Samedi d’Entretemps du 12 décembre 2009
J.M. Chouvel, Analyse
musicale, L'Harmattan, 2006
par Geoffroy
Drouin
Recadrons d’emblée le projet de Jean-Marc Chouvel.
C’est avant tout le sens de la musique qui est questionné au travers de
l’ouvrage discuté aujourd’hui, sens qui, pour son auteur, déborde le cadre de
l’analyse musicale traditionnelle. Parce qu’il prend comme objet la musique
tout autant que le sujet qui la reçoit, le projet de Jean-Marc Chouvel se donne
comme ambition de repenser l’activité de l’analyse musicale et d’en proposer une
nouvelle méthode. Fort de cette nouvelle axiomatisation qui convoque cette
double articulation objective, la musique et celui qui la reçoit, c’est à la
lumière de la phénoménologie, des sciences cognitives et de la sémiologie que
s’élaborent la réflexion et les propositions de cet ouvrage. La représentation
de la description musicale s’élabore ainsi ici à partir d’un modèle cognitif
relativement robuste, et c’est la figure du diagramme qui transcrit pour la
pensée et le langage la trace de l’œuvre analysée. Parce que c’est bien d’une
trace dont il question derrière toute la recherche développée par Jean-Marc
Chouvel ; et c’est dans la globalité de son emprunte, et non dans un
aspect local et restrictif qu’il convient de saisir cette trace que laisse la
musique au fil et au terme de son écoute. À l’issue de ce parcours, c’est toute
l’analyse musicale qui se voit métamorphoser dans une approche holistique bien
plus affirmée, parce qu’elle saisit dans un même geste les multiples dimensions
à l’œuvre dans l’écoute musicale, et permet ainsi d’embrasser tous les styles
musicaux. Première d’entre elles, parce que constituant le cadre dans lequel
les autres se déploient, c’est la dimension temporelle qui se voit intégrer au
sein même de l’analyse, les outils que nous propose cet ouvrage permettant de
l’appréhender dans le temps, et donc dans la dynamique d’engendrement qui
traverse concrètement l’œuvre et son écoute. Travail d’identité et de
différence, et donc travail de mémoire, c’est dans son temps de déploiement que
la trace musicale est interrogée ici. Et c’est jusqu’à un essai de sémantique
des formes du temps que s’achève l’ouvrage, ouvrant sur l’ultime question du
sens musical pour la psyché, tissant là un dernier lien avec la psychanalyse.
Outre l’intérêt qu’a pu accompagner la lecture de cet
ouvrage audacieux et innovant, c’est autour de trois réflexions que nous
orienterons notre réaction. La première interrogation concernera le rapport
entre musique et langage, rapport constituant ici un des axiomes de la démarche
déployée. Deuxième interrogation, qui concernera plus spécifiquement la musique
d’aujourd’hui : le problème de la catégorisation du matériau musical, qui
comme il est souligné dans cet ouvrage, n’est pas sans influence sur le
résultat de l’analyse. Enfin, une dernière question s’adressera plus au
compositeur qu’au musicologue : comment recevoir un tel ouvrage pour celui
qui compose, ou en d’autres termes, comment se frotter à la dialectique
universel/singulier qui traverse ce livre : universalité des jalons que
posent d’un côté les sciences cognitives, dans l’invariance des procédures
qu’elle admet, singularité de l’œuvre de l’autre.
Mais avant cela, retraversons le parcours que nous
propose Jean-Marc Chouvel.
C’est d’emblée le projet même d’analyse qui est
réinterrogé ici. Quoi ?, Comment ?, Pourquoi ? voilà les trois questions que doit assumer l’analyse.
