Défense et illustration du discontinu

Trois lectures de La musique, architecture du temps de François Decarsin

(Samedi d’Entretemps, 17 mai 2003, Ircam)

 

Laurent Feneyrou

 

            1. La musique, « architecture du temps », titre donc François Decarsin, qui s’inscrit dans une longue tradition définissant l’art musical dans ses liens avec chronos. Citons trois fois Morton Feldman : « Je m’intéresse à la manière dont le temps existe avant que nous posions nos pattes sur lui — nos intelligences, nos imaginations, en lui. » Et encore : « Mon désir n’était pas de “composer”, mais de projeter des sons dans le temps, libres d’une rhétorique qui n’avait pas de place ici. » Et enfin : « Ce avec quoi nous tous, en tant que compositeurs, avons réellement à œuvrer, c’est le temps et le son — et parfois je ne suis même pas sûr pour le son. » S’exprimait en effet chez Feldman une volonté consciente de maintenir le temps en suspens et d’effacer les rapports entre les sources sonores. Tout autrement, Bernd Alois Zimmermann considérait la musique comme « art du temps » ou « art de l’organisation temporelle dépendant d’une structure musicale fondamentale et totalisante perpétuellement présente ». Cette position témoigne de la permanence d’un augustinisme sur lequel il convient de revenir. Saint Augustin s’inscrivit comme théoricien de la musique dans un néoplatonisme qui conjugue le spiritualisme platonicien et l’école péripatéticienne dans une conception de plus en plus éthique, voire mystique, de l’ars musica, intégrant ainsi le débat philosophique et esthétique de l’antiquité gréco-latine. Mais saint Augustin se situe aussi à l’aurore d’un Moyen Âge qui conserve les problématiques et la terminologie antiques, et dont il sera le théoricien le plus important avec Boèce, Martianus Capella et Cassiodore, préparant les exigences de la liturgie chrétienne ainsi que la gestation d’une nouvelle tradition musicale — l’étude de son De Musica [1] aurait même inspiré à Léonin le système des modes rythmiques basés sur des dispositions variées de valeurs longues et brèves. D’autre part, au sein même du corpus augustinien, subsiste un hiatus entre les traités de jeunesse et les traités ultérieurs, plus méfiants envers l’acte créateur et la connaissance sensible, malgré un attachement certain au sens auditif, dont nous pouvons écrire qu’il se situe à l’origine même de sa conversion. À cet égard, l’ouïe augustinienne tiendrait un rôle comparable à la vue dans l’œuvre plotinien.

            Dans le De Musica, et dans le De Ordine, le rythme est comme le schème de l’ordre, de cet ordre musical entre l’homme et le temps selon les futurs vœux de Stravinski : « Mais surtout il importe de noter que la musique est par excellence le domaine du rythme. En effet, elle est le lieu où ce dernier se détache de la matière corporelle des mots. » Cette remarque entretient une parenté avec certains théoriciens grecs, parmi lesquels Aristote et Aristoxène de Tarente. Suit, dans le De Musica (I, 2 et 3), une définition de la musique liée au temps, et au mouvement, son attribut. Cette définition est la suivante : Musica est scientia bene modulandi ou Musica est scientia bene movendi. Prenant appui sur Varron, saint Augustin explique, entre autre, le sens des deux mots modulari et scientia.

            Modulari. Moduler vient de modus, mesure, au sens de régler les mouvements d’après les rapports de temps, c’est-à-dire au sens de leur imposer un rythme. Et saint Augustin d’ajouter à cet énoncé deux autres remarques. La première précise que cette activité s’exerce sur divers types de mouvements, incluant en particulier, outre la poésie et le chant, le jeu sonore des instruments et la danse. En second lieu, et ceci à la fois confirme et délimite ce qui précède, les mouvements en question ne sont pas asservis à une fin étrangère, comme ceux de l’artisan exécutés à titre de simples moyens en vue de produire tel ou tel objet. Seul est musical un mouvement libre, recherché pour lui-même, et qui charme en soi. Le mouvement se voit en spéculation pure, selon l’héritage pythagoricien [2].

