" Écoute, ça promet ! "

(L'intellectualité musicale de Peter Szendy)

 

Samedi 28 novembre 1998, IRCAM

François Nicolas

 

Lisons l'argument, qui ouvre le livre Musica practica (1) de Peter Szendy (2) :

"Qu'y a-t-il de commun entre James Brown, Ella Fitzgerald, Monteverdi, Proust, Bartok, Schoenberg ou Mozart ?

"Non pas tout ou rien, mais des morceaux choisis.

"On y guette un certain sens de la phonographie, un certain noeud de la surprise et de la répétition qui vient s'y nouer chaque fois de manière singulière. On y prête aussi l'oreille au spectre de la langue, à ce qui lie la musique à la promesse.

"Il y a là les fils d'une théorie de l'arrangement comme pratique d'appropriation de la musique. Une musica practica, si l'on veut. Et dont il faut s'arranger. L'actuel disc-jockey en serait un motif privilégié - pour repenser aussi, en la traquant dans ces moments favoris, une instrumentalité de l'écoute musicale."

 

I

 

Je lis ici, en ce texte liminaire, qui me semble être en vérité une conclusion du livre, son envoi terminal destiné à une prolongation plutôt que sa préface (3), je lis quatre catégories à l'oeuvre et sept thèses (4) en travail.

 

1) Il y a d'abord la tentative de penser une nouvelle manière de faire de la musique grâce à de nouveaux instruments de musique : ce que Peter Szendy appelle les instruments d'écoute.

Il s'agit donc de penser de nouvelles pratiques musicales (pratiques du disque, musiques mécaniques, radio, disc-jockey) comme étant en fait de nouvelles pratiques de la musique : pas seulement une consommation ou une réception de musique, mais bien une nouvelle musica practica, une nouvelle manière donc de faire de la musique. D'où un éclairage rétrospectif sur ce que veut dire musica practica, ce que veut dire pratiquer la musique, ce que veut dire en faire.

L'angle d'attaque singulier de ce livre est ainsi de partir de l'écoute, des pratiques d'écoute plutôt que des pratiques de production du son. S'en déduit le thème original d'instruments d'écoute visant à clarifier comment l'écoute peut être, ou peut devenir, une pratique.

D'où la première thèse : Il faut à l'écoute des instruments (cette thèse pouvant être vue comme l'application à l'écoute de la thèse générale suivante : la pratique de la musique met en jeu des instruments).

 

2) Ces pratiques instrumentalisées de l'écoute ne font pas l'économie de l'écriture, d'une graphie du moins, c'est-à-dire d'une inscription des sons sur une surface. D'où la prise en compte dans ce livre des nouvelles phonographies, venant compléter l'analyse des instrumentalisations musicales de l'écoute. Ce qui ouvre la question suivante : Quelles graphies sont adaptées à ces nouveaux instruments de l'écoute ?

La deuxième thèse serait alors la suivante : les nouvelles pratiques instrumentalisées de l'écoute ont pour condition des graphies qui leur soient propres, des phonographies ou graphies du son (ce que n'est pas l'écriture musicale traditionnelle).

 

3) Troisième thème, apparemment indépendant des deux précédents (mais on verra que ce n'est pas tout à fait le cas) : celui de la promesse. L'idée est ici que l'écoute dont il s'agit se soutient d'une promesse. En un sens l'existence d'une promesse est ce qui permet de convertir des morceaux choisis en moments favoris.

Je dis convertir car les seconds diffèrent des premiers : les moments favoris sont créés par l'écoute ; ce sont les moments qui activent une promesse laquelle n'est nullement en jeu dans de simples morceaux choisis, équivalent des beaux passages (Schöne Stellen) d'Adorno.

Il s'agit donc là d'arrimer la faveur musicale à la constitution subjective d'une promesse.

On voit que la catégorie de promesse est de nature différente des deux précédentes (celle d'instrument d'écoute, et celle de phonographie). La catégorie de promesse engage en effet une problématique de subjectivation.

D'où la troisième thèse : Ce qui constitue l'écoute comme écoute musicale, c'est le jeu d'une promesse.

 

4) La quatrième thèse est alors la suivante : Il faut s'arranger de ces nouvelles pratiques car ces pratiques sont moins de création que d'appropriation.

D'où une remontée possible de ces quatre catégories (instrument, phonographie, promesse, arrangement) selon un parcours que l'on pourrait formuler ainsi :

Écouter de la musique, c'est se l'approprier. L'appropriation se fait par mise en jeu d'une opération nommée arrangement. Et cette opération a pour vecteur subjectif l'activation d'une promesse.

