Séminaire Entretemps "La musique ne pense pas seule"

Musique | Psychanalyse

(2001-2002)


François Dachet - Création, transfert : la psychanalyse à l'école de la musique ?


(Samedi 6 octobre 2001 - fin)

 

Première partie

 

Il faut qu'il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne. Il faut dire qu'on est surpris que les philosophes anglais ça ne leur soit nullement appa-ru. Je les appelle philosophes parce que ce ne sont pas des psychanalystes. Ils croient dur comme fer à ce que la parole ça n'a pas d'effets. Ils ont tort. Ils s'imaginent qu'il y a des pulsions. Et encore quand ils veulent bien ne pas traduire pulsion par instinct. Ils ne s'imaginent pas que les pulsions c'est l'écho dans le corps du fait qu'il y a un dire. Mais que ce dire pour qu'il résonne, ..., pour qu'il consonne, il faut que le corps y soit sensible.
séminaire Le sinthome, 18 novembre 1975

 

L'enseignement de Jacques Lacan : sonore, écriture musi-cale et poésie

 

 

Dans cette seconde partie de ma présentation, je souhaite vous introduire à deux aspects de l'enseignement de Lacan qui pour-raient retenir des musiciens de près. Le premier aspect concerne la place que prend le sonore dans la façon qu'avait Lacan de transmettre la psychanalyse. Le second est relatif aux liens organiques que la notion de signifiant, telle que Lacan la fait valoir dans l'enseignement clinique de Freud, c'est-à-dire aussi avec la langue allemande, présente avec l'écriture musicale.

 

Lacan : signifiant et signifié, pas sans portée

Partons d'un paradoxe. Autant Freud a été l'objet de critiques assez systématiques suggérées par le peu d'intérêt pour la mu-sique qui lui était supposé, autant cette question n'a à ma connaissance jamais été posée concernant Lacan. Pourtant, je peux vous le dire pour l'avoir vérifié : les références aux com-positeurs comme aux oeuvres musicales sont encore plus rares chez Lacan que chez Freud. Pourquoi donc cette différence de traitement ? Une façon simple de répondre est la suivante : il y a dans l'enseignement de Lacan une présence de la musique, réelle, mais non explicite. Encore convient-il de définir ce que l'on entend par là.
En effet cette présence réelle n'a pour l'essentiel été recherchée jusqu'à aujourd'hui qu'en fonction d'une proximité entre la musique et la voix, certes communément établie, mais qui ne va pas pour autant de soi dès qu'on cherche à la cerner d'un peu près.
Excepté le point de sonore que plusieurs articles de L'UNEBÉVUE se sont efforcés de faire valoir, le passage obligé de beaucoup des travaux sur cette question se limite au mo-ment du séminaire de l'année 1963 (en particulier 22 mai 1963), L'angoisse, que Lacan consacre au statut du schofar et à la voix, ainsi que, dans son prolongement, l'unique séance du séminaire Les noms du père de novembre 1963.
Or il y a à cet endroit une embrouille comparable à celle dont je viens de tenter de dégager schématiquement quelques repères concernant la fonction que viennent assumer les arts dans le texte freudien. En effet, il suffit de suivre les deux séances des séminaires évoquées ci-dessus, la haute densité de citations bibliques autour desquelles elles s'organisent, pour voir immé-diatement qu'à cet endroit l'érotique s'inscrit de la façon la plus explicite dans les coordonnées du sacré. Or s'il n'est pas interdit de passer de la fonction de la voix prise dans le rituel du sacrifice, de la fonction de la voix comme objet de la pul-sion et cause du désir, telle que Lacan travaillait alors à la dégager, à la voix dans le champ de l'art lyrique par exemple, tout glissement direct d'un versant à l'autre, surtout s'il fran-chit ensuite, comme si de rien n'était, ce qui permet de passer de la voix à la musique, est un calembour. Ce glissement manque l'élaboration lacanienne, à commencer par le caractère problématique de la question dont elle part.
Il faudra d'ailleurs un certain temps pour que ce glissement se produise. Il n'aboutira qu'au fil de commentaires en série, de références de seconde main, et de propos de salon. Ceux-ci ont toute leur importance, mais, bien sûr, dans le registre de vérité qui leur est propre.

