Le pluralisme interprétatif du silence compositionnel de Jean Sibelius : l’exemple de Francis Bayer

(Samedis d’Entretemps, Ircam, 23 octobre 2004)

 

Sophie Stévance

 

 

 

 

 

Introduction

 

 

« O esprit aimable, toi qui habites ces lieux, je te rends grâces d’environner toujours mon silence de ta paix ; je te rends grâces pour ces heures que j’ai passées ici, occupé de mes souvenirs ; je te rends grâces pour cette cachette que je nomme mienne ! Alors que grandit le calme comme grandissent l’ombre et le silence : formule magique d’exorcisme ! Quoi de plus enivrant que le calme ; car, si rapidement que le buveur porte la coupe à ses lèvres, son ivresse ne croît pas aussi rapidement que celle du calme qui croît à chaque seconde ».

Søren Kierkegaard, Étapes sur le chemin de la vie

 

 

 

 

Le silence de Jean Sibelius (1865-1957) suscite les appréciations les plus contradictoires chez les critiques. Au vu de ce foisonnement d’interprétations, nous avons, dans un premier temps, pensé rapprocher le regard que Francis Bayer porte sur le mutisme compositionnel de Sibelius des autres gloses établies sur ce même sujet. Nous avons examiné les différentes études internationales qui traitent particulièrement – ou pour une grande part – du silence sibélien, retenu celles susceptibles de nous fournir des éléments de réflexion, et rejeté celles qui nous semblaient suspectes. Il a donc fallu organiser les sources en fonction de leur pertinence et de leur apport pour notre problématique.

 

En réunissant la documentation inhérente à ce sujet, comment définir le silence de Sibelius ? Quels en sont les tenants et les aboutissants véritables ? Mais parmi tant de témoignages concordants, tous ne seront évidemment pas évoqués. Cette enquête nous permettra néanmoins de discerner à partir de quelles observations Francis Bayer, dans son ouvrage intitulé Instantanés, douze regards sur la musique (Millénaire III Éditions, 2003), étaye son propos, lesquelles sont conservées, lesquelles suscitent une réaction, lesquelles occasionnent un rejet. Nous porterons ainsi notre attention sur la vision de Bayer, présenterons son analyse, sa progression, ses interrogations, enfin ses conclusions et ce qu’elles engagent – ou peuvent engager – vis-à-vis de la musicologie. Le propos de Bayer nous a en effet semblé admissible d’un point de vue méthodique, analytique, historique et déductif, parce qu’il expose un examen du phénomène qu’il conduit selon une réflexion parfaitement menée autour d’une cause, un effet, et une abréaction cathartique.

 

Finalement, nous réfléchirons sur ce que l’analyse de Bayer avance, développe et apporte (si apport il y a) pour la compréhension de ce mutisme. Car il va sans dire que le silence ne se manifeste pas sans raison. De là nous considérerons à notre tour le silence sibélien selon la succession des différents états psychologiques examinés par Francis Bayer dans son Essai.

 

Nous commencerons cet exposé en considérant le pluralisme interprétatif du silence de Sibelius. Nous procéderons de manière chronologique.

 

 

 

I — Le silence de Sibelius et ses multiples exégèses.

 

 

1.              Pour une rétrospective

 

 

1.          Dans sa première étude sur Sibelius, publiée en 1965, Marc Vignal[1], considère que le silence du compositeur est essentiellement dû à l’inquiétude, la crainte, l’anxiété du musicien face à sa propre production, face à la direction prise par l’art, la musique ; l’auteur évoque également l’aversion de Sibelius pour la guerre et ses belligérants. Néanmoins, Vignal temporisait le silence sibélien en affirmant qu’il n’était pas « total », sinon surestimé ; entre 1926 et 1957, le compositeur poursuivait en effet la composition (dont la 8ème Symphonie qui sera morte-née – si tant est qu’elle exista) ou s’adonnait à l’orchestration de plusieurs de ses œuvres antérieures.

