Séminaire Entretemps "La musique ne pense pas seule"

Musique | Psychanalyse

(2001-2002)


François Dachet - Création, transfert : la psychanalyse à l'école de la musique ?


(Samedi 6 octobre 2001 - première partie )

 

L'exposé de François Nicolas vient de donner lieu à une série de questions assez vives. La discussion cherche ses marques. Elle est interrompue pour passer au second exposé dont j'improvise un peu l'introduction en fonction de ce que je viens d'entendre. Certaines phrases ont été remises en forme écrite.
Seule la première partie de l'exposé a été dite.

Mon intervention couvrira un champ conceptuel beaucoup plus restreint que celui embrassé par le tableau qu'offre à notre réflexion François Nicolas, tableau qui dispose d'une solide architecture, mais qui a certainement été proposé pour susciter à chacune de ses intersections un discussion détaillée.
En effet la construction d'un tel dispositif, en faisant porter l'attention sur les articulations et les différences conceptuelles, risquerait sinon d'amener à prêter à chacun des termes posés plus d'être qu'il ne convient.
J'en veux pour exemple ce couple musique | psychanalyse. J'ai déjà prévu de revenir sur la façon dont nous l'avons avancé. Mais ce qui vient d'être dit me suggère dans l'immédiat l'indication suivante : cela ne revient pas du tout au même de traiter chacun des termes, musique, psychanalyse, comme une discipline, c'est-à-dire comme ce qui se trouve donné et en fait délimité par les règles explicites de sa transmission, ou de les traiter comme deux objets qu'il y aura préalablement à appréhender. Car dans ce second cas, la définition de l'objet elle même permet d'introduire une incertitude qui est de bon aloi lorsqu'il s'agit d'évaluer la portée et l'extension des outils de réflexion que nous cherchons à mettre en uvre.

Tenez, par exemple, même dans le public cultivé, il y a une expression, « les psy » qui est justement destinée à voiler qu'entre tous les vocables en psy, psychologue, psychanalyste, psychiatre, psychothérapeute, etc... et bien d'une part il y a des partis à prendre, et qu'en plus il n'est pas si simple que cela d'y faire passer la lame du sieur d'Occam. Du coup, si ce n'est tout le monde, du moins beaucoup, et en particulier parmi ceux et celles qui devraient y réfléchir à deux fois, disent : « les psy ». A défaut d'apporter quelque lumière, cela permet d'éviter les difficultés liées à l'incertitude dans laquelle place nécessairement un usage mieux déterminé.
De façon plus resserrée encore, chacun est bien sûr convaincu que la multiplication des groupes qui se définissent par rapport à la psychanalyse, en termes d'école, ou de société, voire d'association, etc... traduit beaucoup plus que des nuances, parfois de réelles contradictions, entre les conceptions de la psychanalyse qui animent chacun d'eux. Tenir trop à « la » psychanalyse, ce serait s'asseoir sur cette multiplicité de fait, elle même en constante transformation, avec les conflits de frontières et d'extension qu'elle comporte. C'est produire une certitude de discours qui a toutes les chances de nous cacher des points importants de réel.
Or, pour autant que je sache, il me semble bien que les musiciens ne sont pas mieux logés. Et ceci depuis assez longtemps, c'est-à-dire au moins depuis qu'Hector Berlioz a introduit quelque pagaille dans une classification qui était d'apparence simple : la musique est faite par les instruments de musique, les autres objets font du bruit. Là aussi il y a des écoles, des courants, des passions, des pouvoirs, et si l'on considère les musiques créées depuis cinquante ans environ, nous serons sans doute d'accord pour dire que les frontières entre ce qui relève de la musique et ce qui n'en relève pas ne sont pas tracées de façon identique par tous.
Voilà. A la juxtaposition musique | psychanalyse, il me paraît impérativement nécessaire d'intégrer l'incertitude essentielle à la tenue même de chacun des termes. Hors de cette vibration, de ce point de tremblement de l'horizon conceptuel, chacun d'eux se fossilise dans un faux savoir, une certitude feinte. Ceci situé, je peux donc maintenant commencer par vous raconter en fonction de quelles contingences nous nous retrouvons ici pour travailler ensemble, et aussi en fonction de quel projet, sur le mode où François Nicolas vient d'en dégager un à sa façon.

