Ce livre sur l'écoute est publié dans une collection
intitulée Paradoxe. Nomination bienvenue, qui va
thématiser ma lecture de cet ouvrage tant il m'est apparu
tramé de différents paradoxes.
Il y a, dès la couverture, un premier paradoxe à
faire précéder le livre d'un texte venant d'un autre
auteur. Préface ? Introduction ? Ouverture ? Aucune de
ces figures ne semble convenir à la situation instaurée,
ne serait-ce que parce que ce texte de Jean-Luc Nancy ne paraît
pas, à proprement parler, avoir entièrement entendu
le livre qui le suit, le petit jeu de passe-passe qui l'ouvre
autour du mot ascoltando (1) semblant indiquer que Nancy
ne l'a pas lu comme nous pouvons le faire page 132. Dès
les premières lignes, une curieuse mésécoute
semble donc ici à l'oeuvre. Mésusage de l'écoute
? Écoute biaisée ? Notre lecture ne peut qu'en être
mise sur le qui-vive. Paradoxe donc d'un texte qui précède
sans qu'à proprement parler ce qui s'y enchaîne ne
le suive, paradoxe qui s'avère comme n'étant pas
de pure forme puisque la conception de l'écoute que suggère
Jean-Luc Nancy n'a, me semble-t-il, guère en partage avec
celle que va ensuite développer Peter Szendy. Il y a là
le constat d'un curieux bord à bord entre ces textes,
d'ampleurs inégales, qui ne semblent se croiser que pour
mieux soutenir chacun sa propre ligne.
Cette division Nancy-Szendy peut s'esquisser ainsi :
· Pour Nancy, l'écoute est pratiquée par
l'oeuvre (2) quand, pour Szendy, elle l'est par l'auditeur.
· Pour Nancy, « la musique met hors de soi »
(3) quand la question pour Szendy sera de restituer l'écoute
au soi de l'auditeur (4).
· Pour Nancy, écouter renvoie à sentir (5)
ce qui convoque immédiatement le corps quand Szendy n'intensifie
guère cette dimension corporelle de l'écoute, on
verra pourquoi.
· Là où Nancy compte au moins deux «
l'écoute et l'audition » (6), Szendy s'attache à
ne compter qu'un, et on esquissera la fonction stratégique
qu'occupe dans l'économie de ce livre ce postulat obstiné
d'équivalence entre l'écoute et l'audition.
Soit un premier paradoxe que j'appellerai le paradoxe Nancy-Szendy
consistant à faire précéder (non préfacer)
son propos par ce texte de Jean-Luc Nancy. Comme
si, dès l'ouverture, le soi d'un livre ne pouvait s'envisager
que sur un fond paradoxal, celui d'une hétérogénéité
polyphonique. Orientation de pensée très caractéristique
de Peter, il me semble, et qu'on va suivre à la trace tout
au long de cette lecture.
Mais les paradoxes décisifs de ce livre tiennent bien
sûr au contenu même de ce qu'y déploie Peter
Szendy. Je me suis quelque peu habitué au mode de pensée
de Peter, pour moi si spécifique, mode de pensée
que j'avais indexé, lors d'un précédent Samedi
d'Entretemps consacré à son livre Musica
practica (7), à un type particulier d'intellectualité
musicale que l'on pourrait dire d'invention d'une langue (langue
apte à parler de musique) plutôt que de catégories.
L'écriture de Peter a ceci de propre qu'elle sinue constamment
entre différents discours pour esquisser le possible d'un
discours propre. D'où cette sensation pour moi récurrente
de livres en fait écrits par d'autres où reste incertaine
la question de savoir ce qui est ici propre à son auteur.
Où l'on prend mesure d'une question qui se révèle
cardinale dans le propos de Peter et que l'on pourrait dire le
souci de ce qui peut s'avérer à soi dans
le discours des autres : comment faire du soi avec la voix
des autres ? Appelons cela, si vous le voulez bien, le paradoxe
du coucou (8) ; on va voir combien il ordonne la problématique
de l'écoute chez Peter Szendy et la profile autour d'un
souci du soi (9). Il y a en effet un certain paradoxe à
vouloir faire de l'écoute - cette offre universelle ne
faisant aucun cas des particularismes - ce qui devrait être
constitutif d'un soi (10). Paradoxe donc que l'écoute
- ce hors de soi essentiel - doive être rattachée
à un moi
Relevons d'autres paradoxes.