            Scientia. Augustin affirme que les interprètes, ces gens appartenant aux professions les plus avilies, ne possèdent pas la vraie musica, parce que leur art repose sur les facultés des sens. Or, la musica n’est pas art, mais scientia, savoir théorique ou faisceau organisé de connaissances rationnelles. « Grande est la distance qui sépare musiciens et chanteurs : les uns émettent les sons que la musique met en ordre, les autres connaissent cet ordre », écrivait déjà le Pseudo-Aristote. Augustin oppose donc, pour la condamner, la musique sensible à la véritable musica, science des lois musicales. Cette dichotomie entre l’art de l’histrion ou de la courtisane, objet du plaisir des sens, et la musique comme science et donc ascèse mystique, était de plus en plus profonde. Le Moyen Âge l’avait bien compris qui, après saint Augustin et Boèce, proclama la supériorité de quiconque connaît les lois de la musique sur celui qui les pratique seulement. La musique devait donc tenter de s’assimiler aux sciences — idée platonicienne s’il en est — en se dépouillant de tous les éléments susceptibles d’échapper à la stricte raison. La notion de science est donc absolument nécessaire à la définition, et le maître, mal suivi au cours du dialogue par un disciple manifestement réticent, revient sur le refus platonicien de l’observation comme de l’expérience.

            Quel sens donner au mot « architecture » chez François Decarsin ? Ni art, ni science. Peut-être son sens étymologique grec : le chef (archonte, titre des magistrats qui gouvernaient les républiques grecques), ou l’artisan. Arkhitektoneô désigne à la fois l’être architecte et l’être directeur, arkhitektonèma la construction, mais aussi la machination et la ruse, et arkhitektonikos l’architecte et toute personne possédant à fond soit un art soit une science et dirigeant d’autres personnes. L’architecture est avant tout l’art de construire des édifices : « L’architecture est celui des Beaux-Arts dont les œuvres, conçues et exécutées dans l’espace à trois dimensions, sont des édifices ayant une destination fonctionnelle précise, en rapport avec les grandes activités matérielles, sociales ou spirituelles de la vie humaine (temples, habitations, palais…). Le plus souvent ces édifices se distinguent des autres œuvres d’art à trois dimensions par l’existence et l’importance fonctionnelle d’un espace intérieur », écrivait Étienne Souriau, tout en soulignant la difficile distinction entre sculpture et architecture dans le cas de l’obélisque. Une autre distinction, séculaire, s’établit entre l’architecture, considérée comme un des Beaux-Arts, de l’art de bâtir, considéré comme une activité technique et non esthétique. D’où de nombreuses formules visant à définir l’architecture d’une manière plus spirituelle que matérielle. Plotin écrivait : « Qu’est-ce que l’architecture ? C’est ce qui reste de l’édifice, la pierre ôtée. » Ou encore Schelling : « L’architecture est l’allégorie de l’art de bâtir. » Jusqu’à Le Corbusier : « La construction est faite pour tenir, l’architecture pour émouvoir. » L’architecture, c’est aussi non l’activité, mais les formes d’un bâtiment, et c’est enfin une métaphore, dans l’art, la pensée ou la nature : l’architecture d’un système philosophique, d’un discours ou d’une cellule. Comme le souligne Souriau, l’emploi du mot d’architecture, plutôt que celui de structure ou de système, ne sort jamais tout à fait du domaine esthétique. Son utilisation métaphorique désigne le plus souvent ce qu’il y a de monumental, de concerté et de construit dans la composition sonore. Mais en comparant la musique, art chronique, à l’architecture, art statique, le terme désigne toujours une intention apparentée à une théorie formaliste. Ou, tout du moins, le mot attire l’attention non sur le mouvement musical, voire sur le rôle de l’expression, mais sur les rapports qu’entretiennent entre eux, constructivement, les rythmes et les motifs, selon leur essence structurale. Et si l’architecture se présente successivement, dans la déambulation autour du bâtiment, cette succession est commandée par la structure stable de l’édifice. Architectures sonores, voilà donc qui suggère que la succession musicale est commandée par une structure plus ou moins intemporelle de l’œuvre [3]. Quel sens donner ici à cette utilisation métaphorique du mot ?