 

2.          L’étude de Santeri Levas (qui fut le secrétaire particulier du compositeur), publiée en 1972[2], dresse le portrait d’un compositeur ayant perdu le goût de la création[3]. L’auteur fait également état de la pression faite sur Sibelius de la part des institutions et de ses admirateurs impatients – ou ses contempteurs prêts à faire couler l’encre : tous réclamaient la partition de la 8ème Symphonie tant annoncée par Sibelius. Effectivement, selon les déclarations de l’artiste faites à son secrétaire, il s’adonnait toujours, et tant bien que mal, à la composition. Mais trente ans s’écoulèrent sans que le compositeur fit mine d’inspiration… ou de réelle motivation[4]. Était-il parvenu au bout de sa réflexion musicale, de son inspiration après le succès de son poème symphonique Tapiola, créé en 1926 ? Enfin Santeri Levas évoque, à l’instar de Vignal, les différents contextes guerriers et la mauvaise santé du compositeur comme responsables de son infirmité compositionnelle.

 

3.          Vient ensuite Jean-Luc Caron[5] qui établit le « bilan et le diagnostique » de ce silence : il évoque l’asthénie[6] qui se fait péniblement sentir à partir de 1927 ; l’addiction du compositeur à la boisson et au tabac, épuisant un peu plus un corps déjà marqué par les années de dur labeur et de privation imposées par les guerres successives ; les premières manifestations de la maladie de Parkinson ; une autocensure de la part du compositeur Finlandais parce que d’une extrême sévérité à l’égard de sa production, son refus de se répéter, ou d’exploiter des schémas musicaux déjà explorés. L’auteur évoque également la pression subite par Sibelius de la part des commanditaires de ses œuvres ou les représentants des institutions, et de sa confusion, sa consternation face à l’orientation internationale de la musique (les Six, Schönberg, Stravinsky…). Et enfin un dérèglement d’ordre sexuel que nous nous refusons aujourd’hui de considérer dans la mesure où Jean-Luc Caron avance ici un « diagnostic » qui manque cruellement de continuité et de véritables proportions : il ne peut ni confirmer, ni même subodorer un tel état !

 

4.          Erik Tawaststjerna, dans sa biographie de trois volumes consacrée à Sibelius parue en 1997[7], évoque essentiellement – journal du compositeur à l’appui – la guerre, le nazisme, les privations comme ayant largement contribué au mutisme compositionnel de Sibelius, sans entrer plus avant dans les interprétations de second plan. Francis Bayer s’appuie d’ailleurs, et dans une large mesure, sur les réflexions et les recherches de Tawaststjerna.

 

 

5.          Nous avons également examiné différents articles : ceux parus dans le magazine Finnish Musical Quarterly, et notamment les études éditées dans un numéro spécial consacré au compositeur finlandais[8]. Cependant (et nonobstant leur grande qualité), aucun ne nous éclaire davantage sur le sujet qui nous concerne. D’autres ont également été observés, dont celui de Daniel M. Grimleys[9], Ralph Vaughan Williams[10] ou encore Arnold Whittall[11].

 

 

6.          Vient ensuite l’Essai de Bayer qui évoque le silence de Sibelius sans tomber dans la valse des interprétations occasionnées par ce renoncement brutal, ou progressif (selon certains), à toute création musicale. Après avoir expliqué – puis définitivement exclu les commentaires équivoques et inconsistants réalisés sur cette problématique, Bayer dégage un sens possible à ce fameux silence. S’appuyant sur les témoignages de ceux qui l’ont bien connu et une bibliographie sélective[12], Bayer s’engage à décrire l’expérience vécue du compositeur, alors considérée comme authentique. Il la restitue dans un triple contexte :

 

1 — celui d’une impossibilité pour Sibelius de poursuivre sur la voie esthétique lancée par certains de ses contemporains (il explique pourquoi)

2 — celui d’une remise en question de sa propre production (infirmité face au succès de sa dernière œuvre Tapiola qui neutralise son inspiration)

3 — enfin celui d’une délectation du spectacle de la nature en général, des oiseaux en particulier (cf. p. 45). Notons que rares sont les commentateurs à faire mention de cet état ; cette caractéristique s’avère pourtant essentielle pour la compréhension du phénomène.