· Il y a le paradoxe d'aborder l'écoute sous l'angle
d'un devoir pour n'en plus traiter ensuite que sous la forme inversée
d'un droit, nommément de droits de l'auditeur. ·
Il y a le paradoxe de soutenir que la pensée de l'écoute
musicale aurait eu pour terrain d'épreuve privilégié
la juridiction des droits d'auteur, comme si cette codification
des opinions acceptables (au total incohérente comme l'est
toute totalisation juridique) pouvait tenir lieu de vecteur de
pensée.
Ce livre m'est donc apparu, beaucoup plus que le précédent,
sous le signe du paradoxe. Quel en est alors l'enjeu de pensée
réel par-delà ces renversements paradoxaux, ces
rapprochements étranges de berges pourtant séparées
par des abymes, ces enchaînements improbables ? Somme toute,
quel est le véritable sujet de ce livre en partie écrit
par d'autres ? Voilà à quoi je voudrais répondre
en analysant d'abord certains des paradoxes précédemment
relevés pour ensuite en proposer une interprétation
plus synthétique. Il s'agit dans les Samedis d'Entretemps,
je vous le rappelle, d'interventions critiques et de
lectures questionnantes.
I. Les paradoxes de ce livre
I.1. Il y a les paradoxes de l'écoute selon Peter
Szendy.
Il me faut ici couper court, exhiber les axiomes implicites de
ce texte, les axiomes à l'oeuvre avec insistance quoique
le plus souvent légèrement raturés, discrètement
déconstruits aussitôt qu'introduits. Paradoxes compliqués
donc : rien n'est ici simplement dit et toute pensée se
donne indirectement, comme vue dans un miroir ou passée
au tamis d'un autre discours. La pensée de ce livre pourrait
être dite en modulation de fréquence plutôt
que d'amplitude puisque ce qui lui revient en propre ne se donne
pas dans les moments où il parle le plus fort mais dans
ceux où il précipite le tramé des discours,
dans ces instants où il agite, distend ou ralentit la fréquence
porteuse constituée par le discours des autres, dans ces
endroits où il change son rythme d'exposition. A contrario,
une pensée en modulation d'amplitude serait une pensée
thétique : « voici mes thèses, voici leurs
conséquences » : autant d'amplitudes clairement différenciées,
autant d'intensités nettement discrétisées.
À l'opposé chez Peter tout tient à des changements
d'allures, de vitesses plutôt que d'intensités.
Je me livre donc ici à ce curieux exercice de convertir
une modulation de fréquence en modulation d'amplitude,
de relire ces paradoxes de l'écoute en les interprétant
en terme de thèses à l'oeuvre, Peter veuille bien
m'en pardonner !
Le paradoxe de l'écoute chez Peter Szendy tient à
ce que pour lui l'écoute est essentiellement un s'écouter
écouter (11) soit ce qu'on peut appeler une autoconstitution
par mise en abyme. Détaillons cela.
- Une thèse, qui n'est pas de ce livre, serait que l'écoute
peut être réflexive, soit : il y aurait lieu
de s'écouter. La version forte de cette thèse
serait que l'essence de l'écoute serait réflexive,
qu'écouter serait essentiellement un s'écouter,
comme certains peuvent par exemple soutenir que l'essence de la
conscience est la conscience de soi.
- Une autre thèse, qui n'est pas non plus exactement de
ce livre (12), serait que l'écoute est autofondée
: écouter serait essentiellement un écouter
écouter, de la même manière que certains ont
pu soutenir par exemple que l'essence de l'oubli est l'oubli de
l'oubli.
- La véritable thèse de ce livre croise en fait
ces deux déterminations et formule qu'écouter est
un s'écouter écouter (13).
Remarquons qu'une formulation apparentée de Jean-Luc Nancy
précédait cet énoncé mais en l'attachant
cette fois au sentir, qui serait donc un se sentir sentir
(14). Cette thèse de Nancy assoyait sa pertinence sur l'importance
musicale du ressentir, importance elle-même gagée
sur cette autre caractéristique musicale : le son serait
toujours un rendu (15), une restitution, un temps second donc
et non pas premier.
L'approche de Szendy n'est apparentée à cette formulation
de Nancy que formellement : le « se sentir sentir »
de Nancy vise à constituer un sujet (16) quand le «
s'écouter écouter » de Szendy vise un soi,
vise à orienter l'écoute vers la constitution d'un
quant-à-soi.
