Trois lectures de La
musique, architecture du temps de François Decarsin
(Samedi d’Entretemps, 17
mai 2003, Ircam)
Laurent Feneyrou
1.
La musique, « architecture du temps », titre donc
François Decarsin, qui s’inscrit dans une longue tradition
définissant l’art musical dans ses liens avec chronos. Citons trois fois
Morton Feldman : « Je m’intéresse à la
manière dont le temps existe avant que nous posions nos pattes sur lui
— nos intelligences, nos imaginations, en lui. » Et
encore : « Mon désir n’était pas de
“composer”, mais de projeter des sons dans le temps, libres
d’une rhétorique qui n’avait pas de place ici. »
Et enfin : « Ce avec quoi nous tous, en tant que compositeurs,
avons réellement à œuvrer, c’est le temps et le son
— et parfois je ne suis même pas sûr pour le
son. » S’exprimait en effet chez Feldman une volonté
consciente de maintenir le temps en suspens et d’effacer les rapports
entre les sources sonores. Tout autrement, Bernd Alois Zimmermann considérait
la musique comme « art du temps » ou « art de
l’organisation temporelle dépendant d’une structure musicale
fondamentale et totalisante perpétuellement
présente ». Cette position témoigne de la
permanence d’un augustinisme sur lequel il convient de revenir. Saint
Augustin s’inscrivit comme théoricien de la musique dans un
néoplatonisme qui conjugue le spiritualisme platonicien et
l’école péripatéticienne dans une conception de plus
en plus éthique, voire mystique, de l’ars musica, intégrant ainsi
le débat philosophique et esthétique de l’antiquité
gréco-latine. Mais saint Augustin se situe aussi à l’aurore
d’un Moyen Âge qui conserve les problématiques et la
terminologie antiques, et dont il sera le théoricien le plus important
avec Boèce, Martianus Capella et Cassiodore, préparant les
exigences de la liturgie chrétienne ainsi que la gestation d’une
nouvelle tradition musicale — l’étude de son De
Musica [1] aurait même
inspiré à Léonin le système des modes rythmiques
basés sur des dispositions variées de valeurs longues et
brèves. D’autre part, au sein même du corpus augustinien,
subsiste un hiatus entre les traités de jeunesse et les traités
ultérieurs, plus méfiants envers l’acte créateur et
la connaissance sensible, malgré un attachement certain au sens auditif,
dont nous pouvons écrire qu’il se situe à l’origine
même de sa conversion. À cet égard, l’ouïe
augustinienne tiendrait un rôle comparable à la vue dans
l’œuvre plotinien.
Dans
le De Musica,
et dans le De Ordine, le rythme est comme le schème de l’ordre, de
cet ordre musical entre l’homme et le temps selon les futurs vœux de
Stravinski : « Mais surtout il importe de noter que la musique
est par excellence le domaine du rythme. En effet, elle est le lieu où
ce dernier se détache de la matière corporelle des
mots. » Cette remarque entretient une parenté avec certains
théoriciens grecs, parmi lesquels Aristote et Aristoxène de
Tarente. Suit, dans le De Musica (I, 2 et 3), une définition de la
musique liée au temps, et au mouvement, son attribut. Cette
définition est la suivante : Musica est scientia bene modulandi ou Musica est
scientia bene movendi.
Prenant appui sur Varron, saint Augustin explique, entre autre, le sens des
deux mots modulari
et scientia.
Modulari. Moduler vient de modus, mesure, au sens de
régler les mouvements d’après les rapports de temps,
c’est-à-dire au sens de leur imposer un rythme. Et saint Augustin
d’ajouter à cet énoncé deux autres remarques. La
première précise que cette activité s’exerce sur
divers types de mouvements, incluant en particulier, outre la poésie et
le chant, le jeu sonore des instruments et la danse. En second lieu, et ceci
à la fois confirme et délimite ce qui précède, les
mouvements en question ne sont pas asservis à une fin
étrangère, comme ceux de l’artisan exécutés
à titre de simples moyens en vue de produire tel ou tel objet. Seul est
musical un mouvement libre, recherché pour lui-même, et qui charme
en soi. Le mouvement se voit en spéculation pure, selon
l’héritage pythagoricien [2].