 

lyrics

La formulation explicite du problème posé à cet endroit est encore dans les limbes (rappelons que le séminaire Les noms du père ne comporte qu'une seule séance puisqu'il fut inter-rompu au moment où il s'avéra que Lacan n'était plus membre de l'I.P.A., ou, selon les versions, en avait été exclu). A mettre en continuité d'une part l'élaboration forgée dans le texte sacré, élaboration ouvertement référée au point où Lacan avait jusqu'alors pris appui sur la formulation par Lévi-Strauss de l'articulation nature-culture, et d'autre part des questions de pratique vocale, de forme des oeuvres musicales, ou de pré-sence des affects, voire de poétique, on néglige l'autonomie partielle du registre de la sensibilité artistique, cette künstleris-che Feinfühlichkeit que Max Graf avait identifiée dans la prati-que de Freud. Ou alors tout est laissé à l'effectuation surmoï-que de la loi.
Qu'à un certain point de jonction ou de correspondances entre arts et religions on rencontre le sacré est un constat presque trivial. Cela se manifeste aussi bien dans la forme de maint rituel que par la fonction que des oeuvres artistiques peuvent être amenées à assumer dans le tissu social. Parmi les arts contemporains, la musique le fait entendre peut-être plus que d'autres. Mais là encore, l'évidence ne doit pas tenir lieu de définition. Messian ou Bataille, Stockhausen ou Genet, ne s'y collent pas de la même façon !
Aussi, la vogue actuelle qui, à partir de tel ou tel extrait des séminaires de Lacan, franchit cet écart sans même s'apercevoir qu'il existe, concrétise ce que Nietzsche critiquait dans la dé-marche de Wagner : un détournement religieux, et politique-ment réactif, de la sensibilité artistique. Se contenter de recher-cher par voisinages successifs quels sont les moments où les lieux de l'enseignement de Lacan qui pourraient nous rappro-cher de termes ou de problématiques musicales nous mènerait immanquablement vers de tels confins.
Ainsi, on remarquera, - c'est un exemple parmi bien d'autres - que la ritournelle a sa place dès les premières articulations de Lacan. Qu'on se reporte sur ce point au recueil de textes préparé par Béatrice Hérouard Ecrits inspirés et langue fondamentale (1993, Supplément L'UNEBÉVUE n° 4) On tiendra aussi pour une indication non négligeable qu'une gamme de questions concernant tant le sonore que le musical, construites à partir du séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, ne cesse de trouver de nouveaux développements jusqu'aux derniers séminaires (pour qui souhaiterait simplement entrer dans cette question : l'interview de Lacan publiée sous le titre Radiophonie).
Mais à quoi accrocher ces remarques ? Car il y a là un point de méthode essentiel : ne pas séparer ce qui surgit aujourd'hui à la lecture, de ce qui avait orienté le travail de Lacan, puisqu'il s'agit de ce qui en fait le poids pour la psychanalyse. On change sinon de registre, et donc aussi de propos. Le faire à son insu laisse ses chances à la naïveté, et, dans l'analyse, au transfert. Mais l'effectuer délibérément relève de ce que Lacan baptisait du doux nom de canaillerie.

Le problème est presque simple à résoudre, mais la mise en oeuvre de la solution est plus délicate. Pas question de lire Freud aujourd'hui comme si le moment tournant du travail de Lacan n'avait pas été un retour au texte de Freud. Cela ne si-gnifie pas que l'on doive rechercher pour autant à lire systéma-tiquement Freud dans Lacan, ni l'inverse d'ailleurs. Le freudo-lacanisme est très précisément cette façon de lire sans méthode, qui escamote les étapes tant de l'enseignement de Freud que de celui de Lacan et présente textes ou transcriptions, initialement assujettis aux singularités d'une expérience, sous la forme dominante d'extraits d'oeuvres complètes soutenues par des noms d'auteur. Ou pour le dire autrement, cette façon de lire qui oublie que le refoulement est structurant de l'effectuation d'une lecture.
Or le retour de Lacan aux textes de Freud avait pour axe la dimension signifiante de la clinique freudienne. Cette formula-tion ramassée et rétrospective a peut-être été plus apparente pour le petit groupe que Lacan rassemblait dès avant 1953 autour de la lecture des cas freudiens, qu'elle ne l'est devenue ensuite, lorsque la médiatisation a mis l'accent sur les référen-ces à la linguistique et à l'anthropologie, et, sous le chef du primat du symbolique, a fomenté un freudisme soluble dans les religions de l'écriture.

