Laurent Feneyrou

(Samedi d’Entretemps, 26 octobre 2002)

 

 

…dans le rêve, l’existence s’éveille…

Jean Barraqué — Michel Foucault

 

« Devenir est un départ,

mais devenir soi-même un mouvement sur place »

(Soeren Kierkegaard, Traité du désespoir)

 

« Vous me demandez ce que ça a été d’avoir aperçu, par le hasard et le privilège d’une amitié rencontrée, un peu de ce qui se passait dans la musique, il y a maintenant presque trente ans ? Je n’étais là qu’un passant retenu par l’affection, un certain trouble, de la curiosité, le sentiment étrange d’assister à ce dont je n’étais guère capable d’être le contemporain. C’était une chance : la musique était alors désertée par les discours de l’extérieur », écrivait Michel Foucault[1]. Dans cet hommage à Pierre Boulez, l’amitié rencontrée est celle de Jean Barraqué, « l’un des musiciens les plus géniaux et les plus méconnus de la génération actuelle »[2], qui nous abandonne une œuvre tout entière promise à l’inachèvement, terme accusé encore par la mort, prématurée, condamnant au silence un art aux dures beautés cristallines. Étudier l’histoire commune des deux hommes, c’est s’inscrire dans une biographie mouvementée, c’est surtout découvrir l’incidence des œuvres nées simultanément au commencement des années cinquante, c’est enfin se garder du risque de faire de l’un une métaphore de la pensée philosophique du second, et de l’autre, l’incarnation fondatrice de la musique dans les discours du premier.

 

Excursus 1

               Michel Foucault échappa à l’influence de la phénoménologie et du marxisme à travers la musique, dont le rôle fut, dit-il, aussi important que la lecture de Nietzsche. « Si mes souvenirs sont exacts, je dois la première grande secousse culturelle à des musiciens sériels et dodécaphonistes français — comme Boulez et Barraqué — auxquels j’étais lié par des rapports d’amitié. Ils ont représenté pour moi le premier « accroc » à cet univers dialectique dans lequel j’avais vécu [3]. » Car Wagner, comme Schopenhauer et Nietzsche, posa le problème du sujet en termes non cartésiens, œuvrant à la dissolution de la subjectivité européenne. Dans les discours de Michel Foucault sur la musique et ses problèmes théoriques (langage, structure, matériau), mais aussi dans la fervente correspondance avec Jean Barraqué, le silence, qui « protégeait la musique, préservant son insolence »[4], est matutinal, indice de commencement. Si vouée aux habitudes et aux familiarités, si proche et si consubstantielle à notre culture, la musique s’éloigne pourtant, le silence traduisant cet éloignement, ce désormais inaccessible lointain. (Au contraire, notamment dans la seconde section de la Sonate, les silences de Jean Barraqué, tranchants, toujours aux frontières, sont des silences du milieu, signes délétères de discontinuité, dynamiques silencieuses des pulsions de mort. Dans la « mer de silences » de Chant après chant, dans ses vides, creusements insidieux, arrêts irrationnels, modes du néant musical, où tout son affronte un inexorable déclin, et plus encore dans les innombrables et menaçantes gangrènes du matériau, nous sommes rendus sensibles aux mouvements subtils et infimes du monde. Et l’Hymne à l’œuvre des inachevés Portiques du feu devait chanter : « Seul le silence — il est contradictoire de l’évoquer — peut rendre compte de l’estime que l’on peut avoir envers [la grande œuvre]. Mais quelle est cette qualité, cette consistance de silence ? Silence de Nuit dans la formalité, dans la verbalité, ou bien réponse dans l’œuvre ? »)

 

En 1952, Michel Foucault, alors pensionnaire à la fondation Thiers, répétiteur de psychologie à l’École Normale, et psychologue dans le service du professeur Jean Delay à l’hôpital Sainte-Anne, fit la connaissance de Jean Barraqué. Une relation intense entre le philosophe et le musicien débuta en mai[5], à laquelle Barraqué mit un terme en mars 1956. « Adorable, laid comme un pou, follement spirituel, son érudition en fait de mauvais garçons touche à l’encyclopédie. Me voilà tout décontenancé à me sentir convié par lui à explorer un monde que j’ignorais encore, où je vais promener ma souffrance », écrivit Michel Foucault de son ami, lequel produisit sur lui une mutation, et, selon Daniel Defert, « la sortie du tourment ». Avec Jean Barraqué, Michel Foucault partagea l’étude de la musique sérielle, de Beethoven, de Nietzsche, et l’ivresse, expérience qu’il associa à celles du rêve et de la déraison.

En 1954, Michel Foucault publie Maladie mentale et Personnalité, plus tard retravaillé sous le titre Maladie mentale et Psychologie (1962). Ce livre figure dans la bibliothèque de Jean Barraqué, mais l’unique annotation du musicien porte, dans le premier chapitre, sur la définition, par le psychiatre Emil Kraepelin (1856-1926), de la démence précoce, et sur celle de la schizophrénie comme morcellement — Spaltung selon Eugen Bleuler (1857-1939) — du flux de la pensée[6]. Dans l’état actuel des recherches, rien ne permet de déterminer avec sûreté que Barraqué ait eu connaissance de deux autres études de Michel Foucault écrites à la même époque, mais publiées après leur rupture : « La psychologie de 1850 à 1950 », et la traduction du Cycle de la structure de Viktor von Weizsaecker. L’influence de la phénoménologie française se lit alors dans « Des goûts et des couleurs… », où Jean Barraqué appelle de ses vœux une histoire phénoménologique de la musique, et dans « Rythme et développement », où il définit globalement la série comme un rapport abstrait entre des éléments reliés rationnellement les uns aux autres, une mondanisation de chaque paramètre : « Quand je mets l’accent sur l’indissociabilité des quatre éléments qui forment le phénomène sonore, je nie par là l’existence en soi d’une de ces composantes. L’organisation intrinsèque d’un de ces éléments (soit tessiture, rythme, timbre, dynamique), ne représente qu’une virtualité abstraite qui ne prend un sens effectif que par l’existence des trois autres [7]. » Les rapports ainsi créés, la dialectique du discours, la rhétorique en somme, regardent l’expression musicale. Les outils ou les concepts analytiques de Barraqué en témoignent, notamment le clivage entre la note-ton, incluse dans l’harmonie, considérée en tant que degré, et la note-son, sonorité en dehors de toute relation, dont la fonction ressortit avant tout au timbre — ou encore, la note d’effroi, arrachée à la mondanéité, comme le la dans la Marche funèbre de l’Héroïque. Et, dans l’œuvre debussyste, Jean Barraqué démontra l’impossibilité d’existence « en soi », maintenue par développement linéaire et continu, d’un des paramètres musicaux. Phénoménologique encore, son analyse de la Cinquième Symphonie de Beethoven, sensible à la succession ou à la simultanéité des fonctions organiques et formelles, dans le temps comme dans l’espace, œuvre à la pluralité des analyses, à la communication et à la reconnaissance signalétique du langage, à l’« inanalysable d’une technique compositionnelle fondée sur un mécanisme musical de nature onirique ». Dans la quadrature des éléments, le phénomène manifeste. Il est le du dévoilement de la chose, non la chose en soi, non la vérité de la chose dans sa présence, mais l’assertion de la nécessaire latence de cette vérité. Barraqué écrit : « On peut apprécier un phénomène sous des angles différents ; la connaissance la plus parfaite est celle qui réunit le plus grand nombre de points de vue [8]. »