Scientia. Augustin affirme que
les interprètes, ces gens appartenant aux professions les plus avilies,
ne possèdent pas la vraie musica, parce que leur art repose sur les
facultés des sens. Or, la musica n’est pas art, mais scientia, savoir
théorique ou faisceau organisé de connaissances rationnelles.
« Grande est la distance qui sépare musiciens et
chanteurs : les uns émettent les sons que la musique met en ordre,
les autres connaissent cet ordre », écrivait
déjà le Pseudo-Aristote. Augustin oppose donc, pour la condamner,
la musique sensible à la véritable musica, science des lois
musicales. Cette dichotomie entre l’art de l’histrion ou de la
courtisane, objet du plaisir des sens, et la musique comme science et donc
ascèse mystique, était de plus en plus profonde. Le Moyen
Âge l’avait bien compris qui, après saint Augustin et
Boèce, proclama la supériorité de quiconque connaît
les lois de la musique sur celui qui les pratique seulement. La musique devait
donc tenter de s’assimiler aux sciences — idée platonicienne
s’il en est — en se dépouillant de tous les
éléments susceptibles d’échapper à la stricte
raison. La notion de science est donc absolument nécessaire à la
définition, et le maître, mal suivi au cours du dialogue par un
disciple manifestement réticent, revient sur le refus platonicien de
l’observation comme de l’expérience.
Quel
sens donner au mot « architecture » chez François
Decarsin ? Ni art, ni science. Peut-être son sens
étymologique grec : le chef (archonte, titre des magistrats qui
gouvernaient les républiques grecques), ou l’artisan. Arkhitektoneô désigne à
la fois l’être architecte et l’être directeur, arkhitektonèma la construction, mais
aussi la machination et la ruse, et arkhitektonikos l’architecte et
toute personne possédant à fond soit un art soit une science et
dirigeant d’autres personnes. L’architecture est avant tout
l’art de construire des édifices :
« L’architecture est celui des Beaux-Arts dont les
œuvres, conçues et exécutées dans l’espace
à trois dimensions, sont des édifices ayant une destination
fonctionnelle précise, en rapport avec les grandes activités
matérielles, sociales ou spirituelles de la vie humaine (temples,
habitations, palais…). Le plus souvent ces édifices se distinguent
des autres œuvres d’art à trois dimensions par l’existence
et l’importance fonctionnelle d’un espace intérieur »,
écrivait Étienne Souriau, tout en soulignant la difficile
distinction entre sculpture et architecture dans le cas de
l’obélisque. Une autre distinction, séculaire,
s’établit entre l’architecture, considérée
comme un des Beaux-Arts, de l’art de bâtir, considéré
comme une activité technique et non esthétique. D’où
de nombreuses formules visant à définir l’architecture
d’une manière plus spirituelle que matérielle. Plotin
écrivait : « Qu’est-ce que
l’architecture ? C’est ce qui reste de l’édifice,
la pierre ôtée. » Ou encore Schelling :
« L’architecture est l’allégorie de l’art
de bâtir. » Jusqu’à Le Corbusier :
« La construction est faite pour tenir, l’architecture pour
émouvoir. » L’architecture, c’est aussi non
l’activité, mais les formes d’un bâtiment, et
c’est enfin une métaphore, dans l’art, la pensée ou
la nature : l’architecture d’un système philosophique,
d’un discours ou d’une cellule. Comme le souligne Souriau,
l’emploi du mot d’architecture, plutôt que celui de structure
ou de système, ne sort jamais tout à fait du domaine
esthétique. Son utilisation métaphorique désigne le plus
souvent ce qu’il y a de monumental, de concerté et de construit
dans la composition sonore. Mais en comparant la musique, art chronique,
à l’architecture, art statique, le terme désigne toujours
une intention apparentée à une théorie formaliste. Ou,
tout du moins, le mot attire l’attention non sur le mouvement musical,
voire sur le rôle de l’expression, mais sur les rapports
qu’entretiennent entre eux, constructivement, les rythmes et les motifs,
selon leur essence structurale. Et si l’architecture se présente
successivement, dans la déambulation autour du bâtiment, cette
succession est commandée par la structure stable de l’édifice.