« Quoi ?, c’est la question de la reconnaissance. Comment ?
c’est la question de l’articulation
temporelle ; Pourquoi ? c’est
la question de l’attribution de sens. »[1]
Premier parallèle et emprunt à la sémiologie, le quoi fait référence au paradigme interne (c’est-à-dire à
la notion de matériau et de ses différentes déclinaisons), le comment s’incarne dans la notion de syntagme, (c’est-à-dire
l’agencement et la fonction des différents éléments dans la phrase), et enfin
le pourquoi renseigne sur le
contexte de l’œuvre et sa visée intentionnelle, et renvoie au paradigme
externe. Trois types de liens sont ainsi déclinés à travers ces notions. Le quoi tisse un lien interne d’équivalence formelle, le comment un lien interne d’inclusion structurelle (les
différents niveaux de groupements de ces éléments, les différents niveaux
d’organisation structurelle), et enfin le pourquoi un lien externe d’association. Et Jean-Marc Chouvel ne
manque pas de relever qu’au terme de ces trois questions, c’est aussi la
destination de la musique qui est interrogée :
« Derrière ces questions, derrière la manière
dont nous articulons le quoi et le
comment, derrière l’immense champ
d’interprétation qui s’ouvre avec le pourquoi, ne tentons-nous pas d’entrevoir, au fond, la question
du qui ? »[2]
Et il ajoute un plus loin :
« L’analyse devra donc tenter de rendre compte de
l’élucidation progressive des
éléments (le matériau musical au sens large), et déterminer ainsi leur
potentiel de signification dans la constitution d’un geste sonore tel qu’il
est vécu. »[3]
Ce « tel qu’il est vécu » renvoie donc directement au sujet qui fait l’expérience
de l’écoute musicale, et c’est pour Jean-Marc Chouvel, vers les sciences
cognitives qu’il convient de se tourner pour en comprendre le déploiement. Car
c’est bien d’un déploiement dans le temps auquel nous invite cette
expérience :
« Il s’agit ici de déployer une axiomatique de
l’analyse musicale qui n’occulte pas la destination finale de la musique :
l’écoute en tant que système
cognitif temporel »[4]
nous dit Jean-Marc Chouvel.
C’est donc, avant toute chose, remettre l’analyse dans
le cadre du temps de l’écoute que se situe l’ambition de ce projet. D’une
logique « hors temps » de l’analyse traditionnelle, c’est à une
analyse « en temps réel » qu’en appelle l’analyse cognitive
proposée ici.
Mais c’est aussi vers une application procédurale qu’elle
tend, c’est-à-dire à « rendre compte des mécanismes de constitution de la
pensée. Ce qui ne veut pas dire mimer directement le cerveau humain, mais
tenter de comprendre les fonctionnalités de l’entendement. »[5]
Enfin, c’est autant sur le plan esthétique que sur l’histoire des idées et des
mentalités qu’elle s’engage à répondre.
Cette nouvelle axiomatisation entraîne à son tour une
nouvelle représentation. Ce n’est plus par un espace des hauteurs que passe la
représentation de l’analyse mais par un espace de mémorisation du matériau
musical.
Deux axes sont ainsi représentés sous forme de
diagramme : un axe d’écoulement temporel en abscisse, un axe du matériau
mémorisé en ordonné.
« L’ordre adopté sur l’axe du matériau mémorisé
n’est plus désormais un ordre référencé à la spatialité, mais un ordre
d’apparition et de découverte dans le temps. »[6]
Et parce qu’il veut rendre compte en temps réel de
l’expérience de l’écoute, tel que le diagramme précédent en donne une
représentation, c’est jusqu’à la modélisation d’un algorithme qui en traduit
les procédures concrètes que parvient ce projet. Élaborer autour des opérations
élémentaires de reconnaissance et de distinction, il se déploie schématiquement
ainsi :
« Pour chaque fragment entendu :
Comparaison avec les fragments précédents ; s’il
est différent : inscription en mémoire « matériau » ;
dans tous les cas : inscriptions en mémoire « forme »[7].
Une version plus aboutie et plus complète de
l’algorithme nous est donnée par la suite. Il fait intervenir deux tests
principaux : un premier test de similarité suivi d’un test d’achèvement.
Le test de similarité intervient à un premier stade procédural où il s’agit de
comparer l’élément présent avec les précédents stockés en mémoire. Vient alors
le test d’achèvement. Comme le dit Jean-Marc Chouvel, « ce test va
permettre à un objet hypothétique de prendre le statut d’objet constitué de
niveau supérieur. C’est le test qui permet de valider un groupement, une
segmentation, c’est-à-dire une étape de la structuration, puisque cela va
permettre de considérer des objets de niveau supérieur. »[8]
Le test de similarité renvoie donc à une analyse
paradigmatique, tandis que celui d’achèvement s’assimile à une analyse
syntagmatique.