 

            2. Suivant l’enseignement de Messiaen, François Decarsin se livre dans la section « L’articulation interne du temps musical » à une « morphologie du temps musical ». Une histoire du rythme commence avec l’ars nova, et l’un des phénomènes les plus fameux de la musique du xive siècle est l’isorythmie. L’organisation du domaine rythmique s’y trouve pleinement dégagée de celle des hauteurs. Deux caractéristiques donc : le découpage du rythme en cellules, l’existence de cellules génératrices, leur variation, et l’emploi de structures rythmiques indépendantes de l’élément harmonique et mélodique. Decarsin insiste ensuite sur Zarlino qui, comme les recherches de Claude Le Jeune pour ressusciter la rythmique grecque en essayant de faire coïncider la métrique du français avec celle de l’Antiquité, représente une tendance discutable, le choix et l’organisation des éléments rythmiques se faisant à partir d’une recherche extra-musicale. Suivent naturellement les relations cadentielles dans le style classique, l’accentuation classique, ou « accentuation mozartienne », liée à l’élément mélodico-harmonique qu’elle dessine plus clairement ou à un élément expressif.

            Comme Messiaen, Decarsin assigne à Stravinski l’édification du rythme contemporain, tandis que la Deuxième Sonate de Pierre Boulez parachève l’« atomisation du motif », l’organisation de l’élément rythmique se résolvant peu à peu dans un principe unificateur qui ordonne le matériau. Jean Barraqué utiliserait pour les diverses formules de variation l’expression « en circuit fermé-ouvert », autrement dit selon un circuit ouvert, en devenir, non limité, sur un choix fermé, déterminé, de cellules de base. Les cellules, dérivant des différentes formes de transformation, sont inscrites dans un ordre définitif, tandis que les composants peuvent évoluer selon une variation indéfinie. C’est donc une histoire du rythme que Decarsin écrit, aboutissant aux modulations métriques de Carter et aux conceptions stockhauséniennes, où il s’agit d’homogénéiser essentiellement échelle des durées et échelles des hauteurs. Le but est donc de chercher à réduire toutes les propriétés à un dénominateur commun, ce que Stockhausen exposa dans un article capital, « …comment passe le temps… » (« …wie die Zeit vergeht… », 1956 [4]), en tirant des conclusions de son travail sur bande, mais en les appliquant à l’écriture instrumentale — Zeitmasse réalisa la théorie. Et, dans l’équivalence entre durée et tempo, Stockhausen homogénéise encore et fusionne deux autres catégories : la durée comme dimension dissymétrique de la synthèse rythmique, alors que le tempo est un paramètrage des synthèses de la partition…

 

            Ce sur quoi nous souhaiterions revenir, et que Decarsin souligne dans la section « Dialectique de la durée », c’est la discontinuité de l’œuvre moderne, la modernité comme discontinuité, ou du moins comme contestation d’une linéarité trop définitive, à travers l’utilisation du silence, aux deux fonctions de vide ou de tension, et à travers les variations de densité. L’auteur distingue deux axes : « structurer le présent » et l’« axe passé-futur ». Nous nous limiterons ici à la section « Structurer le présent », selon deux autres points de vue, le nunc de Zimmermann et la crise barraquéenne. Mais auparavant, citons Maldiney, dont le présent, fondamentalement paradoxal, relève d’un double statut extatique : le premier, en ce sens que sa concordance avec soi-même repose sur son accord avec un hors de soi. « Il n’y a de présent qu’articulé au passé et à l’avenir. »

            Le temps est le scandale de Zimmermann. Son œuvre se tient non dans la succession d’un continuum, mais dans une conscience intime du temps, dans une constitution intentionnelle de la simultanéité à travers la conscience. L’expérience esthétique et métaphysique du nunc stans de la mystique rhénane soumet le temps physique, extérieur, mesuré, cosmique, à l’aune duquel nous mesurons événements et désastres, au temps vécu, réel, intérieur, psychologique, à un mouvement qui est substrat même du temps. Où l’on entrevoit l’influence manifeste des écrits de Bergson et Husserl, souvent évoqués par le musicien. Une telle philosophie se réalise dans la suspension d’un temps chronique qui, par son ordonnancement, devient intemporel, soustrait au temps. Contre l’avancement de la mort, Bernd Alois Zimmermann rêvait un présent perpétuel, issu de l’éternité toujours stable de saint Augustin, du nunquam stantibus, là où le temps s’ouvre.

