Le
pluralisme interprétatif du silence compositionnel de Jean Sibelius :
l’exemple de Francis Bayer
(Samedis d’Entretemps, Ircam,
23 octobre 2004)
Sophie
Stévance
Introduction
« O esprit aimable, toi qui habites ces lieux, je te rends grâces
d’environner toujours mon silence de ta paix ; je te rends grâces pour ces
heures que j’ai passées ici, occupé de mes souvenirs ; je te rends grâces
pour cette cachette que je nomme mienne ! Alors que grandit le calme comme
grandissent l’ombre et le silence : formule magique d’exorcisme !
Quoi de plus enivrant que le calme ; car, si rapidement que le buveur
porte la coupe à ses lèvres, son ivresse ne croît pas aussi rapidement que
celle du calme qui croît à chaque seconde ».
Søren Kierkegaard, Étapes sur le chemin de la vie
Le silence de Jean Sibelius
(1865-1957) suscite les appréciations les plus contradictoires chez les
critiques. Au vu de ce foisonnement d’interprétations, nous avons, dans un
premier temps, pensé rapprocher le regard que Francis Bayer porte sur le mutisme
compositionnel de Sibelius des autres gloses établies sur ce même sujet. Nous
avons examiné les différentes études internationales qui traitent
particulièrement – ou pour une grande part – du silence sibélien, retenu celles
susceptibles de nous fournir des éléments de
réflexion, et rejeté celles qui nous semblaient suspectes. Il a donc fallu
organiser les sources en fonction de leur pertinence et de leur apport pour
notre problématique.
En
réunissant la documentation inhérente à ce sujet, comment définir le silence de
Sibelius ? Quels en sont les tenants et les aboutissants véritables ?
Mais parmi tant de témoignages concordants, tous ne seront évidemment pas
évoqués. Cette enquête nous permettra néanmoins de discerner à partir de
quelles observations Francis Bayer, dans son ouvrage intitulé Instantanés,
douze regards sur la musique
(Millénaire III Éditions, 2003), étaye
son propos, lesquelles sont conservées, lesquelles suscitent une réaction,
lesquelles occasionnent un rejet. Nous porterons ainsi notre attention sur la
vision de Bayer, présenterons son analyse, sa progression, ses interrogations,
enfin ses conclusions et ce qu’elles engagent – ou peuvent engager – vis-à-vis
de la musicologie. Le propos de Bayer nous a en effet semblé admissible d’un
point de vue méthodique, analytique, historique et déductif, parce qu’il expose
un examen du phénomène qu’il conduit selon une réflexion parfaitement menée
autour d’une cause, un effet, et une abréaction cathartique.
Finalement,
nous réfléchirons sur ce que l’analyse de Bayer avance, développe et apporte
(si apport il y a) pour la compréhension de ce mutisme. Car il va sans dire que
le silence ne se manifeste pas sans raison. De
là nous considérerons à notre tour le silence sibélien selon la succession des
différents états psychologiques examinés par Francis Bayer dans son Essai.
Nous
commencerons cet exposé en considérant le pluralisme interprétatif du
silence de Sibelius. Nous procéderons de manière chronologique.
I — Le silence de Sibelius et ses multiples exégèses.
1.
Pour une rétrospective
1.
Dans sa première étude sur Sibelius, publiée en 1965, Marc
Vignal[1],
considère que le silence du compositeur est essentiellement dû à l’inquiétude,
la crainte, l’anxiété du musicien face à sa propre production, face à la
direction prise par l’art, la musique ; l’auteur évoque également
l’aversion de Sibelius pour la guerre et ses belligérants. Néanmoins, Vignal
temporisait le silence sibélien en affirmant qu’il n’était pas
« total », sinon surestimé ; entre 1926 et 1957, le compositeur
poursuivait en effet la composition (dont la 8ème Symphonie qui sera morte-née – si tant est qu’elle exista) ou
s’adonnait à l’orchestration de plusieurs de ses œuvres antérieures.
2.
L’étude de Santeri Levas (qui fut le secrétaire particulier du
compositeur), publiée en 1972[2],
dresse le portrait d’un compositeur ayant perdu le goût de la création[3].