 

 

7.          Enfin, pour conclure cette rapide rétrospective, nous évoquerons aujourd’hui la récente biographie de Marc Vignal, publiée en septembre 2004. Cette seconde étude de Marc Vignal consacrée à Sibelius retient toute notre attention : il se pourrait en effet que la réflexion de Vignal ait évolué depuis sa première étude sur le sujet (1965). Mais cela ne s’est pas vérifié. De plus, il nous semblait également intéressant de savoir si la pensée de Bayer avait été considérée par le musicologue-journaliste, et si elle avait fait l’objet d’une attention particulière (attendu que la réflexion bayerienne développe un aspect nouveau de ce mutisme). Il s’est avéré également que non ; notons toutefois que Vignal recense (tout de même !) l’Essai de Bayer dans sa bibliographie générale.

 

Brièvement, dans son dernier ouvrage, Vignal s’appuie sur l’abondante correspondance de Sibelius qui lui permet d’évoquer, encore une fois, l’état d’épuisement dans lequel se trouve le compositeur à partir de l’année 1924, encore une fois sa dépendance à l’alcool, au tabac, son « hypersensibilité », son incapacité de composer, voire son manque d’envie pour se livrer à cette activité. Vignal évoque à nouveau la rigueur, l’impassibilité, l’exigence du compositeur envers lui-même, les harcèlements (cf. p. 973) dont il fait l’objet pour la livraison de la 8ème symphonie. Et ces éléments ne seront, selon Vignal, pas sans effets dans la non-délivrance de l’œuvre – et dans sa destruction par le feu. L’auteur évoque également les doutes du musicien quant aux orientations de la musique de son temps (cf. p. 978), la guerre, etc. Si l’on devait donc nous interroger sur l’évolution de la réflexion de Vignal concernant ce silence, depuis 1965 à 2004, nous pourrions très certainement renoncer à l’une ou l’autre étude de l’auteur publiée sur ce sujet.

 

 

2.              L’interprétation de Francis Bayer

 

 

Que nous apporte cette courte rétrospective ? Elle affirme l’étendue des interprétations avancées sur le sujet – encore que toutes développent peu ou prou les mêmes prétextes. Certes l’essence même de l’interprétation est sujette à la contestation, la contradiction, la négation ou à une sempiternelle amélioration par d’autres observations, d’autres explications. Cependant, l’Essai de Bayer s’attache à démontrer que certains exposés ne sont pas envisageables parce qu’ils sont manifestement en contradiction avec des faits connus ou nouvellement connus qu’ils négligent ou ignorent. Ou encore parce que s’appuyant sur les mêmes faits, ils sont pourtant contradictoires. Après avoir délimité l’objectif de son parcours (la nécessité de tenter d’approcher une réponse aussi satisfaisante que possible à ce long silence (cf. p. 63) en excluant d’emblée les raccourcis existants pour combler les manques inhérents à ce sujet – l’état de santé du compositeur et sa dépendance à la boisson et au tabac, cf. pp. 42-44), l’auteur décrit, à notre avis, une analyse phénoménologique détaillée de plusieurs raisonnements qui correspondent à cette évolution progressive du silence sibélien. Nous pouvons les synthétiser comme suit :

 

1.     une perte d’identité (face à l’évolution de la musique qui ne répond plus à ses critères d’évaluation)

2.     une auto-mutilation dans l’acte de création (c’est la peur de ne pas réaliser une œuvre qui viendrait surpasser le succès de Tapiola)

3.     une abréaction : la libération émotionnelle qui permet à Sibelius d’extérioriser spontanément un affect attaché à une réminiscence ou à une réalité traumatique et, en conséquence, de se délivrer de sa charge pathogène. C’est la destruction par le feu de la partition de la 8ème symphonie ; l’effet produit correspond à la « catharsis » (la purification, la purgation)

4.     La quatrième synthèse évoque donc la catharsis accomplie par la contemplation de la scène splendide de la nature et des bruits de l’univers

                                                           

 

Nous sommes donc en présence d’une succession de plusieurs états psychologiques ; un triple régime du silence : une cause, un effet, une conséquence – ou un « traitement », selon Freud, qui, dans ses Études sur l’Hystérie (1895)[13] parle en ces termes de la « catharsis ».