Cette opération n'est pas seulement passage d'un en-soi de la musique à un pour-l'autre car dans cette logique il n'existe pas à proprement parler la musique en soi. Cette opération est une transformation de la musique elle-même ; d'où son nom d'arrangement. Arranger une musique, ce n'est pas la créer. Ce n'est pas non plus la recevoir passivement. C'est bien la transformer.

Cette appropriation-arrangement est alors dotée de ses instruments propres (instrument d'écoute) et de sa graphie particulière (graphie du son ou phonographie).

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Ces quatre catégories ainsi posées, accompagnées de leur thèse constitutive, je relèverai trois thèses complémentaires.

 

a) Première thèse complémentaire : ces nouveautés ne sont pas à proprement parler chronologiques car elles épinglent plutôt l'existence d'une voie depuis toujours déjà là dans la musique. Il s'agit en effet dans ce livre de mettre au jour une consistance particulière déjà là depuis toujours. D'où le caractère ahistorique des références (Monteverdi à côté de Schoenberg par exemple).

 

b) Deuxième thèse complémentaire : cette orientation propre, ce style de pratique musicale, toujours déjà là, est lui-même transversal aux répertoires musicaux (classique, contemporain mais également jazz, pop musique, techno).

Cette musica practica déconstruit donc à la fois un certain historicisme (cf. thèse précédente) et un partage des musiques selon leur rapport à l'écriture.

 

c) Troisième thèse complémentaire : cette musica practica relève (au sens hégélien du terme) la musique non live, la musique enregistrée, et relègue la production instrumentale traditionnelle de la musique à une infra-strate, nécessaire aux instruments d'écoute. Ce que les instruments d'écoute arrangent est donc mis ici en position d'objet ou de matériau.

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II

 

Cette présentation faite, plusieurs remarques et questions, d'importance croissante : successivement sur le corps, puis sur la promesse, et enfin sur la langue composée par Peter Szendy pour déployer cette investigation.

 

1. Le corps

Je me trouve un peu embarrassé ici par un point secondaire, mais qui n'est pas sans importance en matière musicale : la question du corps. En effet d'un côté le corps qui se trouve à l'origine du son est dans cette problématique forclos (non seulement enfoui mais rendu définitivement inaccessible), et, d'un autre côté, le corps autre qui se trouve engagé par l'instrument d'écoute n'est pas clairement identifié si bien que je me demande si son modèle en est le corps individuel du disc-jockey. Ou bien faut-il le chercher dans le corps de l'auditeur, et alors comment ? Ou bien faut-il en vérité faire entièrement l'économie de la catégorie de corps dans cette vision ? Je me demande en fin de compte (et par-delà la lecture des pages 47 et suivantes) quelle vision du corps procède d'une telle problématique centrée sur l'écoute, plus étroitement quelle est ici la conception de Peter Szendy.

 

2. La promesse

Je voudrais ensuite relever la thématique proposée par ce livre quant à la promesse, c'est-à-dire la problématique de l'écoute musicale tramée par une promesse.

On peut distinguer deux types de promesse : la première serait celle d'un "je promets", la seconde celle d'un "ça promet" (5). La première est personnelle, la seconde est impersonnelle. La première insiste sur la subjectivité de qui promet, la seconde sur celle de qui reçoit la promesse. La première est active (le sujet est celui qui promet), la seconde est passive (le sujet de la promesse devient essentiellement celui qui la tient pour telle et la valide comme promesse).

Peter Szendy se situe nettement de ce second côté : ce qui importe pour lui est que quelque chose procède dont il y a lieu d'attendre quelque avenir prometteur. Et cette acception consonne avec l'écoute, laquelle devine une promesse dans ce qui pourrait n'être sinon perçu que comme procès inerte et mécanique. En accentuant un peu le trait, on dira alors que pour Peter Szendy, ce qui constitue l'écoute comme musicale (et l'on sait combien cette catégorie du musical est pour lui importante) c'est la mise en jeu d'une promesse, l'écoute d'une promesse au sein ou par-delà la surface sonore.

En ce sens l'écoute musicale relève d'une stratégie et non pas d'une perception. Elle discerne des enjeux (la promesse), elle opère son suivi et dispose pour ce faire d'instruments propres s'il est vrai qu'il n'est de stratégie véritable qui ne se donne ses moyens propres d'opérer.

Pour Peter Szendy, il s'agirait donc de mettre au jour les instruments stratégiques de l'écoute musicale en tant qu'elle suit une promesse à la trace là où une simple audition ferait l'économie de ces tours et détours subjectifs.