Présentation
Pour parler du malaise qui fait la substance du lien social, Freud affectionnait la parabole des porcs épics empruntée à Schopenhauer. Trop éloignés les uns des autres, ils ont froid. Mais qu'ils se rapprochent pour se réchauffer les uns aux les autres, alors... attention aux piquants.
Un slash, même vertical, pour situer musique et psychanalyse relativement l'une à l'autre mais tout en les tenant distinctes, c'est le signe d'un embarras comparable. François Nicolas et moi-même tenions à éviter les convergences faciles, à marquer les distinctions conceptuelles et les différences de pratiques. En théorie, le consensus mène au pire. Et de toute façon manque de piquant. D'où l'écriture de l'argument, qui tient pour une part à la situation suivante.
Depuis bientôt un siècle, régulièrement, il se dit de la psychanalyse qu'elle a délaissé la musique, que Freud lui-même y aurait été particulièrement imperméable. Et il se publie en nombre non négligeable depuis presque aussi longtemps, des travaux pour montrer, soit que tel est bien le cas, soit à l'inverse que tel n'est pas le cas. Il y a donc bien un problème. Mais peut-être pas au lieu où il s'énonce.
Dans ces conditions, vous pensez bien que les tentatives souvent un peu forcées pour rapprocher musique et psychanalyse n'ont pas manqué. L'histoire des erreurs et quiproquos qui organisent ces tentatives ou qui les justifient, a son importance. En parcourant les textes qui nous en restent on y croise pour n'évoquer que le tout début du siècle, R.Wagner, O.Rank, G.Mahler, M.Graf, A. Schoenberg, T.Reik, D.J.Bach, Nietzsche bien sûr... Et depuis cette période pionnière beaucoup d'autres aussi, au nom moins connu peut-être, mais dont les contributions n'ont pas forcément été moins importantes pour autant.
Reconstituer ici cette histoire telle quelle, d'une seule traite, en faire un roman historique, le roman des amours manquées de la psychanalyse avec la musique serait fastidieux. Nous n'y reviendrons donc qu'au fur et à mesure, au fil des séminaires, et si possible pas à pas (Mais la bibliographie de base pourra être enrichie au fur et à mesure). Pour me limiter aux premières rencontres, souvent citées parce que relatives à Freud : la longue promenade de Freud avec G.Mahler, sa correspondance avec Romain Rolland, les rapports de Freud avec Max Graf et son fils, le futur stage director du Metropolitan Opera, l'intérêt soutenu de Freud pour Yvette Guilbert (eh oui !), toutes ces traces, leur mise en série n'apprend souvent rien d'autre que ce qui a amené justement à les mettre en série. Chaque trace demande, pour livrer peut-être une part du savoir auquel elle peut ouvrir, à être explorée dans sa singularité, dans ses résonances propres. Les intervenants de plusieurs des séminaires prévus nous en fournirons, avec l'étoffe, l'occasion et le matériau.
Ceci précisé, il est exact que les références aux uvres musicales dans les textes analytiques sont moins nombreuses, et souvent moins documentées que les autres références artistiques, littéraires, dramaturgiques, et plastiques en particulier. En apparence du moins, rien qui équivaille à ces véritables fils de chaîne de la psychanalyse que sont l'Oedipe de Sophocle, le Faust de Goethe ou le Moïse de Michel-Ange. Voyez, encore aujourd'hui, la place qu'occupe de fait Oedipe pour l'analyse.
Comme j'ai déjà abondamment commenté ce point, en particulier dans la présentation de l'Atelier intérieur du musicien de Max Graf, je me placerai d'emblée du point de vue de la leçon que j'ai tirée d'avoir effectué, fut-ce de façon encore très partielle, un bout de cette exploration. A savoir qu'en fait il n'y a pas eu de roman d'amour manqué entre la psychanalyse et la musique, et qu'il est nécessaire de prendre les questions autrement si l'on souhaite, sans négliger ce qui fait signe d'un problème à cet endroit, sortir des rengaines, et dégager des questions un peu plus consistantes.

Rencontres à côté
Mais comment ? Pour répondre à cette question, un moment tournant, du moins pour moi, a été la rencontre qui nous vaut de travailler ensemble aujourd'hui, la rencontre avec François Nicolas. La singularité de cette rencontre tient à ce qu'elle s'est effectuée non pas directement, immédiatement, mais de façon médiate, comme le voisinage de deux rencontres manquées. Disons pour résumer qu'ayant lu son livre La singularité Schoenberg, j'ai considéré immédiatement qu'il y avait là quelque chose qui concernait la psychanalyse au plus près, et j'ai cherché à joindre François Nicolas. Mais, n'y étant pas parvenu, dans la présentation du livre de Graf, L'atelier intérieur du musicien, j'ai été amené à laisser quelques petits cailloux, en particulier autour de la proximité plus que temporelle et spatiale entre Freud et Schoenberg qu'introduisait la présence à la Société du mercredi de M.Graf et de D.J.Bach. Presque un an plus tard, j'ai eu la surprise de constater, au retour des vacances en lisant le journal de l'Ircam, que François Nicolas avait proposé sans m'en parler au préalable, de mettre en débat le livre de Max Graf au cours d'un samedi d'Entretemps.
Or le médium de cette affaire aura été, et continue à être pour une part le nom et l'uvre de Schoenberg. Il y a eu une coïncidence, et vous savez à quel point ç'est important de ne pas laisser passer le déchiffrement d'une coïncidence. Cette coïncidence a consisté en quoi ? Et bien dans le fait qu'à deux moments, pas tout à fait contemporains, mais pas trop éloignés dans le temps néanmoins, François Nicolas de son côté, disons le côté des musiciens, et moi-même de mon côté, celui de l'analyse, avons été amenés à faire valoir le nom de Schoenberg et plusieurs de ses uvres.
C'est une façon un peu trop réduite de présenter la question. Cette rencontre à côté, d'autres y étaient chacun à leur façon partie prenante. Ce n'est pas pour rien que, grâce à l'accueil de l'Ircam, ce sont deux revues, une revue musicale Entretemps, et une revue de psychanalyse L'UNEBÉVUE qui patronnent, comme on dit, ce séminaire. Il y a un certain mode de travail à quelques uns, qui exclue que l'on puisse en rapporter les fruits sans plus au nom propre de tel ou tel.
Déjà auparavant, un moment de travail avec un autre compositeur, Georges Aperghis, avait porté à conséquences, en amenant à prendre en compte la dimension sonore, scandée, modulée, dans le travail de transcription des séminaires de Lacan. Et aux entours de cette recherche, Schoenberg était déjà présent, par l'intermédiaire de l'édition chez Contrechamps de sa correspondance avec Busoni et Kandinsky qui apporte beaucoup, et d'une façon particulièrement éclairante et incisive, sur les problèmes de transcription.
Chacun de notre côté, et chacun à notre façon, nous étions donc en train de soutenir disons plus que l'intérêt, l'actualité de l'uvre de Schoenberg. Je ne sais pas si vous vous rendez compte à quel point cela était incongru, même si de le dire ici, à l'Ircam, modifie cette donne. Et contrairement à l'apparence, c'était et cela demeure encore plus incongru pour François Nicolas que pour moi. Mais ça, il m'a fallu un petit moment pour en tirer les conséquences. Je vais essayer de dire pourquoi.