Architectures sonores, voilà donc qui suggère que la succession
musicale est commandée par une structure plus ou moins intemporelle de
l’œuvre [3].
Quel sens donner ici à cette utilisation métaphorique du
mot ?
2.
Suivant l’enseignement de Messiaen, François Decarsin se livre
dans la section « L’articulation interne du temps
musical » à une « morphologie du temps
musical ». Une histoire du rythme commence avec l’ars nova, et l’un des
phénomènes les plus fameux de la musique du xive siècle est
l’isorythmie. L’organisation du domaine rythmique s’y trouve
pleinement dégagée de celle des hauteurs. Deux
caractéristiques donc : le découpage du rythme en cellules,
l’existence de cellules génératrices, leur variation, et
l’emploi de structures rythmiques indépendantes de
l’élément harmonique et mélodique. Decarsin insiste
ensuite sur Zarlino qui, comme les recherches de Claude Le Jeune pour
ressusciter la rythmique grecque en essayant de faire coïncider la
métrique du français avec celle de l’Antiquité,
représente une tendance discutable, le choix et l’organisation des
éléments rythmiques se faisant à partir d’une
recherche extra-musicale. Suivent naturellement les relations cadentielles dans
le style classique, l’accentuation classique, ou
« accentuation mozartienne », liée à
l’élément mélodico-harmonique qu’elle dessine
plus clairement ou à un élément expressif.
Comme
Messiaen, Decarsin assigne à Stravinski l’édification du
rythme contemporain, tandis que la Deuxième Sonate de Pierre Boulez
parachève l’« atomisation du motif »,
l’organisation de l’élément rythmique se
résolvant peu à peu dans un principe unificateur qui ordonne le
matériau. Jean Barraqué utiliserait pour les diverses formules de
variation l’expression « en circuit
fermé-ouvert », autrement dit selon un circuit ouvert, en
devenir, non limité, sur un choix fermé, déterminé,
de cellules de base. Les cellules, dérivant des différentes
formes de transformation, sont inscrites dans un ordre définitif, tandis
que les composants peuvent évoluer selon une variation indéfinie.
C’est donc une histoire du rythme que Decarsin écrit, aboutissant
aux modulations métriques de Carter et aux conceptions
stockhauséniennes, où il s’agit
d’homogénéiser essentiellement échelle des
durées et échelles des hauteurs. Le but est donc de chercher
à réduire toutes les propriétés à un
dénominateur commun, ce que Stockhausen exposa dans un article capital,
« …comment passe le temps… » (« …wie
die Zeit vergeht… », 1956 [4]),
en tirant des conclusions de son travail sur bande, mais en les appliquant
à l’écriture instrumentale — Zeitmasse réalisa la
théorie. Et, dans l’équivalence entre durée et
tempo, Stockhausen homogénéise encore et fusionne deux autres
catégories : la durée comme dimension dissymétrique
de la synthèse rythmique, alors que le tempo est un paramètrage
des synthèses de la partition…
Ce
sur quoi nous souhaiterions revenir, et que Decarsin souligne dans la section
« Dialectique de la durée », c’est la
discontinuité de l’œuvre moderne, la modernité comme
discontinuité, ou du moins comme contestation d’une
linéarité trop définitive, à travers
l’utilisation du silence, aux deux fonctions de vide ou de tension, et
à travers les variations de densité. L’auteur distingue
deux axes : « structurer le présent » et
l’« axe passé-futur ». Nous nous limiterons
ici à la section « Structurer le présent »,
selon deux autres points de vue, le nunc de Zimmermann et la crise
