Une lecture
musicienne du livre de philosophie L’esthétique musicale de Nietzsche (Éric Dufour)
Samedi d’Entretemps
(Ircam, 31 mars 2007)
François Nicolas
1. Introduction 2
2. Livre tranchant 3
2.1. Thèses 3
2.2. Questions 4
2.2.1 Questions
philosophiques........................................................................................... 4
2.2.2 Questions plus
musicales............................................................................................ 4
3. Lecture musicienne 5
3.1. « Esthétiques » 5
3.1.1 Esthétique
musicale.................................................................................................... 5
3.1.2 Esthétique
philosophique........................................................................................... 5
3.2. Objets 6
3.2.1 « Corps »................................................................................................................... 6
3.2.2 « Langage »............................................................................................................... 7
3.2.3 « Le
musicien »......................................................................................................... 7
3.2.4 Alii............................................................................................................................ 8
Comment lire en musicien ce
livre de philosophie, qui porte moins sur la musique que sur une philosophie de
la musique, celle de Nietzsche ?
« Personne n’a besoin de philosophie pour réfléchir sur quoi
que ce soit : on croit donner beaucoup à la philosophie en en faisant
l’art de la réflexion, mais on lui retire tout, car les mathématiciens comme
tels n’ont jamais attendu les philosophes pour réfléchir sur les mathématiques,
ni les artistes sur la peinture ou la musique ; dire qu’ils deviennent
alors philosophes est une mauvaise plaisanterie, tant leur réflexion appartient
à leur création respective. »
« En quoi la philosophie peut servir à des mathématiciens ou
même des musiciens — même et surtout quand elle ne parle pas de musique ou de
mathématiques »
Deleuze
Thèse : la philosophie
de Nietzsche intéresse le musicien, surtout quand elle ne parle pas de musique.
Ce livre, par contre,
s’intéresse à ce qui de la philosophie de Nietzsche parle de musique ; et il
s’y intéresse philosophiquement.
Comment ce livre peut-il
alors intéresser le musicien, s’il n’est pas possible à ce dernier d’échapper
lors de sa lecture à ce que la philosophie dit de la musique ?
On commencera pour ce faire
par interroger son titre : l’enjeu sera de diviser la catégorie d’esthétique musicale
(entendue comme esthétique de la
musique) par séparation d’un génitif objectif (esthétique portant sur la musique) et d’un génitif subjectif (esthétique
pratiquée par un musicien).
Il s’agira ce faisant de
distinguer esthétique philosophique
(Nietzsche) et esthétique musicale
(Wagner) de la musique, comme il convient par ailleurs de distinguer théorie scientifique (par exemple mathématique : Euler) et théorie musicale (Rameau) de la musique, mais également critique littéraire (Jouve) et critique musicale (Boulez) de la musique.
Distinguer ces deux types
d’esthétique de la musique implique de différencier leur « objet »
(« musique » ne désigne pas exactement la même chose dans les deux
cas) comme leur « logique » (« esthétique » ne veut pas non
plus dire la même chose dans les deux cas).
Il se trouve, pour notre
bonheur, que ce livre encourage cette distinction puisqu’il confronte une
esthétique philosophique nietzschéenne partagée selon trois étapes contraires
face à une esthétique musicale wagnérienne, elle, résolument unifiée,
thématisant ainsi une disjonction de ces deux esthétiques plutôt que leur
conjonction ou que leur connexion.
On entreprendra alors
d’éclairer cette disjonction selon les principes suivants :
1) Si, du point de la
philosophie, esthétique désigne le
projet de fonder les jugements de valeur en matière d’art, du point de la
musique, on entendra sous le nom esthétique la tentative propre au musicien pensif de formuler
les rapports de la musique à son époque et à ses formations sociales, rapports
qui engagent les collectifs et individus musiciens. À ce titre l’esthétique
musicale est cette part de l’intellectualité musicale qui se rapporte à la
pensée politique ainsi qu’à l’« anthropologie » (psychanalyse –
différence des sexes -, linguistique – théorie du langage -,…) là où la théorie
musicale (qui entreprend de formaliser la logique musicale) se rapporte plutôt
à la pensée scientifique et la critique musicale (qui s’attache à dire les
rapports entre œuvres) se dispose à l’ombre des autres arts.