Si, au cours des années soixante, Jean Barraqué lut Les Mots et les Choses et L’Archéologie du savoir[9], le livre fondamental de l’amitié reste l’introduction à l’essai de Ludwig Binswanger[10] « Le rêve et l’existence », traduit par Jacqueline Verdeaux, et publié en 1954 dans une collection d’inspiration phénoménologique. Barraqué s’enthousiasma pour ce livre, qu’il prêta à Pierre Boulez, et dont Michel Foucault lui avait dédicacé un exemplaire en ces termes : « Ce livre, mon cher Jean, je ne te le donne pas : il te revient par la force de droits fraternels qui en font un bien commun, et un signe qui ne pourrait s’effacer. » Les rares annotations de Barraqué portent, dans la deuxième partie de l’introduction, sur l’examen critique de la Traumdeutung freudienne, faisant du rêve « le sens de l’inconscient », mais ne saisissant pas l’homme dans son entier. Celui-ci ne se présente pas comme un sujet étranger au monde dans lequel il se meut, mais existe a priori, inséparablement de ce monde, découvrant la structure a priori de l’être-au-monde, être-dans-le-monde, In-der-Welt-Sein, constitution fondamentale de la présence, Dasein, avec ses propres mesures. (Mais Medard Boss récusa la réduction binswangérienne de l’être-au-monde à une propriété nouvelle du sujet[11].) Dans « La psychologie de 1850 à 1950 », Michel Foucault soulignera que, pour Binswanger, ressaisir l’homme comme existence dans le monde, et caractériser chacun par le style propre à cette existence, c’est atteindre le fondement qui lui a donné sa possibilité et rendre compte de ses ambiguïtés[12]. Et Ludwig Binswanger mit en relief l’existential de la Geworfenheit, de la déréliction, du délaissement, de l’être-jeté dans le monde tel qu’il se manifeste et peut s’analyser dans la structuration onirique de l’existence, autrement dit la mondanéité du rêve, irréductible aux seules déterminations psychologiques dans lesquelles il est le plus souvent inséré. Si, dans la structure phénoménale propre de l’être-au-monde, le sujet, la mens humaine, le mythe d’une intériorité esseulée ne s’oppose plus à l’objet, à la manifestation extérieure du monde, le rêve est ouverture, présence au monde. Saisis dans une anthropologie phénoménologique, au sens heideggérien de Être et temps, mais scrutant une ontologie existentiale, une analytique ontologique de l’imagination, problème majeur de la Daseinanalyse, le rêve et sa logique dissocient les structures de la conscience et la cohérence des raisonnements, retrouvant chez Jean Barraqué les accents de Binswanger : « Rêver n’est donc pas une façon singulièrement forte et vive d’imaginer. Imaginer au contraire, c’est se viser soi-même dans le moment du rêve ; c’est se rêver rêvant [13]. » Le monde est-il alors « le dôme du rêve » de Chant après chant, le doma, la construction, la demeure ou le temple, à travers lequel marche le Démiurge ?

« Il y a là, comme dans le rêve — où les hantises et les obsessions et les images de la vie sont reprises non textuelles mais sur un autre mode —, le même genre de mimétisme involontaire et voulu, inconscient et recherché »[14], écrit de… au-delà du hasard Jean Barraqué, qui souligna aussi cette autre phrase de l’introduction de Michel Foucault : « Pour avoir méconnu cette structure de langage qu’enveloppe nécessairement l’expérience onirique, comme tout fait d’expression, la psychanalyse freudienne du rêve n’est jamais une saisie compréhensive du sens. Le sens n’apparaît pas, pour elle, à travers la reconnaissance d’une structure de langage ; mais il doit se dégager, se déduire, se deviner à partir d’une parole prise en elle-même [15]. » Étant ce langage qui « rêve et crée », selon la formule de Ludwig Binswanger, le rêve traduit l’existence, dont il est une forme, indissociable de l’Erlebnis, et indifférent à l’analogie, dans le déchiffrement de l’allégorie onirique. Reste la métaphore, image du rapport au monde, que le rêve rend plus intense et plus puissante encore, et dans laquelle une transcendance, comme destruction de l’immanence, est prise par l’horizon de ce monde[16].

Selon Le Rêve et l’Existence, livre essentiel à la constitution de l’univers barraquéen, le sujet du rêve se manifeste comme la totalité de l’existence, déchiffrée dans le rêve. « Aveuglé par le rêve et rendu voyant par le rêve, je connais ta mort, je connais la limite qui t’est fixée, la limite du rêve, que tu nies. Le sais-tu toi-même ? Le veux-tu ainsi ? », chante à trois reprises la dixième section de… au-delà du hasard, en commençant sur un unisson à peine émis, dans un souffle retenu, un murmure, avant de s’embraser et de se disloquer. Depuis l’Antiquité, l’homme sait : dans le rêve, il rencontre son être. Michel Foucault, dans son dernier livre, reviendra sur le rêve et l’onirocritique de La Clef des songes d’Artémidore. Là, oneiros, c’est ce qui to on eirei, « ce qui dit l’être », ce qui agit sur l’âme et l’excite, oreinei, ce qui modifie l’âme, la façonne et la modèle[17]. Tout rêve, totalisant l’existence, recèle donc en soi antécédents et devenirs, dans le « filet du Rêve intemporel qui s’épanouit aux confins… du présent imposé », selon… au-delà du hasard. Si notre liberté est rivée à la Nécessité, au sein de laquelle « tout s’était accompli » (Le Temps restitué), le rêve dévoile le mouvement de notre liberté vers le monde, de notre délivrance des liens constitutifs de l’expérience naturelle, avant que la conscience vigile ne recouvre l’étendue de nos moments oniriques. C’est donc, à proprement parler, une fin du monde qui se produit et se reproduit sans cesse dans l’éveil.

Le rêve, cette « fenêtre découpée dans le clair de lune » (Chant après chant), annonce à l’homme sa solitude, et contrarie son sommeil, désormais vigilant, en l’éveillant à la lumière de la mort, sens absolu du rêve, accomplissement et négation de notre liberté comme destin : « Au plus profond de son rêve, ce que l’homme rencontre, c’est sa mort [18]. » Rappelons ici la passion de Jean Barraqué pour le Veilleur de l’Agamemnon eschyléen, celui, apeuré, auquel la visite des songes est déniée. Et l’homme se couche pour mourir — le gisant est l’Homme couché. « Œuvre enfouie dans / le Rêve de Mort », écrit Barraqué de Chant après chant. Si, comme l’écrit Michel Foucault, l’imagination tend vers la totalisation du mouvement de l’existence, alors le décisif, le définitif, le désormais clos, autrement dit le suicide, en pointe la limite. Comme le rêve est la genèse, la condition de l’imagination, la source de l’existence, où s’accomplit la constitution originaire du monde[19], la tentation du suicide, d’une présence non ici ou là, mais absolue, esquivée et d’une transparente ubiquité, désigne le mythe ultime. Seule une anthropologie de cette imagination dernière peut fonder une psychologie et une éthique du suicide, recherchant ce « moment originaire où je me fais monde, où rien encore n’est chose dans le monde, où l’espace n’est encore que direction de l’existence, et le temps mouvement de son histoire »[20]. Nul ne rit alors dans le rêve — Chant après chant nous l’enseigne. Et le rêve à l’œuvre est cosmogonie, mais aussi cosmologie : « La musique est la création [21]. » À la lumière de ces thèses, Jean Barraqué pourrait avoir lu, dans ses aphorismes sur Beethoven, « homme des départs sans voyage », le Testament d’Heiligenstadt : « Beethoven représente l’individuel, où la création « lyrique » n’a d’issue que le suicide, la folie, la solitude consentie. Qu’il ait voulu vivre ou non son suicide, peu importe. Raté ou non, il l’a vécu dans son âme [22]. » L’influence d’une anthropologie foucaldienne, sinon binswangérienne, de l’imagination se retrouve aussi dans le fait que Barraqué imaginait la réalité sonore, et notamment instrumentale, dès Séquence, et dans ce célèbre credo des dernières années : « La musique, c’est le drame, c’est le pathétique, c’est la mort. C’est le jeu complet, le tremblement jusqu’au suicide. Si la musique n’est pas ça, si elle n’est pas le dépassement jusqu’aux limites, elle n’est rien [23]. »