barraquéenne. Mais auparavant, citons Maldiney, dont le présent,
fondamentalement paradoxal, relève d’un double statut extatique :
le premier, en ce sens que sa concordance avec soi-même repose sur son
accord avec un hors de soi. « Il n’y a de présent
qu’articulé au passé et à
l’avenir. »
Le
temps est le scandale de Zimmermann. Son œuvre se tient non dans la
succession d’un continuum, mais dans une conscience intime du temps, dans
une constitution intentionnelle de la simultanéité à
travers la conscience. L’expérience esthétique et
métaphysique du nunc stans de la mystique rhénane soumet le temps
physique, extérieur, mesuré, cosmique, à l’aune
duquel nous mesurons événements et désastres, au temps
vécu, réel, intérieur, psychologique, à un
mouvement qui est substrat même du temps. Où l’on entrevoit
l’influence manifeste des écrits de Bergson et Husserl, souvent
évoqués par le musicien. Une telle philosophie se réalise
dans la suspension d’un temps chronique qui, par son ordonnancement,
devient intemporel, soustrait au temps. Contre l’avancement de la mort,
Bernd Alois Zimmermann rêvait un présent perpétuel, issu de
l’éternité toujours stable de saint Augustin, du nunquam
stantibus,
là où le temps s’ouvre.
Jusqu’aux
Soldats,
Zimmermann renonça aux transpositions sérielles et obtint ainsi
une stabilité harmonique, certaines configurations d’intervalles
revenant sans cesse. La série définissait l’enveloppe
harmonique de l’œuvre. De même, les symétries
annulaient toute linéarité, à la recherche d’un
développement en spirale, imposant un caractère intérieur,
méditatif, proche de la prière. Le temps, ritualisé,
acquit une dimension morale, liturgique, sinon eschatologique. Les œuvres
des années soixante accentuent encore la durée, le temps absolu,
la dilatation temporelle, la Zeitdehnung, cette apparence de l’intemporel
que Zimmermann entrevoyait dans la perfection mozartienne. Si le temps astreint
passé, présent et futur au phénomène de
l’écoulement, dans notre réalité spirituelle, seule
une « mince couche de glace » distingue encore le
passé du futur. Ils s’entrecroisent. La philosophie de Zimmermann
trouve sa source dans Les Confessions, où saint Augustin disserte sur
l’aporie de l’expérience du temps. « Ni
l’avenir, ni le passé n’existent. Ce n’est pas user de
termes propres que de dire : “Il y a trois temps, le passé,
le présent et l’avenir.” Peut-être dirait-on plus
justement : “Il y a trois temps : le présent du
passé, le présent du présent, le présent du futur.
” Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les
vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la
mémoire ; le présent du présent, c’est
l’intuition directe ; le présent de l’avenir,
c’est l’attente [5]. »
Le présent, vécu, comme « présence du
temps », nie ici le style et vise une autre vérité
musicale.
« Le
temps se courbe et forme une sphère. » Cette métaphore
jamais ne se fixe, sous laquelle viennent se sédimenter paraboles,
maximes ou commentaires… Mais le limon n’est en rien retenu :
l’itération lancinante, sinon obsessionnelle, du mot dans
différents articles l’enrichit à mesure qu’il
désigne, dans l’analogie, le rythme, la forme des œuvres et
les époques de l’histoire de la musique. Seule une structure
rigoureuse donne l’illusion de l’éternel. Intervalle et
temps : le tempo organise strictement le temps, dont les proportions
dérivent des intervalles de la série. Ces proportions mesurent un
mouvement, intermédiaire par rapport au présent vécu.
