Qu'espérer des logiques musicales mises en oeuvre au XX° siècle?

Dimanche 19 mars 2000 (Ars Musica - Bruxelles)

 

François Nicolas

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Partons de la double conviction suivante :

1) L'étonnant est non seulement qu'il y ait quelque chose plutôt que rien (Leibniz) mais que ce qu'il y a (et qui, de fait, n'est pas rien) se présente comme un ensemble de choses, formées et stables, et non pas comme la pulvérulence d'un chaos. Il s'agit là d'un étonnement (de nature philosophique : Kant) qui porte moins sur l'être que sur l'apparaître, moins sur l'ontologie que sur la logique.

2) L'important en musique est moins la nature en soi des objets incorporés (rythmes, harmonies, timbres) que le type de conséquences tirées de cette incorporation. Ainsi en musique la logique apparaît plus importante que l'ontique (c'est-à-dire que la nature des " étants " musicaux). Ou encore : en musique les rapports entre les choses (et donc le contexte) l'emportent sur l'en-soi de ces choses, les propriétés extrinsèques (ou de situation) prévalent sur les propriétés intrinsèques (ou de structure).

Mettre en rapport ces deux convictions peut alors éclairer ce qu'est une logique musicale à l'uvre.

 

Mais pourquoi cette question de la logique musicale n'a-t-elle pris de tournure explicite qu'au XX° siècle :

- D'une part quelle contemporanéité cette évolution musicale a-t-elle ou non avec l'entreprise de mathématisation intégrale de la logique qui s'est réalisée à peu près sur la même période ? En particulier en quoi une logique musicale diffère-t-elle d'une logique mathématique ?

- D'autre part que veut dire ce poids musical nouvellement conféré à la logique dans les uvres contemporaines ? Que signifie musicalement cette importance donnée à la logique et que l'informatisation actuelle de la composition ne fait qu'accentuer ? Ce souci de logique est-il venu à la musique de l'intérieur d'elle-même ou de l'extérieur ? Dérive-t-il en particulier du poids croissant de l'informatique faisant jouer en musique la puissance de calcul de l'ordinateur ? Y aurait-il alors sens, comme il est parfois avancé, à espérer musicalement de l'ordinateur ?

Plus généralement, en quel sens y aurait-il en musique des avancées strictement logiques ?

 

Quelques premières pistes.

Si au XX° siècle, la question d'une logique musicale est devenue explicite, comme recherche d'une " cohérence " propre à la musique, cette évolution musicale est contemporaine de la fin de la tonalité et du thématisme c'est-à-dire des principes ayant jusque-là assuré la cohérence des uvres musicales.

La tonalité et le thématisme engageaient des cohérences propres, formalisables (fonctions tonales, déductions motiviques), mais ces " logiques " étaient gagées sur des fondements naturels, non sur des décisions : la tonalité était gagée sur une physique, et le thématisme sur une psychologie. D'où que les dimensions " logiques " restaient en grande partie dépendantes des fondements ontologiques (ou fondements en terme d'être musical : ton et thème). Disons, pour ramasser la formulation, que l'ontologie musicale surdéterminait la logique musicale.

Au XX° siècle, les compositeurs se sont trouvés devant un vide et contraints de devoir poser des décisions ne découlant plus avec évidence d'une physique ou d'une psychologie :

- La " physique " de la tonalité prenait eau de toutes parts, sa " nature " ayant été tordue dans tous les sens par le chromatisme.

- Quant à la conscience psychologisante du thème, la découverte de l'inconscient musical (par le romantisme puis Schoenberg) a mis à mal la croyance en la toute puissance de la conscience de soi. D'où la question : quel rôle donner aux calculs inconscients (voir la thématique de l'inspiration et de l'intuition) ?

D'où également l'importance prise par la question de la logique musicale comme telle : si le compositeur pose tel ou tel acte (a priori arbitraire), quelles en seront les conséquences ? Et si ses décisions liminaires sont arbitraires, qu'au moins leurs conséquences ne le soient pas. Soit : dans quelle logique ces actes s'inscrivent-ils ? Et n'y a-t-il pas ici plusieurs logiques possibles ? Quelle cohérence en attendre, par-delà l'arbitraire des décisions singulières ?

