Auteur, éditeur, lecteur : les poupées gigognes

(Samedi d’Entretemps, 23 octobre 2004)

Nicolas Darbon

 

1.     Trop longue introduction

 

La conscience de soi surfe sur deux vagues étranges : le sentiment d’être seul au monde, en tant qu’auteur par exemple, et qu’il en va de même pour l’éditeur à qui l’on s’adresse une fois le manuscrit rédigé ; l’impression moins courante d’être est déjà deux, en permanence, et même trois, et plus encore, une cohabitation pénible parfois, qui conduit à douter de la liberté d’écrire et de penser.

Il en va de même pour l’éditeur, et je livre ici mon expérience en la matière. Quitte à commettre un crime de lèse-majesté, je prétends que le manuscrit encore mal fichu qui arrive sous son impitoyable binocle, l’éditeur en cerne tout de suite les limites, en soupèse la valeur, l’imagine  dans son réseau personnel où siègent, tout à la fois ou tour à tour, le lecteur néophyte, le savant émérite, le journaliste capricieux, le financeur débonnaire, qui sais-je encore ? Comme il a lui-même mené le projet bien en aval, qu’il l’a “ porté ”, pour reprendre le formule administrative, qu’il a motivé ses troupes, qu’il a suivi (et fait rectifier) le plan, la documentation, l’orthographe, la syntaxe, le style, les illustrations, qu’il est intervenu avec férocité pour dissiper des interférences pernicieuses, des obstructions malhabiles… cet objet ci-devant nommé le Livre, que l’auteur s’accapare en tant que père légitime, eh bien l’éditeur le considère tout simplement comme sien. Ce bon gros bébé joufflu, il le portera en triomphe devant la foule ébahie, le jour saint de la délivrance.

L’auteur pense exactement dans les mêmes termes.

Voyez donc l’adorable spectacle de la sainte famille assemblée devant le cadeau des dieux ! Chacun vante les mérites de l’autre, mais chacun se pique d’en être la principale branche génétique. Il n’est pas jusqu’aux compagnes ou compagnons, qui ont passé quelques temps sur l’index, ou l’ami, ce généreux donateur d’organes annexes, qui ne couvent monsieur le prince de sourires insistants et entendus.

Ceci est peut-être tabou, mais il faut le reconnaître. L’auteur n’est pas seul. Lorsqu’on est éditeur, on est forcément le premier lecteur du manuscrit. On a une attitude ambivalente de lecteur réel et de lecteurs potentiels. Il convient de lire “ en se prenant pour… ” le futur consommateur. Une œuvre d’art est une auberge espagnole. On y trouve ce que l’on y apporte. Ce qui peut expliquer la multiplicité des jugements de valeurs, parfois annihilée par le sondage ou la “ moyenne ”, négation de la diversité, alors que pour le coup, il s’agit de se mettre “ dans la peau de ” chaque élément de cette multiplicité. N’est-ce pas la même chose pour l’auteur, qui, tout à la fois ou tour à tour, écrit et écrit-pour, dégage son sens personnel et envisage les sens possibles ? Ses lecteurs le hantent : le “ pinailleur ” des notes de bas de page ; le “ visuel ” qui veut des idées claires, allant droit au but ; le “ musical ” qui attend la petite musique du style ; le “ philosophe ” qui veut de la substance, une argumentation supposée logique, appréciant au détour la puissance kilogrammatique de l’objet ; le “ scoopeur ” se prenant pour un chercheur d’or ; le “ synthétiseur ” à la quête des clefs du mystère esthétique ; le “ chirurgien ” maniant les bistouris de l’analyse ; le “ peintre ” des chiffres émoustillé par les black scores de la pensée… Ah ! Satisfaire tout ce beau monde ! Répondre au cahier des charges !

Or voici que pour s’adonner à l’exercice de style de ce Samedi, l’éditeur que je suis se place “ dans la peau ” d’un lecteur critiquant le livre qu’il a lui-même fait accoucher… Comment jeter un regard critique sur soi-même ? Je veux dire : ce soi-même qui s’envisage comme une totalité multiple de lecteurs critiques ?

 

2. Trop brève (auto-)critique

-       Je dois avouer que ce livre a été une entreprise collective heureuse.