 

L’« abréaction cathartique », ou la « catharsis » est donc, selon nous, le creuset de la recherche de Bayer. Il est l’un des seuls commentateurs de Sibelius à faire état de cette conception purgative dans le silence du compositeur. Kierkegaard parle de la « catharsis du silence » : le silence conçu comme sain, libérateur, bienfaiteur, purificateur tant dans la vie quotidienne que dans la vie de l’esprit.

 

 

 

II — Avatars et immanences du silence

 

 

1. Le Mutisme

 

 

Il existe donc plusieurs formes de silence, et notamment d’une individualité à une autre. Par définition le silence est, rappelons-le, absence de discours ou de bruit et s’entend comme silence extérieur par rapport à un environnement turbulent, bruyant. On peut également parler de silence intérieur. Or, le mutisme auquel Bayer fait référence correspond à l’un des aspects du silence : il représente une négation de l’expression, une incapacité (une infirmité ?) ou une impossibilité pour Sibelius de s’exprimer musicalement. Le mutisme suppose que le langage a été acquis mais qu’il y a obturation, obstruction. Ainsi Sibelius, parce qu’il se sentirait dépassé par l’évolution de la musique de son temps et parce qu’il ne se sentirait plus apte à réaliser une œuvre aussi aboutie que Tapiola, choisirait par conséquent de se retrancher dans un mutisme obstiné (trente années tout de même !). Chargé de sens, de sentiments inavoués, de souffrances contenues, de tensions exacerbées, le mutisme se contient jusqu’au moment où dramatiquement, il va exploser dans une crise émotionnelle. Ce qui a été réprimé veut se libérer, manifeste le besoin de s’exprimer : c’est la catharsis. Mais, signalent les commentateurs de Sibelius (dont Bayer), il se pourrait que ce retranchement ait été inévitable, et progressivement décelable tout au long de son œuvre, depuis la 1ère symphonie jusqu’au succès absolu du poème symphonique Tapiola. Sibelius serait effectivement parvenu, avec cette dernière pièce, au bout de son inspiration musicale.

 

Cependant, il se pourrait que ce retrait ne soit que « virtuel ». En effet, durant ces trente années d’« abstinence compositionnelle », Sibelius n’a pas rompu tout lien avec la musique. Il l’explore, l’interroge et l’énonce à présent sous une autre apparence en se consacrant à la diffusion, la réception et la préservation de son patrimoine musical[14]. Il y eut également (surtout ?) la tentative de composer une 8ème symphonie, finalement inachevée, finalement consumée. Parce que Sibelius passe par des phases de dépression intense dues aux avatars de cette ultime composition et son incapacité à la réaliser. 1926 (i.e. l’année de la conception de la 8ème) marque alors le début de sa traversée du désert, qui s’achèvera en 1945 lorsqu’il brûlera la partition. Commence alors une nouvelle vie, heureuse, paisible, placide : Aino, l’épouse de Sibelius, témoigne d’une « époque heureuse » (cf. p. 56). Comme si la destruction de l’œuvre avait eu l’effet d’une régénération, d’une « catharsis » (ibid).

 

 

2. L’abréaction cathartique

 

 

Dans sa Poétique[15], Aristote justifie la tragédie en lui attribuant un pouvoir de purification. En effet, selon la réflexion aristotélicienne, la notion de catharsis est utilisée pour déterminer la nature de l’effet esthétique généré par la poésie dramatique. Parce qu’au lieu d’ébruiter délicatement une action fictive, la tragédie s’impose aux sens du spectateur-auditeur et déclenche en lui l’extériorisation d’un foisonnement de réactions émotionnelles (de la crainte à la pitié en passant par l’épouvante et la rébellion). Aussi, en sollicitant cette profusion de passions, la catharsis libère-t-elle l’individu de l’emprise de ses affects qui jadis le gouvernaient. Cette conception doit alors être envisagée comme un phénomène de « purification », d’« apaisement » suscité par les émotions les plus douloureuses éprouvées au contact de l’art, ou encore de « guérison » ; à noter à cet effet la proximité avec la science médicale qui n’est sans doute pas bénigne.