À partir de là, des musiciens se sont tournés vers les logiques mathématisées pour voir si celles-ci ne pourraient pas les inspirer, les aider à clarifier la spécificité de leur mode de raisonnement. D'où les questions : la logique musicale est-elle intuitionniste et modale plutôt que classique ? Qu'est-ce qu'une logique du temps ? La logique musicale est-elle semblable à une logique des prédicats, à une logique des propositions (et dans ce cas de quel ordre) ?

Donc mathématisation de la logique et logicisation de la musique sont des mouvements empiriquement synchrones dont on peut alors se demander s'ils sont vraiment contemporains, c'est-à-dire s'ils partagent réellement un même temps de la pensée.

 

Posons deux distinctions :

A) Le calcul et la raison

o Le calcul est une chaîne déductive. Le calcul appartient à la raison. Mais la raison excède le calcul car elle inclut des actes non déductibles, essentiellement des décisions : décisions d'existence (ce sont les axiomes d'existence) mais aussi décisions stratégiques (viser telle fin et y ordonner le calcul, par exemple vouloir démonter telle proposition).

On sait (théorème de Gödel) que le calcul ne saurait éponger la raison puisqu'on démontre l'indécidable : ce faisant on calcule très exactement qu'il y a de l'incalculable, incalculable qui n'est pas pour autant rejeté dans l'irrationnel puisque l'existence de cette position incalculable (où la décision est alors requise) est elle-même calculée.

o On sait à l'inverse (théorème de Lowenheim-Skolem) qu'il y a un excès du calcul sur le rationnel : tout modèle d'un domaine donné est aussi modèle d'un autre domaine, entièrement étranger au premier (qui était la cible de la construction du modèle, et donc du montage de calcul) et par là modèle " pathologique " au regard du premier. Ainsi on prouve que le calcul opère toujours plus ou moins à côté de ce qu'on voudrait qu'il fasse. Il y a donc une puissance excédentaire du calcul que la raison ne saurait réduire.

Ainsi dans la logique comme dans les mathématiques il y a une dialectique de la raison et du calcul, mais elle n'est pas exactement la même dans les deux cas en raison de la seconde distinction :

B) La logique et les mathématiques

o La logique concerne les tautologies c'est-à-dire les enchaînements universellement valides (non attachés à telle ou telle position d'existence). La logique ne tranche pas sur l'existence de fait. Elle raisonne et calcule à partir de simples hypothèses d'existence : " Si A entraîne B et si A existe, alors B existe ", et ce, indépendamment de toute position d'existence donnée aux lettres A et B.

o Les mathématiques commencent là où interviennent des axiomes d'existence (exemplairement ceux de la théorie des ensembles : ensemble vide, axiome des parties, axiome de l'infini, éventuellement axiome de choix). Les mathématiques élaborent des théories (des espaces de rationalité et de calcul) fondées sur de telles positions d'existence liminairement décidées.

 

Du point de vue de la musique :

A) La rationalité désignerait ce qui est explicitement transmissible, le calculable désignant alors ce qui est mécanisable.

B) La logique en musique concernerait les positions (dynamiques) de cohérence et de consistance. La différence entre logique et mathématiques se projetterait alors dans l'informatique musicale selon la différence entre règles de cohérence des écritures et " instanciation " des constantes et variables (c'est ici que prennent place les décisions musicales d'existence qui vont engager le calcul sur la base de tel objet musical plutôt que de tel autre : un accord plutôt qu'un rythme, tel type de motif plutôt que tel autre).

 

On peut alors opposer deux conceptions des rapports entre musique et mathématiques :

1) Le premier, que j'appellerai rapport d'ingénieur, part d'une formule mathématique démontrée, attestée, vérifiée, et se propose d'en déduire des formules musicales par transcription (traduction en objet musicaux des lettres inscrites dans la formule mathématique). Par exemple le musicien-igénieur prendra une formule stochastique (une équation établissant l'égalité mathématique de deux termes) pour l'appliquer à un champ musical.