Si certains analystes se sont intéressés à la musique à leur façon, c'est quand même presque uniquement à des musiques et à des musiciens qui n'étaient pas, pas tout à fait, leurs contemporains. En 1900, lorsque Graf publie les Wagner Probleme, ce qui est d'actualité théoriquement et politiquement parlant, c'est Wagner du point de vue de la critique nietzschéenne, du point de vue du Cas Wagner. Dans les opéras de Wagner, O.Rank dégage la portée de mythes dont la source est en fait au moins médiévale. Mendelssohn, Les ailes de la mélodie, est la référence dominante de T.Reik. Regardez en français des articles parus à des dates beaucoup plus rapprochées : c'est jusqu'à la musique romantique incluse pour l'essentiel, mais guère plus loin. Même si ponctuellement il peut être question de Jazz, de musiques de film, ou bien alors de la forme opéra. C'est donc presque exclusivement entre classicisme et romantisme que se jouent les questions lorsqu'est évoquée la musique...

Pour ma part, outre ma sensibilité à son uvre, et l'intérêt pour la psychanalyse des textes réunis dans Le style et l'idée, j'étais allé voir du côté de Schoenberg en fonction d'un certain nombre d'indications liées à la clinique des suites du cas dit « du petit Hans »: présence de la musique contemporaine dans les écrits de Max et de Herbert Graf (à ma connaissance Max Graf est le seul critique musical invité à participer au volume édité pour le jubilé de Schoenberg par ses amis), présence durant les premières années de la Société du mercredi de l'ami intime de Schoenberg, celui qui soutint ses premières compositions, David Joseph Bach. Stricte contemporanéité, et voisinage viennois de Freud et de Schoenberg. Sous cet angle encore un peu intuitif, Schoenberg, ses textes, sa musique, ses peintures, comme lieu de transfert dans le champ analytique, font un peu irruption, tache. Parce qu'il s'agit de musique, parce qu'il s'agit de musique contemporaine. Mais je soutiens aussi par exemple que, lorsque l'on déchiffre le séminaire de Lacan sur la relation d'objet, et que de séminaire en séminaire on suit les déplacements de la famille Graf sur un plan des moyens de transport à Vienne en 1905, on n'entend rien, du moins à une première écoute, de la Vienne musicale qui faisait la vie des Graf, et qui ne semble d'ailleurs pas moins absente du texte freudien du cas.
Or considéré relativement à Freud inventeur de la psychanalyse, et jusque dans les formes de réception de leurs uvres respectives, alors même qu'ils ne se connaissaient sans doute pas, Schoenberg est, plus que d'autres musiciens de la même époque, le représentant de la Vienne musicale de cette période, pour la modification radicale qu'il introduit dans les conditions subjectives de l'interprétation et de l'écoute musicales, d'abord en généralisant l'atonalité, ensuite en introduisant au sérialisme.

Voilà à peu près où j'en étais. Mais si un musicien, un compositeur, était amené lui aussi à faire valoir aujourd'hui encore l'actualité de Schoenberg en direction des musiciens, alors c'est que la difficulté n'était pas seulement pour la psychanalyse la rareté, ou le statut très particulier des références musicales dans son histoire et dans son champ. C'est qu'il y a de l'uvre du musicien Schoenberg dans son ensemble, quelque chose qui ne tombe pas sous le sens, et qui échappe aux musiciens contemporains, au moins à certains, tout autant qu'à la psychanalyse. La façon dont elle a été reçue jusqu'à aujourd'hui ne l'épuise pas. Elle recèle encore un enjeu subjectif , une nouveauté, dont François Nicolas avait tenté dans son livre de faire valoir la portée. Tel fut mon raisonnement, avec sa partialité, mais aussi son effet de coupure.