Autre trait de la promesse musicale telle que l'entend, je crois, Peter Szendy : cette promesse est toujours plus ou moins celle d'un retour, et si &laqno;ça promet» quelque chose, c'est en fait de revenir. Que la promesse soit ou non tenue se dira alors : c'est revenu ou ce n'est pas revenu.

Mais je ne suis pas sûr que Peter Szendy entérine l'idée qu'une telle promesse musicale puisse ne pas être tenue puisqu'il est toujours possible de dire : si cela n'est pas encore revenu, c'est que la promesse court toujours Comme dirait Peter Szendy, en matière de promesse (6) : "ça va s'arranger", "ça peut toujours s'arranger".

Une promesse qui n'est pas tenue, c'était pour Claudel une définition de la femme. Si la promesse musicale est, pour Peter Szendy, toujours tenable, c'est peut-être que pour lui la musique n'est pas femme, et ce serait pour cela qu'il tiendrait au substantif masculinisé : "le musical". Hypothèse adressée à notre auteur et livrée à notre débat

Cette catégorie de promesse permet de thématiser l'écoute. Ce n'est pas que l'oeuvre énonce "je promets". Il y a bien plutôt que quelque chose dans l'oeuvre promet sans le dire, car le dire de cette promesse (si dire il y a) est celui de l'écoute : c'est l'écoute qui naît lorsqu'elle identifie un faufilé à l'oeuvre, à la fois dedans et cependant en excès sur elle puisque continuant de courir après la fin de l'exécution. C'est l'écoute qui identifie et nomme cela promesse et cette nomination comme promesse - qui vient donc de la langue - opère alors non pas sur la musique mais bien dans elle. En ce sens l'écoute a à voir avec la langue (je vais y revenir) mais cet &laqno;à voir» est lui-même dans la musique et ne relève pas d'un commentaire exogène et a posteriori. Il est bien plutôt ce qui creuse une brèche entre le cours tranquille de l'oeuvre et ce qui en elle court et promet au-delà d'elle. Et ce quelque chose en elle qui la dépasse, je le nommerais volontiers musique quand Peter Szendy préfère l'appeler la musicalité de la musique, réservant au mot musique une caractérisation plus globale.

 

3. La langue de Peter Szendy

Il me faut examiner le type d'intellectualité musicale que met en oeuvre ce livre, et qui diffère de la méthode d'investigation que j'ai retenue jusqu'ici pour présenter cet ouvrage.

Si l'on convient d'appeler intellectualité musicale la formulation musicienne (7) de la pensée musicale, on peut discerner deux grands types d'intellectualité musicale :

· La première se soucie de produire des catégories, en fait les catégories nécessaires à la pratique musicale traditionnelle (essentiellement la pratique des compositeurs mais aussi, quoique plus indirectement, celle des interprètes).

· La seconde se déploie prioritairement dans l'infini de la langue, dans le projet d'inventer une langue apte à capter ce qu'il y a de pensée dans la musique.

La première privilégie l'algèbre discrète des catégories et des nominations, la seconde la topologie fluide et compacte des langues naturelles.

Peter Szendy s'installe prioritairement dans ce second versant si bien que le petit exercice auquel je me suis livré au début de cette intervention (décompter les catégories et les thèses) apparaît en fait comme un coup de force, tentant d'inscrire son intellectualité musicale dans ce premier type qui m'est plus familier. Petit exercice de traduction ou plutôt d'arrangement puisqu'il s'agissait pour moi, en quelque sorte, de m'arranger de Peter Szendy.

Comme on l'a vu dans son argument liminaire, le souci de Peter Szendy est de nouer la musique au &laqno;spectre de la langue», cette langue dont il retient de Kierkegaard qu'elle "entoure la musique" (8) .

Dans l'intellectualité musicale du second type, il s'agit moins de catégoriser la musique que d'en parler. Et il s'agit alors et toujours d'en parler du point de l'écoute. D'où l'idée, fort stimulante je trouve, que l'écoute de la musique définit en un certain sens une manière d'en faire. Tout le travail de Peter Szendy pourrait être alors dit : préciser ce que veut dire ce &laqno;en un certain sens».

Il s'agit donc de déplier la diversité du "faire de la musique". Le déplier à partir de l'écoute n'est somme toute pas plus surprenant que de le faire à partir de l'écriture s'il est vrai qu'écrire de la musique n'est en faire qu'»en un certain sens» également.