On examinera sous cet angle
ce que le livre d’E. Dufour nous expose des esthétiques nietzschéenne et wagnérienne…
2) Les choses dont
esthétiques philosophique et musicale s’occupent s’avèrent sensiblement
différentes, par-delà l’équivoque inhérente aux nombreuses homonymies.
On examinera comment, dans ce
livre, les mots en partage entre ces deux types d’esthétique
(« corps », « affect », « temps »,
« nature », « langage », « beau/sublime »,…)
s’avèrent les partager, les disjoindre plutôt que les conjoindre ou les
connecter.
––––
Difficulté singulière de parler en musicien d’un livre de
philosophie.
Par exemple, Éric Dufour a écrit un petit livre intitulé
« Qu’est-ce que la musique ? » Question de philosophe qu’un
musicien, typiquement, ne se pose jamais !
Seule exception : Boucourechliev (j’ai interprété sa
position comme une nécessité extrinsèque : pour thématiser que la musique était un langage, il avait besoin d’en
passer par une définition – par sa
définition — de la musique…).
Or notre livre du jour est bien de philosophie et il porte
sur la philosophie, non sur la musique.
On ne peut s’en sortir par échappées traditionnelles :
où musicien pensif et philosophe partageraient une dimension réflexive…
« Personne n’a besoin de philosophie pour réfléchir
sur quoi que ce soit : on croit donner beaucoup à la philosophie en en
faisant l’art de la réflexion, mais on lui retire tout, car les mathématiciens comme
tels n’ont jamais attendu les philosophes pour réfléchir sur les mathématiques,
ni les artistes sur la peinture ou la musique ; dire qu’ils deviennent
alors philosophes est une mauvaise plaisanterie, tant leur réflexion appartient
à leur création respective. » Deleuze [1]
Ce n’est pas que la philosophie ne pourrait intéresser le
musicien – elle m’intéresse tout au contraire fortement – mais c’est seulement
qu’elle ne l’intéresse guère lorsque la philosophie parle précisément de
musique :
« En quoi la philosophie peut servir à des
mathématiciens ou même des musiciens — même et surtout quand elle ne parle pas
de musique ou de mathématiques » Deleuze [2]
Ex. pour ma part : la philosophie d’Alain Badiou
m’intéresse fortement, mais que très secondairement au titre des choses (du peu
de choses au demeurant) qu’elle dit de la musique.
Dans une philosophie, sa part qui parle de musique est pour
le musicien plutôt sa part encombrante que sa part stimulante. D’où
l’encombrement spécifique du musicien d’avec la philosophie d’Adorno qui ne
cesse de parler, un peu à tort et à travers à mon goût, de musique (je n’aime
pas trop qu’il compromette la musique dans toute une série de débats
philosophiques où je ne suis pas sûr qu’elle ait grand-chose à faire :
comme on sait, ceci est sans doute l’effet du projet spécifique d’Adorno de
vouloir sororiser musique et philosophie en sorte de tenter de contourner son
point propre de décision subjective : composer ou philosopher…).
D’où que mon accès à la philosophie de Nietzsche passe non
par ses écrits sur Wagner (qui m’encombrent de son jugement sur Wagner, que je
ne partage guère et où je ne sais guère, tant que je n’ai pas eu accès propre à
sa philosophie, partager ce qui relève de son goût musical propre et ce qui
relève de son jugement proprement philosophique) mais par ce qui évite ce point
de discorde (singulièrement par le dernier Nietzsche et ses fragments
posthumes…).
Je pourrais en dire autant de mon rapport à la philosophie
de Kierkegaard, à celle de Rousseau (je laisse ici de côté le cas Schopenhauer
qui me semble à ce titre très singulier).
Où pointe déjà un partage, qui a ici son importance, entre
ce que Badiou appelle antiphilosophie et philosophie proprement dite,
l’antiphilosophie (le fait de Pascal, Rousseau, Kierkegaard, Nietzsche, Wittgenstein
et Lacan) étant gagée sur une position d’énonciation personnalisée là où le
discours philosophique est normé par des contraintes immanentes à ses énoncés,
contraintes de cohésion corrélant mathèmes et poèmes…
L’encombrement du musicien face à un discours traitant de
musique me semble maximal pour le discours antiphilosophique : il est en
effet plus facile au musicien de se détourner des parties traitant de musique
dans un discours proprement philosophique car dans ce cas, le partage est plus
net. Dans le cas de l’antiphilosophie, l’imbrication est plus intime, et moins
contournable.