Cette dimension signifiante est chez Freud (comme chez Saus-sure) sonore, mais ne s'entend pas à lire les textes de Freud « avec les yeux ». Dans les textes on remarque seulement les italiques, les emboîtements discursifs, et la complexité typo-graphique. Que la sonorité leur soit restituée, que soit détaillée leur scansion, que leur composition donne lieu à analyse, où l'on entendrait aussi bien la démarche de l'analyse musicale que celle de l'analyse logique, c'est ce que le caractère parlé de l'enseignement de Lacan rendait possible. Ainsi que Lacan le formulait, retour aux textes n'était pas retour aux sources, mais autre façon de transmettre : « Le vice radical se désigne dans la transmission du savoir » (p.233 des Ecrits, ed.1966, Du sujet enfin en question).
Donc le premier aspect que je souligne dans le retour de Lacan au texte de Freud, mais que je ne développe pas plus au-jourd'hui, c'est ce que pour l'instant je me contenterai de nommer la fabrication de la bande son du texte freudien, et d'une façon plus large du textuel ( Mayette Viltard viendra dire l'accent qu'elle fait porter sur ce point en février). On sait de-puis J.L.Godard et quelques autres que la bande son, ça n'est pas la bande magnétique, ça n'est pas l'enregistrement de ce qui s'entend en relation immédiate à ce qui se produit dans le champ de la vision. Ce premier aspect, cette opération ainsi effectuée par Lacan au fil des séminaires sur et avec le texte freudien a été payée d'un certain prix. Celui du « Moi, la véri-té, je parle...» et de la fin de La chose freudienne. Le prix de cet « Un rien d'enthousiasme est dans un écrit la trace à laisser la plus sûre pour qu'il date, au sens regrettable» (Ecrits, p.229) par lequel Lacan lui-même situa, à propos du discours de Rome par où datait son enseignement :
Car la vérité s'y avère complexe par essence, humble en ses offices et étrangère à la réalité humaine, insou-mise au choix du sexe, parente de la mort et, à tout prendre plutôt inhumaine, Diane peut-être... Actéon trop coupable à courre la déesse, proie où se prend, veneur, l'ombre que tu deviens, laisse la meute aller sans que ton pas se presse, Diane à ce qu'ils vaudront reconnaîtra les chiens... (Ecrits, La chose freudienne, p.436)
Or, tout en prenant en compte l'indication ainsi donnée par Lacan, on serait mal venu de considérer que daté équivaut sans plus à caduc. Lacan alors était certes lyrique. Mais n'est-ce pas justement un certain lyrisme qui portait en cet endroit comme en d'autres son enseignement. Aussi ne convient-il pas seule-ment de se demander quel excès s'y manifeste rétrospective-ment pour Lacan, disons par rapport à l'option plutôt raisonnée de la transmission de la psychanalyse qui était la sienne. Mais aussi ce que cet excès en lui-même transmettait, ce qui y était, et y est peut-être bien encore en transfert, y compris de l'enseignement de Freud, qui ne pouvait alors se manifester autrement. Que marquait donc ce lyrisme, et l'engouement culturel phénoménal qu'il a suscité, dont Lacan aura ensuite essayé de tirer parti, ou auquel il aura essayé de parer, si l'on s'en rapporte aux modifications successives du mode énonciatif de son séminaire ? Suivre ce raisonnement ne vaut bien sûr qu'à tenir l'énonciation, et non pas l'énoncé, comme étant ce qui porte du sujet en instance. Je passe donc au second aspect

 

