ENTÂME CARTÉSIENNE

 

(Samedi d’Entretemps, 15 mars 2003, Ircam)

 

Marie-Claude Thomas

 

 

Apprenez à lire Descartes comme un cauche-mar… (15.I.74)

 

Où m’attire le poids de mon démon pensant.

Seul… (6.VIII.29)

J. Lacan

 

« Non, je le jure par celui qui a transmis à notre âme la tétractys en qui se trouvent la source et la racine de l’éternelle Nature. »

Ainsi, par cette formule poétique de serment était invoqué Pythagore, Pythagore dont la fille conduisit le chœur des jeunes filles, puis des femmes, à Crotone ; Pythagore auteur de la tétractys, c’est-à-dire du nombre parfait composé des quatre premiers entiers, 1, 2, 3 et 4 dont les rapports ont été les accords musicaux pendant longtemps : la propriété de ces nombres engendrait la série des intervalles purs de la musique.

 

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On raconte que de la forge et du feu, de la sueur et du battement, Pythagore entendit les sons du martèlement des enclumes : ils formaient entre eux des intervalles qui lui étaient familiers.

On raconte qu’il les retrouva sur un monocorde, qu’il divisa en deux : faisant vibrer la moitié de la corde, il obtenait un son d’une octave plus aiguë que le son initial. Ainsi, les différences sonores proportionnelles aux poids des marteaux furent celles des vibrations du monocorde selon la longueur de la corde.

On dit aussi que les pythagoriciens avaient reconnu que le son de la lyre reste consonant même si l’on change la dimension de l’instrument, pourvu que les rapports mathématiques entre les longueurs des cordes restent égaux.

On sut alors que ce qui reste inchangé était une formule mathématique qui donnait les rapports entre ces longueurs en termes de nombres entiers. Et on sut que malgré des changements, le son, le nombre demeuraient semblables, analogon.

 

Platon en a tiré un fil : le monde sensible, le monde du changement est empreint du nombre et l’analogon, c’est-à-dire la ressemblance, ou la symétrie, en est le rapport mathématique.

La construction cosmologique du Timée se veut un modèle de l’univers, de l’ordre totalement mathématique. Platon utilisa les résultats des pythagoriciens sur la musique lorsqu’il composa l’âme du monde qui est la cause de tout changement ordonné.

L’âme du monde, dit-il, participe à la fois de l’être et du devenir, du mobile. Médiatrice donc entre les formes éternelles – le nombre pythagoricien – et le monde sensible, elle est elle-même mathématique. Voilà pourquoi l’âme du monde est une construction complexe qui présente deux particularités : ses mouvements sont circulaires – symétrie parfaite – et ils obéissent aux lois de l’harmonie – l’harmonie fait loi –, lois qui sont également celles de la musique, d’où « la musique des sphères célestes ». En plus d’être circulaires, ses mouvements doivent avoir une vitesse constante.

Or cette permanence et cette régularité, de l’ordre du nombre en dernière instance, permettent au monde sensible, dans lequel les mouvements sont d’une manière ou d’une autre gouvernés par ceux de l’âme du monde, de participer, jusqu’à un certain point, de l’éternité et de la stabilité de l’intelligible.

D’où la possibilité, à partir des choses, d’un savoir, d’une connaissance de l’intelligible.

Ce sera donc, en gravissant pendant des siècles les barreaux de l’échelle de l’ana logon, que les hommes atteindront un savoir qui sera dit scientifique, et cela jusqu’à la Renaissance – moment où l’échelle basculera et où l’univers du macrocosme et du microcosme s’effacera. Kepler sera un des fléaux de la bascule, lui qui conserva l’âme du monde et la musique des sphères en même temps qu’il calculait l’aire et les mouvements elliptiques de Mars.

