Franck C. Yeznikian

(Samedi d’Entretemps, 26 octobre 2002)

 

 

Jean Barraqué : de l’écrit, le devenir

 

 

 

 

À la mémoire de Levon Astvazatourian

cet autre Barraqué de là-bas, sidéral.

 

 

 

« Moi qui, dès mon enfance, me suis toujours tant méfié de la musique (non parce qu’elle m’élevait au-dessus de moi-même plus puissamment que tout autre chose, mais parce que je m’étais aperçu que, loin de me reposer à l’endroit où elle m’avait trouvé, elle me faisait retomber beaucoup plus bas, quelque part au fond de l’inachevé). »

Rainer Maria Rilke

in Les Cahiers de Malte Laurids Brigge

 

«… parce que toute authenticité est un exil »

anonyme

 

 

La publication, l’apparition oserais-je dire, de ces Écrits de Jean Barraqué, constituent une réelle inactualité dont les tenants et les aboutissants, de par leur contenu même, sont autant d’éclairs que d’abîmes à celui qui en cernera le présent écart. Cette somme restituée de l’oubli, nous dévoile dans la force de son horizon, l’autre réel de ces années là dont quelques-uns des compositeurs de ma génération, continuent d’interroger les liens d’une possible et complexe filiation.

 

Le contenu, la rigueur et la force, qui se manifestent avec grandiloquence dans la langue et la pensée de Jean Barraqué, auprès desquels on peut rapprocher les écrits de Zimmermann, Huber, Nono et ceux de Lachenmann, sont autant de repères, de preuves et d’éclaircissements, fussent-ils terribles et sans retour, par quoi nous mesurons aujourd’hui, le triste abandon et le désintérêt, dû au travail de l’oubli, le fruit du capitalisme, et à cette grandissante perte de valeur et de perspectives que nous savons, si pratiquement surenchérir.

 

Intempestivement inactuelle, si vous me permettez cette double référence au signifiant unzeitgemäß de la seconde considération de Nietzsche, sont à la fois cette œuvre et le verbe qui s’y incarne. Terme qui, à présent, plus qu’alors, fait preuve dans l’épreuve même d’un disparate refoulé et non assumé comme crise de l’être à ce qui serait son existence.

 

Certes on entendra dans le timbre de sa pensée, le ton alerte et l’éloquence toute décidée de cette époque dont les voix transcrivaient si directement la tension dynamique d’un devenir fertile en procès. Trait du structuralisme sans doute ; foudre des décisions et des propos, découpe des copules, anatomie des liens, paroxysme du lieu… comment dès lors, ne pas rêver de cette rencontre, au supplément de celle déjà de Foucault, d’un Merleau-Ponty par exemple ! Mais nul autre œuvre, à ma connaissance est à ce point emblématique dans ce destin circonscrit, formulé et dans lequel il se sera jeté. Ce jeu périlleux du destin, celui du poète maudit notamment, bien qu’il réfutât l’épique fonction de ce dernier, impliquait dans le gain d’un devenir, l’écriture, une réponse sentencieuse à l’emprise d’une sanction mythique ouvrant au tragique.

 

On pourrait avancer que la musique de Barraqué est clairement exposée au drame de son contenu à quoi « La Maladie à la mort » de Kierkegaard serait la sentence ramassée de « La Musique c’est la mort » : la Maladie, la Musique, la Mort, combinatoire qui ouvre et qui précipite l’être à l’existence dans et pour la Vie, et pas « la vie, la vraie ! » dont on nous rabat proportionnellement le mensonge. Nulle dérive qui n’en soit la véritable traversée dans le processus et l’élan ; nulle incise qui n’ouvre là, à une chaire, sa présence, de son digne tremblement. La dimension et la teneur de l’inachèvement inachève pour commencer le processus. Son rapport à l’existential se présente à l’intérieur de la chair de sa musique dans l’ouverture de son interrogation. Je pense ici à l’échelle des registres et à l’alchimie des timbres comme manière de désigner et de traverser de la présence au sens de son dasein. « Il vient un moment où le créateur a besoin de reprendre toutes les fleurs de la vie pour les arracher de la création afin de créer une situation mortelle, je ne dis pas dans son âme, car cela n’a aucune importance, mais pour créer dans le langage une impossibilité, et c’est là la rigueur de l’Histoire : rendre tout impossible et que, de l’une à l’autre, les choses soient encore plus impossibles. » (in Propos impromptu, p. 182)

 

Le premier sujet avant d’être l’interprète comme interlocuteur, c’est cette scène que peut être, le champ du système d’un matériau ontologiquement en devenir. L’opération spéculative répond, incarne son designo. Par exemple, cette méthode dite des séries proliférantes, qui fait de son auteur à la fois un digne héritier des trois Viennois dans le sens de la trace et la perte que justement présente cette stratégie, serait aussi à considérer comme un reflet d’un reste diurne de cet étant appartenant à l’économie onirique, à savoir cette variation, ou mutation, de l’apparition et de la répétition que l’on doit au Freud de la Traumdeutung via le déplacement ou la substitution.

C’est en quoi on peut légitimement parler d’une herméneutique ; il n’y a, en effet, aucun paramètre qui semble dénué du sens même qu’à pour charge la tâche de sa musique. Mais pourquoi ne pas aussi penser jusqu’à une « ontologie pratique » à l’œuvre ! Le sens et la fonction sont là, inextricables, et le matériau en est le corps et la matière principale.

 

C’est là, compositions et écrits, une œuvre sans repentir et qui via le tragique qui emporta son auteur et sa résonance, n’aura souffert du paradoxe, voire jusqu’à entendre la contradiction, que dis-je la démence sans précaution (sic) de son exact contemporain, pour qui, par exemple, le caprice des hélicoptères n’est en fait, qu’encore, le pal-reflet « artistique » par rapport à l’aspect synchrone d’un crash, celui-là, nettement plus spectaculaire. Probablement, comme disait Nietzsche : « Nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité » mais combien mal imaginerait-on Jean Barraqué dans notre manège trop actuel !