Dans le rêve, le monde de l’être et celui de l’imagination sont Un. Révélateur de notre part la plus irréductible à l’Histoire, le rêve désigne un monde singulier, dans la dispersion, idios kosmos, selon Héraclite, commenté dans « Le rêve et l’existence » de Ludwig Binswanger : « Les éveillés ont un monde unique et commun, mais chacun des dormeurs se retire dans son monde propre » (fragment 89). L’éveillé vit avec autrui, dans l’unité du koinos kosmos, là où le rêveur, ou le dormeur, reste étranger à la continuité de l’expérience de ce monde commun, comme à la discursivité propre à la sphère des éloquences communes. Son rêve est idios, propre, particulier, pour soi — représentation au sens strict, témoin d’une individualité essentielle. Selon Ludwig Binswanger, l’esprit, l’objectivité, la vérité s’opposent ici à l’image, au sentiment, à la pensée subjective, à la doxa, et le quisque, l’individu, l’isolé, l’ekastos des Grecs à la communauté médiatisée par le logos. « Assurément ce rêve isolé ne peut être interprété, mais, paradoxalement, le commentaire solitaire devient, par et malgré sa délirante puissance individuelle, communicable et universel. Autrui peut alors imaginer des perspectives qui osent exclure ce rêve unique du créateur devenu absent », écrit Jean Barraqué dans son « Hommage à Claude Debussy »[24], à travers le mouvement dialectique de l’idios et du koinos, et son dépassement dans la mania. Mais si le fragment héraclitéen ignore xunos — le commun du lien entre le sage et ce qui est au-delà de la représentation, ou du domaine de l’expression d’un monde sensible en général —, la réalité du songe et de la veille peut être la même quand le rêve est à l’existence ce que les structures du monde onirique sont à celles de la vigilance. Ce monde, dans le sommeil, révèle des structures aprioriques que l’on retrouve, analogues, hors de l’endormissement, et notamment dans la trêve de la raison. Ainsi naît la rêverie, forme d’existence abandonnant toute distinction entre l’ensommeillé et l’éveillé, et se tenant strictement dans un monde onirique. La présence, où l’être est en cause dans sa propre possibilité d’être, y est amenée « devant son être », selon l’expression de Martin Heidegger, révélant ainsi le trait ontologique fondamental de tout rêve, comme son lien avec l’angoisse.

« Les mythes complémentaires de l’eau et du feu supportent le thème philosophique d’unité substantielle de l’âme et du monde dans le moment du rêve [25]. » En l’œuvre de Jean Barraqué se heurtent violemment feu et eau. Dans « l’étincellement du rêve » (Chant après chant), l’être s’embrase, s’allume au feu secret du monde, découvrant l’intimité des phénomènes et l’existence d’une vérité qui l’excède, mais s’infléchit vers lui. La métaphore du feu serait la métaphore des cycles beethovéniens, debussystes et weberniens. Les quatre mouvements de la Cinquième Symphonie sont promis au recommencement et reconsidèrent l’unité en cercle, le royaume d’unité mathusalémien du rythme, et cette Unité sans fin que figure et chante à son terme La Mort de Virgile, où l’élément détruit renaît en modifiant ses fonctions. Si l’œuvre est inachevée, pensée dans son inachèvement et, simultanément, dans la dispersion que son inachèvement implique, les images de la flamme et de la cendre ne seraient donc pas ici superflues. Et l’injonction de La Mort de Virgile devait être chantée dans Lysanias : « Brûlez L’Énéide ! » Mais dans le rêve, l’âme, affranchie du corps, se noie aussi dans le cosmos, se laisse immerger par lui et se mêle à ses mouvements dans une sorte d’union de l’Océan et de ses eaux. Émues, troublées, les ondes marines s’élargissent, avant de culminer dans le déferlement des vagues sur les brisants. Le rêve est tout à la fois éclair de lumière, clarté extrême de l’intuition, et ténèbres utérines, nocturne angoisse de l’égaré : « Les rêves appartiennent au royaume de la nuit et de la terre, eux-mêmes sont des démons qui hantent leur propre domaine (Dèmos chez Homère) et constituent leur propre lignée (Phylon chez Hésiode). Leur mère est la nuit (Hésiode), mère aussi de la mort et du sommeil ; d’où la parenté entre les démons du rêve et les âmes des morts qui, suppliantes ou accusatrices, apparaissent pendant le sommeil [26]. »

Certes, le rêve est l’un des thèmes des œuvres de Jean Barraqué, dans… au-delà du hasard, ou dans Chant après chant[27], mais il prend, notamment dans les analyses de La Mer de Debussy et surtout de la Cinquième Symphonie de Beethoven, le sens d’un imaginaire sonore abstrait, d’un indice de transcendance, distinct donc de l’immanence, et dépassant subtilement les limites de l’empirique, dans les développements absents, les tranches d’oubli, et les événements (Ereignisse) non formulés. À propos de la cinquième partie du développement de Jeux de vagues (mesures 118-123), deuxième mouvement de La Mer, Jean Barraqué écrit : « On y trouve tant une écriture de préparation (en style « musique de chambre ») qu’une écriture d’exposition, avec balancement entre les deux, et quelquefois confusion ou compromis : un monde onirique où le développement tient compte d’événements non formulés [28]. » La stabilité harmonique, le thème de la seconde préparation dont la dernière note s’étire indéfiniment, le rappel, par les cordes, du principe du début du mouvement, les figures du cor anglais anticipant la queue du fragment de trompette à venir (126), les échos enfin entre flûtes, hautbois et cor anglais, la « confusion » de ce moment, suffisamment abstrait pour inclure maintes formulations, ouvrent une anthropologie phénoménologique de l’imagination, et par là du rêve.

De même, dans le troisième mouvement, Allegro, de la Cinquième Symphonie de Beethoven, le scherzo est repris modifié, comme dans un miroir déformant, selon l’image de Jean Barraqué. « Reprendre ce scherzo de manière onirique me semble méthodologiquement d’une cohésion formelle parfaite. Seule la musique peut réaliser ce phénomène, plus grand que les formes traditionnelles et plus fort que le mystère romantique [29]. » L’utilisation d’une nuance pianissimo nivelle la reprise, efface l’accentuation. La première tonique est allongée, l’émission des notes et des attaques, discontinue, morcèle une brisure, que souligne encore le point d’orgue portant sur le silence et non sur la note. L’introduction du pizzicato et la suppression des contrebasses allègent l’écriture. Ce rêve est transformation, affaissement de la réalité initiale. Dans le deuxième mouvement, Andante con moto, mesures 123 et suivantes, après le point d’orgue sur mi bémol, V de la bémol, « l’arrêt se prolonge comme un phénomène onirique vidé de toute substance musicale »[30]. Jean Barraqué explicite ainsi la suspension spatiale, le désert, et l’hésitation du temps à l’œuvre dans cette troisième section du mouvement.

« Il y a un « balancement », de nature onirique, du style, du rythme, des expressions, des mots de la « citation » (et, bien entendu de La Mort de Virgile, en général, et plus particulièrement du texte du Temps restitué et de Affranchi du hasard) à des images, des visions évanescentes, extérieures à La Mort de Virgile », écrit Jean Barraqué de… au-delà du hasard[31]. Ici, comme dans l’analyse de La Mer ci-dessus, le rêve s’écoute comme balancement (ailleurs, dans l’analyse du troisième mouvement de la Cinquième Symphonie de Beethoven, comme zigzag). Reconnaissant sa nature ambiguë, paradoxale, et discontinue, ce mouvement traduit l’ambivalence entre la forme originelle d’une subjectivité stigmatisée, et sa destitution, son obscurcissement, sinon son annihilation dans d’autres modes d’être, aporie d’une pensée qui s’interroge radicalement sur soi. Ce balancement est aussi celui des incises intemporelles de la cellule initiale de la Cinquième Symphonie de Beethoven qui, toujours en retrait par rapport au temps, s’ouvrent, exauçant un désir métaphysique, dans la concrétisation de l’intemporel retenu dans les filets du continuum, du flux, l’union de l’immortalité et de l’expérience de la mort. Il sera aussi, selon Blanchot, celui de la phrase de Hermann Broch dans La Mort de Virgile : « L’idéal de Broch serait de pouvoir exprimer, à la fois et comme en une seule phrase, tous les mouvements opposés, de les maintenir dans leur opposition tout en les ouvrant à l’unité [32]. »

Instrument de connaissance, au-delà de la maîtrise du savoir discursif, le rêve met aussi en crise l’Un, crise que prolongent, dans l’œuvre de Jean Barraqué, les développements discontinus d’idées ébranlées, fragmentées dans les silences de la Sonate. Cette exigence de discontinuité, signe du siècle, exige en retour la mélodie, notamment dans le Concerto, comme retour à son origine de melos, « dans l’invisibilité mélodique où prend racine toute poésie » (Chant après chant). La technique des séries proliférantes témoigne de l’affranchissement de cette limitation, où le musicien récuse la notion de tonalité sérielle. Soit un ordre 0 et un ordre 1.

