitimer ».

 

Examinons donc les textes.

A.P. Olivier cite le § 219 de Humain trop humain. Nietzsche y évoque « l’étude savante de la musique, ce plaisir quasi scientifique que l’on prend aux habiletés de l’harmonie et de la conduite des voix » – plaisir perdu avec le « catholicisme restauré après le concile de Trente », qui conduit à la thèse de « la musique expression de l’âme », c’est-à-dire à un moment où l’on perd l’attention à la musique dans ce qu’elle a de proprement ou de spécifiquement musicale (l’attention au hauteurs et au rythmes) pour s’intéresser au « symbole » (§ 217), au sens extra- musical de la musique, à ce qu’elle signifie plutôt qu’à ce qu’elle est, raison pour laquelle, comme l’écrit Nietzsche, on en arrive au point où l’oreille n’arrive plus à distinguer un ut dièse d’un ré bémol (§ 217) – cela ne dérange nullement A.P. Olivier, mais cela choque en revanche beaucoup Nietzsche pour autant que, pour lui, parler de musique, c’est d’abord et avant tout  parler de ce qu’on entend, donc identifier des timbres, des intensités, des hauteurs, etc., c’est-à-dire parler de la chose même.

A.P. Olivier remarque certes que Nietzsche oppose deux écoutes de Bach (Le Voyageur et son ombre, § 149) : « Si nous n’écoutons pas la musique de Bach en parfaits et subtils connaisseurs du contrepoint et de toutes les variétés du style fugué, et devons par conséquent nous passer de la jouissance proprement artistique (des eigentlichen artistischen Genusses [2]), nous aurons, à l’audition de sa musique, l’impression (…) d’être présents au moment même où Dieu créa le monde ». Puisque A.P. Olivier cite ce texte sans le tronquer (« la jouissance proprement artistique »), je ne comprends pas comment il peut faire valoir le second membre de l’alternative contre le premier – ce qu’il appelle, d’une manière par ailleurs erronée (j’y reviendrai…), l’esprit contre la lettre ! En plus, « être là au moment où Dieu créa le monde » – je répète : « où Dieu créa le monde », A.P. Olivier croit-il franchement que cela a un sens et qui plus est un sens positif, valorisé du point de vue axiologique (puisqu’il ne cesse de parler de « valeur » !) chez Nietzsche ? Mais peut-être nous propose-t-il un Nietzsche chrétien [3] ?

Il est clair dans ce texte qu’il y a une jouissance proprement artistique, celle que procure la musique en elle-même et par elle-même (jouissance dans l’ordonnance des timbres, des hauteurs et des durées), et qu’il y a une jouissance prétendument ou faussement artistique, celle dans laquelle la musique est un alibi ou un moyen (d’expression) qu’on convoque pour autre chose qu’elle-même (comme lorsque j’écoute de la musique pour me rappeler un événement auquel elle est liée, ou bien, à l’opéra, quand on est attentif uniquement aux gens qui gesticulent sur la scène et à l’intrigue : encore une fois la musique-prétexte).

A.P. Olivier renvoie très vaguement au § 215 de Humain trop humain – paragraphe absolument essentiel. On y lit : « La “musique absolue” est ou bien une forme en soi, au stade rudimentaire de la musique où le plaisir naît tout bonnement de sons produits en mesure et d’intensités diverses, ou bien le symbolisme des formes dont la langue est comprise même sans poésie, après une évolution dans laquelle les deux arts furent unis jusqu’à ce qu’enfin la forme musicale fût entièrement entretissée d’idées et de sentiments ».

Il semble ne pas voir la stratégie utilisée ici (comme souvent) par Nietzsche, c’est-à-dire cette forme d’humour qui fait qu’il semble, si l’on n’y prend pas garde et qu’on lit trop vite les textes, occuper la place que précisément il condamne ! Certes, la musique devient signifiante (pour les hommes « plus avancés » souligne Nietzsche dans le même aphorisme), mais A.P. Olivier ne voit pas que cette « évolution » est en vérité une « régression » (l’« appauvrissement » dont il est question au § 217). Ici, ce qui est en question, c’est un problème d’histoire de la musique qui est celle de la constitution tardive de la rhétorique musicale (renvoyons A.P. Olivier, sur cette question, à l’ouvrage de A. Pirro, L’Esthétique de Jean-Sebastien Bach, puisqu’il semble ignorer, du point de vue transcendantal où il se situe, la question historique), par laquelle on lie progressivement les figures harmoniques, mélodiques et rythmiques à un sens extra-musical. Déjà, tous les textes posthumes qui gravitent autour de La Naissance de la tragédie ont développé l’idée selon laquelle il y a un changement produit par l’opéra – l’opéra, produit de l’homme théorique, dans lequel ce qui importe est de comprendre les paroles, « exigence d’amateurs proprement non musiciens » (Œuvres philosophiques complètes, t. 1, p. 127) (exactement comme les gens qui, prétendant parler de musique, discourent uniquement sur les livrets d’opéra, n’est-il pas ?), par quoi la musique devient une « rhétorique conventionnelle » ou une « musique mnémonique » (1870-1871, 7[127]) : c’est la compréhension symbolique qui, comme le dit un fragment posthume plus contemporain de Humain trop humain (1876-1877, 23[52]), lie les sons, du fait d’une association fréquente, à une idée ou à un sentiment.