Car alors la critique change d'orientation. Il ne s'agit plus de savoir si oui ou non la psychanalyse s'est suffisamment inquiétée de musique et de musiciens, encore moins de savoir si à côté de références à Hamlet ou à Léonard de Vinci, il faut introduire dans sa théorie une pincée de Monteverdi ou une dose de Luciano Berio. Cette question n'est pas tout à fait rien, mais ce n'est pas elle qui peut constituer une boussole.
Une autre face de cette question se dessine, qui est à mon avis la suivante : que le déploiement de la position artistique de Schoenberg doive être encore soutenue, à commencer pour une part auprès de musiciens, ne manifeste donc pas l'ignorance, ou le désintérêt, de gens qui ­ ça n'est ni plus ni moins fréquent dans le champ analytique que dans d'autres ­, n'ont ni l'éducation, ni la culture, qui rendent sensible à la création musicale et permettent de l'apprécier. Mais que l'uvre de Schoenberg présentifie une forme de subjectivation en gésine que pas plus la musique « en général » que l'analyse, pas tous les musiciens en tous cas, ne parviennent à dégager des uvres et des événements musicaux qui l'actualisent.
Devoir sans cesse tirer à nouveau les conséquences de ce qui a une fois été inventé ou créé, se dégager des chemins de l'habitude sensible comme de ceux de l'amortissement conceptuel, ne considérer le savoir élaboré hier que sous l'angle sous lequel il échappe aux académies de tous poils qui y négligent l'insu d'aujourd'hui, voilà une affinité forte de la psychanalyse avec la création musicale.

La contribution de l'analyse à ce séminaire s'écartera donc aussi radicalement que possible de cette position de maîtrise interprétative des uvres qui lui a été parfois reprochée, et souvent à juste titre. Dans le registre de ce qu'elle peut soutenir, et que chacun ici soit analysant, analyste, ou tout simplement intéressé par l'analyse, c'est de toute façon d'une position d'analysant, de l'expérience de l'analyse, qu'il s'agit de se mettre à l'école de la musique, et à celle des musiciens qui peuvent nous faire entendre ce qu'uvres musicales et écrits des musiciens laissent pointer de ce sujet que représente l'actualité d'un Schoenberg.
Remarquons au passage, et ceci contre les us et coutumes les mieux établies du public qu'on dira cultivé, que cette position est strictement conforme :
a. à la façon dont Lacan concevait sa position d'enseignement, une position d'analysant de son expérience
b. au mode de rapport aux arts et aux artistes que Freud estimait pertinent pour l'analyse, et sur lequel je voudrais m'arrêter maintenant. Il en a condensé la définition ainsi dans les premières pages de sa lecture de la Gradiva de Jensen, à propos des écrivains :
« Mais poètes et romanciers sont de précieux alliés, et leur témoignage doit être estimé très haut , car ils connaissent, entre ciel et terre, bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver. Ils sont dans la connaissance de l'âme nos maîtres à nous, hommes vulgaires, car ils s'abreuvent à des sources que nous n'avons pas encore rendues accessibles à la science». (Délire et rêve dans la Gradiva de Jensen, Gallimard, p.127)

Avant d'en venir là, deux remarques :
- Ce qui précède emporte un certain nombre de termes dont la définition ne va pas de soi, et en particulier celui de sujet, sur lequel portera en décembre la présentation de Laurent Cornaz.
- C'est en fonction de ce qui précède que je me suis adressé aux uns et aux autres pour leur proposer d'intervenir dans ce séminaire, ou discuter de leurs propositions .

Entre uvre et cas

Parmi les nombreuses questions que cette congruence de nos positions portée par le nom de Schoenberg laissait ouvertes, voire vives, et dont nous avions déposé le résumé sur Internet depuis l'an dernier, il y en a une sur laquelle je voudrais avancer quelques propositions aujourd'hui, justement parce que j'ai été averti par nos échanges antérieurs, qu'elle constituait un point de déroutement du dialogue avec des artistes.
Une librairie ne suffirait sans doute pas aujourd'hui pour exposer l'ensemble des travaux qui mettent à contribution le vocabulaire analytique et les références à la psychanalyse pour aborder ­ je ne dis pas analyser ­ les différents domaines artistiques. Du coup, on ne se pose même plus la question de cet usage qui finit par ne plus devoir sa justification qu'à la coutume et à l'inertie.
Or il me paraît vain de se pencher sur ce qui s'est ou non passé initialement entre la pratique freudienne et la musique si l'on n'a pas répondu à une question, qu'on ne se pose plus en général aujourd'hui, mais qui constitue à mon sens un véritable préalable critique, et que je dirai ainsi : pourquoi Freud, vite suivi par ses élèves, a-t-il pris appui sur les uvres et la biographie de certains artistes pour présenter l'invention de la psychanalyse, au point que, comme je le rappelais tout à l'heure, sa théorie ne soit pas détachable de la part qu'y prennent les uvres en question ? Pourquoi ce médecin, neurologue au sens moderne du terme, ne pouvait-il pas s'en empêcher ? Donc, sans cesser de fixer le regard sur l'horizon de la musique, je veux développer pour vous, que je ne suppose pas tous avertis au même point par leur lecture des textes, ce qui est attendu d'un art, d'une uvre, de la biographie d'un artiste, à la place où ils ont été mis en fonction par Freud dans l'invention et la transmission de l'analyse. Une fois située la position clef que les arts ont occupé dans la façon dont Freud a théorisé et mis en forme les achoppements de sa pratique, il sera plus aisé de se demander ce qui particularise la musique et la rend plus ou moins apte à tenir cette fonction.