Relativement robuste et convaincant dans son application,
cet algorithme permet ainsi d’embrasser les différents niveaux de structuration
et de groupement du matériau d’une œuvre, en déployant différentes catégories
musicales par degré de complexité, chaque test d’achèvement permettant de
grimper le long d’un axe catégoriel. Le familier de la notion d’émergence que
je suis n’étant pas indifférent à la similarité de la procédure ici en
jeu ; les différents groupements déployés structurellement induisent des
sauts catégoriels, et donc qualitatifs qui ne sont pas étrangers à toute la
dynamique du phénomène d’émergence. Et l’on pense bien sûr à une future
implémentation informatique de l’algorithme pour en évaluer toute la mesure.
C’est donc la figure du diagramme qui va rendre compte
de l’analyse cognitive, tant au niveau de l’analyse paradigmatique, sur la
récolte des différents matériaux déployés, qu’au niveau structurel et formel,
relatif aux différents groupements de leur organisation. Comme le souligne
Jean-Marc Chouvel :
« Les diagrammes restituent une sorte de
“trajectoire” de l’œuvre : à la fois pliure du temps autour du matériau et
déploiement du matériau dans le temps. »[9]
Une des grande originalité de ces représentations
réside dans l’emploie de diagrammes de phase. Ils font directement référence à
l’espace de phase en physique, espace qui retranscrit dynamiquement le
comportement d’un système. Ce type de représentation est particulièrement
adapté pour l’analyse mélodique ; c’est ainsi que la figure de la trace à laquelle
nous faisions référence au début de notre intervention prend ici tout son sens,
puisque le diagramme de phase inscrit littéralement le comportement musical
d’un paramètre considéré dans une emprunte. Parce qu’il met à jour des
transitions privilégiées, des redondances ou symétries particulières, le
diagramme de phase permettra d’exhiber ainsi des fonctionnalités à certaines
hauteurs, affecté d’un certain poids dans la représentation manifestée ;
« les pôles ont alors valeurs d’attracteurs, le discours est
fonctionnalisé »[10].
Le
diagramme de phase peut être ainsi un outil d’analyse privilégié des
comportements temporels subtils, « notamment pour l’étude des spécificités
stylistiques de certaines musiques vocales »[11]
ou encore « pour représenter les éléments statistiques liés à la
caractérisation des styles. »[12]
Et en réalité, comme le note Jean-Marc Chouvel :
« le diagramme de phase, du fait de sa capacité à
cumuler de l’expérience, peut être le lieu de la synthèse d’un “modèle” de
comportement dynamique et ceci à chaque niveau de la structure d’une
pièce. »[13]
Et parce qu’il permet aussi un compte rendu
statistique des éléments représentés, par transformation de la statistique en
probabilité, il peut également devenir
un espace de prévision et de potentialité.
Cela a déjà été dit, c’est dans le cadre de son
déploiement, c’est-à-dire dans la temporalité de son écoute, que la partition
est appréhendée ici. L’opérateur incontournable de cette démarche est donc bien
celui de mémoire. Mémoire statique, mémoire dynamique, mémoire matériau,
mémoire forme, c’est toute une typologie qui se trouve caractérisée ici. Ainsi,
le diagramme se voit fonctionnalisé par cette notion singulière de distance
mémorielle.
« Même si la notion de “distance mémorielle” est
difficile à opérationnaliser, il ne faut pas douter de son importance
fondamentale dans l’élaboration des formes temporelles, et en particulier dans
la construction narrative. La narration, en musique comme sans doute en
littérature ou au cinéma, ne peut pas se contenter d’être purement associative.
Elle est aussi liée à la mise en scène temporelle des attentes et des
résurgences, des divergences et des focalisations. »[14]
Et cette notion, parce que conséquente à
l’articulation du couple différence/répétition, nous conduit à deux autres
dimensions que nous révèlent les diagrammes formels : le front de
découverte et le fond de
répétition. Tous deux nous
renseignent sur les stratégies temporelles privilégiées dans l’œuvre étudiée.