 

Ordre O

1

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3

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5

6

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9

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11

12

 

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Ordre 1

12

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11

 

               Le processus définissant l’ordre 2 reproduit l’interstice entre les deux premiers ordres, la prolifération reposant sur l’ordonnancement des hauteurs : 1 ®12, 2 ®1, 3 ®4…

 

Ordre 2

11

12

3

4

6

1

8

2

9

10

5

7

 

               Et ainsi de suite :

 

Ordre 3

7

11

4

3

2

12

6

1

10

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8

5

Ordre 4

5

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3

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Ordre 5

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Ordre 6

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Ordre 7

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1

Ordre 8

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12

 

Avec les séries proliférantes, séries en série, Jean Barraqué a-t-il détruit l’essence de l’idée sérielle ? La série existe-t-elle en tant que telle, en tant qu’issue des ordres qui la créent ou en tant qu’elle-même est en devenir ? Et la nécessité de parcourir l’ensemble des cycles jusqu’à retrouver l’ordre premier traduit-elle un principe philosophique ? Soit l’ordre 0 : do lab sol réb mi ré sib mib si fa fa# la (série tirée de… au-delà du hasard) et l’ordre 1 : la do réb sol mib lab mi ré fa si sib fa#, les ordres initiaux incarnent une double ambivalence, temporelle et spatiale : l’ordre 1 étant le rétrograde inverse de l’ordre 0. Les cycles sériels gravitent autour de ces ordres initiaux, qu’ils tendent concentriquement à expliciter selon un enchaînement et une structure de signification que seule l’analyse révèle. Les motifs ne se retrouvent guère, mais s’éclairent sous des formes apparentées, se souciant de la généralisation des structures sérielles au travers de leurs variations oniriques. Derrière les séries, se découvrent donc non seulement une herméneutique du devenir sonore, mais aussi une structure musicale stricte. De même, les images du rêve, « derrière le nuage des rêves antérieurs » (…au-delà du hasard), désignent non un ensemble de significations, mais une structure ontologique à la base des intentionnalités significatives. La structure n’est plus un accomplissement, mais un étant donné de plusieurs êtres musicaux, saisis dans un développement discontinu, condition de l’œuvre ouverte. Cette structure décentre le sujet, et c’est précisément la fin d’un sujet sériel que vise la prolifération.

À propos de Chant après chant : « La partition que je rêvais, austère, dure, violente, somptueuse [33]. » Ou encore, à propos du Concerto : « Curieuse œuvre — peut-être la seule dont j’ai rêvé — hors moi, à la frange de l’amusement, du rire, du jeu dans le drame et la tristesse [34]. » Ou enfin, sur Ludwig van Beethoven : « Oui, rêver, penser, créer une chose hors nature, hors temps, de toute éternité, une œuvre dont il accepta qu’elle se fasse à travers lui, une œuvre qui lui soit imposée [35]. » Considérant l’être-au-monde comme « entièreté structurelle » (Strukturganzheit), selon les termes de Martin Heidegger dans Être et temps, le commentaire binswangérien ébauche, à travers le rêve, la fin du sujet, désormais emmuré dans une structure ontologique qui le détermine[36]. Or, les citations de Jean Barraqué soulèvent deux obstacles. Que rêve le rêveur ? Incontestablement, sa création, hors nature, hors temps : « Rêver une œuvre, comme la nuit, la mer », dit encore Barraqué[37]. Et surtout, qui est le rêveur ? Le musicien, proche en cela de Ludwig Binswanger, regarde le scandale du Je, le moi tremblant, l’individu, le quisque, l’ekastos, non comme « celui qui fait le rêve mais bien comme celui à qui le rêve se présente « sans qu’il sache comment » »[38]. Ce Je, qui « ne peut plus exister »[39], est le sujet du drame barraquéen. Au-delà donc d’une destitution de l’unité, ni immédiate, ni certaine, ni homogène, de l’œuvre, selon les termes de Michel Foucault dans L’Archéologie du savoir, Jean Barraqué fait de l’existence onirique, un oubli de soi. Dans le rêve de l’œuvre, disparaît le sujet créateur. Son retrait est la condition de sa création fuyante.

 

Excursus 2

Michel Foucault fut déterminant dans l’orientation de l’œuvre même de Jean Barraqué. Certes, aucun élément ne permet d’accréditer son influence sur l’achèvement de la Sonate. Mais, en 1950, Jean Barraqué avait composé Trois Mélodies restées inédites : Je dors et mon cœur veille (Cantique des cantiques, V, 2-8), L’étranger (Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, Petits Poèmes en prose, I) et L’époux infernal (Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer, Délires I). Ces mélodies sont à l’origine de Séquence (1950-1955) sur des poèmes de Friedrich Nietzsche (Trois fragments, Musique du midi, De la pitié ! De la pitié ! et Plainte d’Ariane, dans la traduction de Henri Albert). C’est Michel Foucault qui donna à lire à Jean Barraqué ces poèmes de Nietzsche[40], auquel il était venu en 1953 « dans la perspective d’une histoire de la raison » et dont l’œuvre des années 1880 le passionnait alors. Nommé directeur de la Maison de France à Uppsala, Michel Foucault se désola de ne pouvoir assister à la création de Séquence le 10 mars 1956, au Domaine musical. Dans sa lettre de rupture, Barraqué insistera sur la nécessité d’écouter l’œuvre, « seule réalité qui puisse donner une structure aux échanges ».

 

Mais la lecture la plus importante pour l’œuvre de Jean Barraqué fut sans aucun doute La Mort de Virgile, « commentaire onirique de la mort de Virgile »[41]. Or, c’est en 1955, à l’initiative de Michel Foucault, que Jean Barraqué découvrit La Mort de Virgile et la célèbre étude de Maurice Blanchot[42], très annotée par ses soins. Figurant toutes dans la bibliothèque de Barraqué, les publications ultérieures, des Somnambules (1956-1957), des Irresponsables (1961), de la correspondance (1961), de La Grandeur inconnue (1968) et surtout de Création littéraire et connaissance (1966), notamment les chapitres « L’héritage mythique de la littérature » et « Le style de l’âge mythique », témoignent, s’il en était encore besoin, de l’influence primordiale du roman et de l’univers de Broch sur son œuvre. Samedi 24 mars 1956, dans le mouvement même de la rupture avec Michel Foucault, Barraqué rédige et date, sur deux pages de cahier en vis-à-vis, un plan général pour sa propre Mort de Virgile, composition immense à laquelle il pense vouer le restant de sa vie, et à laquelle il travailla effectivement jusqu’à sa mort en 1973, l’enrichissant, le 1er octobre 1970, de Arraché de… commentaire en forme de lecture du Temps restitué (œuvre inachevée pour clarinette et chœur (SATB), « Sprechstimme, hauteurs imprécises mais différentes dans l’étage des hauteurs »).