Entre chaîne et portée

Même dans la perspective de réduire au minimum les compo-santes de la question, il est nécessaire de rappeler quelques uns des champs qui, ensemble, formèrent conjoncture aux premiers séminaires. Il ne s'agit pas de contexte, ou pire, d'influences. Mais bien de ce dont on peut dire aujourd'hui qu'il s'agissait pour Lacan, à des titres divers, de lieux effectifs de transfert. Je me contente d'évoquer sans surcharge puisqu'il ne saurait s'agir ici que de donner un point de départ.
On commencera par les liens avec quelques écrivains, un inves-tissement marqué de la poésie, de sa métrique en particulier, qui allait de pair avec un savoir précis de cette tradition psy-chiatrique française qui, les choses ont bien changé depuis, gardait une attention toujours en éveil, et souvent très métho-dique, aux formes et effets subjectifs du langage. Ajoutons juste que Pichon était à sa façon un représentant de cette tradi-tion au sein de la société analytique par rapport à laquelle La-can produisit ses travaux quelques années avant le commence-ment de la seconde guerre mondiale.
On n'oubliera pas la logique, y compris ses insertions dans le cercle oulipien, et la prévalence qui va en résulter de la scan-sion comme pivot de l'interprétation. Il m'étonnerait qu'un musicien qui voudrait bien se pencher sur cet aspect ne trouve pas d'une façon ou d'une autre ce qui y répond à son bien.
On passe après guerre des poètes philosophes aux philosophes poètes. Mais de toute façon la poésie est dans le coup, avant même la linguistique, et y compris dans la rencontre avec Jakobson, sans oublier le formalisme russe, Lacan le rappellera encore en 1977.
J'y associe expressément Lévi-Strauss, pas pour ce qui s'en vulgarise d'ordinaire, mais pour les motifs précis dont on trouvera l'essentiel dans l'introduction écrite par lui aux Six leçons sur le son et le sens de Roman Jakobson. Raison de rappeler en effet que la méthode structurale - et non pas structu-raliste - à la discipline de laquelle Lacan invite ses auditeurs à se former dans les années cinquante, prend pour support et exemple sous la plume de Lévi-Strauss la figure de la partition musicale offerte au déchiffrement d'un voyageur en escale d'une autre planète.

Je rappelle qu'il ne s'agit pas dans ce qui précède de vagues références, d'une toile de fond, mais bien des coordonnées mêmes auxquelles Lacan introduisait ses élèves pour leur facili-ter l'accès aux traits essentiels de la clinique freudienne. Entre désir et symptôme, les deux dimensions de métaphore et de métonymie inscrivent condensation et déplacement dans un rapport au langage qui n'est plus uniquement dominé par les travaux de philologie et de rhétorique auxquels se référait en-core une philosophie de l'époque, mais que méconnaissaient de plus en plus les dites «sciences humaines». (Il n'échappe à l'oreille de personne j'espère, à quel point le simple emploi de ces catégories, que je ne laisse pourtant pas filer ici sans quel-ques précautions, fait désormais scie).
Dans cette conjoncture, et à partir du paradigme avancé par Lévi-Strauss, s'effectue la première catalyse, précipitent les premiers termes, qui vont permettre à Lacan de rompre avec un régime interprétatif de la psychanalyse, disons, avec une grande marge d'erreur, symboliste, et dominé par la linéarité d'une chaîne signifiante dont la formule est imputée à de Saussure. Cette démarche va de pair avec des références aux discussions linguistiques d'alors sur la rétroaction du sens et le caractère markovien ou non de la linéarité de la phrase, c'est-à-dire aussi sur l'orientation temporelle de la langue. Restons en là de cette conjoncture, au sein de laquelle la portée musicale que Lévi-Strauss offre comme modèle à l'analyse des mythes est intro-duite par Lacan dans son enseignement.
J'ajouterai comme un clin d'oeil l'indication suivante. L'exemple le plus systématique de la forme de lecture ainsi produite est justement celui qui mènera une année durant les auditeurs de Lacan à suivre dans le texte freudien les allées et venues viennoises de Herbert Graf, le fils du musicologue Max Graf. Cela ne me paraît pas tout à fait indifférent.