La première d’entre elles s’apparente à une « tactique de réserve »[15],
qui consiste à exposer rapidement l’essentiel du matériau, en gardant en
réserve quelques éléments. La tactique de réserve tend ainsi vers un épuisement
du matériau, épuisement qui annonce la fin de l’œuvre, parce que générant une
tension d’attente qui ne sera résorbée que par la clôture de celle-ci. Quant à
la deuxième, l’auteur l’appelle « tactique de prolifération »[16].
Elle consiste par un déploiement initial très économe du matériau, pour
progressivement en présenter un nombre toujours plus important. « La
tactique de prolifération, qui correspond par exemple à des processus de
réactions en chaîne, conduira à un débordement des capacités perceptives, ou,
si l’on préfère, à une catastrophe, une rupture. »[17]
Et donc, tout comme la tactique de réserve, mais pour des raisons inverses, la
tactique de prolifération conduit l’œuvre à son terme. Ici, la tension est
réalisée non par l’absence de matériau nouveau, mais par le trop grand nombre
d’évènements que peut intégrer la perception ; alors que c’était une
tension par le vide qui s’exprimait dans le premier cas, c’est un trop plein
qui suggère et impose une réalisation finale dans le second. Dans les deux cas,
c’est donc le front de découverte qui renseigne et anime le déroulement temporel.
« On le voit, le rôle du front de découverte est
celui d’un « moteur » de la temporalité. Si le front de découverte
est faible par rapport à la performance de l’auditeur, cela génère une tension
d’attente qui est aussi une projection vers le futur. […] Si le front de
découverte est très supérieur à la performance de l’auditeur, cela génère une
tension de suractivité.»[18]
Tension de saturation d’un côté, tension d’attente de
l’autre, tension dirigée vers le matériau dans un cas, tension dirigée vers le
temps de l’autre, on voit ici comment le jeu des tensions/détentes peut
s’organiser dans la multitude des combinaison qu’offre la notion de front de
découverte.
Venons en maintenant aux interrogations qui pointent à
la lecture de l’ouvrage. La première d’entre elles concerne le rapport entre
musique et langage, rapport constitué comme un des axiomes du projet. Si comme
le dit Piencikowsky « analyser, c’est réécrire pour soi », cette
réécriture passe par le langage. Or ce passage n’est pas anodin, ni sans
conséquence, parce qu’il met en rapport deux mondes autonomes, le monde musique, et le monde langage. Par monde, entendons ici un ordre fermé, parce que
possédant ses propres règles, et sa propre écriture. La musique a le solfège,
le langage a l’écriture par la
lettre. Qu’il y est interaction et passage de l’un à l’autre dans l’acte même
de la composition, cela va sans dire. Mais cette relation résulte d’un nouage
bien particulier. Précisément parce qu’elle est de l’ordre de l’interaction, et
non de la fusion, cette relation n’altère pas l’autonomie et la singularité de
chaque logique qui s’y côtoie. En aucun cas il y a donc confusion entre les deux. L’interrogation que nous
soulevons ici porte donc en elle une double question : comment
retranscrire le monde musique dans
le monde langage, et partant de
là, la musique peut-elle emprunter comme modèle les outils d’analyse du
langage, et se voir ainsi assimiler comme objet identique ?
On connaît les tentatives précédentes pour élaborer
une sémiologie musicale telle qu’elle a pu voir le jour avec le langage. Tout
en admettant volontiers tout l’intérêt d’un tel travail, tant l’analogie entre
musique et langage paraît à première vue évidente, on aurait une certaine
difficulté à admettre la validité du résultat auquel elle conduit. Les
prescriptions que donne par exemple Jean-Jacques Nattiez comme fondement de sa
méthode analytique sont raisonnablement difficilement exploitables[19].
Comment donc comprendre ce projet d’une sémiologie musicale à l’égal de celle
du langage ? Comme « une tentative de mise en rapport systématique
entre signifiants musicaux et signifiés »[20].