a. En effet, depuis fort longtemps, la psychanalyse est régulièrement interpellée : d'où lui viendrait cette aisance, tournant facilement au culot, avec laquelle elle prétendrait vouloir et pouvoir dire, même pas une, mais « la » signification des uvres artistiques dont elle s'empare ? Mais la question elle-même tient comme évidente que l'analyse entretient ce rapport d'interprétation aux uvres. Si l'on souhaite aller droit au but, il faut dire que cette dernière affirmation est fausse. Si l'on veut tenir compte des difficultés, alors on dira que Freud n'est pas toujours facile à lire sur ces points, que les traditions esthétiques dont il était nourri nous sont souvent étrangères aujourd'hui, et qu'il lui est arrivé de prêter, comme il est de règle pour tout inventeur, à la confusion dans laquelle beaucoup de ses élèves allaient s'engager.
Or, que fait Freud lorsque, du fond de l'église Saint-Pierre aux liens à Rome, il décrit la façon dont la statue du Moïse de Michel-Ange l'affecte ? Pourquoi s'empare-t-il dans un autre texte des uvres inachevées de Léonard de Vinci ? Qu'apporte l'un de ses premiers collaborateurs, Max Graf, lorsqu'il lit les symphonies de Beethoven, ou certains passages des symphonies de Bruckner, à l'aide d'éléments biographiques qui sont eux-mêmes amenés dans la foulée des concepts freudiens ?
C'est donc le principe même des rapports de l'analyse aux uvres et aux artistes qu'il s'agit de mettre ici en question. Aujourd'hui, c'est très souvent l'évidence de l'habitude qui tient lieu de réponse. J'aime bien la formulation que François Nicolas donne de ce problème dans La singularité Schoenberg :
Il y a deux grandes catégories d'opérations pour ce qui mérite le nom de pensée : la distinction (la dissociation, là où régnait l'un) et le pli (le recouvrement de deux catégories primitivement distantes l'une de l'autre, opération qui n'est l'inverse de la précédente qu'en apparence).
Il ne faut bien sûr pas assimiler au pli de la pensée toute confusion paresseuse de termes. Or plier l'uvre sur la vie me semble relever d'une telle paresse, en autorisant de boucher aisément les trous de l'uvre par quelque anecdote biographique tout en entretenant la confusion sur la vie de l'auteur
b. On doit remarquer aussitôt que la même question a un autre versant, qui concerne la problématique des cas, concept dont François Nicolas refuse aussi de façon tout à fait pertinente l'usage à propos de Schoenberg, au profit de celui de singularité.
Freud a commencé par écrire des cas. Ça ne s'appelait en fait pas des cas, en allemand Fall (ex : Der Fall Wagner, Le cas Wagner, de F.Nietzsche). Dans les Etudes sur l'hystérie, en 1895, Freud et Breuer écrivaient des Histoires de malades, Krankengeschichten.
Par leur forme ils s'inscrivent dans une tradition clinique issue de la période où l'examen clinique était essentiel parce que la biologie ne disposait pas comme aujourd'hui des moyens de nommer la cause de certaines maladies sous la forme d'un agent isolable, et où la thérapeutique ne pouvait donc pas prétendre à une intervention complètement causale. L'histoire de la maladie s'organisait alors autour de la crise, c'est-à-dire du moment où allait s'effectuer le partage entre l'aggravation et la guérison, entre la vie et la mort. C'est pourquoi lorsque dans les traductions des cas freudiens aux P.U.F., l'expression « analyse critique » traduit le mot allemand Epikrise, si le mot à mot n'est pas faux, il induit gravement les lecteurs en erreur en coupant le lien qui se fait à l'oreille entre l'Epikrise et la Crise. On change non seulement d'époque mais surtout de régime épistémologique. Dans les Histoires de malades, le rapport de l'investigation clinique à la parole du malade dans la description et l'analyse de ses symptômes, est construit de façon très différente de celui qui va se mettre en place à partir du moment où les résultats des analyses biologiques et radiologiques deviennent prépondérants dans les décisions de soin. Je ne donne bien sûr ici que le principe d'une transformation qui n'est pas de degré mais de nature.

Pourquoi ces deux versants, celui de l'uvre et celui du cas, ne sont-ils pas séparables l'un de l'autre, non pas en soi, mais d'abord dans leur construction, et aussi dans leur réception par les lecteurs ? Freud lui-même l'indiquait par exemple au début du Fragment d'une analyse d'hystérie : comment se fait-il ? je voulais écrire un cas, et ça se laisse lire comme un roman ?

C'est-à-dire qu'en l'occurrence, si l'on cherche à caractériser la façon de faire de Freud à cette époque, on ne peut pas dire qu'il « replie l'uvre sur la vie ». Mais que, dans un contexte de pratiques dont je délaisse ici beaucoup d'aspects, sa passion pour certains écrivains entre en résonance avec la façon dont il est amené à écrire les histoires de malades, dans une tradition clinique qu'il faut aujourd'hui reconstruire pour pouvoir se la représenter, et à laquelle il se rattache avec d'autant moins d'états d'âme qu'il se sait être un scientifique, et qu'il sait d'un savoir moderne, anatomo-pathologique, expérimental, contrairement à un Charcot par exemple, que s'agissant de ses patients, ce ne sont toujours pas les examens histologiques du système nerveux qui vont lui permettre une décision clinique, ni tenir lieu de ce qu'apporte comme savoir dans la clinique traditionnelle, un rapport détaillé de la crise vécue par les patients.