Comment alors lire en musicien ce livre de philosophie
d’Éric Dufour qui ne cesse de parler de musique ? Gageure !
Ma méthode : trouver des interstices où philosophie et
musique soient décollées. Il me faut glisser mon levier de musicien dans un
vide intercalaire. Je dégagerai ce vide où glisser mon levier en scindant le
titre de ce livre.
Avant cela, je voudrais déclarer mon grand intérêt pour ce
livre – c’est pour cela que je l’ai mis au programme de notre saison -.
Très grande clarté du propos.
Fermeté de thèses affichées et soutenues :
·
Il y a trois Nietzsche, non seulement dans son rapport
à la musique (« trois périodes du discours de Nietzsche sur la
musique » [3] :
métaphysique, esthétique proprement dite, physiologie) mais plus généralement
dans sa philosophie en général (ce qui se comprend si l’on retient l’idée que
le rapport à la musique est pour Nietzsche philosophiquement constitutif et pas
seulement conditionnant) – je laisserai aux philosophes le soin de discuter
cette thèse : elle a ici le grand intérêt de distinguer et d’orienter le
discours…
·
Il n’y a par contre qu’un Wagner (unité essentielle des
écrits de Wagner) – je considère cette thèse comme la plus productive, la plus
stimulante : il est musicalement plus stimulant de tenir qu’il y a une intellectualité musicale wagnérienne plutôt que de
partager ses écrits en différents moments contraires (la thèse inverse de
différents Wagner peut s’argumenter dans le champ académique en relevant par
exemple une variation des références exogènes auxquelles procède Wagner mais
cette variation ne correspond pas pour autant chez Wagner à des types
différents d’intellectualité musicale).
·
Il faut inclure dans l’œuvre de Nietzsche son œuvre
compositionnelle : la démarche qui les sépare radicalement bride
l’intelligence du propos. Remarque à ce sujet : cette importance me semble
corrélative du fait qu’il s’agisse chez Nietzsche d’une antiphilosophie plutôt
que d’une philosophie : une antiphilosophie gageant son discours sur la
singularité de sa position d’énonciation, ce que fait le philosophe – en
l’occurrence ce qu’il compose – devient partie intégrante de l’énonciation
antiphilosophique. Il faudrait, me semble-t-il, prolonger ce versant du livre,
en analysant plus en détail les compositions de Nietzsche en sorte de dégager
avec précision leur articulation à la philosophie de son auteur. Ceci est une
proposition : nous pourrions organiser un séminaire à l’Ens par exemple
qui examinerait les compositions musicales des philosophes : celles de
Nietzsche, mais aussi celles d’Adorno et, bien sûr, celles de Rousseau…
Ces thèses d’Éric Dufour font partage, ouvertement assumé,
contre les figures universitaires tant de la philosophie que de la musicologie
(chacun trouvera dans le livre les noms propres concernés : relevons les
vives critiques, et solidement argumentées, des travaux de Jean-Jacques
Nattiez [4]).
Quelques questions cependant, avant d’engager le cœur même
de ma lecture.
Certes ce livre n’est pas tant un essai (philosophique)
qu’un livre d’histoire de la philosophie. Mais il me semble rester
interrogeable de la manière suivante :
·
Quels enjeux philosophiques pour l’auteur de ce livre
d’une telle investigation philosophique de Nietzsche aujourd’hui, qui, à
l’évidence, n’est pas simplement descriptive ?
·
Quelle conception philosophique du « sujet »
ici mobilisée ? Le « sujet » est toujours assimilé ici à
l’auditeur, au sujet psychologique (186) quand il n’est pas l’objet d’une
éviction (209) – ce qui renforce l’impression du lecteur qu’il ne s’agit jamais
là que du sujet psychologique…
·
Vaste question sur le corps, sur laquelle je vais
ensuite revenir… En deux mots préalables : le corps physiologique du
musicien n’est pas le corps musical (lequel procède d’un corps à corps
constitué en sorte de projeter des traces sonores, l’enjeu véritable étant
d’arriver à penser que l’œuvre musicale est elle-même un corps d’un type bien
sûr tout à fait singulier), pas plus que le sujet musical n’est le sujet
psychologique qui résiderait dans l’individu musicien. Comment comprendre la
conception nietzschéenne de la physiologie musicale à cet aulne ?