Cette thèse de Szendy sur l'écoute a en effet des
conséquences stratégiques :
- c'est elle qui légitime la préoccupation d'un
« à soi » de l'écoute, le souci lancinant
que l'écoute qui m'a occupé puisse être dite
« mienne », « à moi » ;
- c'est elle qui va légitimer la question d'un droit à
l'écoute, en vérité d'un droit à «
mon » écoute, à une écoute qui soit
mienne.
Remarque, en pas de côté. Toutes ces thèses
me semblent éminemment problématiques : je ne pense
pas que l'écoute puisse être réflexive (il
n'y a pas lieu de s'écouter), autoréférencielle
(il n'y a pas lieu d'écouter écouter), ou mise en
abyme (l'écoute ne se joue pas en un s'écouter écouter).
On pourrait penser que l'alternative à sa logique serait
du côté de l'autre, de l'altérité,
l'écoute étant alors ouverture à l'altérité
- beaucoup de discours pieux se font aujourd'hui les propagateurs
de cette conception de l'écoute -. Je soutiens pour ma
part qu'il est possible d'éviter cette conception bien
pensante de l'écoute - le déplorable respect des
différences - sans pour autant attacher l'écoute
à un souci de soi. Encore faut-il alors aller voir de plus
près ce qu'il en est spécifiquement de l'écoute
pour n'en pas faire un signifiant trop vague, apte à attraper
toute activité de l'oreille. Un Pierre Schaeffer a soigneusement
distingué pour son propre compte quatre logiques différentes
dans la marée des activités relevant de l'oreille.
Il est frappant que Peter Szendy maintienne ici volontairement
une seule catégorie. Cette décision de pensée,
quoique représentée dans ce livre en une posture
d'indifférence naïve, est au service d'objectifs stratégiques,
on verra lesquels.
I.2. Le paradoxe des droits.
Le livre bascule en un instant d'un devoir écouter
aux droits de l'auditeur. Ce point est pour moi le plus
étonnant de tout l'ouvrage. Il se joue en un blanc - moment
vide - page 20 entre les deuxième et troisième paragraphes
qui convertit un « De quoi ai-je à répondre
? » en un « Quels sont mes droits d'auditeur ? ».
De ce passage d'un devoir à des droits découle une
juridicisation du débat. Pourtant, qu'il y ait des devoirs
sans aucuns droits, Kant nous l'a bien appris. Que les devoirs
qui comptent vraiment soient de ce type, la philosophie, non le
droit, nous l'a constamment appris. L'irruption de la problématique
des droits est ici un coup de force, dissimulé sous une
symétrie de façade entre les devoirs d'un côté
et les droits de l'autre. Ce qui me semble symptômal de
ce coup de théâtre, c'est le glissement qu'il autorise,
comme si de rien n'était, d'une position d'écouteur
à une position d'auditeur puisqu'on passe insensiblement
des devoirs d'écouteur aux droits d'auditeur.
Tout ce livre se tisse sur le plein de discours abondamment cités
mais il se trame aussi sur le vide de propos soigneusement évités.
Il y a ainsi une indifférence affichée à
la distinction écoute-audition là où Szendy
prend cependant soin de différencier écoute de perception
(17). Peter Szendy feint une indifférence non moins significative
à cette autre distinction qui m'est chère et dont
notre amicale interlocution a été longtemps nourrie,
ne serait-ce que dans mon livre sur Schoenberg publié sous
sa responsabilité : la distinction entre moments favoris
et beaux passages que Peter se fait un malin plaisir
de gommer (18). Ne même pas mentionner qu'en ce point il
puisse y avoir lieu de distinguer a des conséquences significatives
dans ce livre : par exemple celle de conjoindre vérité
et exactitude en un retour au bon vieux positivisme du 19ème
siècle. Szendy confronte en effet un « devoir de
vérité » (19) dans l'écoute
à une conception adornienne de l'audition comme adéquation
de la perception d'un sujet à un objet (l'oeuvre en l'occurrence)
(20) - je dis « audition » plutôt qu'écoute
car, me semble-t-il, Adorno classe ici les auditeurs plutôt
que les écoutes -.
Bref cette indifférence feinte à ce qui constitue
un point de partage central de cette affaire a une portée
stratégique puisqu'elle permet de lisser le basculement
d'un devoir écouter en un droit de l'auditeur.