Mais il suffit pour l'instant de bien repérer que les débats et discussions induits par le mode de lecture signifiant des « cas » rédigés par Freud se trouvent prendre comme une de leurs bases explicites, le modèle de l'écriture musicale que je dirai classique, au moins au sens où les deux dimensions de l'harmonie et de la mélodie constituent le cadre des affronte-ments qui depuis la fin du moyen âge jusqu'au début du ving-tième siècle ont structuré et orienté la création musicale.

Mais, dira-t-on, n'y aurait-il pas là après tout qu'une simple référence formelle sans véritable conséquence ? Voire au mieux évocation passagère d'un paradigme constitué dans de très anciennes proximités de culture entre langue, poésie, et parole, ou entre prière et chant, et qui à un moment donné se présente-rait moins comme un constituant proprement musical dans l'enseignement de Lacan que comme le rappel d'un vieux fond commun de la culture occidentale ranimé des troubadours et trobairitzs, voire de la rhétorique antique.
Tel pourrait bien être en effet le cas, si la partition musicale se présentait comme une métaphore que Lacan aurait exploitée de façon ouverte et systématique. Or c'est l'inverse qui se produit. Les références explicites sont brèves, et laissées à Lévi-Strauss, en particulier à son article sur la structure des mythes dans American Anthropologist en 1953. Mais les développements concrets de la méthode prennent eux bien plus de place. L'affaire se marque lorsque se met en place une tension entre écriture de la langue et écriture musicale à laquelle je vais essayer de vous introduire maintenant à partir d'un exemple délimité, étant entendu que l'écrit n'est pas la meilleure façon d'y parvenir, et que la lecture à haute voix est ce qui nous rapproche le plus des conditions de l'enseignement des sémi-naires.

 

La résistance

On sait le sort fait par Lacan à la résistance : il n'y a de résis-tance que de l'analyste. C'est une des toutes premières critiques portée par Lacan à la psychanalyse modèle S.P.P., telle qu'on l'enseigne au début des années cinquante, et dont une tendance est de réduire les analysants aux dimensions du divan de l'analyste. Elle s'appuie sur plusieurs textes de Freud, dont l'un des tous premiers à faire état des difficultés rencontrées lors de la mise en oeuvre de ce qui n'était encore que la méthode cathartique dans les situations où Freud ne pouvait recourir à l'hypnose. Ce texte constitue le chapitre cinq, rédigé par Freud seul, des Etudes sur l'hystérie publiées par Freud et Breuer en 1895. En voici un extrait :

J'ai indiqué que le groupement de ces sortes de souve-nirs en une pluralité d'assises, de strates linéaires se pré-sentait comme un dossier d'actes, un paquet, etc., et ca-ractérisait la formation d'un thème. Ces thèmes sont au-trement groupés encore, ce que je ne saurais décrire qu'en disant qu'ils sont concentriquement disposés au-tour du noyau pathogène. Il n'est pas difficile de dire ce que représente cette stratification, ni suivant quelle pro-portion croissante ou décroissante elle se produit. Ce sont les strates présentant une résistance égale, résis-tance qui croît lorsque l'on s'approche du noyau, donc des zones comportant une égale altération de la cons-cience, zones dans lesquelles s'étalent les différents thèmes. Les strates les plus extérieures comprennent les souvenirs (ou faisceaux de souvenirs) qui peuvent le plus facilement revenir à la mémoire et sont toujours clairement conscients. A mesure que l'on pénètre plus profondément au travers de ces couches, la reconnais-sance des souvenirs qui émergent se fait plus difficile jusqu'au moment où l'on se heurte au noyau central des souvenirs dont le patient persiste à nier l'existence lors de leur apparition. (J.Breuer et S.Freud, Etudes sur l'hystérie, Edition 1956, p.234).