Le § 217 parle de l’ « appauvrissement sensuel » de la musique – appauvrissement lié à la perte du sens musical  au profit du sens symbolique (le cela signifie contre le cela est (toujours § 217) : l’incapacité d’identifier les hauteurs – et, par là même, d’avoir une « jouissance proprement artistique » !)

C’est par la dégradation de ce qui est proprement musical dans la musique, qui culmine pour Nietzsche dans la musique romantique dont Wagner est l’achèvement [4], que « le côté laid du monde, à l’origine ennemi des sens, (…) a été conquis à la musique » (§ 218) – ainsi, cette évolution-dégradation a perdu le beau, dont il faut rappeler à A.P. Olivier que la détermination donnée ici par Nietzsche équivaut absolument à celle de Hanslick – détermination empruntée à l’architecture, qui assimile le beau, contre le symbolisme de l’œuvre, au simple dessin des lignes et des figures : équilibre, mesure et proportion, limite, symétrie et rigueur, voilà les déterminations nietzschéennes du beau (voir : § 218, 221, 1876-1877, 23 [138], etc. ; faisons remarquer encore à A.P. Olivier combien cette détermination du beau musical s’oppose au sublime qui caractérise la musique dans La Naissance et auquel Nietzsche oppose le beau, lequel relève alors des arts plastiques – sans doute des déterminations que son point de vue transcendantal aura manquées !).

Mais continuons ! Ensuite, A.P. Olivier ose, parlant donc de la question du statut de la musique à l’époque de Humain trop humain, renvoyer à …la Prière à la vie et aux textes contemporains dans lesquels Nietzsche dit que cette pièce musicale vaut tous ses livres ! Quel merveilleux regard intemporel, donc transcendantal, qui télescope toutes les périodes sans aucun souci historique [5] ! En outre, j’ai cité ces textes, et j’explique qu’ils s’intègrent, tout comme la Prière à la vie dont je fais l’analyse, dans la troisième période appelée « physiologie de la musique ».

Au passage, cette troisième période « physiologique » ne contredit pas la seconde, mais la complète – car la deuxième période, qui en appelle contre l’esprit romantique d’une « métaphysique » de la musique trouvant son achèvement dans Wagner à une esthétique formaliste trouvant sa formulation dans Hanslick, reste insuffisante, puisqu’elle demeure incapable de donner un principe axiologique [6].

Dès lors, il est scandaleux qu’A.P. Olivier se permette d’écrire la chose suivante : « On lit néanmoins dans le même livre [ie. L’Esthétique musicale de Nietzsche] : “On condamnera tout individu qui met l’art, la religion ou la métaphysique au-dessus de la science” (p.177). Une telle condamnation relève d’un scientisme non seulement peu nietzschéen, mais surtout peu scientifique » (sic). Ce qui est inadmissible du point de vue scientifique et méthodologique, c’est de mettre tous les textes cul-par-dessus-tête. Pour ma part, je cite p. 178 (à laquelle A.P. renvoie) des textes sur la place de l’art et plus particulièrement de la musique par rapport aux sciences qu’on trouve dans Humain trop humain. Je rappelle à A.P. Olivier ces textes, pourtant déjà cités par moi ! La partie de Humain trop humain consacrée à l’art, et intitulée « De l’âme des artistes et des écrivains », se conclut par les mots suivants : « c’est la science qui dans l’évolution de l’homme prend la suite de l’art » (je les mets en allemand, pour la raison donnée plus haut dans la note : Der wissenschaftliche Mensch ist die Weiterentwicklung des Künstlerischen, § 222). On lit aussi : « Jamais auparavant l’art n’a été compris peut-être avec autant de profondeur et d’âme que de nos jours où il semble que la magie de la mort le baigne de son halo » (§ 223).