·
Ne faut-il pas penser, en effet, Nietzsche comme
antiphilosophe plutôt que comme philosophe pour arriver à donner droit à cette
logique physiologique dans sa philosophie ? En effet, si une évaluation de
type physiologique de l’œuvre musicale implique une mise en jeu du corps du
musicien comme de l’auditeur (danse-t-il ou nage-t-il par exemple ?),
n’est-ce pas parce qu’une telle évaluation physiologique relève toujours déjà
d’une logique antiphilosophique c’est-à-dire une logique qui mobilise le corps du
philosophe comme gage de la validité de son discours ?
·
Thèse un peu forcée : « Depuis maintenant
plus d’un siècle, rien de nouveau n’a été dit sur ce sujet [Wagner] :
Nietzsche, sur Wagner, avait déjà tout dit. » [5]
OK sans doute pour G. Liébert, M. Crépon [6]
et autres ouvrages universitaires. Peut-être aussi concernant Adorno [7].
Cela l’est certainement concernant Lacoue-Labarthe (musica ficta [8])
et voir aussi, récemment, les conférences de Badiou sur Wagner…
À proprement parler, ces questions sont d’un amateur de
philosophie plutôt que d’un musicien.
·
La mélodie infinie : si « pour Nietzsche, la
mélodie infinie n’est rien d’autre qu’une conséquence de l’incapacité à
inventer un air, une mélodie » [9],
une « absence de forme érigée en principe » [10],
il est patent qu’il se trompe, ce qui implique une évaluation proprement
musicale de Wagner, à laquelle le livre qui nous occupe ce matin ne procède
pas. Dans quelle mesure un tel évitement de la question wagnérienne proprement
dite permet-il une discussion proprement philosophique des discours de
Nietzsche ? Ce qui nous renvoie à des questions sur le statut
philosophique de ce livre : s’il est très éclairant, il nous laisse un peu
sur sa faim dans la mesure où l’auteur ne prend lui-même guère position comme
philosophe sur la musique dont il est ici question : peut-on vraiment
économiser ce point ? Pas sûr…
·
La musique est une pensée, mais pas pour autant un
langage (le fait que la musique se soit dotée en interne d’une écriture
n’autorise pas à considérer que le rapport écriture/sons soit un rapport de
type langagier…). Il y aurait lieu, je crois, de discuter de ce point comme
tel. On sait bien qu’ici comme ailleurs, le même mot « langage » ne
désignera pas tout à fait la même chose pour la philosophie et pour
l’intellectualité musicale, mais ceci ne doit pas contourner ce différend,
crucial à l’heure où, heureusement à mon sens, le tournant langagier de la
philosophie (pris à la suite de Wittgenstein) semble philosophiquement réévalué
négativement…
Revenons-en donc à une lecture musicienne de ce livre de
philosophie.
L’enjeu est donc de diviser la catégorie d’esthétique musicale
(entendue comme esthétique de la
musique) par séparation d’un génitif objectif (esthétique portant sur la musique) et d’un génitif subjectif (esthétique
pratiquée par un musicien).
Il s’agit ce faisant de distinguer esthétique philosophique (Nietzsche) et esthétique musicale (Wagner) de la musique, comme il convient par
ailleurs de distinguer théorie scientifique (par exemple mathématique : Euler) et théorie musicale (Rameau) de la musique, mais également critique littéraire (Jouve) et critique musicale (Boulez) de la musique.
Distinguer ces deux types d’esthétique de la musique implique
de différencier leur « objet » (« musique » ne désigne pas
exactement la même chose pour le philosophie et pour le musicien [11])
comme leur « logique » (« esthétique » ne veut pas non plus
dire la même chose pour la philosophie et pour l’intellectualité musicale).
Commençons par le second point.
Du point de la philosophie, esthétique désigne le projet de fonder les jugements de valeur
en matière d’art en sorte de rapporter philosophiquement les enjeux musicaux immanents à des enjeux
de pensée plus vastes. Ou encore : si
pour la philosophie esthétique
désigne l’investigation des conditions de possibilité des discours et jugements
sur la musique, il faut noter qu’il s’agit alors des discours et jugements
philosophiques (non des discours et jugements musiciens) et donc que les
conditions de possibilité ici visées sont des conditions proprement
philosophiques.