Peut-être pourrait-on dire autrement, en mobilisant pour ce faire une trilogie (latine) venue de Giorgio Agamben, que jouer de la musique serait l'agir, qu'en écrire serait en faire et qu'écouter de la musique serait la gérer, c'est-à-dire l'assumer ? Mais laissons ici de côté ces distinctions et posons que l'intellectualité musicale saisit dans la langue ce que veut dire faire de la musique, soit ce que c'est que la musica practica.

 

Peter Szendy travaille tout cela dans ce livre en composant une langue très singulière. Et c'est là-dessus que je voudrais terminer cette amicale petite présentation.

Sa langue est singulière : hétérogène, elle peut être dite bosselée (par de vastes citations, par des paragraphes entiers prélevés dans d'autres discours que le sien), criblée (de mots ou morceaux de phrases extraits de langues étrangères), effrangée (par une superposition instable de rythmes et de vocables).

Sa langue est presque toujours sans &laqno;je» : le &laqno;je» aurait sans doute pour lui trop d'impudeur. Peut-être tient-il que le &laqno;je» est réservé à l'égotisme des compositeurs et des interprètes et qu'il ne convient guère à qui parle à partir d'une écoute dont il ne peut jamais savoir exactement en quoi elle est exactement sienne. Le sujet grammatical de la langue de Peter Szendy n'est pas un &laqno;je» mais, j'avance l'hypothèse, un &laqno;ça», le &laqno;ça» d'un &laqno;ça écoute», d'un &laqno;ça travaille», d'un &laqno;ça opère» ou d'un &laqno;ça circule», mais aussi, on l'a vu, d'un &laqno;ça promet».

Si l'on se refuse à introduire ici quelque allusion psychanalytique à la topique freudienne, quel est donc ce &laqno;ça» qui faufile le discours de Peter Szendy ? Il me semble que ce &laqno;ça» est chez lui exemplairement nommable d'un mot, d'un nom, d'une catégorie : celle de musical, et je crois que cette hypothèse court dans tous les textes de ce livre : ce qui pour Peter Szendy opère en musique a une identité anonyme et substantielle qu'il nomme &laqno;le musical». Si bien que le désir propre de l'intellectualité musicale de Peter Szendy pourrait être dit alors celui-ci : traquer, dans la langue qu'il compose, les termes de l'identité possible du musical, de cette pulsion (on revient malgré tout à Freud !) qui fait que &laqno;ça écoute» car &laqno;ça promet».

Pour Peter Szendy, en somme, là où il y a de la musique, il y a nécessairement du musical.

Et me voilà de nouveau à lui attribuer des thèses : je le prie de m'en excuser ; mon penchant impénitent pour les positions thétiques me conduit à lui en accrocher d'office tout un paquet, paquet dont sa mobilité de langue ne peut que se trouver encombrée. Méfiez-vous de vos amis !, n'est-ce pas ?

 

Qu'est-ce que le musical pour Peter Szendy ? Le musical, qui n'est pas la musique, serait alors sa condition. Mon hypothèse serait que le musical désigne pour Peter Szendy quelque chose comme le transcendantal de la musique : ce qui autorise qu'il y ait véritablement expérience de musique, expérience répétable (on l'a vu : pour lui toute expérience véritable de musique doit promettre une répétition possible) et communicable.

Traquer le musical plutôt que la musique à proprement parler, le traquer au moyen des filets d'une langue hétérogène, le suivre à la trace à partir d'une position d'écoute (l'écoute ferait ainsi du musical plutôt qu'à proprement parler de la musique), telle serait à mes yeux la singularité de ce livre et, plus généralement, de l'intellectualité musicale déployée par Peter Szendy qui mérite qu'on y consacre cette matinée d'échanges et de discussions.


1. Éditions L'Harmattan (1997)
2 . Cf. page 7 (et quatrième de couverture)
3. Hypothèse : la page 7 introductive procède de la quatrième de couverture, non l'inverse.
4. soit 4+3
5. Cf. page 173
6. Cf. page 173 toujours
7. i.e. la formulation par le musicien de la pensée musicale
8. Cf. page 165. Sans doute s'agit-il ici d'un "d'abord" ("C'est d'abord la langue qui entoure la musique") suivi, page 166, de la proposition inverse : "c'est bien la musique qui entoure la langue". Double entour donc, tel celui des figures topologiques lacaniennes (bouteille de Klein) qui indique bien qu'entre langue et musique, il ne s'agit pas de maîtrise mais d'imbrication intime, proposition dont on pourrait alors dire qu'elle emblématise l'intellectualité musicale du second type.