[ Ich habe die Gruppierung gleichartiger Erinnerun-gen zu einer linear geschichteten Mehrheit, wie es ein Aktenbündel, ein Paket u. dgl. darstellt, als Bildung eines Themas bezeichnet. Diese Themen nun zeigen eine zweite Art von Anordnung ; sie sind, ich kann es nicht anders ausdrücken, konzentrisch um den pa-thogenen Kern geschichtet. Es ist nicht schwer zu sagen, was diese Schichtung ausmacht, nach welcher ab- oder zunehmenden Grösse diese Anordnung erfolgt. Es sind Schichten gleichen, gegen den Kern hin wach-senden Widerstandes und damit Zonen gleicher Be-wusstseins -veränderung, in denen sich die einzelnen Themen erstrecken. Die periphersten Schichten enthal-ten von verschiedenen Themen jene Erinnerungen (oder Faszikel), die leicht erinnert werden und immer klar bewusst waren ; je tiefer man geht, desto schwieriger werden die auftauchenden Erinnerungen erkannt, bis man nahe am Kerne auf solche stösst, die der Patient noch bei der Reproduktion verleugnet. J.Breuer und S.Freud, Studien über Hysterie, Fischer Taschenbuch Verlag, p.233. Les caractères gras correspondent au cré-nage espacé des passages correspondants du texte en al-lemand ]

 

Or il se trouve que Lacan a donné sur ce passage deux varia-tions, deux commentaires presque contemporains, et qui ne sont séparés l'un de l'autre dans ses élaborations par aucun mouvement explicite susceptible de venir éclairer leurs diffé-rences d'un motif extérieur.
Je vais donc maintenant reproduire à la suite ces deux extraits du travail de Lacan dont vous pourrez retrouver l'environnement textuel dans les Ecrits, et entre lesquels se mettent en tension deux versants, le versant écriture de la pa-role, et son versant écriture musicale.

Le premier extrait représente assez bien ce qui va constituer pour vingt ans au moins la version admise de l'enseignement des séminaires, c'est-à-dire celle qui vaudra pour les élèves d'abord, pour les publics de la psychanalyse ensuite. Du fait de l'insistance sur les composants langagiers et la dimension de chaîne de la phrase, cette première variation sur le thème de la résistance met en avant le caractère linéaire du langage que pourtant elle critique par ailleurs. C'est sur la base de cette variation que va se construire l'exportation linguistique de la théorie lacanienne. Comme pour Freud dans ses rapports aux oeuvres, il serait bien sûr erroné de considérer que Lacan n'a pas prêté le flanc à la façon dont il aura été entendu. Au contraire... Comme pour Freud néanmoins, le problème n'est pas d'attribuer des bons et des mauvais points, mais de situer comment et à partir de quelles particularités de son enseigne-ment, dans une démarche ancrée à l'expérience de l'analyse, Lacan va infléchir cet enseignement, c'est-à-dire tirer les leçons de l'expérience. Voici donc le passage tiré du texte Variantes de la cure type :

La notion de résistance n'était pourtant pas nouvelle. Freud en avait reconnu l'effet dès 1895 pour se manifester dans la verbalisation des chaî-nes de discours où le sujet constitue son histoire, processus dont il n'hésite pas à imager la concep-tion en représentant ces chaînes comme englo-bant de leur faisceau le noyau pathogène autour duquel elles s'infléchissent, pour préciser que l'effet de résistance s'exerce dans le sens transver-sal au parallélisme de ces chaînes. Il va même jusqu'à poser mathématiquement la formule de proportionnalité inverse de cet effet à la distance du noyau à la chaîne en cours de mémorisation, y trouvant, par là même, la mesure de l'approche réalisée.
Il est clair ici que, si l'interprétation de la résistance en action dans telle chaîne de dis-cours se distingue de l'interprétation de sens par où le sujet passe d'une chaîne à une autre plus « profonde », c'est sur le texte même du discours que la première s'exerce pourtant, y étant compris ses élusions, ses distorsions, ses élisions, voire ses trous et ses syncopes. (Variantes de la cure type. Ecrits p.334)

On dira linguistique sans plus pour l'instant, cette variation sur un thème de Freud, même si cette appellation n'est que partiellement exacte. Et je vous donne immédiatement la seconde variation, extraite elle de L'introduction au commentaire d'Hyppolite sur la Verneinung de Freud. Il est intéressant de faire le travail de correspondance terme à terme, tout en gardant en même temps un oeil sur le texte freudien de départ :