L’accumulation de mètres et d’événements,
indifférente aux ruptures stylistiques, assure la fermeté de la
construction, chaque mètre ou chaque événement
étant en soi particulièrement simple — le motet isorythmique
était selon Zimmermann le lieu par excellence du présent
vécu. Dans les œuvres des années soixante, le pluralisme
naît d’une stratification, notamment dans Dialoge, concerto pour deux
pianos et grand orchestre, première œuvre traversée
d’authentiques citations musicales. Les citations les plus diverses se
mêlent sans souci de propriété ou de genre. Joyce et Pound
sont dans l’œuvre du musicien rhénan les sources d’un
monologue intérieur, d’une langue universelle, traversée,
avec ses cultures, ses styles et ses mythes, fondements de la modernité.
Est-ce un hasard si les musiciens d’Antiphonen, pour alto et
vingt-cinq instruments, récitent des fragments de Joyce et de Pound,
mais aussi de Camus, Dostoïevski et Novalis, du livre de Job et de L’Apocalypse, si le Requiem emprunte au monologue
conclusif de Molly Bloom, ou si le lynx, figure du Canto LXXIX, dont la phonation, en
anglais, avoisine celle de la lux latine, parcourt encore le crépusculaire
Requiem…
À notre mémoire, ignorante de la chronologie, affleurent les
musiques déjà entendues. Nul progrès donc, mais une
évolution. « Schoenberg a-t-il fait un pas de plus que
Bach ? Webern a-t-il été plus loin que
Josquin ? » Passé, présent et futur se
superposent dans notre conscience intime, mais aussi dans l’œuvre.
Le pluralisme stylistique et la sphéricité du temps
désignent les deux visages d’un trait unique. Cette philosophie se
réalise dans la citation, le collage, le montage. Mais contrairement
à la Sinfonia de Berio, laquelle fusionne les sources, la citation est,
dans l’œuvre de Zimmermann, un indice de rupture. Créatrice
d’une perspective, elle se détache de sa texture
d’origine : citation-hommage, ou affirmation d’une dette
envers les morts, citation-rêve, dissociant les structures de la
conscience, ou encore citation-temps, dans l’exégèse
d’un inachevé du passé. Mais comment citer l’art de
l’avenir ? Cette aporie dévoile le temps vécu par le
mélancolique, avec son inclination vers le passé ou, plus
précisément, vers l’être vécu
jusqu’à présent. L’insistance de l’advenu se
subroge à l’existence et ne laisse au présent d’autre
extase que l’exclamation de la plainte, tandis que le présent de
cette plainte reste peu ouvert en direction de l’avenir. L’expérience
du présent de Bernd Alois Zimmermann, comme délaissement de
l’anticipation des possibilités existentielles dans le temps
vécu, est l’expérience d’un processus
phénoménologique fondamental caractérisé par
l’irrémédiable et le déjà révolu. Bin
Kimura [6] le
désigne sous les termes post festum. Mais l’exercice de la citation en
tant que tel traduit un présent pur, où la direction verticale de
l’expérience fonde la structure anthropologique du maniaque :
il s’agit là d’une structure propre au festum, où
l’aspiration au contact fusionnel avec le tout se manifeste directement
comme absorption par le présent.