 

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Il y a un an, lorsque François Dachet prévoyait la rencontre d’aujourd’hui, j’interrogeais ce qui avait pu se passer en ces alentours du début du XVIIème siècle pour que l’on décide d’y dater la naissance du « sujet de la science » – selon l’expression de Canguilhem – et pour que Lacan, en 1965, en fasse, de ce sujet de la science, ce sur quoi opère la psychanalyse : « Dire que le sujet sur quoi nous opérons en psychanalyse ne peut être que le sujet de la science, peut passer pour paradoxe. »

            Je prenais alors élan de Kepler, de ses analyses novatrices, de son entreprise de formation de l’optique, des Paralipomènes à Vitellion. Il m’était apparu – et cela à la suite des travaux de Gérard Simon sur Kepler et Descartes – que la rupture que provoquaient les acquis de l’optique moderne avait des conséquences dans la conception même de la connaissance : l’entrée des rayons lumineux dans l’œil sans rien qui appartienne à la chose puisque les radiations qui nous parviennent sont celles de la source lumineuse qui n’ont pas été absorbées par le corps, qui ont été par lui rejetées – objet – est un paradoxe scientifique incroyable, celui de la connaissance moderne.

            Ce léger décalage : partir de Kepler pour lire Descartes et par suite la rationalité classique, place cette rationalité sous le sceau du visible, du regard, y compris pour l’invisible : conceptus deviendra repraesentatio. Rationalité non plus de la chose, du noûs aristotélicien, mais du regard de l’esprit humain, de l’intuitus cartésien : « Nous apprenons à user du regard de l’esprit par comparaison avec les yeux », écrira Descartes en 1628 (Regulae, IX).

C’est, par le renversement cartésien, de ce point de vue et du point de référence de la Mathesis universalis, avec son double critère, ordo et mesura – partant, du supposé connaissant – que s’enchaînera l’ordre des sciences. Point de vue qui est le lieu de transfert de la substance en un ego connaissant, suppôt du savoir qui engendre ses objets construits, mesurés, laissant alors la chose pantelante, et aliénée.

Le fondement, ousia, de la connaissance passera ainsi de la Chose à un ego cognitif, si vous permettez l’expression.

 

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En lisant votre livre, Descartes et l’évolution de l’esthétique musicale et la traduction de F. de Buzon du Compendium Musicae de Descartes, il m’est apparu que l’Abrégé de musique de décembre 1618 inaugure la place, non pas tant de l’ego cognitif comme ce sera le cas dans les Règles pour la direction de l’esprit en 1628, mais d’un ego de plaisir : c’est du point de vue du plaisir de l’auditeur que les sons seront jugés consonants, dissonants, excitant à la danse, à la passion, à la tristesse ou à la joie, selon les « degrés, consonances, rythmes et choses semblable ».

Et en mettant en place ce point de vue, Descartes commençait à répondre à une question que Kepler posait au même moment dans l’Harmonie du monde, paru en 1619 : « Je demande quelle est la proportion du chatouillement de l’ouïe, chose corporelle, avec cet incroyable plaisir que nous percevons très profondément dans l’âme à partir des consonances harmoniques. »

            Comment une propriété des corps extérieurs peut-elle devenir une propriété de l’âme ? La question de Kepler est dans un passage : celui de la configuration où la musique est en correspondance avec l’âme, à l’étude des effets de la musique sur l’âme humaine, ce qui est déjà un autre horizon conceptuel.

Sans évoquer plus comment, pour Kepler, le passage du physique au psychique est entièrement pensé en troisième personne et sans entrer dans les détails de la réponse de Descartes qui n’est pas toute dans le Compendium, il est tout de même possible de résumer le problème de Kepler à celui d’une compatibilité entre les quantités discrètes (« émission quantitative ») et les quantités continues (« émissaire qualitatif »). Descartes réduira celles-ci à celles-là, à une multiplicité, grâce à une « unité empruntée », la dimensio qui indique les degrés de l’équation (Règles XIV et Géométrie). Ce premier pas pour constituer les harmonies en objets de science sera suspendu, car Descartes considère que les intervalles sonores ne trouvent leur raison qu’avec l’auditeur : « En vue de ce plaisir est requise une certaine proportion de l’objet (le son) avec le sens même (l’oreille). »

Passage à l’âge classique de la musique : « Belle de la beauté des nombres, elle acquiert la beauté du monde, en devenant un objet. »

Donc au moment même où Kepler pose cette question dans les termes et le cadre d’une harmonie, Descartes porte une entame à cette harmonie et, fait remarquable, avec l’arme même qui en a été l’origine, avec la musique.

C’est une proposition que je vous soumets : cet Abrégé de Musique comme entame de l’âme du monde.

 

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On sait que Stevin avait dédié un Traité de musique à Maurice de Nassau en 1600. On sait que Descartes a passionnément admiré Beeckman dont l’intérêt pour la musique est maintenant connu.