            Jusqu’aux Soldats, Zimmermann renonça aux transpositions sérielles et obtint ainsi une stabilité harmonique, certaines configurations d’intervalles revenant sans cesse. La série définissait l’enveloppe harmonique de l’œuvre. De même, les symétries annulaient toute linéarité, à la recherche d’un développement en spirale, imposant un caractère intérieur, méditatif, proche de la prière. Le temps, ritualisé, acquit une dimension morale, liturgique, sinon eschatologique. Les œuvres des années soixante accentuent encore la durée, le temps absolu, la dilatation temporelle, la Zeitdehnung, cette apparence de l’intemporel que Zimmermann entrevoyait dans la perfection mozartienne. Si le temps astreint passé, présent et futur au phénomène de l’écoulement, dans notre réalité spirituelle, seule une « mince couche de glace » distingue encore le passé du futur. Ils s’entrecroisent. La philosophie de Zimmermann trouve sa source dans Les Confessions, où saint Augustin disserte sur l’aporie de l’expérience du temps. « Ni l’avenir, ni le passé n’existent. Ce n’est pas user de termes propres que de dire : “Il y a trois temps, le passé, le présent et l’avenir.” Peut-être dirait-on plus justement : “Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. ” Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente [5]. » Le présent, vécu, comme « présence du temps », nie ici le style et vise une autre vérité musicale.

            « Le temps se courbe et forme une sphère. » Cette métaphore jamais ne se fixe, sous laquelle viennent se sédimenter paraboles, maximes ou commentaires… Mais le limon n’est en rien retenu : l’itération lancinante, sinon obsessionnelle, du mot dans différents articles l’enrichit à mesure qu’il désigne, dans l’analogie, le rythme, la forme des œuvres et les époques de l’histoire de la musique. Seule une structure rigoureuse donne l’illusion de l’éternel. Intervalle et temps : le tempo organise strictement le temps, dont les proportions dérivent des intervalles de la série. Ces proportions mesurent un mouvement, intermédiaire par rapport au présent vécu. L’accumulation de mètres et d’événements, indifférente aux ruptures stylistiques, assure la fermeté de la construction, chaque mètre ou chaque événement étant en soi particulièrement simple — le motet isorythmique était selon Zimmermann le lieu par excellence du présent vécu. Dans les œuvres des années soixante, le pluralisme naît d’une stratification, notamment dans Dialoge, concerto pour deux pianos et grand orchestre, première œuvre traversée d’authentiques citations musicales. Les citations les plus diverses se mêlent sans souci de propriété ou de genre. Joyce et Pound sont dans l’œuvre du musicien rhénan les sources d’un monologue intérieur, d’une langue universelle, traversée, avec ses cultures, ses styles et ses mythes, fondements de la modernité. Est-ce un hasard si les musiciens d’Antiphonen, pour alto et vingt-cinq instruments, récitent des fragments de Joyce et de Pound, mais aussi de Camus, Dostoïevski et Novalis, du livre de Job et de L’Apocalypse, si le Requiem emprunte au monologue conclusif de Molly Bloom, ou si le lynx, figure du Canto LXXIX, dont la phonation, en anglais, avoisine celle de la lux latine, parcourt encore le crépusculaire Requiem… À notre mémoire, ignorante de la chronologie, affleurent les musiques déjà entendues. Nul progrès donc, mais une évolution. « Schoenberg a-t-il fait un pas de plus que Bach ? Webern a-t-il été plus loin que Josquin ? » Passé, présent et futur se superposent dans notre conscience intime, mais aussi dans l’œuvre. Le pluralisme stylistique et la sphéricité du temps désignent les deux visages d’un trait unique. Cette philosophie se réalise dans la citation, le collage, le montage. Mais contrairement à la Sinfonia de Berio, laquelle fusionne les sources, la citation est, dans l’œuvre de Zimmermann, un indice de rupture. Créatrice d’une perspective, elle se détache de sa texture d’origine : citation-hommage, ou affirmation d’une dette envers les morts, citation-rêve, dissociant les structures de la conscience, ou encore citation-temps, dans l’exégèse d’un inachevé du passé. Mais comment citer l’art de l’avenir ? Cette aporie dévoile le temps vécu par le mélancolique, avec son inclination vers le passé ou, plus précisément, vers l’être vécu jusqu’à présent. L’insistance de l’advenu se subroge à l’existence et ne laisse au présent d’autre extase que l’exclamation de la plainte, tandis que le présent de cette plainte reste peu ouvert en direction de l’avenir. L’expérience du présent de Bernd Alois Zimmermann, comme délaissement de l’anticipation des possibilités existentielles dans le temps vécu, est l’expérience d’un processus phénoménologique fondamental caractérisé par l’irrémédiable et le déjà révolu. Bin Kimura [6] le désigne sous les termes post festum. Mais l’exercice de la citation en tant que tel traduit un présent pur, où la direction verticale de l’expérience fonde la structure anthropologique du maniaque : il s’agit là d’une structure propre au festum, où l’aspiration au contact fusionnel avec le tout se manifeste directement comme absorption par le présent.