-       Je lis ce livre comme une totalité non limitée à son contenu musicologique. Un livre, c’est un objet placé dans un projet se matérialisant par une diffusion dans les médias. Je regrette que ce livre n’ait pas eu la promotion qu’il méritait, en raison du décès de son auteur non accompagné des hommages que ce livre et la carrière de Bayer méritaient (mise à part l’initiative de François Nicolas). En raison aussi du désastre actuel que connaît le secteur de la promotion des livres sur la musique du second XXe siècle dans les médias.

-       L’hommage de la musicologie au compositeur Bayer est rendu par Pierre Albert Castanet (j’oserais dire qu’il sauve les meubles), au moment où le parfum de l’ultime silence s’imposait sur son œuvre (poème d’André Breton) :

 

Je parle

Et sous ton visage

Tourne le cône d’ombre

Qui du fond des mers a appelé les perles

  

-       Instantanés est tout à fait un ouvrage “ de ” son auteur. D’une part parce qu’il n’y a pas eu d’interférences avec un compositeur monographié ou un collectif de rédacteurs, contrairement à ce qui arrive souvent ; d’autre part parce que le manuscrit était totalement terminé – voire pré-publié dans des revues. A l’exception du chapitre sur le silence de Sibelius, mystère difficile à cerner[1], chapitre qui a engendré le silence de Bayer, ce grand perfectionniste en lutte alors avec la maladie (quelques pages à rédiger ont demandé près d’une année d’efforts).  

-       L’aspect formel revient en grande partie à l’éditeur, législation et usage obligent, de la couverture jusqu’à certains aspects de la langue, en passant par la quatrième de couverture. Sur ce point, l’auteur a laissé l’absolue liberté à l’éditeur, sauf pour le titre, fruit d’une longue concertation. 

-       Si l’on extrait quelques lignes, reconnaissons la qualité du style de Francis Bayer, à l’ample respiration, équilibré, ni trop littéraire ni trop analytique, comme si Bayer avait songé accomplir, article après article (songeant aux chapitres du futur livre), ce type de livre que rédigent au soir de leur vie les plus grands savants, tout à la fois livre de chevet du grand public et résumé d’une vie de recherche.

-       Ce que confirme l’unité de ton d’un article, c’est-à-dire d’un chapitre à l’autre.

-       Bayer est un philosophe (docteur en philosophie) qui ne fait pas de la philosophie. Il écrit au contraire dans une langue littéraire et ne développe pas une argumentation esthétique, mais tente de cerner des points de styles ou d’histoire. Il y a donc une forme d’abnégation, de renoncement, de modestie et une volonté didactique évidente de la part d’un auteur qui aurait très bien pu choisir une autre voie musicologique.

-       Bayer insiste sur la multiplicité des lectures que nécessite la musique. C’est sur ce point que l’éditeur a été séduit tout l’abord, car il correspond à sa ligne de pensée centrée sur le complexe (Morin) et le multiple (Lyotard). “ La musique est-elle une ou multiple ? ” se demandait  Francis Bayer dans De Schönberg à Cage (1981). “ La musique n’est pas Une, elle est multiple ” répond l’éditeur dans sa Note au début d’Instantanés (2003). L’éditeur a d’ailleurs demandé à l’auteur d’ajouter quelques pages pour bien marquer cette problématique commune. D’où cet avant-propos de Bayer : “ A la multiplicité des visages de la musique répond une infinie diversité des regards dont elle peut faire l’objet. Ces différents types de regards peuvent engendrer divers types de discours qui suscitent à leur tour de multiples niveaux de lecture. ” D’où également la quatrième de couverture rédigée par l’éditeur avec l’accord de l’auteur :

 

Instantanés est une série d’études sur des compositeurs et des œuvres singulières, multipliant les angles de vues, du récit à l’analyse, soulevant des énigmes comme le silence de Sibelius, entrant dans l’intimité de la correspondance entre Gide et Ohana (…) C’est bien la musique qui miroite, mais dans le regard d’un homme, ainsi que les plus beaux des arcs-en-ciel n’existent pas, sans la pupille de celui qui les observe.