La résistance en effet ne peut être que méconnue dans son essence, si on ne la comprend pas à par-tir des dimensions du discours où elle se mani-feste dans l'analyse. Et nous les avons ren-contrées d'emblée dans la métaphore dont Freud a illustré sa première définition. Je veux dire celle que nous avons commentée en son temps et qui évoque les portées où le sujet déroule «longi-tudinalement», pour employer le terme de Freud, les chaînes de son discours, selon une partition dont le « noyau pathogène» est le leitmotiv. Dans la lecture de cette partition, la résistance se manifeste « radialement », terme opposé au pré-cédent, et avec une croissance proportionnelle a la proximité où vient la ligne en cours de déchif-frage de celle qui livre en l'achevant la mélodie centrale. Et ceci au point que cette croissance, souligne Freud, peut être tenue pour la mesure de cette proximité. (Introduction au commentaire de Jean Hyppolite, Ecrits, 1966, p.372)

On peut prendre les deux extraits et les relire plusieurs fois en comparaison. Et suivre éventuellement les fils qui organisent leurs rapports, ainsi que la façon dont dans les deux cas est assuré le lien au texte de Freud.
Parmi les nombreuses questions que posent ces variations, il y a celle-ci : qu'est-ce qui pousse Lacan à glisser sous le pied de Freud ce qu'il nomme métaphore, laquelle n'y est pas vraiment manifeste.
La tendance serait aujourd'hui de dire : « ah, ça, c'est bien Lacan. Il développe une analogie musicale, et puis après il dit que c'est Freud qui en est à l'origine ». C'est une façon de lire. Elle ne me paraît pas compatible avec l'analyse.
Questionnons plutôt la vérité de ce dire. A lire le texte en allemand, je tiens pour l'instant que cette vérité trouverait une de ses faces dans les Themen de la phrase freudienne, dans la mesure où, quelques années plus tard, en débattant à la Société du mercredi de la création artistique, Freud et Max Graf cons-truiront leur échange entre Themen et Motiv. (Protokolle der Wiener Psychoanalitischen Vereinigung, Band I, 11 Dezember 1907, s. 244-253, Fischer Verlag, 1976. En français, Minutes de la Société du mercredi, I, séance du 11 décembre 1907).
Voilà qui est bien mince dira-t-on ? Certes. Mais le cas n'est pas rare dans le texte freudien. Rien qu'un autre exemple, pris justement au point auquel se joue la position freudienne concernant la création. Vous vous souvenez des trois personnes évoquées dans la première partie, et dont la série est une condi-tion sine qua non de l'effectuation du mot d'esprit. Ce pour-quoi le mot d'esprit est une affaire sérieuse. Bien sûr, ces trois personnes ne sont pas pour Freud dans une relation quel-conque. Comme individus, ce sont le créateur du mot d'esprit, analogue de l'acteur (celui qui va faire son cirque), l'auditeur qui rira (Zuhörer), et celui ou celle qui fait les frais de l'esprit : femme ou puissant de ce monde, ou précepte moral. Mais il y a aussi ces trois mêmes personnes en tant qu'elles partagent une langue, une culture, une histoire, bien sûr dans une configuration particulière selon ce dont il s'agit, et qui fait que refoulement et jouissance sont dans le coup. Et bien, pour qu'entre le créateur et l'auditeur se produise ce qui avérera la création du mot d'esprit, il faut qu'il y ait entre ces personnes dites par Freud psychiques, une Einstimmung, concordance.
Remarquons pour le propos d'aujourd'hui qu'il s'agit aussi du terme allemand où se désigne la façon dont les instruments s'apprêtent à jouer de concert : accord, accorder, comme on dit des violons. Un terme de la même eau conceptualise dans L'interprétation des rêves cette nécessité qui rend compte entre condensation et déplacement de la constitution d'un rêve à partir d'un matériau donné, alors que bien d'autres auraient rétrospectivement pu sembler aussi appropriés : Übereinstim-mung.
Ces quelques indications sont aussi une invite : quel musicien nous lira, contre le préjugé commun, ce mode de présence, entre langue allemande, yiddish , et conceptualité musicale, la présence de la musique dans la théorie analytique. Nous aurons l'occasion le 2 mars 2002 de discuter avec Edith Lecourt aussi sur ce domaine.