 

            Au-delà des innombrables termes analytiques délétères, parmi lesquels celui de « corrélatif » qui, donnant une raison d’être au thème le mène à sa destruction, deux formes de statisme morbide traversent les analyses de Barraqué : les notions de fixation et de fixité, et le développement par élimination. Distinguant l’être-fixe de l’étant-fixe, Barraqué utilise, dans son analyse de La Mer, le terme de « fixité », synonyme de statisme ou de cristallisation, de pétrification ou d’immobilité, et celui de « fixation », introduit dès 1953 dans un commentaire du troisième mouvement des Variations pour piano de Webern, et désignant un élément fixe (intervalle, rythme, timbre…). Dès les mesures initiales de De l’aube à midi sur la mer, la superposition de la pédale des contrebasses, de l’appel mélodique et rythmique des violoncelles, de l’agrégat harmonico-mélodique aux altos et du motif d’appel aux harpes, installe une force d’inertie, contraire à l’exposition classique dont Barraqué rappelle qu’elle fut une force en mouvement. Ceci modifie essentiellement la nature du développement désormais étranger à la notion de cellule et fondé sur l’idée de « commentaire-développement » ou de « corrélatif-développement », incluant une dimension de logique, mais aussi d’opposition et de simultanéité. Dans ce contexte s’inscrit le « thème-objet », distinct du thème cyclique, « substance mélodique susceptible de transformation » ou lien d’une fonction à l’autre chez Beethoven, structurel, fonctionnel et agissant chez Franck, mais intervenant à des « moments morts », à des « arrêts musicaux », chez Debussy. Ce thème, « ne concourant pas à l’élaboration thématique des autres motifs, ne se développant pas, prend le sens, dans la fixité de ses apparitions, d’un “thème-objet” ». Le statisme résulte le plus souvent d’un tournoiement, d’un « délire », où les éléments se détruisent, effaçant toute hiérarchie du devenir. « L’obsession d’une musique statique, dont la fin de la première partie avait déjà donné un exemple, atteint ici sa tension la plus extrême : les mouvements sont animés d’une vitesse telle qu’ils semblent se fixer, dans un monde animé d’une hallucinante giration », écrit Barraqué de la coda de De l’aube à midi sur la mer, vision évanescente du mouvement en son entier, où fusionnent ses éléments et où tout est « renouvelé dans un dépassement des possibilités chimiques [7] ». Le statisme y désigne encore non une fin, mais la promesse d’un autre univers, résultant d’une recréation, d’une reconsidération, d’une catalyse, d’une « coagulation propulsive » ou d’« irisations imbriquées ».

            Autre présent : dans le premier mouvement de la Cinquième Symphonie, le développement par élimination, inscrit dans une variation, enveloppé selon un immense decrescendo, tient d’une coupure où se trouvent métamorphosées, sinon sublimées, les qualités harmoniques, mélodiques, rythmiques, dynamiques et timbriques de la cellule, ou idée génératrice. Affectée en son commencement, en sa fin, voire en son sein, celle-ci se refuse et comme intervalle et comme rythme. Le motif perd peu à peu trois de ses quatre notes : des trois croches / blanche initiales restent deux croches / noire, puis deux blanches (augmentation irrégulière de la seconde élimination : croche / noire). L’orchestration austère, sinon « volontairement maladroite, malhabile », isolant la flûte dans l’aigu, regroupant dans le grave les dissonances nées du troisième renversement d’une neuvième mineure sans tierce, ou confiant aux seconds violons le singulier intervalle de quarte diminuée, accentue la neutralité. La mise en évidence est obtenue par une première dissociation des registres au sein de l’enchaînement harmonique et par l’alternance bois / cordes inversée là où intervient la seconde dissociation, ébauchant la nudité de la troisième élimination. Cette dernière élimination réduit la cellule à une blanche. Le développement tonal, l’enchaînement du cycle des quintes sur lequel reposait tout le mouvement, se termine : « Tout est fini. La cellule n’existe plus. C’est la mort complète. Il était impossible de continuer. »