Ici il n'y a pas à proprement parler de calcul musical. Il n'y a d'ailleurs même pas à proprement parler de calcul mathématique pris en compte dans cette formule, car cette formule, si elle a bien été mathématiquement produite par une raison et un calcul mathématiques, est prise par l'ingénieur comme pur résultat, coupé de sa rationalité mathématique. L'ingénieur ne s'intéresse nullement à la manière dont cette formule a pu être démontrée mathématiquement. Il la reçoit comme un " dogme ", dans une visée purement opératoire.

L'idée du musicien-ingénieur est alors que la rationalité musicale peut être obtenue par transfert d'une rationalité mathématique au moyen de cette formule, qu'il conviendrait de prendre pour argent comptant.

La raison musicale, ici, est censée être gagée par isomorphisme sur la raison mathématique.

Ce type d'attitude relève de la métonymie puisqu'on y substitue un être musical (ou une lettre musicale : la note) à une lettre mathématique.

2) Le second rapport me semble plus fécond. Il consiste à examiner le jeu, interne à la musique, de sa logique propre, c'est-à-dire sa dynamique propre de raison et calcul en sorte d'apprécier si cette dynamique entretient quelque résonance avec la dynamique interne d'une logique mathématisée. C'est là un rapport entre logique musicale et logique mathématique qui, pourrait-on dire, relève cette fois de la métaphore.

 

Au total le formalisme qu'on peut bâtir sur le " raisonnement " musical (l'ensemble emmêlé de ses rationalités - décisions, buts - et de ses calculs - déduction, enchaînements -) a-t-il quelque chose à voir avec tel ou tel formalisme de la logique mathématique ?

 

Ce souci d'une logique musicale tend-il alors à configurer les uvres elles-mêmes (en assurant par exemple la cohérence de leur développement) ou joue-t-il plutôt en amont de l'uvre, sur les situations musicales pré-compositionnelles, sur " le monde de la musique " pour lui donner consistance d'univers ? Soit : une logique musicale relève-t-elle d'une uvre ou, plus antérieurement, du type de situation musicale dans laquelle cette uvre intervient, plus essentiellement encore de " l'univers de la musique " dont cette uvre procède ? Faut-il ainsi parler d'une éventuelle logique schoenbergienne (qui serait propre à l'uvre d'Arnold Schoenberg) ou plutôt d'une logique dodécaphonique ou sérielle (qui serait commune à certains types de musique plutôt que d'uvres) ? Une logique est-elle mise en uvre ou plutôt mise musicalement en jeu ? S'agit-il, au bout du compte, d'une logique de l'uvre ou d'une logique de l'univers musical, de la musique ?

En tous ces sens, qu'espérer des logiques musicales engagées au cours du XX° siècle ?

 

Quelques pistes complémentaires.

 

Espérer suppose qu'il y ait des victoires déjà remportées, des pas déjà gagnés qu'il s'agit alors non seulement de tenir (Rimbaud) mais d'universaliser - en vérité : les tenir revient non pas à les conserver en leur état (local et restreint) mais à les universaliser -.

Quels sont donc les acquis du XX° siècle en matière de logique musicale qu'il y aurait lieu de " tenir " ?

L'histoire de la catégorie de logique musicale remonte, comme nous le rappelle Dahlhaus, au XIX° :

" Le concept de " logique musicale " fut mis à l'honneur non seulement par Herder (le premier, semble-t-il, à employer le terme) mais, vingt ans plus tard, par Johann Nicolaus Forkel : 'Le langage est le vêtement des pensées, comme la mélodie est le vêtement de l'harmonie. On peut définir sous cet angle l'harmonie comme une logique de la musique puisqu'elle entretient avec la mélodie à peu près le même rapport que la logique avec l'expression dans le langage'. " (L'idée de la musique absolue, p. 94-95)

Le XX° siècle n'a donc pas inventé le terme de logique musicale. Il s'est par contre partagé sur son emploi, et son importance. Ainsi les sériels en firent usage, contre un point de vue qu'on pourrait nommer debussyste tendant à dénigrer l'explicitation d'une logique musicale.