L’auteur fait également état de la pression faite sur Sibelius de la part des
institutions et de ses admirateurs impatients – ou ses contempteurs prêts à
faire couler l’encre : tous réclamaient la partition de la 8ème
Symphonie tant annoncée par Sibelius.
Effectivement, selon les déclarations de l’artiste faites à son secrétaire, il
s’adonnait toujours, et tant bien que mal, à la composition. Mais trente ans
s’écoulèrent sans que le compositeur fit mine d’inspiration… ou de réelle
motivation[4].
Était-il parvenu au bout de sa réflexion musicale, de son inspiration après le
succès de son poème symphonique Tapiola, créé en 1926 ? Enfin Santeri Levas évoque, à l’instar de Vignal,
les différents contextes guerriers et la mauvaise santé du compositeur comme
responsables de son infirmité compositionnelle.
3.
Vient ensuite Jean-Luc Caron[5] qui
établit le « bilan et le diagnostique » de ce silence : il évoque
l’asthénie[6]
qui se fait péniblement sentir à partir de 1927 ; l’addiction du
compositeur à la boisson et au tabac, épuisant un peu plus un corps déjà marqué
par les années de dur labeur et de privation imposées par les guerres
successives ; les premières manifestations de la maladie de
Parkinson ; une autocensure de la part du compositeur Finlandais parce que
d’une extrême sévérité à l’égard de sa production, son refus de se répéter, ou
d’exploiter des schémas musicaux déjà explorés. L’auteur évoque également la
pression subite par Sibelius de la part des commanditaires de ses œuvres ou les
représentants des institutions, et de sa confusion, sa consternation face à
l’orientation internationale de la musique (les Six, Schönberg, Stravinsky…).
Et enfin un dérèglement d’ordre sexuel que nous nous refusons aujourd’hui de
considérer dans la mesure où Jean-Luc Caron avance ici un
« diagnostic » qui manque cruellement de continuité et de véritables
proportions : il ne peut ni confirmer, ni même subodorer un tel
état !
4.
Erik Tawaststjerna, dans sa biographie de trois volumes
consacrée à Sibelius parue en 1997[7],
évoque essentiellement – journal du compositeur à l’appui – la guerre, le
nazisme, les privations comme ayant largement contribué au mutisme compositionnel
de Sibelius, sans entrer plus avant dans les interprétations de second plan.
Francis Bayer s’appuie d’ailleurs, et dans une large mesure, sur les réflexions
et les recherches de Tawaststjerna.
5.
Nous avons également examiné différents articles : ceux
parus dans le magazine Finnish Musical Quarterly, et notamment les études éditées dans un numéro spécial consacré au
compositeur finlandais[8].
Cependant (et nonobstant leur grande qualité), aucun ne nous éclaire davantage
sur le sujet qui nous concerne. D’autres ont également été observés, dont celui
de Daniel M. Grimleys[9],
Ralph Vaughan Williams[10]
ou encore Arnold Whittall[11].
6.
Vient ensuite l’Essai
de Bayer qui évoque le silence de Sibelius sans tomber dans la valse des
interprétations occasionnées par ce renoncement brutal, ou progressif (selon certains), à toute création
musicale. Après avoir expliqué – puis définitivement exclu les commentaires
équivoques et inconsistants réalisés sur cette problématique, Bayer dégage un
sens possible à ce fameux silence. S’appuyant sur les témoignages de ceux qui
l’ont bien connu et une bibliographie sélective[12],
Bayer s’engage à décrire l’expérience vécue du compositeur, alors considérée
comme authentique. Il la restitue dans un triple contexte :
1 — celui d’une
impossibilité pour Sibelius de poursuivre sur la voie esthétique lancée par
certains de ses contemporains (il explique pourquoi)
2 — celui d’une remise en
question de sa propre production (infirmité face au succès de sa dernière œuvre
Tapiola qui neutralise son
inspiration)
3 — enfin celui d’une
délectation du spectacle de la nature en général, des oiseaux en particulier
(cf. p. 45). Notons que rares sont les commentateurs à faire mention de
cet état ; cette caractéristique s’avère pourtant essentielle pour la compréhension
du phénomène.
7.