 

Selon l’analyse de Bayer, le geste destructeur de Sibelius aurait eu l’effet d’une catharsis dont l’explosion a parfois des effets anesthésiques durables. Il s’avère pourtant qu’en général ces résultantes demeurent hautement vulnérables tant que l’explosion cathartique ne trouve pas un prolongement dans une autre forme de concentration, de symbolisation. Bayer souligne alors l’importance pour Sibelius de la contemplation du spectacle de la nature : les oiseaux et leur migration, le bruit de la pluie, de la forêt nordique, etc. À noter toutefois qu’il ne s’agit, selon Bayer, nullement de « cessation » de toute activité musicale, mais de « mutation » dans l’acte de penser la nature et les modalités de la composition.

 

Nous insistons une fois de plus sur le fait que Bayer est l’un des seuls annotateurs à appuyer cette thèse et à la démonter, alors que d’autres passent cette fascination sibélienne sous silence, ou presque. C’est, par ailleurs, l’un des apports majeurs de Francis Bayer pour la compréhension de ce silence.

 

 

3. Le phénomène contemplatif

 

 

La catharsis marque la purification des passions qui passe par l’amnésie (volontaire ou involontaire, consciente ou inconsciente) des reliquats (séquelles) inharmonieux du vécu au quotidien (ces affects refoulés sans que l’on ait pu y faire face dans l’instant). Par là elle convient d’une conséquence, d’une nouvelle orientation. Chez Sibelius, cette répercussion se manifeste par la contemplation de la nature, des bruits de l’univers, les voix du silence.

 

La plupart des philosophes grecs, et particulièrement les disciples du pythagorisme, de Platon et du néoplatonisme, estiment que la contemplation révèle une forme de connaissance qui consent à l’être humain la possibilité de se libérer de son inéluctable destinée d’assujetti au monde sensible. Par-delà les émotions les plus expressives suscitées par cette « méditation silencieuse », cette « attitude » permet à Sibelius de se maîtriser, de se libérer de sa « condition » de compositeur, ou encore des désirs, des opinions et des attentes d’autrui, enfin d’échapper à son propre jugement et d’atteindre la perfection de sa propre nature et l’autonomie (l’autarcie) qui en résulte. Comme le précise Bayer, Sibelius n’écrira plus jamais aucune note de musique : il se terre dans un mutisme compositionnel. À cet effet, Freud a démontré, dans L’inquiétante étrangeté (1929), que le mutisme est une représentation habituelle de la mort, et spécialement dans l’interprétation des rêves[16]. Et Bayer d’analyser que la destruction volontaire par le feu de la partition de la 8ème Symphonie marque : « l’arrêt de mort » de Sibelius « en tant que compositeur »[17].

 

 

***

 

Conclusion

 

 

Une mort phénoménologique

 

 

Il est donc question d’une mort. Non de la mort « biologique », physique qui se situe dans l’espace-temps et en toute radicalité, en toute irréversibilité de la phénoménologie de la Vie, mais d’une mort au sens phénoménologique du terme. Cette mort (conçue comme une image rhétorique) qui est dés-identification répond en fait à l’avènement dans le présent de la Vie absolue (Aino, l’épouse de Sibelius disait de son mari qu’il était « d’une humeur plus calme et plus sereine » dès lors de la mise à feu de la partition). L’« abréaction cathartique » qu’entraîne la mise à feu de la 8ème symphonie provoque finalement la mort phénoménologique de Sibelius-compositeur, l’aboutissement de sa conscience en tant que tel. C’est du moins le sens que nous inspire le propos de Francis Bayer. Mais sans toutefois dénoncer une « mort phénoménologique » au sens strict, Bayer évoque une mort entendue comme la disparition de sa conscience de compositeur. Cependant, l’auteur précise qu’il y a « mutation » dans le processus personnel de poursuivre sur la voie de la musique et de la création (cf. p. 61). Et la contemplation du silence est l’ultime étape de la vie de Sibelius – une tranche de vie faite de méditation musicale, de composition silencieuse.