Du point de la musique par contre, on entendra sous le nom esthétique la tentative propre au musicien pensif (interne à
l’intellectualité musicale) de formuler les rapports de la musique à son époque
et à ses formations sociales, rapports qui engagent alors les collectifs et
individus musiciens.
À ce titre l’esthétique musicale est cette partie de
l’intellectualité musicale qui se rapporte en priorité à la pensée politique
ainsi qu’à l’« anthropologie » (psychanalyse – différence des sexes
-, linguistique – théorie du langage -,…) là où la théorie musicale (qui
entreprend pour sa part de formaliser la logique musicale) se rapporte plutôt à
la pensée scientifique et la critique musicale (qui s’attache quant à elle à
dire les rapports entre œuvres) se dispose à l’ombre des autres arts.
Le livre d’Éric Dufour laisse cette question ouverte puisqu’il
oppose une esthétique nietzschéenne en trois temps à une esthétique wagnérienne
unifiée : il est donc clair que l’une et l’autre ne marchent pas du même
pas.
Le livre pour autant ne s’engage guère dans le dédale d’une
confrontation des principes ou des logiques propres à ces deux esthétiques.
Il me semble que cela tient à différentes choses.
·
D’abord à une vision un peu réductrice de la musique et
du musicien pensif là où pourtant Richard Wagner représente à mes yeux le cas
le plus emblématique de musicien soucieux d’esthétique musicale (Rameau, a
contrario, étant plutôt soucieux de théorie et Boulez de critique, Schoenberg
restant pour sa part en matière d’intellectualité musicale plus
« généraliste »).
·
Ensuite, ceci tient, me semble-t-il, à un intérêt peut-être
trop exclusivement centré sur la question du statut de la musique – en
particulier son statut langagier – (on y reconnaît sans mal l’intérêt du philosophe
pour les questions de statut conceptuel de la musique) sans accorder autant
d’importance aux questions musicalement plus décisives de ce que doit devenir
la musique au mitan du 19° siècle…
·
Enfin, il y a que l’esthétique proprement nietzschéenne
de la musique est dans ce livre attachée essentiellement à la seconde séquence,
celle d’Humain trop humain (1874-1876),
ce qui reviendrait donc à soutenir que lorsqu’esthétique nietzschéenne il y a
explicitement eu, elle a été de type formaliste c’est-à-dire hanslickienne…
Ceci engagerait une évaluation du
point de vue d’Hanslick que je ne trouve pas véritablement menée dans ce livre,
ne serait-ce qu’une évaluation de la nomination « formaliste » qui, à
mon sens, est très problématique. Éric Dufour nous suggère que cette esthétique
tend à fonder les jugements de valeur non sur le nombre [12]
mais sur la structure musicale [13] ;
certes, mais alors comment ce type de jugement esthétique permet-il ou non de
rapporter la musique aux autres types de pensée ?
On a le sentiment de la
contradiction suivante : au moment même où, dans le discours de Nietzsche
sur la musique, l’esthétique devient philosophiquement prépondérante (à rebours
de la « métaphysique » antérieure et de la « physiologie »
ultérieure), la musique semble se clore sur ses propres procédures et enjeux si
bien que cette esthétique tend à devenir philosophiquement muette !
Cette contradiction, en vérité,
me semble à référer à la thèse d’une antiphilosophie fondamentale de
Nietzsche : Éric Dufour nous indique que « c’est avec Humain trop
humain que Nietzsche devient proprement
philosophe ». [14]
Peut-être faudrait-il ajouter alors que ce n’est que dans l’étape suivante, en
particulier celle ici dénommée « physiologie de la musique » que
Nietzsche devient proprement antiphilosophe, en précisant alors – et cela me semble
le point-clef – qu’il n’y a sans doute guère de place dans une antiphilosophie
pour une esthétique proprement dite (c’est-à-dire pour une fondation des
jugements de valeur en matière d’art qui assure la portée extra-artistique de
ces jugements).
Si ceci est vrai, il faudrait
alors tenir qu’au total, Nietzsche n’a pas déployé une esthétique philosophique
de la musique… Je livre cet énoncé un peu provocateur à la sagacité de notre
auteur.