 

 

Cher A.P. Olivier, je ne sais franchement pas pourquoi vous vous êtes plié au jeu de faire un compte-rendu sur un livre que vous n’avez pas lu ou que vous avez mal lu – c’est la même chose. En effet, vous passez votre temps à condamner l’esthétique musicale formaliste sous prétexte qu’avec elle on ne peut rien dire de la musique – on perd tout sens. Or, dites-vous, la musique a un sens, un sens extra-musical. Pour vous, le sens ne peut être qu’extra-musical. Donc, ou un sens (= extra-musical) ou pas de sens du tout (l’opposition du début entre la lettre et l’esprit, et à la fin, l’assimilation naïve, du point de vue formaliste, de la Prière à la vie à « un jeu de formes », une simple « arabesque »).

Si vous m’aviez lu, vous vous seriez aperçu qu’on n’a pas besoin de l’hypothèse proprement ruineuse d’un sens extra-musical pour avoir un sens musical. Evidement, je sais bien que l’hypothèse d’un sens extra-musical de la musique a au moins pour heureuse conséquence de légitimer la possibilité, pour celui qui ne possède même pas le minimum de connaissances musicales (les éléments du solfège), de dire n’importe quoi sur la musique [7] (sans doute ce que vous appelez « musicosophie » !) – mais voilà ce que Nietzsche condamne ! [Ce qui veut dire concrètement, pour moi lecteur de Nietzsche qui adhère aux thèses qu’il développe, que toute interrogation philosophique sur la musique, que tout discours développé sur la musique est indissociable d’une pratique musicale – notez bien que je ne parle pas des conversations de bar]

Je développe dans la troisième partie l’idée selon laquelle la musique a bien un sens, mais ce sens ne se donne que dans la manière dont la musique est organisée, structurée. Je dis que ce sens, c’est une certaine image du temps, et que cette image du temps apparaît dans la manière même dont le musicien ordonne le chaos musical, c’est-à-dire construit une certaine temporalité par la façon dont il organise la durée sonore et la fait émerger comme telle. Et, du coup, il y a autant d’images du temps qu’il y a de musiciens (il y a une conception du temps chez Beethoven qui n’est pas celle qu’on trouve chez Schumann, qui n’est derechef pas celle qu’on trouve chez Wagner). Ce sens, cette image du temps, elle n’est pas extérieure à la musique (sens extra-musical), elle est dans la musique et seule une analyse proprement musicale peut nous permettre de l’exhiber.

Mais ne vous méprenez pas sur ce que je dis et (au moins pour une fois !) comprenez-moi bien ! Il faut distinguer le sens proprement esthétique ou (en langage nietzschéen) physiologique d’une œuvre musicale de la description des caractéristiques techniques de l’œuvre. Cette deuxième dimension est la condition nécessaire mais non suffisante de la première. Pour évaluer une œuvre, on doit commencer par décrire les caractéristiques de la pièce ; mais, comme je le développe dans le livre, on ne peut nullement déduire un jugement de valeur d’un jugement de fait ; de sorte qu’une fois les caractéristiques techniques d’une œuvre ou d’un artiste mises en évidence (c’est ce que Nietzsche recommande au musicologue Carl Fuchs de faire à propos de Wagner), il faut ensuite déterminer leur sens esthétique (en langage nietzschéen : leur sens physiologique), ce qui, selon Nietzsche, n’est possible qu’à l’aune d’une physiologie c’est-à-dire d’une certaine conception de la vie et du corps (et là-dessus je ne développe pas, parce que c’est dans mon livre, et qu’il faudrait peut-être le lire enfin si vous tenez à faire un nouveau compte-rendu [8]).