 

Le Feu — La Descente

 

I             Orchestre p. 71-91

II            Transition — interlude p. 92

III           Chœur    a) p. 93

                              b) transition instrumentale ou solo p. 94

                              c) chœur p. 95 « car celui qui a franchi… »

                              d) intermède instrumental avec solo ? ou quatre — musique de chambre

                              e) dernière partie du chœur « car ce n’est que dans l’erreur… » p. 98

IV           Orchestre p. 100-112

V            Chœur p. 112 « car à la frontière… »

               Transition instrumentale (coda)

VI           Chœur p. 115 « c’est ainsi… » p. 118

               Orchestre — chœur

VII         Transition p. 118 (prélude)

               Chœur « car le privilège… »

VIII        Orchestre — musique de chambre — solo — instrumental (long) p. 123-183

IX          Chœur p. 180 « émerveillé… »

X            Instrumental p. 182-187

XI          a) chœur « destin… » p. 187

               b) courte transition

               c) chœur « inéluctable »

d) instrumental

               e) neuf vers (court)

XII         Orchestre — instrumental coupé de « ô retour, ô Plotia… »

XIII        P. 206 orchestre (dernier mouvement) commentaire de I[43]

 

Du deuxième livre du roman de Hermann Broch, « Le Feu — La Descente », naquirent donc… au-delà du hasard (1958-1959), Chant après chant (1965-1966) et Le Temps restitué (1956-1968), respectivement XI, X et III. Mais le musicien rêvait aussi à Discours (VI), à Lysanias (VIII), aux Hymnes à Plotia (XII), et aux Portiques du feu (I). L’Homme couché, drame sans action, négatif, où se dessine l’influence certaine du Parsifal wagnérien, relevait vraisemblablement du roman dans sa totalité. Le seul mythe véritable, la détermination fondamentale y étaient la Mort, acceptée, qui est le langage, la « mutilation en dedans de toute rédemption ». Hormis l’accélération dionysiaque, et Apollon, démiurge de la joie délirante, et du « commentaire lyrique de soi-même », autour de visions oniriques, déformées, sublimées, avilies, Jean Barraqué envisageait pour sa tragédie lyrique les thèmes suivants : l’amour, la vengeance, la révolte, principe éthique, la dignité, l’inceste, l’amitié, l’enfant, l’homosexualité, le sadisme, la soumission, le don, l’offrande acceptée, la possession, la maîtrise, la rigueur, la solitude, le génie, le veilleur, le sommeil, la mélodie, le refuge, l’odeur délétère, le mysticisme, la sainteté, l’enfantement, la maîtrise, la joie, la beauté, la métamorphose, la transmutation, les maléfices, les actes irresponsables ou manqués, les nostalgies, l’hypocondrie, le déterminisme, la folie inspirée et positive (et singulièrement Nietzsche), mais aussi la « maladie mortelle »…

Dès janvier 1949, avant même sa rencontre avec Michel Foucault, rencontre nourrie de dialogues sur Nietzsche, et vraisemblablement sur Husserl et Bataille, Kafka et Dostoïevski, mais surtout sur Heidegger et Soeren Kierkegaard, Jean Barraqué avait lu le Traité du désespoir, dont il avait beaucoup annoté la première partie, et dont la pensée fut inaugurale pour un musicien qui ne pouvait rester indifférent à la passion de l’intériorité, à la vérité subjective, à ce monde fictif, entre la tristesse et l’émoi, qu’épuisèrent en partie divers pseudonymes (Journal, mars 1847). Pour sa part, Foucault fut « un grand lecteur de Kierkegaard, même s’il ne fait pratiquement jamais mention de cet auteur qui eut pourtant pour lui une importance aussi secrète que décisive »[44]. Dès 1951, il avait étudié son œuvre, expliquée à la Sorbonne par Jean Wahl[45]. La « maladie mortelle » de L’Homme couché est le désespoir de Soeren Kierkegaard.

« Cependant, de grands esprits ont été hantés par Mozart ; et parmi eux, le plus grand peut-être de ce début du xixe siècle : Soeren Kierkegaard. Mais, chez Kierkegaard, il n’y a aucun semblant de jugement « objectif », à la façon de ces exégètes qui ont prétendu donner une existence au monde mozartien. Dans le long poème philosophique qu’il a consacré à l’« érotisme musical » de Don Giovanni, l’œuvre de Mozart joue le rôle d’un miroir par le truchement duquel l’auteur du Traité du désespoir se livre, ici encore, à ce « commentaire de soi-même » qui sous-tend toute son œuvre [46]. » Dans cet article sur Mozart, Jean Barraqué cita le commentaire kierkegaardien de Don Giovanni, extrait de Ou bien… ou bien…, dont il avait étudié les étapes érotiques spontanées. Le désespoir est, dans l’œuvre de Kierkegaard, la condition du dépassement de ce stade esthétique, érotique, dans le stade éthique, dont la crainte et le tremblement marqueront précisément la suspension téléologique. Ni baume, ni remède, le désespoir désigne le mal de ne pouvoir mourir, cette maladie visant, et la destruction, et son impossibilité, dévastation seconde de la volonté[47]. Dernière conception esthétique de la vie, romantique, cette conscience malheureuse choisit le Soi dans sa valeur éternelle, et place l’Individu, le Singulier, l’Unique, dans un rapport personnel, intime, et absolu, avec l’Absolu — au sens d’absolutum, de séparé, voire d’absous de la particularité et de l’écharde du fini, « dégagé, affranchi et libre de tout ce qui peut être pensé en dehors de lui » (Schelling), libéré de tout lien. Cet Absolu, liberté océanique, ne connaît plus de rivage, suspendu à l’éternité, de sorte que, selon Soeren Kierkegaard, un peu d’éternité entre dans la dialectique du désespoir.

Le Moi, comme union d’infini et de fini, et union du rapport avec soi qui le constitue, se scinde, s’arrache à lui-même, et se fuit, voulant être un autre moi, ou se cherche, voulant être soi à tout prix, détaché du fluctuant. Ou bien le désespéré veut, dans son désespoir, être lui-même, « mais alors, c’est qu’il ne veut pas se débarrasser de son moi », ou bien « l’homme, au sentiment englouti dans l’imaginaire, verse toujours plus dans l’infini, mais sans devenir toujours plus lui-même, puisqu’il ne cesse de s’éloigner de son moi »[48]. Jean Barraqué incarna ce balancement, où le moi ne peut se défaire de lui-même, mais vit son exil, son absence. « Soi-même est étranger. Soi-même est impossible », dit-il. (Ce balancement est aussi, selon Barraqué, celui de la Cinquième Symphonie, s’échappant à elle-même.) Dans le clivage du moi subjectif et du moi objectif, l’individu découvre sa discordance, sa mésentente avec lui-même. Le créateur, pris dans l’existence, isolé dans sa capacité à souffrir, monstrueusement enlisé en soi, supposant une totalité impossible, crie d’effroi dans l’immensité. C’est l’homme, problématique, difficile, voulant être soi, pour un autre soi. « Une fois donc le sentiment devenu imaginaire, le moi s’évapore de plus en plus, jusqu’à n’être à la fin qu’une sorte de sensibilité impersonnelle, inhumaine, sans désormais d’attache dans un individu, mais partageant on ne sait quelle existence abstraite, celle par exemple de l’idée d’humanité », avait souligné Jean Barraqué dans le Traité du désespoir[49]. Et, comme le remarquait Jean Wahl, partant du désespoir, et non du doute, Kierkegaard arrive non à la pensée, mais à l’existence. Alors seulement, Jean Barraqué trouve dans le Journal du voleur de Jean Genet l’abjection du désespoir : « Mais si l’œuvre est la plus belle, qui exige la vigueur du plus grand désespoir, il fallait que le poète aimât les hommes pour entreprendre un pareil effort [50]. » Mais aussi, comme l’écrit encore Genet, son suprême bonheur, « quand on est seul, soudain, en face de sa perte soudaine, lorsqu’on assiste à l’irrémédiable destruction de son œuvre et de soi-même »[51].