On pourrait affiner encore l'analyse. Mais il me faut surtout en avancer ici une interprétation. Nos lectures sont durant ces matinées moins savantes que critiques, et il s'agit moins de recensions académiques que d'amicales confrontations.
II. Une subjectivité non musicienne d'auditeur mélomane
Pourquoi donc cette dynamique vers les droits de l'auditeur
? Pourquoi cette construction passant d'une mise en abyme de l'écoute
à un quant-à-soi de l'audition, juridiquement gagé
? Pour avancer une réponse, il me faut ici parler un peu
des musiciens et pas seulement de la musique et des oeuvres.
Le musicien, celui qui fait de la musique, vit hors de soi comme
le dit très bien Jean-Luc Nancy (21). Il prête son
corps et se trouve incorporé dans un autre monde : le
monde de la musique. Car la musique fait monde, constitue
un monde à elle seule, et ceci, à mon sens, est
une thèse éminemment moderne (22).
Le musicien, individu ordinaire, se trouve régulièrement
happé par ce monde et il déploie son activité
de musicien sur cette base essentiellement passive, où
la musique le fait musicien beaucoup plus que l'inverse (23).
Le point-clef de la subjectivité du musicien se joue alors
en ce moment singulier que le psychanalyste Theodor Reik appelle
« quand la musique s'arrête » (24). En ce moment,
le musicien se trouve rejeté, dessaisi, déjeté,
sorte de déchet renvoyé à ses soucis ordinaires
de père de famille, à ses problèmes psychologiques,
à sa vie sociale et ses opinions ordinaires. La subjectivité
propre du musicien se joue en ce point beaucoup plus qu'au moment
où il est happé par le monde musical. Ce qui fait
le musicien et qui le distingue des autres individus se joue en
ce moment où la musique s'arrête beaucoup plus qu'en
celui où elle démarre. Une détermination
purement empirique des choses pourrait soutenir au contraire qu'est
musicien qui est happé par le démarrage du train
musical et que ne l'est pas qui reste indifférent à
ce départ. Je crois plus pertinent de dire : est musicien
qui ne déprime pas d'être déchet de la musique
s'arrêtant. Est musicien celui qui convertit une passivité
active - en cours de musique - en une activité passive
entre-temps (entre les moments effectifs de musique) : activité
passive qui est celle du travail musicien ordinaire (celui des
gammes sur l'instrument ou des esquisses sur le papier réglé)
et qui prépare les conditions d'un nouveau départ
musical.
En cette conception, nulle place pour un moi musicien, moins encore
pour une écoute qui soit mienne. Qui partage la gloire
momentanée d'un sujet musical (d'une oeuvre) ne se pose
pas la question du moi. Et qu'est-ce qu'un musicien si ce n'est
celui qui partage, un temps, l'existence intense et glorieuse
d'une oeuvre, prêtant son corps pour qu'existe un sujet
en musique ? En cette logique musicienne, le souci d'identifier
ce qu'il peut en être en cette affaire du moi individuel
n'a guère de sens.
La question du moi, de ce qui peut être dit mien en ce mouvement
de va-et-vient, a donc un autre statut que musical ou musicien.
C'est une question que je dirai non-musicienne, une question qui
engage une subjectivité non musicienne. Pour épingler
cela, Peter Szendy propose deux noms : celui d'auditeur (25),
et celui de mélomane. Je les trouve bienvenus et dirai
donc : la préoccupation de ce qu'il peut y avoir spécifiquement
à soi dans une écoute est une préoccupation
d'auditeur mélomane, non d'écouteur musicien lequel
n'existe qu'en tant qu'il partage l'écoute de l'oeuvre,
l'écoute à l'oeuvre. Pour un musicien (au
sens catégoriel que je lui donne ici, et qui n'est pas
empirique), l'écoute est toujours une écoute en
partage, in-individuelle. Ce n'est pas exactement qu'il écoute
avec d'autres que lui ; c'est qu'il est partie prenante d'une
écoute à l'oeuvre, qui fait fi des particularités
et qui n'est donc pas une écoute générale
(comme le serait une sorte de plus grand commun diviseur - pgcd).
Pour un musicien, l'écoute à l'oeuvre est singulière,
donc universelle (s'il est vrai qu'une singularité, c'est
un bout d'universel, non son vis-à-vis ) (26) et nul moi
n'a ici de pertinence.