            Cette situation de crise, comme crise du sujet, désigne le passage d’un ordre à un autre, mais aussi l’abandon, sinon le sacrifice de la continuité ou de l’identité du sujet, anéanti dans une déchirure ou un saut dans le vide. Là, l’expérience change de dimension et ne se déploie plus dans l’avancement de la marche ou la chronologie du continuum, mais entre dans la hauteur et la profondeur où l’homme perd pied. Là encore, s’opposent dans une lutte à mort l’attribut pathique et l’attribut ontique, l’existence à l’avancée de soi, l’anticipation propre à l’accomplissement du sujet menaçant de suppression la forme finie de l’étant. L’être en état de crise n’est rien actuellement. Il est tout en puissance. Là enfin s’inaugure et se forge la décision, acte par excellence, origine et commencement. Le sujet n’est donc pas une possession ferme, immuable, mais se remarque seulement lorsqu’il risque l’anéantissement, contraint à l’impossible. Il renaît et se gagne inlassablement, son unité ne se constituant que dans une « incessante restauration par-delà les crises ». En d’autres termes, nous ne saurions le fonder tant que le rapport entre le sujet et le monde ambiant possède une continuité. Le devenir est non une suite de causes à effets, mais un événement, une ouverture incessante, où le présent jetant un pont temporel se reconstruit à tout instant, tout en risquant de disparaître à jamais lors d’une crise.

            Contrairement à la mélancolie de Zimmermann, cette attitude relève plutôt d’une forme d’angoisse liée à l’autonomie de l’existence propre ou de la subjectivité propre du sujet. Elle manifeste une crainte de ne pas pouvoir advenir à soi, la raison du pouvoir être à soi-même se situant toujours en avant de soi. Barraqué insiste sur le développement beethovénien où se manifeste une conscience ante festum, en réalité coupée du fond de l’expérience et transformée en un devancement vers un avenir transcendant vide. Cette conscience ante festum, schizophrène, se montre toujours comme la crise du moment même de l’avenir : l’angoisse obstrue. Revenons à la seconde extase de Maldiney. « À chaque impression présente, nous nous éveillons au monde ; en elle nous sommes avec les choses ou les autres originairement, c’est-à-dire du même surgissement ou bond primordial (Ursprung) qui ouvre un lieu de présence [8]. » Le présent est une émergence, un jaillissement, un surgissement à lui-même en lui-même, une nouveauté, un originaire, ou encore le départ de soi, celui-là que le schizophrène tient pour impossible, reclus dans le non-avènement de son événement. Cette extase seconde est selon nous la temporalité de la modernité, où l’instant est un présent absolu, indépendant du passé et de l’avenir. Et l’on ne peut pas mesurer sa longueur à l’aide de l’échelle du temps qui s’écoule linéairement vers l’avenir. L’éternel retour nietzschéen en fut la condition. Passé et futur se heurtent en la métaphore du portique à deux faces, comme instant, entre le chemin de l’accompli et celui de l’ouverture. Divergentes, ces deux éternités, en cet instant, créent un cercle, une roue écrit aussi Nietzsche, et constituent une seule éternité, le cercle du devenir retournant sans fin sur lui-même en sa « grande année ».

            L’écoute musicale est-elle à même de délivrer un strict présent ?