 

Il faut sincèrement remercier Laurent Feneyrou de nous avoir restitué cette épaisseur à l’œuvre. L’un des apports les plus fondamentaux qu’il nous révèle dans son introduction ainsi que dans un article très investi, récemment publié dans une revue suisse, sous le titre « Dans le rêve, l’existence s’éveille… » est principalement axé du côté de l’articulation de l’œuvre barraquéenne à la pensée du philosophe et psychiatre suisse que fut Ludwig Binswanger. C’est là une relation unique me semble-t-il dans l’histoire de la musique. Effet sinon mieux, efficience de perspective dont la fuite est sans point arrêté ; c’est-à-dire au sens d’une perspective en pure fuite à l’instar de certains processus psychiques dont le rêve dans son travail et son étoffe, serait l’une des réalisations à l’œuvre et pour l’œuvre.

 

Ce qui transparaît à la lecture des Écrits, est bel et bien la voix d’un homme qui n’entend pas d’autre possibilité que de répondre au monde, à l’existence de son propre monde déjà pour s’en extraire au vivant et au dire de l’être. Il ne serait pas trop erroné, je crois, de parler à son endroit d’une œuvre à valeur ou composante ontologique.

 

Ses Écrits passent de l’aphorisme arraché à l’intimité d’un carnet, d’hommages révérencieux à l’analyse sensible et méticuleuse à partir des trois principales références compositionnelles – ses Grandiloquences — que furent pour lui Beethoven, Debussy et Webern, renseignent dans le style syntaxique, l’homme qu’il fut et voulait demeurer.

 

Cette volonté d’être à son temps dans les abscisses de son existence au sens de son authenticité, aura hélas projeté cette œuvre dans la résistance d’une opposition qui s’en sera, aussi vite que le trépas, débarrassé. Bien que le Schubert de l’Inachevé, semble être le compositeur qui lui déclencha sa vocation, son choc de devenir musicien, c’est entre Beethoven et Webern que se tisse, à mon avis, le travail de la forme et des stratégies. Beethoven répondrait à l’humeur dionysiaque du vivant et du tragique alors que Webern apparaîtrait plus comme son idéal apollinien, c’est-à-dire, adulé et sublimé mais avec une dimension désormais inaccessible pour lui ; sorte de schème substantivé désintégrable ou implosable aux courants — mot qu’il emploie en introduction de sa Sonate — et mouvements de l’existence. C’est Debussy qui demeure le plus complexe à cerner dans l’œuvre de Barraqué. Il y a sans doute davantage de rapports secrets entre Schubert et Debussy pour l’auteur du Temps Restitué. L’informe, voire l’informel s’y prononce et le temps est en fuite dans cette paradoxale suspension du devenir fini / infini, le tragique est interne, trop intime, vulnérable au sens peut-être d’une Krisis : Le véritable infini ne peut être celui-là : il faut qu’il soit ce qui nous dépasse ; infini d’Offenheit et non pas Unendlichkeit — Infini du Lebenswelt et non pas infini d’idéalisation — Infini négatif, donc (in Notes de travail de Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 959)

 

Ce corpus d’articles réunis nous engage à poursuivre cette voie inachevée à l’œuvre ; d’aller à l’ouvert de ses abîmes qu’elle soulève, à l’analyse de sa puissance afin d’être au plus près de l’être même de sa présence. D’y être comme projeté et à l’épreuve de son verbe, de son chant, à l’ontologie de sa conduite, à l’intranquillité de sa forme ! Selon l’évocation de son brillant élève, hélas trop vite disparu, Bill Hopkins, c’est consciemment que Barraqué affirmait vouloir composer une musique entièrement inaccessible à l’analyse (B. Hopkins, Barraqué et l’idée sérielle, in Entretemps p. 32) Dans son hommage à Messiaen pédagogue, Barraqué va jusqu’à revendiquer un recours à une inquiétude analytique comme privilège à faire naître, n’est-ce pas là convoquer une maïeutique ! Belle application ou implication du souci (Sorge) heideggerien ou bien n’est-ce pas là, l’heuristique de toute profonde analytique ?

 

Ces Écrits témoignent d’une forte lucidité dont la portée nous est main-tenant confiée. Parole des extrêmes comme fut sa vie, paroles pleines de vie et hantée, dans la convulsion lyrique, par son fruit ultime : l’être pour la mort. Ces Écrits sont comme la clef de l’inachèvement, son exigence. Sans doute est-ce là, la seule œuvre qui puisse s’autoriser d’avoir noué un lien indémélable et fusionnel avec une philosophie de son temps.

 

Qu’il nous reste à appliquer, régénérer et transposer certaines pensées à notre époque, voilà qui nous serait illusoirement fort utile ! La vérité est là, l’épreuve également. Nous disposons là, d’une œuvre qui s’adresse à l’homme dans son être, le principe de son existence. Ses Écrits, dans leurs accents et articulations font encore plus intempestivement rupture qu’alors ; il nous appartient d’y répondre avec force et ténacité.

 

On peut somme toute, regretter l’absence de trace en ce qui concerne des personnalités comme Zimmermann, Nono, et plus près de lui peut-être celle de Jean-Pierre Guézec, cet autre compositeur refoulé puis si rapidement oublié ! Les a-t-il croisés, ou ne serait-ce que seulement lus et entendus ? Par un destin presque anachronique, nous voilà à présent, et grâce à l’apparution de ses Écrits réunis, encore un peu moins débarrassé de Barraqué.

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