c. Mais à ces deux aspects, apparemment symétriques parce qu'ils mettent en jeu sensibilité clinique et sensibilité artistique, il faut joindre un troisième aspect, moins apparent, mais pas moins efficace loin de là : la culture, ou la formation de Freud, c'est-à-dire le savoir précis qu'il avait, non seulement des uvres qui lui était familières, mais aussi de pans importants de l'esthétique, de langue allemande en particulier, et donc des débats, des mouvements et des rapports de force qui avaient structuré l'Allemagne des lettres, des arts et des sciences depuis l'Aufklärung.
Je dois dire que je ne peux pas très bien moi-même en vous le disant définir l'extension de ce troisième élément, puisque son repérage dépend en grande partie du degré d'acculturation de chaque lecteur à la langue allemande. Mais pour ce que Freud en a dit ou écrit, et pour ce qui en a déjà été étudié, de Lessing à Jean-Paul en passant par Goethe, et tous ceux qui sont cités tant dans l'introduction de l'interprétation des rêves, et encore plus dans celle du Mot d'esprit dans ses rapports avec l'inconscient, (Theodor Lipps, K.Fischer, Th. Vischer, Th. Gomperz, W.Wundt, usw) cette extension était d'autant plus importante qu'à travers la Naturphilosophie les débats esthétiques ont été massivement partie prenante en Allemagne de l'élaboration des sciences. Fechner et la trop fameuse autre scène ont droit ici a une mention spéciale.
Il faut remarquer que dans cette tradition, tous les arts ne sont pas placés à la même enseigne. Dans la classification des arts de Schopenhauer la musique appartient à un registre particulier, différent de celui des autres arts. Et si le Laocoon de Lessing est bien connu, ce qui l'est moins, c'est que Lessing ne donna jamais suite au projet qu'il avait en écrivant ce Laocoon, lequel traite des relations entre la poésie et les arts plastiques, la sculpture, de le compléter par une étude sur la musique.
Ces éléments étant disposés, on peut tenter une première réponse à la question initiale, à partir des points de confusion aujourd'hui encore actifs :

a. parole et texte
l'intolérable odeur de clinique
dont Lacan soutint l'expression dans Gide, est le produit de la confusion entre le registre du cas et celui, non pas de la création artistique, mais de ce que je vais appeler la critique. Je ne prend pas parti pour l'instant sur le fait de savoir si Freud a prêté ou non à cette confusion, et dans quelle mesure. Il est certain que beaucoup de ses élèves en tous cas y ont glissé, et que dans cette transmission et ses incidences s'est constituée l'idée farfelue et pourtant largement répandue d'une psychanalyse des uvres, et par la même occasion des artistes.
Par rapport au travail de Freud, où s'est produite l'erreur ? Elle s'est produite du fait de l'effacement dans la lecture du texte de Freud des éléments de l'esthétique qui l'organisent. Freud déploie toujours dans ses textes un dispositif de rapport à l'uvre qu'il tient des nombreuses lectures où sa sensibilité trouve à ordonner ses impressions dans les catégories de la critique. (ex. Le Moïse de Michel-Ange) Plus on s'éloigne dans le temps et dans l'espace des conditions qui nourrissaient la signification des débats du 19ème siècle allemand, et plus le texte freudien est lu comme une expression directe de ce que serait une supposée sensibilité naturelle de Freud par rapport non plus à la matérialité des uvres ( visuelle et spatiale pour les uvres plastiques certes, mais sonore, rythmique, modale, temporalisée, pour les uvres littéraires, même si dans les écrits de Freud cela ne peut, et pour cause, que se lire dans la ponctuation et la typographie ) mais à leurs significations conventionnelles. Sont alors naïvement rapprochés si je puis dire, rapport à l'uvre et entretien clinique, dans la plus pure tradition d'un Charcot. La singularité signifiante de la démarche clinique freudienne comme celle de l'abord esthétique de Freud sont effacées par ce recouvrement. Et il suffira en fait d'imputer à Freud de ne pas aimer la musique pour escamoter tout autre chose.

La conférence de Lacan publiée par Georgin dans les Cahiers Cistre (C'est à la lecture de Freud...) permet de caractériser très finement cette situation. L'analyse et la critique s'effectuent dans deux registres distincts : celui de la parole et celui de l'écrit. Mais si la distinction des registres éclaire le problème, elle ne résout pas la difficulté. Car la difficulté tient au contraire à l'existence d'une mise en tension, à un transfert possible entre les deux registres, à un pli, que critique pour une part François Nicolas, mais où le recours à une uvre donnée, fut-elle même réduite à l'un de ses traits, trouve justement, s'il s'agit de psychanalyse, sa pertinence.
Au point où tout savoir préalable est dérouté, où la clinique doit passer la main, peut surgir l'uvre, ou son évocation, avec la question qu'elle suscite à cet endroit d'angoisse. Ça n'est pas obligé, mais cela peut se produire. Qu'on veuille bien se munir de quelques photos du cabinet viennois de Freud en lisant ces lignes. L'art ne vient pas là conforter ou épauler une clinique préalable, mais consacrer l'impuissance d'une telle clinique. C'est très exactement ce qu'offre à lire l'exemple donné par Freud : lui qui pense avoir trouvé la solution sexuelle des névroses, un de ses patients souffrant d'impuissance se suicide. Et dans la discussion qu'il mène avec l'avocat berlinois Freyhau, qu'est-ce qui vient à lui manquer ? Le nom du peintre du jugement dernier dans l'église d'Orvieto.
Ce qui se perd d'un côté, ce qui surgit d'un autre, voilà le mouvement important à l'intérieur duquel seul, s'il s'agit de psychanalyse, l'irruption de l'uvre prend une portée. Qu'ici ce soit le nom de Signorelli qui vienne à manquer, alors que l'évocation de la fresque elle-même et de l'autoportrait de son auteur ne font pas défaut, dit assez qu'il s'agit bien d'uvre. Que le savoir produit pour Freud dans cette tension puisse ensuite se frayer par écrit un passage vers un public, et ainsi quitter son presque autisme pour s'inscrire dans une langue et circuler dans une culture, ce sera un autre moment. Mais il n'est pas indispensable. Le plus souvent il n'advient pas.