Or la musique est-elle tributaire de l’articulation signifié/signifié, base
essentielle du langage ? Rien n’est moins sûr. Que la musique puisse s’analyser
et s’appréhender en termes de paradigme et syntagme, cela peut s’envisager sans
mal, Jean-Marc Chouvel le montre très bien ici. Mais si la musique s’organise
elle aussi sur cette caractérisation signifiant/signifiant, c’est sous une
articulation singulièrement différente de celle du langage. Le signifié
musical, s’il existe, ne peut être que signifié flottant, chacun y met ce qu’il
veut dedans. S’il mérite d’être considéré comme tel, le signifié musical
proposerait donc un contenu ouvert ; on ne pourrait en épuiser le sens,
chaque expérience d’être en mesure d’avoir atteint l’apparente certitude de son
contenu sémantique, nous ouvrant alors sur la découverte d’un autre possible,
déployant la chaîne sans fin de l’insaisissabilité d’une clôture définitive à
laquelle nous rattacher. C’est précisément cette capacité de la musique qui la
distingue du langage, capacité à se rendre inépuisable quant à l’interprétation
de son sens, et de s’achever sans cesse sur une dimension ouverte de celui-ci.
Signifié flottant , signifié silencieux donc, qui affirme bien la
consistance d’un contenu, mais dans l’acte même de cette diction, se rend alors
insaisissable, silencieux, comme vide du plein qu’il contient.
À confondre musique et langage, n’en vient-on pas à
vouloir projeter les outils de l’un sur l’autre, et créer une confusion dont
l’analyse ne sort pas indemne. Au bout du compte, c’est plus l’éloignement
d’avec l’œuvre, plutôt que la saisie véritable de son emprunte qui sera
atteint. C’est donc la distance avec la sémiologie linguistique que l’on peut
interroger ici, la méthode et la réflexion proposées ici dans notre ouvrage
paraissant par ailleurs éviter les écueils d’une entreprise similaire.
Deuxième interrogation, celle qui porte sur la
catégorisation musicale. Si chacun peut s’entendre sur les catégories
traditionnelles telles que hauteurs, rythme, etc., celles qui se déploient autour de la morphologie du
sonore, catégorie admise comme paradigme dominant de l’écriture d’aujourd’hui,
sont bien plus problématiques à discrétiser. Et comme cela est souligné dans
l’ouvrage, faire un choix de catégorisation, c’est déjà influencer sur
l’analyse à venir. Cette difficulté tient au fait que toutes catégories
touchant à la description du sonore, appelons cela de manière générale la
morphologie de son timbre, sont en réalités des catégories composées,
complexes, qui convoquent et contiennent plusieurs paramètres. Parce qu’elles
relèvent de plusieurs dimensions, leur fenêtre de description est ainsi
multiple, et c’est sous différents angles qu’elles peuvent être abordées. Face
à cette ambiguïté, face à cette ouverture flottante qu’elles nous proposent,
sans doute y a-t-il une réflexion à mener, dans le prolongement de celle d’un
Schaeffer[21], pour
pouvoir affiner ces catégories et qu’aux mêmes titres que celles plus
élémentaires, elles puissent prétendre à une certaine robustesse et emporter
l’unanimité sur ce qu’elles signifient.
Enfin, c’est maintenant au compositeur que nous nous adressons.
Et c’est en réalité la question d’un compositeur à un autre compositeur,
confronté comme lui à la pratique de l’écriture. Mon point de vue sera donc ici
d’un autre ordre ; critique, il témoignera non pas d’un jugement de
valeur, mais de ma subjectivité en tant que compositeur face à ce projet que je
reçois. Comment donc aborder ce projet qui, parce qu’axiomatisé sous la condition de disciplines
scientifiques, posent des universaux, principalement en termes de perception,
alors qu’en tant que compositeur, c’est bien la singularité qui est visée.