Enfin, pour conclure cette
rapide rétrospective, nous évoquerons aujourd’hui la récente biographie de Marc
Vignal, publiée en septembre 2004. Cette seconde étude de Marc Vignal
consacrée à Sibelius retient toute notre attention : il se pourrait en
effet que la réflexion de Vignal ait évolué depuis sa première étude sur le
sujet (1965). Mais cela ne s’est pas vérifié. De plus, il nous semblait
également intéressant de savoir si la pensée de Bayer avait été considérée par
le musicologue-journaliste, et si elle avait fait l’objet d’une attention
particulière (attendu que la réflexion bayerienne développe un aspect nouveau
de ce mutisme). Il s’est avéré également que non ; notons toutefois que
Vignal recense (tout de même !) l’Essai de Bayer dans sa bibliographie générale.
Brièvement, dans son dernier
ouvrage, Vignal s’appuie sur l’abondante
correspondance de Sibelius qui lui permet d’évoquer, encore une fois, l’état
d’épuisement dans lequel se trouve le compositeur à partir de l’année 1924,
encore une fois sa dépendance à l’alcool, au tabac, son
« hypersensibilité », son incapacité de composer, voire son manque
d’envie pour se livrer à cette activité. Vignal évoque à nouveau la rigueur,
l’impassibilité, l’exigence du compositeur envers lui-même, les harcèlements
(cf. p. 973) dont il fait l’objet pour la livraison de la 8ème symphonie. Et ces éléments ne seront, selon Vignal, pas sans effets dans la non-délivrance
de l’œuvre – et dans sa destruction par le feu. L’auteur évoque également les doutes
du musicien quant aux orientations de la musique de son temps (cf. p. 978), la
guerre, etc. Si l’on devait donc nous interroger sur l’évolution de la
réflexion de Vignal concernant ce silence, depuis 1965 à 2004, nous pourrions
très certainement renoncer à l’une ou l’autre étude de l’auteur publiée sur ce
sujet.
2.
L’interprétation de Francis Bayer
Que
nous apporte cette courte rétrospective ? Elle affirme l’étendue
des interprétations avancées sur le sujet – encore que toutes développent peu
ou prou les mêmes prétextes. Certes l’essence même de l’interprétation est
sujette à la contestation, la contradiction, la négation ou à une sempiternelle
amélioration par d’autres observations, d’autres explications. Cependant, l’Essai de Bayer s’attache à démontrer que certains exposés
ne sont pas envisageables parce qu’ils sont manifestement en contradiction avec
des faits connus ou nouvellement connus qu’ils négligent ou ignorent. Ou encore
parce que s’appuyant sur les mêmes faits, ils sont pourtant contradictoires.
Après avoir délimité l’objectif de son parcours (la nécessité de tenter
d’approcher une réponse aussi satisfaisante que possible à ce long silence (cf.
p. 63) en excluant d’emblée les raccourcis existants pour combler les manques
inhérents à ce sujet – l’état de santé du compositeur et sa dépendance à la
boisson et au tabac, cf. pp. 42-44), l’auteur décrit, à notre avis, une analyse
phénoménologique détaillée de
plusieurs raisonnements qui correspondent à cette évolution progressive du
silence sibélien. Nous pouvons les synthétiser comme suit :
1.
une perte d’identité (face à l’évolution de la musique qui ne
répond plus à ses critères d’évaluation)
2. une
auto-mutilation dans l’acte de création (c’est
la peur de ne pas réaliser une œuvre qui viendrait surpasser le succès de Tapiola)
3. une abréaction : la libération
émotionnelle qui permet à Sibelius d’extérioriser spontanément un affect
attaché à une réminiscence ou à une réalité traumatique et, en conséquence, de
se délivrer de sa charge pathogène. C’est la destruction par le feu de la
partition de la 8ème symphonie ; l’effet produit correspond à la
« catharsis » (la purification, la purgation)
4. La quatrième synthèse évoque donc la catharsis
accomplie par la contemplation de la scène splendide de la nature et des bruits
de l’univers
Nous sommes donc en présence d’une
succession de plusieurs états psychologiques ; un triple régime du
silence : une cause, un effet, une conséquence – ou un
« traitement », selon Freud, qui, dans ses Études sur l’Hystérie (1895)[13]
parle en ces termes de la « catharsis ».