 

-       Car le livre a débordé son auteur, de par la volonté conjointe de l’éditeur et de son directeur de collection, Pierre Albert Castanet : ne pas s’en tenir à la somme d’une vie de recherche, mais transformer l’essai en esquisses monographique et discographique. La postface de Pierre Albert Castanet sur Bayer compositeur, avec un extrait de la partition, prépare le CD joint au livre qui contient l’une des compositions de Bayer. A signaler que Francis Bayer est au piano – on le sait, le musicien est lui-même multiple : tout à la fois ou tour à tour, compositeur, interprète, auditeur, commentateur… ![2]

-       Je dois ici saluer sa mémoire : Bayer a été éblouissant de courage, de dignité et de courtoisie jusqu’au plus fort de la maladie, au moment où le pianiste a dû très péniblement venir au studio d’enregistrement pour rendre un dernier hommage à sa déesse favorite, la musique.

-Qu’il me soit permis ici de citer une autre forme de lecture du livre, à mi-chemin entre le  journalisme et la musicologie. De façon élogieuse, Philippe Albèra (Dissonance n° 87, Nyon, Lausanne, septembre 2004, p. 55) rappelle dans la stratégie éditoriale de Millénaire III avant d’évoquer l’idée qui aurait présidé à la publication. Pourquoi publie-t-on un livre ? Reconnaissons que la première lecture passe par ce filtre de la réflexion. Selon les éditeurs, la démarche diffère :

a)     parce que, par exemple, il faut tout bonnement éditer quelque chose ;

b)    parce que ce quelque chose qu’on présente à l’éditeur par l’intermédiaire du directeur de collection répond aux desiderata de l’entreprise éditoriale – Millénaire III demande à la fois des valeurs reconnues et des valeurs à promouvoir, ces derniers étant sa raison d’exister ;

c)     parce que le contact avec l’auteur est intéressant. Bayer s’est affirmé d’emblée comme une personnalité sérieuse, de commerce agréable, sans complication. Son manuscrit était presque parfait. Mais surtout, j’ai rencontré le compositeur lors d’un concert au Théâtre des Arts de Rouen où avait été jouée l’une de ses Propositions. Parmi des œuvres prétendument beaucoup plus prestigieuses (les valeurs reconnues), pour moi, sa composition les dépassait toutes.

 

3. Conclusion pour recommencer

 

Pour reprendre la problématique du livre, le lecteur comme ses lectures est multiple. Nous sommes, tout à la fois ou tour à tour, auteur, éditeur, observateur. Nous emboîtons nos poupées gigognes en fonction de ce que nos intérêts nous poussent à accomplir. Et ce que nous trouvons à l’auberge de la pensée vient de la chasse que nous avons nous-mêmes menée. La musicologie est le questionnement de Bayer compositeur ; les armes qu’il fourbit lui permettent en réalité de capturer la Bête musicale qui se débat en lui. Combien de musicologues du temps présent lui ressemblent ! A commencer par l’éditeur, ce compositeur qui se permet de juger en tant qu’auteur. Juger quoi ? Si peu : l’affaire était entendu dès l’écoute de Proposition ; il ne manquait qu’un manuscrit digne de ce nom. Juger non pas une œuvre, mais son retentissement dans les bois de ma propre quête. L’art est une auberge de chasseurs qui, venant de nulle part, ont décidé d’y commencer leur chasse.

 

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[1] (*) Je fais une autre proposition d’explication dans “ Scelsi / Kúrtag : régression, expansion ”, actes du colloque de janvier 2005, Paris, CDMC, à paraître. Cf. également la proposition de Sophie Stévance lors de ce Samedi d’Entretemps.

 

[2] Je m’étends sur la complexité du processus de communication [par complexité, entendre : ce qui est tissé ensemble] :

A)    Sens et enjeux des concepts de simplicité et de complexité dans la musique à la fin du XXe siècle, thèse de doctorat de musicologie, Paris IV-Sorbonne, 19 novembre 2004, 4 tomes, 1153 p. En particulier le tableau p. 670.

B)    Reproduction partielle : La controverse du simple et du complexe en musique contemporaine, Paris, L’Harmattan, coll. “ Sémiotique et philosophie de la musique ”, à paraître en 2005.