Les choses dont esthétiques philosophique et musicale s’occupent
s’avèrent sensiblement différentes, par-delà l’équivoque inhérente aux
nombreuses homonymies.
Ainsi, dans ce livre, les mots en partage entre ces deux
types d’esthétique (« corps », « affect »,
« temps », « nature », « langage »,
« beau/sublime »,…) s’avèrent partager esthétique philosophique et
esthétique musicale, les disjoindre plutôt que les conjoindre ou les connecter.
J’ai déjà évoqué la chose à propos du corps : il faut
penser en effet qu’il y a non seulement plusieurs types de corps mais plusieurs
conceptions de ce qu’est un corps et que là-dessus, musique et philosophie ne
s’accordent guère, donc qu’a fortiori, Wagner et Nietzsche ne sauraient sur un
tel point penser et parler de concert. À ce titre, ce livre laisse la catégorie
de corps un peu trop indistinguée.
Pour un musicien, il y a déjà plusieurs notions de
corps :
·
le corps physiologique du musicien,
·
le corps mécanique
de l’instrument de musique,
·
le corps à corps (ou corps-accord) des deux précédents
·
l’effet sonore de ce corps-accord qui est projeté dans
un lieu architectural – appelons-le provisoirement le corps sonore — donné lequel va constituer la matière principale
de ce qu’on pourrait appeler le corps musical à l’œuvre (la musique qui a pour enjeu le corps à
corps est une musique creuse, centrée sur l’exhibition d’une virtuosité).
On aurait donc musicalement l’articulation de 5 types de
corps : corps physiologique musicien, corps mécanique instrumental,
corps-accord, corps sonore, corps musical à l’œuvre…
On voit tout de suite combien une telle problématique
musicale du corps s’articule difficilement à une problématique philosophique du
corps, et singulièrement à celle du corps nietzschéen : qu’en est-il en
effet de ce corps nietzschéen, qui devrait marcher et danser plutôt que planer
et nager [15] ? Quel
rapport autre qu’homonymique y a-t-il ici entre le corps nietzschéen et le
corps wagnérien ?
Idem pour la catégorie de langage : quand Wagner
inscrit la musique dans une problématique langagière, ses enjeux et donc la
nature exacte de ses thèses n’ont pas grand-chose à voir avec celles de
Nietzsche, non pas tant en raison de leur divergence sur une même question mais
surtout parce que leurs points de vue à proprement parler ne partagent nullement
la même question et donc, à proprement parler, ne se rencontrent pas.
Quand un musicien soutient que la musique est comme un
langage, ou qu’il y a un langage musical – et ils sont nombreux à le
faire : à vrai dire presque tous (Wagner, et Boulez, et Boucourechliev…)
-, il n’a en général nullement en tête de prendre position sur la difficile
question du rapport entre pensée et langage mais seulement de traiter telle ou
telle question musicale spécifique.
·
Par exemple, pour Boucourechliev, il s’agira d’assurer
la possibilité théorique de son « dire la musique » sur une musique
qui soit au préalable configurée en langage en sorte qu’elle soit représentée
comme pouvant accueillir naturellement un tel dire. En bref, Boucourechliev
tente ainsi de contourner la difficile question du statut exact de son
intellectualité musicale…
·
Pour Boulez, l’enjeu sera tout autre : il s’agit
pour lui de gager sa conception déductive de la musique sur une formalisation
thématisée comme articulation d’une syntaxe et d’une sémantique…
·
Pour Wagner, l’enjeu est encore autre : il s’agit
pour lui de configurer une synthèse conjonctive entre musique, poème et
théâtre, synthèse à trois termes dont le nom propre est pour lui
« drame ». Le mot « langage » est alors ce qui nomme la
possibilité générique de la conjonction puisque « langage » serait en
partage entre musique, poème et théâtre.
Dans chacun de ces cas, le musicien se tient en vérité à
l’écart de questions proprement philosophiques (qui mobilisent par contre la
question d’une éventuelle hiérarchie entre arts) pour se concentrer sur des
enjeux internes à son art.
Ma thèse est ici suivante : ce qui mérite d’être appelé
esthétique pour un musicien pensif (et
qui, encore une fois, se distingue alors des versants théorique et critique de l’intellectualité musicale) concerne les rapports entre le monde de
la musique et son extérieur : les rapports de la musique et de ses œuvres
à leur époque et à leurs formations sociales.