Si toute conception esthétique de la vie est désespérance, et si désespérer de soi mène à un autre stade, en l’œuvre de Jean Barraqué naît l’impératif éthique, vocation de l’œuvre d’art en raison même de ce que Ludwig Binswanger nommait l’« autoréalisation dans l’art » (Selbstrealisation in der Kunst), ce balancement entre un éloignement de soi et le retour vers soi : se réaliser de part en part, tout entier, soi-même, comprendre et élaborer le Soi dans la structure fondamentale de son essence, comme une forme du Dasein, au sens de l’ontologie existentiale, à travers la création artistique — autrement dit, l’existence comme artistique, et, comme l’écrit encore Ludwig Binswanger, l’œuvre d’art comme « accomplissement de l’éclaircissement de l’étant en entier dans une forme artistique « nécessairement » libérante »[52]. La sphère esthétique n’est pas un dehors, une solution ou une illustration, mais s’immisce dans un cadre phénoménologique, où la relation entre sujet et objet atteint une plénitude, à l’intérieur et au-dessus de la vie. L’autoréalisation signifie que « l’homme écarte tout ce qui s’interpose entre lui et son monde, tout ce qui lui « truque » [verstellt] le monde »[53]. Le retour vers soi n’est possible que sur les chemins peu fréquentés, abrupts et escarpés, dans la transcendance d’un au-delà de soi, d’un être-au-delà-du-monde, ouvrant la direction de signification (Bedeutungsrichtung) de l’élévation et de la chute, et avertissant l’existence du trébuchement, de l’affaissement, de la chute, de la Descente, en somme, du deuxième livre de La Mort de Virgile.

Assumant les périls de son œuvre, l’artiste s’interdit la frivolité et fait de sa présomption un drame, se condamnant à vivre la création dans l’inquiétude. Aucune modestie donc, mais une Grandiloquence[54], la dramatisation du Soi dans le Tragique et le Sublime, transmuant l’Art en religion, sur les traces du romantisme allemand des Schlegel, de Novalis et de Schelling. « Le compositeur est un artiste, c’est-à-dire un homme qui est obligé d’être le plus grand ; il lui faut considérer l’Histoire, lui donner un sens à son usage, être lui-même l’Histoire, la dépasser, la continuer, lui donner une descendance », écrivait Jean Barraqué[55], qui soulignait lui-même l’exigence de la grandeur. Le durcissement du Soi dans l’absolu, contrainte où l’artiste ne se soustrait plus à lui-même, et où l’œuvre ne légitime plus l’évitement du regard de soi, requiert de l’existence esthétique une ascension dans la hauteur, l’élévation : « Le poème au sens nietzschéen, ce qui fait qu’un homme n’est jamais lui-même, mais parle au-delà de lui-même, c’est cette transposition de soi, peut-être l’extase. » Contrairement à l’être historique, fidèle à sa propre existence, ipséisation du soi (Selbstigung des Selbst), la temporalité esthétique, celle du moi artistique, ou celle de l’œuvre d’art, est, selon Binswanger, une temporalité non- et sur-historique, se tenant résolument dans la discontinuité. C’est précisément ce qu’incarnent les incises intemporelles de la cellule initiale du premier mouvement de la Cinquième Symphonie : « Deux conceptions du temps s’affrontent. Le temps est le déroulement d’un rythme que nul ne peut arrêter. Tout le devenir du premier mouvement se situe dans le temps. Mais certaines incises — nous employons ce terme tout à fait consciemment — représentent une hantise. Elles broient la notion de temps, si bien que l’intemporalité et la temporalité se juxtaposent [56]. »

Le musicien doit mesurer les effets de ses décisions, désignant ainsi une morale de l’écriture, et singulièrement de la discipline sérielle. « Une action morale tend à son propre accomplissement ; mais en outre elle vise, à travers celui-ci, à la constitution d’une conduite morale qui mène l’individu non pas simplement à des actions toujours conformes à des valeurs et à des règles, mais aussi à un certain mode d’être, caractéristique du sujet moral », écrivait Michel Foucault[57]. Jean Barraqué recherchait dans son ars combinatoria une herméneutique de soi, une éthique et une esthétique de l’existence, un éclairage de la vie, une conduite ontologique de l’histoire et de la pratique musicale qui synthétise l’événement sonore, son devenir formel et la nécessité de la subjectivation morale qui les articule : « Je crois que la musique… enfin je vais employer un terme très âpre : empêche d’être un salaud [58]. » Son sérialisme se dissout dans une morale, adhésion aux règles, aux valeurs et aux principes de la Série, mais aussi ascèse, askesis, épreuve, exercice de soi, mesurant sans cesse les chemins acquis de sa souveraineté. Intransigeante et volontaire, son entière soumission à la série vise une transformation de soi-même et la conversion de sa vie à certaines valeurs esthétiques. Il s’agit donc moins de l’observance de la loi sérielle que des modalités de l’assujettissement individuel. Dans la connaissance de soi-même, dans le souci de soi, cura sui, dans le soi comme souci (Sorge), conjoint à l’angoisse, la fin principale est de chercher en soi-même, en somme de revenir à soi — « de soi à soi », selon l’énigme formulée dans les Portiques du feu.

Si toute mort est toujours mienne, en propre, si nul ne peut en décharger l’autre, alors naît l’angoisse, cette « détermination de l’esprit rêveur »[59], sans objet. Et comment maîtriser, discipliner, sinon refouler l’angoisse, cette menace constante d’effondrement, où le Soi découvre le monde comme monde, et lui-même comme être-au-monde, esseulé, solus ipse, scrutant le rien et le nulle part [60] ? « L’angoisse n’est rien d’autre que l’expérience tout court de l’être-au-monde [61]. » Selon Heidegger, le Dasein angoissé, désorienté, confronté à la nudité factice de son être-au-monde, s’angoisse. Cette Angoisse (Portiques du feu), affection fondamentale (Grundbefindlichkeit), qui, à son tour, rend possible la Peur (…au-delà du hasard) et la Terreur (Chant après chant), dans leur parenté phénoménale, est un existential de constitution d’être du Dasein, contraire donc et à l’angoisse du mélancolique, inaccessible à la consolation, tout entier tourné vers lui-même, fuyant là où c’est supportable, et à son eidos a priori de culpabilité. L’angoisse singularise. Cette litanie autour de soi, ce « commentaire lyrique de soi-même », ce débat, ce dialogue, cette réflexion sur soi, et sur soi-même à travers l’œuvre, cette structure du souci fondent l’être vers la mort, le Sein zum Ende de Heidegger.

La mort attend le Dasein comme sa possibilité la plus propre, absolue, indépassable, sceau de la finitude. Face à cette certitude, existentiale et non épistémique, « je suis moi-même dans mon devenir-mourant »[62]. La destruction du son dans le silence, de l’archétype dans la forme ouverte, du mouvement dans le développement par élimination, révocation en néant du discours musical, dans le premier mouvement de la Cinquième Symphonie, où la cellule se refuse comme intervalle et rythme, en sont des expressions — expressions d’un art renvoyé à la mort en soi, « grande purificatrice de toute connaissance métaphysique »[63] : « Les formes sont en apparence de permanentes contradictions, à tel point que toute forme historiquement reconnue parvient à détruire son essence. Une forme nouvelle récuse tout droit de citation, étant déjà perdue. Non plus les contradictions formelles en devenir, mais les devenirs non saisis à coups de cris interrompus dans le langage, voulant devenir forme compréhensible, et s’appuyant sur quelle bannière, syntaxe créatrice de matière [64]. » C’est dans cette perspective, heideggérienne, du Dasein comme sum moribundus, que nous lisons : « Tous ceux qui ont véritablement créé — pour tous, l’objet dernier qui est la grande angoisse de l’homme, c’est la mort. Tout dépositaire de la création doit l’accepter, comme il accepte sa propre mort. Même sur le plan technique, son art doit évoluer vers la mort, il doit s’achever dans l’inachèvement sans cesse [65]. » Cet inachèvement est, selon Hermann Broch, le dévoilement lyrique du Logos.