Je retiens pour l'instant que ce qui, en un premier temps, appa-raît dans la phrase de Lacan comme un forçage par rapport au texte freudien, implique un point juste qui lui permet d'avancer cette formulation en termes d'écriture musicale du travail de l'analyse envisagée du point de vue de la dite résistance.

 

que Lacan n'a-t-il connu Schoenberg ?

en ces années cinquante, ce qui retient Lacan dans le texte de Freud, ce n'est bien sûr pas seulement l'adhérence musicale de plusieurs mots allemands. C'est aussi le mouvement de la méthode cathartique tel que le décrit Freud dans ce passage. Il progresse dans ces deux directions, longitudinales et radiales, qui conviennent si bien à ce que Lacan enseigne à ce moment là en prenant appui sur Jakobson, à savoir, comme je l'ai schématiquement rappelé plus haut, par rapport au mouvement de la parole : la substitution radiale de la métaphore, le dépla-cement longitudinal de la métonymie. On n'est donc pas éton-né que s'y accorde la formulation en terme d'écriture musicale que Lacan a relevée chez cet élève de Jakobson qu'a aussi été Lévi-Strauss.
Mais ce qui va être oublié, c'est que cette distinction entre longitudinal et transversal, métaphore et métonymie, et donc mélodie et harmonie, si elle offre à Lacan un écart pour ensei-gner Freud, ne l'intéresse que lorsque qu'elle est livrée à la violence de la poésie, c'est-à-dire lorsque selon la formulation de R.Jakobson elle s'annule : « La fonction poétique projette le principe d'équivalence de l'axe de la sélection sur l'axe de la combinaison ». (Roman Jakobson, Poétique, in Essais de linguistique générale, T.I, Ed. de Minuit, 1963)
Donc ce qui précède ne vaut pas dans les coordonnées mettons de l'enseignement académique de la poésie qui sont celles dans lesquelles l'autonomie des axes de la parole est soigneusement maintenue. Cela vaut dans les cordonnées poétiques qui ne respectent pas la distinction de ces deux axes, et qui selon la définition jakobsonienne de la poésie projettent les effets d'un axe sur l'autre.
Je n'irai pas beaucoup plus loin pour l'instant, souhaitant que ce premier point puisse être discuté avant d'introduire le sui-vant qui fait appel à des aspects moins connus du travail de Lacan qui nécessitent d'être d'abord présentés pour eux-mêmes. En effet, l'oeuvre, l'oeuvre artistique va sans doute paraître absente des références au sein desquelles je mets en forme les questions. Par contre je ferai remarquer que la façon dont Lacan prend un appui de passage sur l'écriture musicale pour critiquer la prédominance de la linéarité dans l'abord de la parole qui résulte selon lui de la théorie de Saussure, est en même temps une première ouverture à la topologie. Le « traitement musi-cal » transforme la chaîne en surface, à partir du moment où les célèbres métaphore et métonymie, la combinaison et la substi-tution, ne sont plus des dimensions dont l'orientation définit de façon stable l'ancrage signifiant de la parole.
Cette opération Lacan la répètera en 1965, toujours à l'aide de la portée sur laquelle s'inscrit l'écriture musicale, mais en fonction cette fois d'une troisième dimension, que je dirai ici temporelle, et que Lacan nomme coupure.

Déjà Freud se lamentait qu'il lui ait fallu tant d'années pour acquérir le savoir que dans la Gradiva, Jensen avait mis en oeuvre d'une si éblouissante façon en quelques semaines. Concernant ce qui précède, il aura donc fallu vingt ans à Lacan pour parvenir à accéder pour le compte de la psychanalyse à ce dont Schoenberg bien avant Jakobson donnait le principe en définissant la composition avec douze sons :

L'assertion primordiale sur laquelle s'appuie la com-position avec douze sons est la suivante. Toute entité dans laquelle les sons se font entendre simultanément (harmonie, accord, écriture à plusieurs parties) joue exactement le même rôle dans l'expression et la présen-tation d'une idée musicale, que toute entité dans la-quelle les sons se font entendre successivement (motif, ligne, phrase, thème, mélodie, etc.) ; elle est soumise à la même loi d'intelligibilité. (Le style et l'idée, (1923), De la composition avec douze sons, Buchet/Chastel).