Au-delà
des innombrables termes analytiques délétères, parmi
lesquels celui de « corrélatif » qui, donnant une
raison d’être au thème le mène à sa
destruction, deux formes de statisme morbide traversent les analyses de
Barraqué : les notions de fixation et de fixité, et le
développement par élimination. Distinguant
l’être-fixe de l’étant-fixe, Barraqué utilise,
dans son analyse de La Mer, le terme de
« fixité », synonyme de statisme ou de
cristallisation, de pétrification ou d’immobilité, et celui
de « fixation », introduit dès 1953 dans un
commentaire du troisième mouvement des Variations pour piano de Webern, et
désignant un élément fixe (intervalle, rythme,
timbre…). Dès les mesures initiales de De l’aube à
midi sur la mer,
la superposition de la pédale des contrebasses, de l’appel
mélodique et rythmique des violoncelles, de l’agrégat
harmonico-mélodique aux altos et du motif d’appel aux harpes,
installe une force d’inertie, contraire à l’exposition
classique dont Barraqué rappelle qu’elle fut une force en
mouvement. Ceci modifie essentiellement la nature du développement
désormais étranger à la notion de cellule et fondé
sur l’idée de « commentaire-développement »
ou de « corrélatif-développement », incluant
une dimension de logique, mais aussi d’opposition et de
simultanéité. Dans ce contexte s’inscrit le
« thème-objet », distinct du thème
cyclique, « substance mélodique susceptible de
transformation » ou lien d’une fonction à l’autre
chez Beethoven, structurel, fonctionnel et agissant chez Franck, mais
intervenant à des « moments morts », à des
« arrêts musicaux », chez Debussy. Ce thème,
« ne concourant pas à l’élaboration
thématique des autres motifs, ne se développant pas, prend le
sens, dans la fixité de ses apparitions, d’un
“thème-objet” ». Le statisme résulte le
plus souvent d’un tournoiement, d’un
« délire », où les éléments
se détruisent, effaçant toute hiérarchie du devenir.
« L’obsession d’une musique statique, dont la fin de la
première partie avait déjà donné un exemple,
atteint ici sa tension la plus extrême : les mouvements sont
animés d’une vitesse telle qu’ils semblent se fixer, dans un
monde animé d’une hallucinante giration », écrit
Barraqué de la coda de De l’aube à midi sur la mer, vision
évanescente du mouvement en son entier, où fusionnent ses
éléments et où tout est « renouvelé dans
un dépassement des possibilités chimiques [7] ».
Le statisme y désigne encore non une fin, mais la promesse d’un
autre univers, résultant d’une recréation, d’une
reconsidération, d’une catalyse, d’une
« coagulation propulsive » ou
d’« irisations imbriquées ».
Autre
présent : dans le premier mouvement de la Cinquième
Symphonie,
le développement par élimination, inscrit dans une variation,
enveloppé selon un immense decrescendo, tient d’une
coupure où se trouvent métamorphosées, sinon
sublimées, les qualités harmoniques, mélodiques,
rythmiques, dynamiques et timbriques de la cellule, ou idée
génératrice. Affectée en son commencement, en sa fin,
voire en son sein, celle-ci se refuse et comme intervalle et comme rythme. Le
motif perd peu à peu trois de ses quatre notes : des trois croches
/ blanche initiales restent deux croches / noire, puis deux blanches
(augmentation irrégulière de la seconde élimination :
croche / noire). L’orchestration austère, sinon
« volontairement maladroite, malhabile », isolant la
flûte dans l’aigu, regroupant dans le grave les dissonances
nées du troisième renversement d’une neuvième
mineure sans tierce, ou confiant aux seconds violons le singulier intervalle de
quarte diminuée, accentue la neutralité. La mise en
évidence est obtenue par une première dissociation des registres
au sein de l’enchaînement harmonique et par l’alternance bois
/ cordes inversée là où intervient la seconde
dissociation, ébauchant la nudité de la troisième
élimination. Cette dernière élimination réduit la
cellule à une blanche. Le développement tonal,
l’enchaînement du cycle des quintes sur lequel reposait tout le
mouvement, se termine : « Tout est fini. La cellule
n’existe plus. C’est la mort complète. Il était
impossible de continuer. »
Cette
situation de crise, comme crise du sujet, désigne le passage d’un
ordre à un autre, mais aussi l’abandon, sinon le sacrifice de la
continuité ou de l’identité du sujet, anéanti dans
une déchirure ou un saut dans le vide. Là,
l’expérience change de dimension et ne se déploie plus dans
l’avancement de la marche ou la chronologie du continuum, mais entre dans
la hauteur et la profondeur où l’homme perd pied. Là encore,
s’opposent dans une lutte à mort l’attribut pathique et
l’attribut ontique, l’existence à l’avancée de
soi, l’anticipation propre à l’accomplissement du sujet
menaçant de suppression la forme finie de l’étant.