L’« abréaction
cathartique », ou la « catharsis » est donc, selon nous, le
creuset de la recherche de Bayer. Il est l’un des seuls commentateurs de
Sibelius à faire état de cette conception purgative dans le silence du
compositeur. Kierkegaard parle de la « catharsis du
silence » : le silence conçu comme sain, libérateur, bienfaiteur,
purificateur tant dans la vie quotidienne que dans la vie de l’esprit.
II — Avatars
et immanences du silence
1. Le
Mutisme
Il existe donc plusieurs formes de
silence, et notamment d’une individualité à une autre. Par définition le
silence est, rappelons-le, absence de discours ou de bruit et s’entend comme
silence extérieur par rapport à un environnement turbulent, bruyant. On peut
également parler de silence intérieur. Or, le mutisme auquel Bayer fait
référence correspond à l’un des aspects du silence : il représente une
négation de l’expression, une incapacité (une infirmité ?) ou une
impossibilité pour Sibelius de s’exprimer musicalement. Le mutisme suppose que
le langage a été acquis mais qu’il y a obturation, obstruction. Ainsi Sibelius,
parce qu’il se sentirait dépassé par l’évolution de la musique de son temps et
parce qu’il ne se sentirait plus apte à réaliser une œuvre aussi aboutie que Tapiola, choisirait par conséquent de se retrancher dans un mutisme obstiné (trente années
tout de même !). Chargé de sens, de sentiments inavoués, de souffrances
contenues, de tensions exacerbées, le mutisme se contient jusqu’au moment où
dramatiquement, il va exploser dans une crise émotionnelle. Ce qui a été
réprimé veut se libérer, manifeste le besoin de s’exprimer : c’est la
catharsis. Mais, signalent les commentateurs de Sibelius (dont Bayer), il se
pourrait que ce retranchement ait été inévitable, et progressivement décelable
tout au long de son œuvre, depuis la 1ère symphonie jusqu’au succès absolu du poème symphonique Tapiola.
Sibelius serait effectivement parvenu, avec cette dernière pièce, au bout de
son inspiration musicale.
Cependant, il se pourrait que ce
retrait ne soit que « virtuel ». En effet, durant ces trente années
d’« abstinence compositionnelle », Sibelius n’a pas rompu tout lien
avec la musique. Il l’explore, l’interroge et l’énonce à présent sous une autre
apparence en se consacrant à la diffusion, la réception et la préservation de
son patrimoine musical[14].
Il y eut également (surtout ?) la tentative de composer une 8ème
symphonie, finalement inachevée, finalement
consumée. Parce que Sibelius passe par des phases de dépression
intense dues aux avatars de cette ultime composition et son incapacité à
la réaliser. 1926 (i.e. l’année
de la conception de la 8ème) marque alors le début de sa traversée du désert, qui s’achèvera en 1945 lorsqu’il brûlera la partition.
Commence alors une nouvelle vie, heureuse, paisible, placide : Aino,
l’épouse de Sibelius, témoigne d’une « époque heureuse » (cf. p. 56).
Comme si la destruction de l’œuvre avait eu l’effet d’une régénération, d’une
« catharsis » (ibid).
2.
L’abréaction cathartique
Dans sa Poétique[15],
Aristote justifie la tragédie en lui attribuant un pouvoir de purification. En
effet, selon la réflexion aristotélicienne, la notion de catharsis est utilisée pour déterminer la nature de l’effet
esthétique généré par la poésie dramatique. Parce qu’au lieu d’ébruiter
délicatement une action fictive, la tragédie s’impose aux sens du
spectateur-auditeur et déclenche en lui l’extériorisation d’un foisonnement de
réactions émotionnelles (de la crainte à la pitié en passant par l’épouvante et
la rébellion). Aussi, en sollicitant cette profusion de passions, la catharsis
libère-t-elle l’individu de l’emprise de ses affects qui jadis le gouvernaient.
Cette conception doit alors être envisagée comme un phénomène de
« purification », d’« apaisement » suscité par les émotions
les plus douloureuses éprouvées au contact de l’art, ou encore de
« guérison » ; à noter à cet effet la proximité avec la science
médicale qui n’est sans doute pas bénigne.
Selon l’analyse de Bayer, le geste destructeur de Sibelius aurait eu l’effet
d’une catharsis dont l’explosion a parfois des effets anesthésiques durables.