Le vecteur principal de ces rapports entre le monde-Musique et son extérieur est ici le musicien, lui qui, loin
d’être un simple habitant du monde-Musique, en est plutôt le visiteur : celui qui passe son temps à entrer
et sortir de ce monde-Musique et
qui, plus qu’aucun autre, éprouve donc les affres de ces passages incessants
entre monde-Musique et société,
entre temps musical interne à l’œuvre et époque…
On peut donc dire que le volet-esthétique de
l’intellectualité musicale [16]
engage une réflexion proprement musicale sur le musicien, soit comme un dividu, soit comme collectif (d’où, bien sûr, la réflexion
proprement musicale sur le public).
On retrouve là des questions comme :
·
la différence des sexes vaut-elle aussi en musique, par
exemple pour les œuvres, ou ne vaut-elle que pour le musicien (celui dont le corps
physiologique est immédiatement sexué) ?
·
comment la langue vernaculaire du musicien
s’articule-t-elle ou non à une pensée musicale à l’œuvre qui se déploie à
l’écart des langues et même de toute structure proprement langagière ?
·
quel rapport entre les collectifs de musiciens et les
collectifs socio-politiques extra-musicaux ?
·
comment articuler formation musicale du musicien et
formation civique ou politique ?
·
etc.
La philosophie ne s’intéresse guère à tout cela, en
particulier à ces étranges rapports entre musiciens et œuvres musicales, et
singulièrement pas sous le nom d’esthétique. Où l’on retrouve donc la
disjonction des esthétiques musicales et philosophiques de la musique…
Il y a de même une grande confusion dans un éventuel
dialogue entre philosophie et intellectualité musicale quant à la notion
d’affect : affect de qui ?, de quel corps ?, de quel
sujet ?
Il faudrait en dire de même concernant les mots de beau et de sublime, ceux de nature et —
pire de tous – de temps.
*
Je m’arrêterai là : il ne s’agissait pas ici pour moi
d’élaborer une problématique proprement musicale des rapports entre Wagner et
Nietzsche mais seulement d’indiquer le grand plaisir pris à la lecture de ce
livre de philosophie, instruit et d’une clarté inhabituelle, à mesure du
courage de son auteur pour trancher dans les interprétations coutumières puis
en soutenir les conséquences avec discipline.
Voilà un style qui me convient et qu’il me plaît de saluer
aujourd’hui.
––––
[1] Qu’est-ce
que la philosophie ? (p. 11)
[2] Deux
régimes de fous (p. 152)
[3] p. 14
[4] Voir, en
particulier, pp. 187-193 et 218-220
[5] p. 13
[6] p. 20
[7] Il est
avancé (p. 255) qu’on ne trouverait chez Adorno, dimension politique
exceptée, que des critiques qui apparaissent déjà chez Nietzsche : 1) la substitution
du leitmotiv au thème et par là la substitution de la répétition au
développement, 2) l’atomisation du matériau et la subordination du tout aux
éléments, 3) l’absence d’invention mélodique, 4) l’autonomisation du timbre qui
dès lors vaut pour lui-même, 5) la subordination de la musique à l’élément
extra-musical de sorte que la musique devient spectacle.
[8] Bourgois,
1991
[9] p. 322
[10] p. 185
[11] On l’a déjà
indiqué : la musique fait l’objet de définitions philosophiques mais d’aucune
définition musicale (un monde n’est pas même nommable comme monde de
l’intérieur de lui-même)…
[12] « Le
nombre ne fonde pas la valeur » (p. 211)
[13] « La
“forme”, ici, ne doit pas être entendue au sens que la musicologie donne à ce
terme – à savoir les “formes” de la musique comme sont la sonate, la symphonie,
etc. -, mais tout simplement au sens de structure. » (p. 183)
[14] p. 175
[15] p. 244
[16] Encore une
fois, ce volet est prépondérant dans l’intellectualité musicale de Wagner, lui
qui n’a pas entrepris de théoriser la logique musicale proprement dite (comme
Rameau l’a entrepris) ni ne s’est vraiment astreint à détailler sa critique des
œuvres musicales (comme Boulez s’y est attaché).