On voit bien que dans le mouvement du transfert, ce ne saurait être n'importe quel recours à l'uvre qui surgisse ici, que la rhétorique en est forcée et non choisie, puisque c'est comme en forme de que l'uvre vient à se poser sur l'informe où l'oubli par Freud du nom de Signorelli le laisse.
Je n'ai fait là que définir un mode d'abord, un espace, qui est à mon sens celui à partir duquel la question de la place de la musique peut se poser autrement que dans une rivalité supposée avec les autres arts. Qu'est-ce qui peut venir là, du sonore ? ou de la musique ? Et dans quelles conditions ? C'est à dire aussi dans quel rapport aux uvres, et non pas seulement à la sensibilité. On voit que pour l'inventeur de la psychanalyse, ce n'est pas d'abord d'insensibilité à la musique qu'il s'agit, mais au moins autant de défaut de disponibilité des catégories critiques. Schoenberg, qui ne méconnaissait pas un certain mode de rapport à ce qu'il appelait l'inconscient dans la création n'aurait jamais dressé un tel constat.

b. faire entendre ce qui ne peut se dire
Mais Freud n'était pas seulement praticien. Il enseignait ce qu'il inventait au fur et à mesure. Je ne sais plus à qui j'emprunte la remarque suivante : si vous allez y regarder un peu de près, vous verrez que Freud prend sa plume le plus souvent dans les moments de désarroi et de rupture du transfert. Il ne cherche pas seulement à enseigner ce qu'il sait, mais aussi à relancer du côté d'un public le transfert rompu avec les patients. Sa très volumineuse correspondance avait sans doute une portée comparable.
Or de ce point de vue il rencontrait deux problèmes solidaires.

1 . D'abord, il est assez vite en butte, à partir du moment où il réunit un petit groupe de travail autour de lui, aux différentes formes d'incompréhension qui s'opposent à une transmission rationnellement réglée de la psychanalyse sur le modèle pédagogique classique. La façon dont les «collègues» reçoivent son enseignement varie en fonction des mêmes facteurs que ceux qui sont en uvre dans la cure. Ils font preuve de fermeture d'esprit lorsque la théorie les touche, se disputent entre eux la suprématie dans le groupe, sont sujets au vol des idées, etc...

2 . Ce premier problème en rejoint ou se nourrit d'un autre. Freud tenait, croyait, que la voix de la raison est basse mais ne cesse jamais de dire son mot. Mais cela à condition que l'on ne sépare pas la raison des racines par lesquelles elle puise son dynamisme dans les pulsions qui lui sont par nature opposées, sexuelles ou destructrices. La raison restera la plus forte, à condition de ne pas être idéalement séparée, de façon répressive par exemple, de l'irrationnel qui l'anime. Les arts étaient pour Freud l'un des régimes de cette possibilité. Ils permettraient de retourner aux sources de jouissance interdites mais par les moyens mêmes qui étaient initialement destinés à interdire cette jouissance.

3 . Plutôt que dans L'interprétation des rêves, si souvent exploité sans scrupules par les études littéraires, c'est dans le texte sur Le mot d'esprit dans ses rapports avec l'inconscient qu'est donné le paradigme freudien de la création, c'est-à-dire justement un pas en deçà des théories esthétiques de l'inspiration. C'est à mon sens une des raisons du poids décisif que Lacan a accordé jusqu'au bout à ce texte dans sa lecture de Freud. Pour pouvoir se faire entendre par la parole, l'enfant doit renoncer au plaisir de jouer avec les mots comme on joue avec des objets, à les faire chanter, résonner, à les heurter. Il doit en passer par un nombre minimum de lois du langage et de règles de l'expression. Mais dés qu'il les a acceptées il en subvertit la portée pour faire des plaisanteries de goût divers, et variable selon l'âge et le sexe. Mais bientôt ces plaisanteries elles-mêmes, expressions du refus de l'enfant de se plier à la discipline de l'éducation, ne seront plus acceptées par l'entourage, dès qu'elles outrepasseront les «bonnes moeurs», et mettront en jeu les tendances sexuelles et meurtrières. Viendra alors le temps, par le moyen des formes qu'offre le langage et que l'on retrouve dans la poésie, comme pour la formation du rêve, mais dans le Witz à plusieurs, au moins trois, de faire entendre par la création du mot d'esprit ce qu'il n'est pas possible de faire entendre en le disant car ce serait alors considéré comme l'expression directe d'une tendance : hostile, grivoise, sceptique, et cela provoquerait le dégoût ou le refus.
Dans un schéma ternaire, le rire de la troisième personne sanctionne la réussite du mot d'esprit lâché par la première à propos de la seconde. Une société se forme au sein de laquelle la censure joue donc un rôle essentiel, non pas seulement par la répression qu'elle exerce sur les tendances par le biais de l'éducation, mais surtout par ce qu'elle offre au désir de possibilité de regagner sur le plan de la création, ce qui a été perdu du fait du refoulement sur la satisfaction pulsionnelle immédiate. L'uvre, présente ou évoquée, dans sa totalité, où par certains de ses traits, mais en tant qu'uvre, est le médium de ce dispositif.