Comment donc se frotter à cette dialectique de l’universel et du singulier en
tant que compositeur : universalité des jalons que posent d’un côté les
sciences cognitives, dans l’invariance des procédures qu’elle admet,
singularité de l’œuvre de l’autre, qui précisément pour atteindre son statut
unique, s’en dégage jusqu’à défier les règles reconnues comme universelles. Les
compositeurs le savent, composer, c’est s’engager dans une démarche
heuristique, c’est véritablement se confronter à un environnement vide de
déterminations que l’on a à se donner soi-même. Certes l’espace dans lequel on
évolue est jalonné de balises invariantes telles que peuvent être celles issues
de prescriptions perceptives et cognitives. Mais ces règles ne sauraient être
celles qui conditionnent intégralement l’écriture dans l’instant de sa
réalisation. Le cas limite de cela peut se retrouver dans l’œuvre de Gérard
Grisey, dont les oeuvres de la période spectrale revendiquée comme tel (Dérives1972->Transitoires1981)
peuvent apparaître comme la trace d’une démarche exclusivement didactique qui,
efficacement, illustre des principes acoustiques élémentaires. Une fois l’effet
de l’expérience acoustique passé et assimilé, reste-il une structure à pénétrer
qui ferait acte de résistance pour une écoute réitérée ? Si l’œuvre d’un
Brian Ferneyhough nous expose à une certaine myopie tant l’horizon du paysage
structurel qu’il déploie s’étend sur une perspective dont on a du mal à
parcourir la profondeur, c’est le risque de strabisme qui peut menacer à
l’écoute de certaines pièces spectrales tant leur structure à front unique
s’impose dans un relief frontal sans perspective. Partiels (1975) est à cet
égard la plus symptomatique. Tout ceci ne remettant en rien la force d’un geste
tout à fait singulier et innovant dans son contexte historique, ni l’intérêt
manifeste de l’œuvre de Grisey[22],
mon propos étant uniquement ciblé dans cette visée structurelle de l’oeuvre.
Cette dialectique de l’universel et du particulier,
Marx, dans la filiation de tout l’idéalisme allemand, s’y est confronté dans le
nouveau concept qu’il a tenté d’établir : la science de l’histoire. Contradiction dans les termes, puisque science, elle
se propose d’élever son objet à une forme universelle, alors qu’histoire, elle
ne traite que de singularités qu’elle se doit de saisir. Alors, « il n’y a
de science que d’universel » ? Comme nous le rappelle le philosophe
Lucien Sève, on n’oublie de rappeler que cette maxime d’Aristote « figure
dans l’exposé d’apories,
c’est-à-dire de contradictions théoriques que la logique classique ne permet
pas de résoudre, mais que la réflexion n’autorise pas à écarter. »[23]
Aristote le premier la considérait comme la proposition qui
« présente pour nous la plus grande de difficulté. »
C’est donc ce frottement doublement éprouvé dans ton
cas que je souhaite interroger ici. À l’analyste que tu es, je demanderai
donc : comment abordes-tu la singularité dans l’œuvre musicale, quand
la méthode d’analyse convoquée se place sous la condition de l’universel
scientifique ? ; et au compositeur que tu es
aussi : quel rapport entretiens-tu avec cette prescription de
l’universel, prescriptions essentiellement d’ordre perceptif, quand c’est la
singularité qui anime ton projet ?
[1] J.M. Chouvel, Analyse musicale, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 43.
[2] Ibid.,
p. 43.
[3] Ibid.,
p. 45.
[4] Ibid.,
p. 49.
[5] Ibid.,
p. 50.
[6] Ibid.,
p. 52.
[7] Ibid.,
p. 53.
[8] Ibid., p. 70.
[9] Ibid.,
p. 131.
[10] Ibid.,
p. 146.
[11] Ibid.,
p. 141.
[12] Ibid.,
p. 142.
[13] Ibid., p. 148.
[14] Ibid.,
p. 159.
[15] Ibid.,
p. 163.
[16] Ibid.,
p. 163.
[17] Ibid.,
p. 163.
[18] Ibid., p. 164.
[19] Cf. les six points p. 32.
[20] Ibid.,
p. 32.
[21] Cf . le
Traité des objets musicaux, Paris,
Seuil, [1966 pour la 1ère éd.].
[22] Compositeur pour qui j’ai un grand respect, il fut mon professeur de composition au CNSMDP l’année de son décès.
[23] L. Sève, Introduction à la philosophie marxiste, Paris, Éditions Sociale, 1980, p. 235.