L’être en état de crise n’est rien actuellement. Il
est tout en puissance. Là enfin s’inaugure et se forge la
décision, acte par excellence, origine et commencement. Le sujet
n’est donc pas une possession ferme, immuable, mais se remarque seulement
lorsqu’il risque l’anéantissement, contraint à
l’impossible. Il renaît et se gagne inlassablement, son
unité ne se constituant que dans une « incessante
restauration par-delà les crises ». En d’autres termes,
nous ne saurions le fonder tant que le rapport entre le sujet et le monde
ambiant possède une continuité. Le devenir est non une suite de
causes à effets, mais un événement, une ouverture
incessante, où le présent jetant un pont temporel se reconstruit
à tout instant, tout en risquant de disparaître à jamais
lors d’une crise.
Contrairement
à la mélancolie de Zimmermann, cette attitude relève
plutôt d’une forme d’angoisse liée à
l’autonomie de l’existence propre ou de la subjectivité
propre du sujet. Elle manifeste une crainte de ne pas pouvoir advenir à
soi, la raison du pouvoir être à soi-même se situant
toujours en avant de soi. Barraqué insiste sur le développement
beethovénien où se manifeste une conscience ante festum, en
réalité coupée du fond de l’expérience et
transformée en un devancement vers un avenir transcendant vide. Cette
conscience ante festum, schizophrène, se montre toujours comme la crise du
moment même de l’avenir : l’angoisse obstrue. Revenons
à la seconde extase de Maldiney. « À chaque impression
présente,
nous nous éveillons au monde ; en elle nous sommes avec les choses
ou les autres originairement, c’est-à-dire du même
surgissement ou bond primordial (Ursprung) qui ouvre un lieu de
présence [8]. »
Le présent est une émergence, un jaillissement, un surgissement
à lui-même en lui-même, une nouveauté, un originaire,
ou encore le départ de soi, celui-là que le schizophrène
tient pour impossible, reclus dans le non-avènement de son
événement. Cette extase seconde est selon nous la
temporalité de la modernité, où l’instant est un
présent absolu, indépendant du passé et de l’avenir.
Et l’on ne peut pas mesurer sa longueur à l’aide de
l’échelle du temps qui s’écoule linéairement
vers l’avenir. L’éternel retour nietzschéen en fut la
condition. Passé et futur se heurtent en la métaphore du portique
à deux faces, comme instant, entre le chemin de l’accompli et
celui de l’ouverture. Divergentes, ces deux éternités, en
cet instant, créent un cercle, une roue écrit aussi Nietzsche, et
constituent une seule éternité, le cercle du devenir retournant
sans fin sur lui-même en sa « grande
année ».
L’écoute
musicale est-elle à même de délivrer un strict
présent ?
3.
L’héritage nietzschéen nous mène au dernier chapitre
du livre de François Decarsin, sur la
« désagrégation du temps », refuge dans la
stase, où l’être ne vit ni dans le passé, ni dans
l’avenir, mais dans le nunc stans : contre Chronos,
l’Aiôn des philosophes grecs, l’éternité
parfaite, sans fin, qui est, dans son essence, une distension, un
diastème, un allongement de la vie de l’âme, la
plénitude d’une existence stable, apanage métaphysique de
l’être. Quelques concepts en désignent la limite.
L’éternité est sempiternité, durée de vie
infinie, mouvement perpétuel du ciel, des astres et de l’univers,
mais encore selon une succession. C’est ce que Woody Allen désigne
dans sa boutade : « L’éternité, c’est
long, surtout vers la fin. » Or, cette sempiternité, continuation
ininterrompue, représentation d’un temps illimité,
figuré au moyen d’une ligne sans cesse prolongée, et
caetera
incessant, sans ultime maintenant, se distingue de l’éternité comme nunc stans, présent
englobant et immobile, mais d’aucun temps. Car dans une certaine
tradition théologique, l’éternité est non une
perpétuité, mais un paradoxal instant sans temps, excluant toute
succession et tout changement.