Il s’avère pourtant qu’en général ces résultantes demeurent hautement vulnérables
tant que l’explosion cathartique ne trouve pas un prolongement dans une autre
forme de concentration, de symbolisation. Bayer souligne alors l’importance
pour Sibelius de la contemplation du spectacle de la nature : les oiseaux
et leur migration, le bruit de la pluie, de la
forêt nordique, etc. À noter toutefois qu’il ne s’agit, selon Bayer, nullement de « cessation » de
toute activité musicale, mais de « mutation » dans l’acte de penser
la nature et les modalités de la composition.
Nous
insistons une fois de plus sur le fait que Bayer est l’un des seuls annotateurs
à appuyer cette thèse et à la démonter, alors que d’autres passent cette
fascination sibélienne sous silence, ou presque. C’est, par ailleurs, l’un des
apports majeurs de Francis Bayer pour la compréhension de ce silence.
3. Le phénomène contemplatif
La catharsis marque la purification
des passions qui passe par l’amnésie (volontaire ou involontaire, consciente ou
inconsciente) des reliquats (séquelles) inharmonieux du vécu au quotidien (ces
affects refoulés sans que l’on ait pu y faire face dans l’instant). Par là elle
convient d’une conséquence, d’une nouvelle
orientation. Chez Sibelius, cette répercussion se manifeste par la
contemplation de la nature, des bruits de l’univers, les voix du silence.
La
plupart des philosophes grecs, et particulièrement les disciples du
pythagorisme, de Platon et du néoplatonisme, estiment que la contemplation
révèle une forme de connaissance qui consent à l’être humain la possibilité de
se libérer de son inéluctable destinée d’assujetti au monde sensible. Par-delà
les émotions les plus expressives suscitées par cette « méditation
silencieuse », cette « attitude » permet à Sibelius de se
maîtriser, de se libérer de sa « condition » de compositeur, ou
encore des désirs, des opinions et des attentes d’autrui, enfin d’échapper à
son propre jugement et d’atteindre la perfection de sa propre nature et
l’autonomie (l’autarcie) qui en résulte. Comme le précise Bayer, Sibelius
n’écrira plus jamais aucune note de musique : il se terre dans un mutisme
compositionnel. À cet effet, Freud a démontré, dans
L’inquiétante étrangeté (1929),
que le mutisme est une représentation habituelle de la mort, et spécialement
dans l’interprétation des rêves[16].
Et Bayer d’analyser que la destruction volontaire par le feu de la partition
de la 8ème Symphonie
marque : « l’arrêt de mort » de Sibelius « en tant que
compositeur »[17].
***
Conclusion
Une mort
phénoménologique
Il est donc question d’une mort.
Non de la mort « biologique », physique qui se situe dans
l’espace-temps et en toute radicalité, en toute irréversibilité de la
phénoménologie de la Vie, mais d’une mort au sens phénoménologique du terme.
Cette mort (conçue comme une image rhétorique) qui est dés-identification répond en fait à
l’avènement dans le présent de la Vie absolue (Aino, l’épouse de Sibelius
disait de son mari qu’il était « d’une humeur plus calme et plus
sereine » dès lors de la mise à feu de la partition). L’« abréaction
cathartique » qu’entraîne la mise à feu de la 8ème symphonie
provoque finalement la mort phénoménologique de Sibelius-compositeur, l’aboutissement de sa
conscience en tant que tel. C’est du moins le sens que nous inspire le propos
de Francis Bayer. Mais sans toutefois dénoncer une « mort
phénoménologique » au sens strict, Bayer évoque une mort entendue
comme la disparition de sa conscience de
compositeur. Cependant, l’auteur précise qu’il
y a « mutation » dans le processus personnel de poursuivre sur la
voie de la musique et de la création (cf. p. 61). Et la contemplation du silence est
l’ultime étape de la vie de Sibelius – une tranche de vie faite de
méditation musicale, de composition silencieuse.