 

Finalement, l’Essai de Francis Bayer, ses procédés d’interprétation soutenus par une écriture claire et limpide, poétique et intelligible, délicate et sensible, met en lumière le processus qui déclenche chez Sibelius la cessation de toute activité créatrice. Comment l’auteur procède-t-il ? Il ouvre d’emblée le champ à de multiples niveaux de lecture pour finalement ne retenir, après une analyse circonstanciée, méthodique, historique (contextuelle) et démonstrative, celles qui peuvent ou non lui fournir des éléments de recherche cohérents et satisfaisants. L’Essai de Francis Bayer met en relief les contradictions et les doutes du compositeur finlandais, mais aussi la conscience qu’il avait de son propre génie, et en même temps une certaine lucidité quant à une éventuelle contingence, peut-être une précarité, une fragilité. Est-ce l’angoisse de la banalité, la crainte de ne pouvoir parvenir à une élévation sans cesse portée plus haut qui expliquerait le silence de Sibelius ? Est-ce l’aspiration à la transcendance ? Un réel manque d’inspiration ? Une lassitude ? Ou finalement, ce qui éclaircirait alors l’acte brûlant de la 8ème symphonie, une prise de conscience de l’irréversibilité de son incapacité, de son infirmité pour s’adonner à la composition ? Ne pas exister (subsister) – en tant que compositeur – serait alors, pour Sibelius, la seule échappatoire possible. C’est du moins l’éclaircissement le plus admissible (ou le moins récusable) à ce silence ; silence sur lequel, force est de le constater, nous n’avons sans doute pas fini… d’épiloguer.

 

 

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[1] VIGNAL Marc, Jean Sibelius, Paris, Seghers, coll. « Musique de tous les temps », 1965, 192 p.

[2] LEVAS Santeri, Sibelius, a personal portrait, London, J.-M. Dent & Sons, 1972, 165 p.

[3] Cas non-exceptionnel au cours de l’existence d’un artiste qui, au cours de sa vie, peut traverser des périodes délicates durant lesquelles il n’est plus capable de créer.

[4] Et lorsque le souffle créateur sembla poindre, Sibelius ne manifesta aucune réelle satisfaction pour le produit « fini ». C’est pourquoi il brûla la partition inachevée ; un geste récurrent, semble-t-il.

[5] CARON Jean-Luc, Jean Sibelius, la vie et l’œuvre, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1994, 440 p.

[6] Ou « psychasthénie » : trouble psychique qui consiste en un abaissement de la tension psychologique. Maladie qui se manifeste essentiellement par le doute, le scrupule, l’inhibition, l’indécision ou encore la rigidité méticuleuse.

[7] TAWASTSTJERNA Erik, Sibelius, vol. 3 : 1914-1957, translated by Robert Layton, London : Faber and Faber, 1997, pp. 318-331.

[8] TAWASTSTJERNA Erik, “Sibelius’Eight symphony… an insoluble mystery”, trans. By John Skinner, in Finnish Music Quarterly magazine, 1985, n°1/2, pp. 60-70 (part I), and n°3/4, pp. 92-101 (part II) ; KILPELLÄINEN Kari, “Sibelius’ Eight : what happened to it ?” ; “The Early Works of Jean Sibelius”, Finnish Music Quarterly, 1995, n°4, pp. 72-75.

[9] GRIMLEYS Daniel M., The Cambridge Companion to Sibelius (Cambridge Companions to Music), Cambridge University Press, 2004, p. 64.

[10] VAUGHAN WILLIAMS Ralph, “Sibelius (1865-1957)”, in National Music and Others Essays, Ralph Vaughan Williams (ed.), 2/ Oxford: Clarendon Press, 1996, 312 p.

[11] WHITTALL Arnold, “Sibelius’ Eight Symphony”, in The Music Review 24, 1964, pp. 239-240.

[12] L’étude d’Erik Tawaststjerna (“Sibelius’eight symphony… an insoluble mystery”, Finnish Music Quarterly, op. cit.) s’avère être l’une des plus consistantes et complètes.

[13] FREUD Sigmund, BREUER Joseph, Études sur l’hystérie, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de Psychanalyses », 2002, 254 p.

[14] Il rend entre autres hommage à l’un de ses amis peintres disparus avec une marche funèbre pour orgue (opus 111, n°2, en 1931).

[15] ARISTOTE, Poétique, trad. par André Dacier, Paris, C. Barbin, 1692, 544 p. (ouvrage consulté à la Bibliothèque Nationale de France).

[16] FREUD Sigmund, L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard, Folio, 1988, p. 72

[17] BAYER Francis, Instantanés, douze regards sur la musique, op. cit., p. 64.