Un bel exemple de confusion ou de légèreté conceptuelle. Au début, donc, j’apprends que mon livre « ouvre une porte pour un renouvellement du discours sur la musique et sur la philosophie, mais cette porte, il la referme aussitôt ». Et la fin revient sur la question : « L’intérêt de revenir à Nietzsche, aujourd’hui, ce serait de penser l’avenir de la musique. Or la musique est finalement présentée comme un art mort. (…) La conclusion du livre est que le cinéma pourrait être l’avenir de l’art » (sic). Quel remarquable glissement ! C’est que, comme vous l’aviez remarqué même si vous l’interprétiez très mal en me prêtant un point de vue transcendantal qui s’est révélé le vôtre, ma question est celle des « conditions de possibilité du discours sur la musique ». Si vous préférez (je répète), je décris le discours de Nietzsche sur la musique – et il se trouve que Nietzsche, dans les derniers textes (ils sont cités dans mon livre), affirme que la musique est désormais un art mort. Ok ? Je ne présente pas la musique comme un art mort – mais je dis que Nietzsche, celui du Crépuscule des idoles et des textes contemporains, la voit comme un art mort (et, de la même façon, je remarque que vous avez un fâcheuse tendance à identifier le commentateur – moi en l’occurrence – au philosophe dont il décrit les thèses, comme si celui-là faisait parler celui-ci d’une manière capricieuse et totalement arbitraire : quel curieuse conception de l’histoire de la philosophie [9] !). Bref, alors que les commentateurs posent la question de savoir si Nietzsche aurait aimé Pelléas et Mélisandre (voir p. 325) ou lui aurait préféré la musique russe, je dis que la question n’est pas là puisqu’il voit la musique comme une création sensible qui a épuisé ses possibles et qui, à ce titre, est condamnée à mourir au profit de l’émergence de nouvelles formes d’art – et j’ajoute (dernière phrase du livre) : « on peut se demander si le cinéma, à titre d’art total, qui constitue une union véritable des arts figuratifs comme l’art non figuratif qu’est la musique, des arts de l’espace comme de l’art du temps, de l’apollinien et du dionysiaque, ne constitue pas précisément cette forme d’art nouvelle ».

 

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[1] Autre élément énoncé dans mon livre. Dans La Naissance, on se souvient que la sagesse dionysiaque dont Nietzsche fait l’apologie est résumée dans cette histoire : « Une antique légende rapporte que le bon roi Midas avait longtemps battu les bois, mais en vain, à la recherche du sage Silène, le compagnon de Dionysos. Quand enfin celui-ci tombe entre ses mains, le roi lui demande quel est pour l’homme ce qu’il y a de plus désirable, le bien suprême. Roide et figé, le démon se taît ; jusqu’à ce que, pressé par le roi, il finisse par lâcher ces mots en éclatant d’un rire strident : “Misérable race d’éphémères, enfant du hasard et de la peine, pourquoi m’obliger à te dire ce que tu as le moins d’intérêt à entendre ? Le bien suprême, il t’est absolument inaccessible : c’est de ne pas être né, de ne pas être, de n’être rien. En revanche, le second des biens, il est pour toi – et c’est de mourir sous peu » (Œuvres philosophiques complètes, t. 1, p.50). Comment ne pas voir une contradiction avec Humain trop humain, où on lit en revanche : « Il est vrai que le christianisme avait dit : tout homme est conçu et enfanté dans le péché, et dans l’intolérable christianisme d’un Calderon cette idée s’était encore une fois resserrée et entortillée au point de lui faire oser le paradoxe le plus absurde qui soit dans ces vers bien connus : la plus grande faute de l’homme est celle d’être né » (§141). Alors que l’existence sensible est niée dans sa valeur à l’époque de La Naissance de la tragédie (ne pas naître ou mourir vite), elle devient, contre le christianisme, la valeur suprême dans Humain trop humain.

[2] Quelques citations en allemand, ça vous pose, n’est-ce pas ?

[3] A cela s’ajoute un contresens manifeste dans la lecture de A.P. Olivier : il n’est pas vrai que Nietzsche « invite ainsi (…) à ne pas entendre la musique de Bach en connaisseur du contrepoint (…) ». Il y a ici une simple distinction établie par un conditionnel, mais nulle invite. Il s’agit d’une reprise de l’alternative établie par Humain trop humain, § 215.

[4] Je renvoie A.P. Olivier à un texte qu’il devrait lire – comme les autres, ce texte réfute la présomption qui lui fait dire qu’« il faudrait donner une preuve de l’adhésion de Nietzsche au parti de Hanslick : car les aphorismes de Humain trop humain avancés à titre d’arguments offrent plutôt un démenti à l’hypothèse formaliste qu’ils sont censés légitimer ». Nietzsche écrit (1874, 32 [52]) : « Wagner utilise geste, parole, mélodie de la langue et au surplus les symboles reconnus de l’expression musicale. Il présuppose une musique très richement développée, déjà parvenue à conférer à une masse de mouvements une expression suffisamment ferme, reconnaissable et récurrente. Par ces citations,  il rappelle à l’auditeur un état d’âme déterminé où l’acteur veut qu’on le situe en pensée. Du coup, la musique est devenue un « moyen d’expression » ; pour cette raison, elle se situe à un échelon inférieur car elle n’est plus organiquement en elle-même. Alors le maître musicien restera toujours capable d’entretisser les symboles avec un art consommé, mais du fait que la véritable cohérence et le plan se trouvent au-delà et en dehors de la musique, celle-ci ne peut plus être organique » – c’est moi qui souligne – pour mieux faire comprendre, bien obligé !