Finalement, l’Essai de Francis Bayer, ses procédés d’interprétation
soutenus par une écriture claire et limpide, poétique et intelligible, délicate
et sensible, met en lumière le processus
qui déclenche chez Sibelius la cessation de toute activité créatrice. Comment
l’auteur procède-t-il ? Il ouvre d’emblée le champ à de multiples niveaux
de lecture pour finalement ne retenir, après une analyse circonstanciée,
méthodique, historique (contextuelle) et démonstrative, celles qui peuvent ou
non lui fournir des éléments de recherche cohérents et satisfaisants. L’Essai de
Francis Bayer met en relief les contradictions et les doutes du compositeur
finlandais, mais aussi la conscience qu’il avait de son propre génie, et en
même temps une certaine lucidité quant à une éventuelle contingence, peut-être
une précarité, une fragilité. Est-ce l’angoisse de la banalité, la crainte
de ne pouvoir parvenir à une élévation sans cesse portée plus haut qui
expliquerait le silence de Sibelius ? Est-ce l’aspiration à la
transcendance ? Un réel manque d’inspiration ? Une lassitude ?
Ou finalement, ce qui éclaircirait alors l’acte brûlant de la 8ème symphonie, une prise de conscience de
l’irréversibilité de son incapacité, de son infirmité pour s’adonner à la
composition ? Ne pas exister (subsister) – en tant que compositeur –
serait alors, pour Sibelius, la seule échappatoire possible. C’est du moins
l’éclaircissement le plus admissible (ou le moins récusable) à ce
silence ; silence sur lequel, force est de le constater, nous n’avons sans
doute pas fini… d’épiloguer.
–––––––––––––––––
[1] VIGNAL Marc, Jean Sibelius, Paris, Seghers, coll. « Musique de tous les
temps », 1965, 192 p.
[2] LEVAS Santeri, Sibelius, a personal portrait, London, J.-M. Dent & Sons, 1972, 165 p.
[3] Cas non-exceptionnel au cours de l’existence d’un
artiste qui, au cours de sa vie, peut traverser des périodes délicates durant
lesquelles il n’est plus capable de créer.
[4] Et lorsque le souffle créateur sembla poindre,
Sibelius ne manifesta aucune réelle satisfaction pour le produit
« fini ». C’est pourquoi il brûla la partition inachevée ; un
geste récurrent, semble-t-il.
[5] CARON Jean-Luc, Jean Sibelius, la vie et l’œuvre, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1994, 440 p.
[6] Ou « psychasthénie » : trouble
psychique qui consiste en un abaissement de la tension psychologique. Maladie
qui se manifeste essentiellement par le doute, le scrupule, l’inhibition,
l’indécision ou encore la rigidité méticuleuse.
[7] TAWASTSTJERNA Erik, Sibelius, vol. 3 : 1914-1957, translated by Robert Layton,
London : Faber and Faber, 1997, pp. 318-331.
[8] TAWASTSTJERNA Erik, “Sibelius’Eight symphony… an
insoluble mystery”, trans. By John Skinner, in Finnish Music Quarterly magazine, 1985, n°1/2, pp. 60-70 (part I), and n°3/4,
pp. 92-101 (part II) ; KILPELLÄINEN Kari, “Sibelius’ Eight : what happened to it
?” ; “The Early Works of Jean Sibelius”, Finnish Music Quarterly, 1995, n°4, pp. 72-75.
[9] GRIMLEYS Daniel M., The Cambridge Companion to
Sibelius (Cambridge Companions to
Music), Cambridge University Press, 2004, p. 64.
[10] VAUGHAN WILLIAMS Ralph, “Sibelius (1865-1957)”, in National Music and Others Essays, Ralph Vaughan Williams (ed.), 2/ Oxford: Clarendon
Press, 1996, 312 p.
[11] WHITTALL Arnold, “Sibelius’ Eight Symphony”, in The Music Review 24, 1964, pp. 239-240.
[12] L’étude d’Erik Tawaststjerna (“Sibelius’eight
symphony… an insoluble mystery”, Finnish Music Quarterly, op. cit.)
s’avère être l’une des plus consistantes et complètes.
[13] FREUD Sigmund, BREUER Joseph, Études sur l’hystérie, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de
Psychanalyses », 2002, 254 p.
[14] Il rend entre autres hommage à l’un de ses amis
peintres disparus avec une marche funèbre pour orgue (opus 111, n°2, en 1931).
[15] ARISTOTE, Poétique, trad. par André Dacier, Paris, C. Barbin, 1692,
544 p. (ouvrage consulté à la Bibliothèque Nationale de France).
[16] FREUD Sigmund, L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard, Folio, 1988, p. 72
[17] BAYER Francis, Instantanés, douze regards sur la
musique, op. cit., p. 64.