Je remarque en passant que l'on trouve par exemple à cet endroit la question de ce qui distingue l'art brut ou l'art naïf des modes d'expression enfantins. Et en l'occurrence, la question de ce qui va permettre de distinguer l'uvre musicale du bruit, de la série sonore, de la répétition de la ritournelle ou de la comptine. Ce qui éventuellement disjoint aussi le musical de la musique. Car la question de l'écoute, et donc aussi de l'écoute musicale, se pose peut-être un peu différemment de sa formulation psychologique classique dans les cordonnées que je viens de situer : qu'est-ce qu'écouter, lorsqu'il s'agit de ce qui ne peut se dire. La musique est-elle là lieu possible de transfert ? Je n'irai pas plus loin aujourd'hui sur ce point. Non sans ajouter ceci, que les musiciens apprécieront, et qui me sera un pont pour la seconde partie de ma présentation. Le terme allemand dans lequel se dit chez Freud le point de concordance où s'effectue la création langagière du mot d'esprit, celle qui transforme la série ordonnée des personnes en un concert, est le terme même dans lequel se dit aussi que les instruments qui s'apprêtent à jouer ensemble s'accordent : Einstimmung.

Mais ainsi délimitée, la création ne va pas sans un public, ni, c'est en partie la même question, sans critique. Savoir si de la phrase d'A. Schoenberg « Une uvre d'art n'existe pas moins si elle ne bouleverse personne » on peut légitimement tirer la conclusion qu'une uvre peut parfaitement se passer d'un public, devrait être un point fort de nos discussions à venir. Car si l'on retient ce que le mot d'esprit offre comme abord non trivial des questions de création, le premier constat est qu'il ne saurait se faire seul ni même à deux comme la plaisanterie. Pour qu'il s'avère dans sa forme comme création, et dans son matériau comme pensée, il faut le mouvement des trois personnes du mot d'esprit, et avec ce trois s'ouvre ce qui n'existe pas avant, pas avec le deux en particulier, et qu'on nommera lien social. Le public est là à sa façon artisan de la création, de par le travail spécifique que lui laisse à accomplir le flux de l'uvre se réalisant.

 

Et Lacan ?

J'espère avoir fait entendre que le rapport de Freud aux uvres et à l'artiste repose sur un fondement qui n'est pas celui que lui prêtent les critiques habituelles. Freud frayant la psychanalyse a bien pu prêter à cette critique. Mais c'est en grande partie un débat différent. Il s'agit ici de faire valoir ce qu'il y a encore d'actuel, et d'efficace, Wirklichkeit, à le lire. Il y a trois choses qui sont constituantes de la sensibilité artistique de Freud, sans lesquelles on ne peut la définir, mais dont le statut est par ailleurs problématique ou contesté dans la discussion ouverte par ce séminaire en tant qu'orienté par le rapport à la musique :

- il s'agit de la position de la critique, non pas au sens général, mais bien dans l'acception qui semble refusée par Schoenberg, de critique d'un art, en l'occurrence musical. Et bien sûr du mode de conceptualiser qui est de règle dans cette critique.

- de la nécessité d'un public dans l'effectuation d'une uvre. Et pas seulement d'un public qui se rassemble, mais d'un public qui, comme le rieur du mot d'esprit, permet l'effectuation de l'uvre par son accueil. Bien sûr on saisit qu'il y a là place aussi pour les sifflets.

- de la préservation d'une dimension de coprésence, assurée dans les bons cas par le refoulement, entre satisfaction pulsionnelle, et jouissance artistique, c'est-à-dire aussi entre ordre de raison et irrationalité. On pourrait dire aussi bien pour soutenir le paradoxe : entre esthétique, sensibilité, et folie.

Pour quel motif la musique a-t-elle eu dans ces conditions une place différente de celle des autres arts. On voit que le goût, le tact, n'y sont pas pour rien, mais n'expliquent pas tout et de loin. S'agit-il d'un fait empirique, ou d'une nécessité ? Il va de soi que je n'essaierai pas de répondre à cette question de but en blanc. Mais il me semble avoir donné là quelques balises pour s'orienter autrement.
Je vais faire poursuivre du côté de Lacan, pour commencer à vous montrer sous quelle forme la musique pointe son nez dans son enseignement, à l'endroit même où sa lecture de Freud, et l'accent qu'elle met sur le trait d'esprit, le nécessite en fonction de ce que je viens de dire, c'est à dire au niveau de la théorie du signe. Car une difficulté majeure me parait être, dans le rapport à la théorie freudienne, qu'il n'y a pas de refoulement qui ne porte sur le langage. Aussi, à cet endroit, la conception lacanienne du signe permet d'aborder les rapports entre parole et musique autrement qu'en s'engouffrant tête la première dans les opéras de Wagner ou de Verdi, et même si leur appui n'est pas forcément à négliger.
Je vais essayer, une fois encore en ne pouvant dégager plus que quelques points de repère, de montrer que c'est en ce point vif de l'élaboration de Lacan que la musique se rencontre sous la forme de l'écriture musicale, et de ses implications.

(Fin dans le second fichier)