Il n’en reste pas moins étonnant que le premier écrit de Descartes à avoir un public, tout en exigeant d’être secret, d’être à part, soit accordé, si je puis dire, soit de la même corde que ce qu’il va rompre.

 

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            En quoi cela intéresse-t-il une psychanalyste ? Pour quelle écoute ?

Si l’on prend la question par le bout du signifiant, est-ce que le signifiant est un son ? Est-ce que le signifiant est tout entier compris dans la phonologie ? Peut-il être réduit par la linguistique ?

Lorsque Lacan, en 1964, c’est-à-dire dans la période où il fait l’articulation du sujet de la science – que certain, dilution oblige, nomme maintenant « sujet de la civilisation contemporaine » ! – et de la psychanalyse, propose ceci : « La nature fournit, pour dire le mot, des signifiants, et ces signifiants organisent de façon inaugurale les rapports humains, en donnent les structures, et les modèlent », reprise de, par exemple, « ce signifiant qui est bien là dans la nature, c’est là que nous le cherchons » (11 avril 1956), comment entendre « nature » ? Quelle nature ?

Est-ce celle que l’on a depuis Newton, cet ensemble de phénomènes qui obéissent à des lois physiques et mathématiques, c’est-à-dire une nature conçue comme quelque chose qui obéit à une légalité ? Ou bien, la nature, est-ce cela même d’où procèdent les lois, cela même qui fournit les lois ? Est-ce la nature qui fournit les signifiants comme elle a fourni les nombres à Pythagore ?

Le signifiant, un nombre sonore ?

N’est-ce pas, face à la nature construite de la science moderne, non pas la nature antique en majesté, mais sa défroque que Lacan évoque là ?

 

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On sait que Platon a inventé le mythe du Timée après les dialogues de La République.

On sait qu’il proposait ainsi de fonder « en nature » son projet politique d’une cité idéale, décrite dans La République, sur un modèle d’ordre et de loi.

On sait que pour partie, celle de l’âme du monde, l’inspiration en est la proportion harmonique des nombres de Pythagore.

Si tant est que le signifiant puisse s’entendre aussi avec le nombre, nombre sonore lui-même, avons-nous, psychanalystes, aujourd’hui le choix

entre le nombre de Platon, de la République et d’une légalité de l’ordre,

ou bien le nombre pythagoricien, celui de Pythagore de Samos, et non de Milon de Crotone, nombre issu de fragments douteux transmis oralement par une secte bizarre et polymathique ?

Sinon d’elle, du moins de son enthousiasme et de son « bœuf sur la langue » (c’est-à-dire d’un savoir disjoint du publicisme) ?

 

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Bibliographie

 

            Calame (C.), Les chœurs de jeunes filles en Grèce archaïque, Rome, 1977.

Charrak (A.), Musique et philosophie à l’âge classique, PUF, 1998.

            De Buzon (F.), « Science de la nature et théorie musicale chez Isaac Beeckman (1588-1637) », in Rev. Hist. Sci., 1985, XXXVIII/2.

Delatte (A.), Études sur la littérature pythagoricienne (1915), Slatkine Reprints, 1999.

            Descartes (R.), Abrégé de musique (1618), traduction, présentation et notes par Frédéric de Buzon, PUF, 1987.

            Descartes (R.), Règles utiles et claires pour la direction de l’esprit et la recherche de la vérité (1628), traduction par Jean-Luc Marion, notes de Pierre Costabel, La Haye, 1977.

            Figari (J.), « Les premiers Pythagoriciens et la Catharsis Musicale », in Revue de Philosophie Ancienne, n° 2, 2000.

            Marion (J.-L.), Sur l’ontologie grise de Descartes, Vrin, 1975.

            Platon, Le Timée (-357), présentation et traduction par Luc Brisson, GF Flammarion, 1999.

            Simon (G.), Kepler, astronome, astrologue, NRF, 1979.

Van Wymeersch (B.), Descartes et l’évolution de l’esthétique musicale, Mardaga, 1999.

 

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Nous avons eu le plaisir d’entendre Véronica Onetto (chant) et Carola Grinberg (archiluth) interpréter :

            Girolamo Kapsberger, Tocatta III et IV

            Giulio Caccini, Amarilli mia bella

            Barbara Strozzi, Per un baccio