La cause de ce livre, son sujet véritable, autant dire
ce qui en fait son sel, et l'attrait de sa découverte,
et les heureuses surprises incessantes de sa lecture, le fil conducteur
de tout ce savant tressage et de tous ces secrets évitements,
résident me semble-t-il en ceci : comment caractériser
l'écoute non musicienne d'un mélomane et comment
donner droit en musique à cette position si répandue
d'auditeur mélomane non musicien ?
À ces questions, j'ai pourtant peur qu'il ne soit possible
de répondre que par une fin de non-recevoir. Que la société
réponde autrement, elle qui traite du monde de la musique
tel que vu de l'extérieur, cela va de soi. Mais vue de
l'intérieur du monde de la musique, cette question n'a
plus guère de pertinence. Et si le monde de la musique,
pour autonome qu'il est, n'est pas cependant autarcique et sans
liens avec les autres mondes, est-ce bien par prise en compte
d'une position d'auditeur mélomane qu'il lui sera possible
de penser son rapport aux autres mondes ? Est-ce par la prise
en compte de ce qu'il conviendrait alors de nommer un public d'auditeurs
extra-musicaux que la musique peut penser avec d'autres
? J'en doute. La musique pense avec d'autres arts, elle pense
avec les mathématiques ou avec la psychanalyse (27), bref
elle pense avec d'autres pensées plutôt qu'avec un
public d'auditeurs. Non pas que chacun de ceux-ci ne pense pas
mais que leur rassemblement en public n'est pas par soi-même
un accroissement de pensée musicale.
La musique quand elle s'arrête abandonne, il est vrai, ses
auditeurs en rase campagne. Que gagne-t-on à penser la
musique du point de qui reste défossé de tout, sans
la ressource musicienne de basculer en une activité passive,
l'auditeur mélomane étant, lui, plutôt condamné
à une sorte de passivité passive (l'attente d'un
prochain tour) ou d'activité active (l'activisme du collectionneur
d'objets musicaux, de beaux passages ) (28) ? Peut-être
faut-il alors soutenir que si cet abandon ne nous apprend guère
sur la musique et ses musiciens, ceci est susceptible de nous
apprendre sur le public, sa sociologie et sa psychologie, sa dispersion
sérielle, son éparpillement en mois individués.
Pour un musicien, le défi du livre de Peter Szendy serait
d'accorder une place autre que passagère à l'auditeur
mélomane, à cet atome de public. Mais que proposer
d'autre au non-musicien que ceci : faire comme le musicien,
et engager une activité passive d'exécutant ou de
compositeur ? Et lorsque Peter Szendy demande : « Qui a
droit à la musique ? » (29), il faut répondre
: le musicien, en tant qu'il se soumet sans droit au devoir musical,
ce musicien qui, à la question « Que puis-je faire
de la musique ? » (30), répondra sans souci de soi
: « Seulement de la musique ! ».
Le musicien ne s'adresse pas à proprement parler à
un autre, et s'il profère un « tu », c'est
à la musique qu'il l'adresse. La musique est un monde qui
happe et rejette, avec ce que ces mouvements comportent comme
violence larvée. Et qui ne voit que le monde de l'art est
dans ses rapports aux individus un des plus cruels qui soit ?
Il me semble lire dans cet essai de Peter une tentative de se
concilier la musique de l'extérieur, d'adoucir le choc
de sa rencontre. Et l'anecdote liminaire d'un enfant de huit ans
partageant avec son oncle le « pouvoir terrifiant de la
musique » (31) sur le dos d'une cousine de cinq ans est
ici très parlante, désignant au plus juste ce qu'il
peut y avoir d'implacable en la musique. Les droits de l'auditeur
que Peter suit à la trace hors du monde musical me semblent
ici un échappatoire à la dure loi de l'écoute,
cette écoute qui désigne non point la réception
d'une oeuvre par un sujet individuel préexistant mais la
transfiguration d'un individu en partie indistincte de
l'oeuvre, délivrée du souci de son moi.