[5] Relève du même état d’esprit somnolant dans une léthargie intemporelle (et qui plus est totalement malfaisant, puisqu’il falsifie les informations dans l’unique but de nuire à mon propos) la proposition selon laquelle Nietzsche a « toujours reproché à Hanslick de “faire des sons des arabesques” et de ne s’attacher à la forme que par incapacité “d’accéder au contenu” ». Je cite ces textes p. 73, p. 139, p. 209 et ils datent de 1871, donc du moment où Nietzsche adhère à la métaphysique wagnéro-schopenhauérienne. J’attends d’autant plus une justification de cette affirmation présomptueuse que je suis allé chercher tous les textes de Nietzsche dans lesquels il était question de Hanslick (voir p. 225).

[6] Le pseudo-argument selon lequel : si Nietzsche est formaliste, alors il se contredit lorsqu’il substitue un jugement de valeur à un jugement de valeur est ici irrecevable – la question confusément évoquée par A.P. Olivier est longuement discutée dans mon livre p. 229-231.

[7] Ne figure pas dans votre texte écrit cette remarque orale très révélatrice que vous m’avez faite à un moment, à savoir que la Manfred Meditation composée par Nietzsche, indique, jusque dans son titre même, que la musique possède pour Nietzsche une dimension métaphysique, un sens extra-musical, donc qu’elle est toujours plus que de la musique. Je vous remémore ma réponse orale. D’abord, cette pièce est composée à l’époque de la « métaphysique de la musique ». Ensuite, je pose la question de savoir, du point de vue de l’historien des idées qui est le mien, quel est le discours le plus intéressant, le plus fécond ? Celui qui bavasse autour de la « méditation » indiquée par le titre, ou bien celui qui va voir dans la partition quelles en sont les caractéristiques, afin de mieux comprendre et donc de mieux décrire la musique dionysiaque dont Nietzsche fait l’apologie dans La Naissance. A cela s’ajoute un dernier élément, que je me suis vu contraint de vous rappeler lors de cette séance du 31 mars 2007. A savoir que votre déficit de sens historique (ou votre point de vue transcendantal !) vous fait manquer l’essentiel : si l’intitulé Manfred Meditation est intéressant, c’est moins comme indice d’une prétendue réflexion à titre de sens extra-musical de l’œuvre musicale, que – ce que vous semblez ignorer – comme symptôme de l’esprit du temps, c’est-à-dire à titre d’exemple de la « musique à programme », c’est-à-dire une certaine forme musicale typiquement romantique dans laquelle l’alibi est un prétexte pour introduire des transgressions musicales (allez voir sur ce point les textes de Serge Gut sur Liszt, qui souligne que l’idée d’une subordination de la musique au texte ne peut avoir aucun sens pour un musicien, puisque « la musique devait avant tout [pour Liszt] obéir à ses lois propres », de sorte que le programme n’a qu’un sens négatif, autorisant certes le viol de règles conventionnelles considérées comme immuables et sacrées, mais ne permettant pas de comprendre comment le compositeur doit procéder : voir p.154 dans  mon livre).

[8] Exemple : j’explique la référence à Tristan qu’on trouve dans Ecce homo, § 6, p. 272 dans mon livre, où je m’étonne, arguments et textes à l’appui, s’il vous plaît !, qu’il y en ait encore qui, comme vous, se méprennent sur le sens de cette fameuse page ! Décidément, votre compte-rendu n’est nullement sérieux.

[9] Et je ne parle pas de la conception de la philosophie qui transparaît dans une proposition du type : « La philosophie de Nietzsche est-elle autre chose qu’une tentative de conceptualiser l’effet produit sur son esprit et sur son corps (…) par la musique de Wagner » Cela posé, on a les valeurs qu’on mérite en fonction de la vie qu’on a – et l’on peut penser, cher Monsieur, que la philosophie est moins l’expression ou la formulation d’une petite affaire privée, d’un affect intérieur et des abîmes insondables de l’intériorité qu’une tentative pour faire abstraction de son idiosyncrasie et penser, comprendre ou encore donner un sens au monde (sur ce sujet encore il y a des choses dans mon livre…).