Enfin, Kierkegaard
témoigna d’une inquiétude, moderne, de saisir
l’éternité dans le temps, dans la mesure où
l’instant est à l’intersection de l’éternel et
du temporel. L’instant, « paradoxal », ou
« éclair vertical », constitutif du stade
religieux, « n’est pas à proprement parler l’atome
du temps, mais l’atome de l’éternité, et, pour ainsi
dire, sa première tentative de l’arrêter […].
L’instant est cet ambigu où le temps et
l’éternité sont en contact, posant ainsi le concept de temporalité où le temps
interrompt constamment l’éternité, et où
l’éternité pénètre sans cesse le
temps » (Le Concept d’angoisse). Notons enfin que cet
instant est l’instrument de la répétition, partant sa forme
propre d’affirmation. Car la répétition est entendue comme reprise,
sans cesse, de la décision initiale.
L’instant
se donne musicalement sous la forme de la durée, du continuum. Absence
de hiérarchie, répétition et temps lisse, écrit
Decarsin, commentant et Boulez et Eloy. Ce fut aussi le cas chez Nono ou
Feldman. Refermons le cercle de cette intervention sur la lenteur de
l’œuvre de Felman. « L’Odyssée est-elle trop
longue ? », répliquait-il. Son art distinguait la forme
de l’échelle par la durée précisément. Avec
l’échelle, « on laisse tout simplement courir, et puis
on voit ce qui se passe ». Quant à sa
répétition, elle devait sonner comme de la
répétition. Et Feldman refusait à ses étudiants le droit
d’inscrire un signe de reprise. Non, donc, la vision cauchemardesque du
retour du tout, de l’identique, du même, du semblable, de
l’analogue, mais, selon une certitude naturelle positive,
l’affirmation de la différence, de la dissemblance, du multiple et
du devenir : ceux qui répètent négativement et ceux
qui répètent à l’identique seront en effet
éliminés, prophétisait Deleuze, à la suite de
Nietzsche. La stase musicale est-elle désir
d’éternité ou l’au-delà du temps, autrement
dit ce qui n’a plus aucune relation au temps et lui est
incommensurable ? Est-ce une durée indéfinie ou un hors-temps ?
––
[1] Voir Saint Augustin, La Musique, in Œuvres, I, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1998.
[2] Voir Court (Raymond), « Phénoménologie du mouvement musical », in Analyse musicale, 1987, n° 8, auquel nous empruntons ces précisions sur le terme latin modulari.
[3] Voir Souriau (Étienne), Vocabulaire d’esthétique, Paris, Puf, p. 162-163.
[4] Voir Stockhausen (Karlheinz), « …comment passe le temps… », in Contrechamps, 1988, n° 9 ; et des extraits de l’article, in Analyse musicale, 1987, n° 6. Voir aussi, dans le même numéro, l’introduction de Nicolas (François), « Comment passer le temps… selon Stockhausen ».
[5] Saint Augustin, Les Confessions, Livre XI, Chapitre xx, Paris, Garnier, 1964, p. 269.
[6] Sur ce sujet, voir notamment la remarquable étude de Bin (Kimura), « Temporalité de la schizophrénie », in Écrits de psychopathologie phénoménologique, Paris, Puf, 1992.
[7] Barraqué (Jean), « La Mer de Debussy, ou la naissance des formes ouvertes » (texte établi par Alain Poirier), in Écrits, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p. 307.
[8] Maldiney (Henry), « Présence et psychose », in Revue de métaphysique et de morale, 1976, n° 4 ; repris in Penser l’homme et la folie, Grenoble, Jérôme Millon, 1997, p. 44.