 

            3. L’héritage nietzschéen nous mène au dernier chapitre du livre de François Decarsin, sur la « désagrégation du temps », refuge dans la stase, où l’être ne vit ni dans le passé, ni dans l’avenir, mais dans le nunc stans : contre Chronos, l’Aiôn des philosophes grecs, l’éternité parfaite, sans fin, qui est, dans son essence, une distension, un diastème, un allongement de la vie de l’âme, la plénitude d’une existence stable, apanage métaphysique de l’être. Quelques concepts en désignent la limite. L’éternité est sempiternité, durée de vie infinie, mouvement perpétuel du ciel, des astres et de l’univers, mais encore selon une succession. C’est ce que Woody Allen désigne dans sa boutade : « L’éternité, c’est long, surtout vers la fin. » Or, cette sempiternité, continuation ininterrompue, représentation d’un temps illimité, figuré au moyen d’une ligne sans cesse prolongée, et caetera incessant, sans ultime maintenant, se distingue de l’éternité comme nunc stans, présent englobant et immobile, mais d’aucun temps. Car dans une certaine tradition théologique, l’éternité est non une perpétuité, mais un paradoxal instant sans temps, excluant toute succession et tout changement.

Enfin, Kierkegaard témoigna d’une inquiétude, moderne, de saisir l’éternité dans le temps, dans la mesure où l’instant est à l’intersection de l’éternel et du temporel. L’instant, « paradoxal », ou « éclair vertical », constitutif du stade religieux, « n’est pas à proprement parler l’atome du temps, mais l’atome de l’éternité, et, pour ainsi dire, sa première tentative de l’arrêter […]. L’instant est cet ambigu où le temps et l’éternité sont en contact, posant ainsi le concept de temporalité où le temps interrompt constamment l’éternité, et où l’éternité pénètre sans cesse le temps » (Le Concept d’angoisse). Notons enfin que cet instant est l’instrument de la répétition, partant sa forme propre d’affirmation. Car la répétition est entendue comme reprise, sans cesse, de la décision initiale.

            L’instant se donne musicalement sous la forme de la durée, du continuum. Absence de hiérarchie, répétition et temps lisse, écrit Decarsin, commentant et Boulez et Eloy. Ce fut aussi le cas chez Nono ou Feldman. Refermons le cercle de cette intervention sur la lenteur de l’œuvre de Felman. « L’Odyssée est-elle trop longue ? », répliquait-il. Son art distinguait la forme de l’échelle par la durée précisément. Avec l’échelle, « on laisse tout simplement courir, et puis on voit ce qui se passe ». Quant à sa répétition, elle devait sonner comme de la répétition. Et Feldman refusait à ses étudiants le droit d’inscrire un signe de reprise. Non, donc, la vision cauchemardesque du retour du tout, de l’identique, du même, du semblable, de l’analogue, mais, selon une certitude naturelle positive, l’affirmation de la différence, de la dissemblance, du multiple et du devenir : ceux qui répètent négativement et ceux qui répètent à l’identique seront en effet éliminés, prophétisait Deleuze, à la suite de Nietzsche. La stase musicale est-elle désir d’éternité ou l’au-delà du temps, autrement dit ce qui n’a plus aucune relation au temps et lui est incommensurable ? Est-ce une durée indéfinie ou un hors-temps ?

 

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[1] Voir Saint Augustin, La Musique, in Œuvres, I, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1998.

[2] Voir Court (Raymond), « Phénoménologie du mouvement musical », in Analyse musicale, 1987, n° 8, auquel nous empruntons ces précisions sur le terme latin modulari.

[3] Voir Souriau (Étienne), Vocabulaire d’esthétique, Paris, Puf, p. 162-163.

[4] Voir Stockhausen (Karlheinz), « …comment passe le temps… », in Contrechamps, 1988, n° 9 ; et des extraits de l’article, in Analyse musicale, 1987, n° 6. Voir aussi, dans le même numéro, l’introduction de Nicolas (François), « Comment passer le temps… selon Stockhausen ».

[5] Saint Augustin, Les Confessions, Livre XI, Chapitre xx, Paris, Garnier, 1964, p. 269.

[6] Sur ce sujet, voir notamment la remarquable étude de Bin (Kimura), « Temporalité de la schizophrénie », in Écrits de psychopathologie phénoménologique, Paris, Puf, 1992.

[7] Barraqué (Jean), « La Mer de Debussy, ou la naissance des formes ouvertes » (texte établi par Alain Poirier), in Écrits, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p. 307.

[8] Maldiney (Henry), « Présence et psychose », in Revue de métaphysique et de morale, 1976, n° 4 ; repris in Penser l’homme et la folie, Grenoble, Jérôme Millon, 1997, p. 44.