Si Hermann Broch multiplie les modes d’expression, narratifs et discursifs, Jean Barraqué fut avant tout sensible au lyrisme, à l’« expression littéraire en soi »[66], du deuxième livre de La Mort de Virgile, « Le Feu — La Descente », là même où se découvre l’axe de la chute, signant notre présence au monde, car le mouvement tragique est toujours de l’ordre de l’ascension et de l’effondrement, celui-ci d’autant plus rude que la volonté morale aura été haute. Ce lyrisme, « universellement compréhensible et universellement incompréhensible »[67], est immuable, immobile dans l’alternance de lumière et d’obscurité, et indissociable du rêve. La Mort de Virgile en appelle à la création lyrique, solaire et nocturne, au chant véritable, venu des profondeurs du moi et de l’humus, voué à la connaissance, où l’homme s’écoute mourir. « Il y a dans le lyrisme une sorte de contemplation de la mort [68]. » Avec Hermann Broch, Jean Barraqué s’éloigna de la modalité de Séquence, d’une Befindlichkeit, d’une disposition affective par trop lyrique, entra pleinement dans la dimension tragique, brisure de l’Absolu, manifestant la transcendance verticale du destin, de l’être comme destin, tendu, jusqu’à la convulsion et au spasme, s’approchant le plus étroitement de la connaissance de la mort. À travers la structure mythique, où s’établit l’unité du rationnel et de l’irrationnel, il en acquit une nouvelle intelligence, l’œuvre se gorgeant de cette connaissance dernière, de la vie et d’un sens de l’histoire déterminés à partir de la fin : « Il s’agissait pour lui-même et pour son poème d’atteindre le néant pour que la réalité de la mort apparût, fracassant la vaine allégorie [69]. »

 

Laurent Feneyrou

 

 

 

Bibliographie

 

Barraqué (Jean), Écrits, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001

Dossier Jean Barraqué, Champigny-sur-Marne, 2e2m, 1974

Entretemps, 1987, n° 5

Musik-Konzepte, 1993, n° 82

Henrich (Heribert), Das Werk Jean Barraqués, Genese und Faktur, Kassel, Bärenreiter, 1997

 

Binswanger (Ludwig), Le Rêve et l’Existence, Paris, Desclée de Brouwer, 1954

Blanchot (Maurice), Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959

Broch (Hermann), La Mort de Virgile, Paris, Gallimard, 1955

Broch (Hermann), Lettres, Paris, Gallimard, 1961

Foucault (Michel), Maladie mentale et Personnalité, Paris, Puf, 1954

Foucault (Michel), L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969

Genet (Jean), Journal du voleur, Paris, Gallimard, 1949

Kierkegaard (Soeren), Traité du désespoir, Paris, Gallimard, 1949

Nietzsche (Friedrich), Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, 1947

 



[1] Foucault (Michel), « Pierre Boulez, l’écran traversé », in Dits et écrits, IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 219. Michel Foucault précise : « Mais il est de fait que la musique a joué un rôle important dans ma vie personnelle. Le premier ami que j’ai eu, quand j’avais vingt ans, était musicien [Gilbert Humbert, élève de Messiaen, témoin des années 1950-1952, avec lequel il discute notamment les thèses développées par Jdanov]. Plus tard, j’ai eu un autre ami, qui était compositeur, et qui est mort maintenant [Jean Barraqué]. Grâce à lui, je connais toute la génération de Boulez. Cela a été une expérience très importante pour moi. D’abord, parce que cela m’a mis en contact avec un type d’art qui, pour moi, était vraiment énigmatique. Je n’avais, et n’ai toujours, aucune compétence dans ce domaine. Mais j’étais capable de ressentir la beauté dans quelque chose qui m’était très énigmatique. Il y a certaines œuvres de Bach et de Webern qui me réjouissent, mais la vraie beauté, c’est, pour moi, une phrase musicale, un morceau de musique que je ne comprends pas, quelque chose dont je ne peux rien dire » (« Une interview de Michel Foucault par Stephen Riggins », in Dits et écrits, IV, op. cit., p. 534-535). Selon Jacqueline Verdeaux, l’art de Johann Sebastian Bach fut celui auquel Michel Foucault était le plus attaché.

[2] « Qui êtes-vous, professeur Foucault ? », in Dits et écrits, I, Paris, Gallimard, 1994, p. 613.

[3] « Qui êtes-vous, professeur Foucault ? », op. cit., p. 613. « Je sais seulement que d’avoir deviné — et par la médiation d’un autre, la plupart du temps — ce qui se passait du côté de Boulez m’a permis de me sentir étranger dans le monde de pensée où j’avais été formé, auquel j’appartenais toujours et qui, pour moi comme pour beaucoup, avait encore son évidence » (« Pierre Boulez, l’écran traversé », op. cit., p. 219).

[4] Foucault (Michel), « Pierre Boulez, l’écran traversé », op. cit., p. 219.

[5] Defert (Daniel), « Chronologie », in Foucault (Michel), Dits et écrits, I, op. cit., p. 18. Didier Eribon précise : « Il semble que leur relation ait d’abord été d’amitié avant d’évoluer peu à peu vers la relation amoureuse vécue sur le mode de la passion orageuse » (Michel Foucault, Paris, Flammarion, 1991, p. 87).

[6] Foucault (Michel), Maladie mentale et Personnalité, Paris, Puf, 1954, p. 6.

[7] Barraque (Jean), Écrits, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 88.

[8] Ibid., p. 69.

[9] Il faudrait d’ailleurs étudier, ce qui dépasserait amplement le cadre de cet article, l’analyse du rythme dans « Rythme et développement » à la lumière de l’élargissement des scansions dans L’Archéologie du savoir.

[10] Psychiatre suisse, Ludwig Binswanger (1881-1966) étudia la médecine et la philosophie à Lausanne, Zurich, Heidelberg, dirigea la clinique de Bellevue, fréquenta notamment Martin Buber, Ernst Cassirer, Martin Heidegger, Edmund Husserl, Karl Jaspers, Edwin Fischer, Wilhelm Furtwängler, Eugène Minkowski, et développa l’analyse existentielle (Daseinanalyse). Voir Ausgewählte Werke in vier Banden, Heidelberg, Asanger, 1992-1994. En français, voir Le Rêve et l’Existence, Paris, Desclée de Brouwer, 1954 ; Analyse existentielle et psychanalyse, discours, parcours, et Freud, Paris, Gallimard, 1970 ; Introduction à l’analyse existentielle, Paris, Minuit, 1971 ; Mélancolie et manie, Paris, Puf, 1987 ; Délire, Grenoble, Millon, 1993 ; Henrik Ibsen et le problème de l’autoréalisation dans l’art, Bruxelles, De Boeck, 1996 ; Le Problème de l’espace en psychopathologie, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998 ; Sur la fuite des idées, Grenoble, Millon, 2000.

[11] Voir Boss (Medard), « Il m’est venu en rêve… », Paris, Puf, 1989.

[12] Voir Foucault (Michel), « La psychologie de 1850 à 1950 », in Dits et écrits, I, op. cit., cf. p. 136.

[13] Foucault (Michel), « Introduction », op. cit., p. 112.

[14] Barraqué (Jean), Écrits, op. cit., p. 189-190.

[15] Foucault (Michel), « Introduction », in Binswanger (Ludwig), Le Rêve et l’Existence, Paris, Desclée de Brouwer, 1954, p. 21. Repris in Foucault (Michel), Dits et écrits, I, op. cit., citation p. 71.

[16] « La métaphore est la métaphysique de l’image au sens où la métaphysique serait la destruction de la physique », écrit Foucault (Michel), « Introduction », op. cit., p. 116.

[17] Foucault (Michel), Histoire de la sexualité, Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, cf. p. 19.