S'il y a polémologie en matière d'écoute,
c'est alors dans cette bataille entre la musique qui happe le
musicien et l'auditeur qui reste attaché à son moi
et qui, retombé hors du monde musical, tente de compter
et recompter ce qui lui reste et qui attesterait de quelque permanence
par-delà ce qu'il a vécu hors de soi. Cette polémologie,
je le sais, c'est essentiellement celle qui me noue amicalement
au travail de Peter et qui ne peut me conduire qu'à répéter
: « Peter, fais comme nous musiciens, et toi dont la sensibilité
musicale est évidente, pourquoi ainsi t'interdire de devenir
musicien ? Car c'est alors que l'écoute, ton écoute,
se déploiera déprise de tout souci de soi. »
Bref, mon intervention me conduit à plaider la conversion
d'un devoir écouter en un devoir être musicien. Et
ce devoir doit être compris comme étant sans aucun
droit en contrepartie. Bref, pas d'échappatoire à
mon sens à l'impératif de devenir musicien s'il
s'agit de faire de la musique (32). Du devoir écouter au
devoir être musicien, ou du devoir écouter aux droits
de l'auditeur, il me semble qu'il y a bien là deux voies.
Ni l'une ni l'autre n'a de naturalité dont tirer profit.
C'est donc en ce point qu'il convient de choisir, de décider.
J'espère avoir à tout le moins relevé ce
point où le livre de Peter a décidé de fait,
méritant par là notre examen en pensée.
(1) Cf. note 1 page 7
(2)« Le sujet-écoute est la musique, plus précisément
l'oeuvre » (p. 9)
(3) p. 11
(4) « Faire partager cette écoute - la mienne -«
(p. 18).
« Comment une écoute peut-elle devenir mienne ? »
(p. 19)
« Ce que je voulais t'entendre écouter, c'était
mon écoute » (p. 22)
(5) p. 8
(6) p. 9
(7) Voir ma contribution au Samedi d'Entretemps du 20 novembre
1998 :
http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/Szendy.html
(8) « Consigner mon écoute dans l'oeuvre d'un autre
» (p. 22)
(9) Qui n'est pas exactement le souci de soi foucaldien
(10) Voir ce que Peter appelle de ses vux comme devant être
« son » écoute
(11) « S'écouter écouter serait la première
condition requise pour ouvrir quelque chose comme une écoute
critique. » (p. 169)
(12) Quoique : « Entendre entendre : c'est de ce redoublement
que jaillit quelque chose comme un moment critique de l'écoute.
» (p. 79)
(13) p. 169
(14) p. 8
(15) « Un son est toujours rendu, restitué. Un corps
sonore frappé rend le coup par le son qui est la vibration
du coup lui-même. » (p. 8)
(16) « Quel est le sujet qui se constitue dans l'écoute
? » (p. 8)
(17) « La musique est à percer plutôt qu'à
percevoir. » (p. 17)
(18) « Moments favoris, beaux passages » (p. 37)
« Beau passage ou morceau choisi » (p. 62)
(19) « À qui dois-je la vérité ? »
(p. 33) « Devoir de vérité » (p. 33,
36)
(20) « La typologie de l'écoute chez Adorno repose
sur l'adéquation ou l'inadéquation de l'écoute
à ce qui est écouté » (p. 125)
« L'écoute de l'expert comme pleinement adéquate
» (p. 126)
(21) Cf. page 11.
(22) Qu'il y faille un nouveau concept de monde face aux
paradoxes modernes de la totalisation, l'entreprise d'Alain Badiou
en atteste avec son interprétation philosophique de la
catégorie mathématique de topos.
(23) Contre Marcel Duchamp, bien sûr, ce grand sophiste
de l'art : « En quel sens pourrait-on dire que ce sont les
écouteurs qui font la musique (de même que Marcel
Duchamp disait : "ce sont les regardeurs qui font les tableaux"
? » (p. 123)
(24) Cf. Écrits sur la musique (Les Belles Lettres,
1984) page 29
(25) Les « simples amateurs de musique » (p. 35)
(26) Je me distingue, ce faisant, de la conception particularisante
des singularités opérant dans ce livre : cf. «
une addition infinie de singularités qui veulent chacune
se faire entendre entendre » (p. 170)
(27) Voir les séminaires Entretemps
(28) Ce que Peter Szendy appelle les « maniaques de mélodies
en tout genre » (quatrième de couverture)
(29) p. 21, 25
(30) p. 25
(31) p. 18
(32) L'idée que les auditeurs fassent la musique (p. 123),
deviennent auteurs (p. 162 : « cette époque de l'écoute
est celle où les auditeurs deviennent auteurs »),
qui se gagerait d'une évolution de la technique (p. 161
: « La numérisation du son bouleverse les critères
de l'écoute telles que les composaient les oeuvres musicales
») est un sophisme tentant de dissimuler une impasse, une
fausse fenêtre dessinée au fond d'un cul-de-sac.