[18] Foucault (Michel), « Introduction », op. cit., p. 94. Michel Foucault écrit aussi, dans cette même introduction, p. 100 : « Le rêve, c’est l’existence se creusant en espace désert, se brisant en chaos, éclatant en vacarme, se prenant, bête ne respirant plus qu’à peine, dans les filets de la mort. »

[19] « La cosmogonie du rêve, c’est l’origine de l’existence elle-même », écrit Foucault (Michel), « Introduction », op. cit., p. 91.

[20] Ibid., p. 113.

[21] Barraqué (Jean), Écrits, op. cit., p. 182.

[22] Ibid., p. 582.

[23] Ibid., p. 181.

[24] Ibid., p. 253. « Oui, cette tension vers les rêves, les désirs ou les cauchemars déjà vécus (mais aussi la brutale émergence, créatrice de beauté), permet à quiconque d’inventer ses propres aspirations, dans une même quête interrogative », précise Jean Barraqué (ibid., p. 251), qui conclut son hommage en écrivant que Debussy nous aide « à rêver Notre Musique » (ibid., p. 253). Ailleurs, il écrit ceci, lisible dans cette dialectique de l’idios et du koinos : « L’école romantique a tenté désespérément de recréer, à travers l’individu, un style collectif analogue à celui du xviiie siècle. Au sein de ces tentatives qui, par principe, ne pouvaient être qu’isolées, une reconsidération, non plus uniquement de la Musique, mais de tout le phénomène esthétique, allait prétendre résoudre le problème fondamental de l’art » (ibid., 161).

[25] Foucault (Michel), « Introduction », op. cit., p. 86.

[26] Binswanger (Ludwig), « Le rêve et l’existence », in Introduction à l’analyse existentielle, Paris, Minuit, 1971, p. 215.

[27] Olivier Messiaen écrit, dans une lettre à Karl Amadeus Hartmann (9 juillet 1960), à propos de …au-delà du hasard : « J’ai entendu cet ouvrage magnifique au Domaine musical, la saison dernière, et j’ai été bouleversé. Il y a là un sens des volumes sonores, une science du temps philosophique, et une sorte de rêve communiqué, absolument originaux » (cité in Barraqué (Jean), Écrits, op. cit., p. 203).

[28] Barraqué (Jean), Écrits, op. cit., p. 322.

[29] Ibid., p. 533.

[30] Ibid., p. 477.

[31] Ibid., p. 189.

[32] Blanchot (Maurice), Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 166.

[33] Barraqué (Jean), Écrits, op. cit., p. 28.

[34] Ibid., p. 28.

[35] Ibid., p. 395-396.

[36] Voir, sur Ludwig Binswanger, Medard Boss et la fin du sujet, Holzhey-Kunz (Alice), « Le rêve, une forme d’existence », in Des interprétations du rêve, Psychanalyse, Herméneutique, Daseinanalyse, Paris, Puf, 2001.

[37] Barraqué (Jean), Écrits, op. cit., p. 172.

[38] Binswanger (Ludwig), « Le rêve et l’existence », op. cit., p. 224.

[39] Barraqué (Jean), Écrits, op. cit., p. 20-21.

[40] Michel Foucault en témoigne dans un entretien avec Paolo Caruso : « Eh bien, il [Jean Barraqué] a écrit une cantate [Séquence] qui a été exécutée en 1955 [sic], dont le texte est un texte de Nietzsche que je lui avais procuré. » In Dits et écrits, op. cit., p. 613. La lecture de Nietzsche fut d’ailleurs fondamentale, principalement celle de Ainsi parlait Zarathoustra, dans la traduction de Maurice Betz, régulièrement citée par Barraqué dans ses articles et analyses, et qui témoigne d’une prédilection pour le Nietzsche lyrique, sinon dramatique, au détriment, selon André Hodeir (« Le pari de la discontinuité », in Entretemps, 1987, n° 5), de son contenu philosophique.

[41] Barraqué (Jean), Écrits, op. cit., p. 172.

[42] Blanchot (Maurice), « La Mort de Virgile », in La Nouvelle Revue Française, 1955, n° 34, p. 747-759 ; retravaillé in Le livre à venir, op. cit., p. 160-172.

[43] Cette page pour La Mort de Virgile est reproduite in Entretemps, 1987, n° 5, p. 136, et transcrite in Henrich (Heribert), Das Werk Jean Barraqués, Genese und Faktur, Kassel, Bärenreiter, 1997, p. 118.

[44] In Foucault (Michel), L’Herméneutique du sujet, édition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana, par Frédéric Gros, Paris, Gallimard / Seuil, 2001, p. 25.

[45] Voir Wahl (Jean), Études kierkegaardiennes, Paris, Vrin, 1974.

[46] Barraqué (Jean), Écrits, op. cit., p. 135.

[47] « Le désespoir c’est la désespérance de ne pouvoir même mourir », avait souligné Jean Barraqué dans le Traité du désespoir de Soeren Kierkegaard (Paris, Gallimard, 1949, p. 71).

[48] Kierkegaard (Soeren), Traité du désespoir, op. cit., p. 74 et 92.

[49] Ibid., p. 92.

[50] Genet (Jean), Journal du voleur, Paris, Gallimard, 1949, p. 219-220. Jean Barraqué se souviendra de ces phrases du roman, en les citant de mémoire : « Le génie, c’est la rigueur dans le désespoir. » Ailleurs, dans une lettre du 6 juillet 1959, il écrit : « Mon devenir d’artiste, la création telle qu’enfin maintenant (après tant de douleurs, de folies, d’échecs, de désastres) va peut-être pouvoir se réaliser dans la plénitude isolée du désespoir rigoureux sans compromission, sans rédemption, sans bonheur (mais sans enfer) que par la conquête de cet athéisme » (Barraqué (Jean), Écrits, op. cit., p. 25).

[51] Genet (Jean), Journal du voleur, op. cit., p. 221. Jean Barraqué connaissait le théâtre de Jean Genet, et dès 1956, Michel Foucault donna une série de conférences sur « L’amour de Sade à Genet ».

[52] Binswanger (Ludwig), Henrik Ibsen et le problème de l’autoréalisation dans l’art, Bruxelles, De Boeck, 1996, p. 26.

[53] Ibid., p. 13.

[54] Jean Barraqué aimait à citer Jean Genet : « Ne riez pas. Ah! surtout ne riez pas de ma grandiloquence... » (Les Bonnes, in Œuvres complètes, IV, Paris, Gallimard, 1968, p. 145).

[55] Barraqué (Jean), Écrits, op. cit., p. 181.

[56] Ibid., p. 416.

[57] Foucault (Michel), Histoire de la sexualité, L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 39.

[58] Barraqué (Jean), Écrits, op. cit., p. 183.

[59] Kierkegaard (Soeren), Le Concept de l’angoisse, Paris, Gallimard, Tel, 1990, p. 202.

[60] Voir Heidegger (Martin), Être et temps, Paris, Gallimard, 1986, p. 231 : « C’est l’angoisse, cette possibilité d’être du Dasein étroitement unie au Dasein qui se découvre en elle, qui apporte la base phénoménale permettant de saisir explicitement l’entièreté d’être originale du Dasein. L’être de celui-ci se révèle être le souci. »

[61] Cité in Greisch (Jean), Ontologie et temporalité, Paris, Puf, 1994, p. 234.

[62] Ibid., p. 281.

[63] Broch (Hermann), Lettres, Paris, Gallimard, 1961, p. 210.

[64] Barraqué (Jean), Écrits, op. cit., p. 400.

[65] Ibid., p. 181.

[66] Broch (Hermann), Lettres, op. cit., p. 253, définition du lyrisme soulignée par Jean Barraqué.

[67] Ibid., p. 258.

[68] Barraqué (Jean), Écrits, op. cit., p. 181.

[69] Broch (Hermann), La Mort de Virgile, Paris, Gallimard, 1955, p. 300. Une analyse de la lecture barraquéenne de « L’héritage mythique de la littérature » et du « Style de l’âge mythique », dans Création littéraire et connaissance, serait ici indispensable, à laquelle nous ne saurions nous livrer dans le cadre de cet article.