 

À quel niveau se joue ce qu'on propose ici d'appeler une logique musicale ? Est-elle affaire d'uvre ou, plus en amont, de musique ?

Il faut ici distinguer :

1) Au niveau de la musique, en amont de l'uvre donc, la logique musicale peut être conçue comme ce qui rapporte une perception à une écriture (point de vue sériel), ou, moins étroitement, une audition à une partition (point de vue a-sériel), ou encore une inscription à une écoute (point de vue post-sériel ?). Cette acception s'inscrit dans une compréhension philosophique de la logique comme corrélation entre être et apparaître, entre être et être-là (Alain Badiou) : la logique toucherait ici à la cohérence-cohésion du là de l'être-là, de la localisation de l'être - cette conception philosophique se distinguant d'une vision grammairienne et syntaxique de ce qu'est une logique, mais aussi de son schème hypothético-déductif -.

2) Au niveau de l'uvre, la logique musicale peut être comprise comme la dialectique musicale de l'uvre, sa dialectique à l'uvre.

Qu'il y ait philosophiquement différents types de dialectique (dialectique disjonctive : Kierkegaard / dialectique conjonctive : Hegel - synthèse par négation de la négation - mais aussi Platon - problématique des mixtes - ; dialectique négative : Adorno ; dialectique structurale : Mallarmé) suggère qu'il y a - ou peut y avoir - aussi différents types de dialectique musicale.

Ces deux ensembles (dialectiques philosophiques / dialectiques musicales) sont-ils alors corrélables terme à terme ? Si Charles Rosen a clairement associé la dialectique musicale du Style Classique à la dialectique hégélienne, si Adorno a - moins clairement - associé sa dialectique négative à la dialectique musicale de Mahler et Berg, si Célestin Deliège a rapproché la dialectique structurale de Mallarmé à celle de Boulez, y a-t-il lieu de systématiser ce type de résonances philosophico-musicales ?

En particulier que serait une dialectique musicale post-sérielle ? Si l'antisérialisme a souvent récusé la nécessité d'expliciter une logique musicale, espérer des logiques musicales du XX° siècle serait-il nécessairement ambitionner un néo-sérialisme ? Ou bien peut-il exister une visée logique en musique qui soit véritablement post-sérielle ?

 

En ce sens, l'enjeu de tout ceci serait de tenir le pas gagné par les sériels pour étendre le projet d'une explicitation de la logique musicale à un style de pensée post-sériel.

Ceci suppose l'invention d'une dialectique musicale des traversées plutôt que des processus, une dialectique musicale des mixtes (où l'on recroise les mathématiques via la philosophie d'Albert Lautman) plutôt que des synthèses, une dialectique musicale qui paradoxalement relativiserait la puissance du négatif. Une dialectique positive ? À tout le moins, une dialectique affirmative !


 

RÉFÉRENCES

Mathématiques

J. Barwise : Handbook of Mathematical Logic, Amsterdam ­ New York ­ Oxford, North-Holland Publishing Company, 1977.

R. Goldblatt : Topoi - The Categorial Analysis of Logic, Amsterdam ­ London ­ New York ­ Tokyo, North-Holland, 1984.

Philosophie

T. Adorno : Dialectique négative, Paris, Payot, 1992.

A. Badiou : Topos ou Logiques de l'onto-logique, Paris, Documentation de Séminaire, 1996.

­­­­­­­­­­ Mathématiques du transcendantal, Paris, Documentation de Séminaire, 1998.

J. Cavaillès : uvres complètes de Philosophie des sciences, Paris, Hermann, 1994.

I. Lakatos : Preuves et réfutations - Essai sur la logique de la découverte des mathématiques, Paris, Hermann, 1984.

A. Lautman : Essai sur l'unité des mathématiques, Paris, UGE, coll. 10 / 18, n° 1100, 1977.

Musique

P. Boulez : Penser la musique aujourd'hui, Gallimard, Paris, 1963.

C. Dahlhaus : L'idée de la musique absolue, Genève, Contrechamps, 1997.

C. Deliège : Invention musicale et idéologies, Christian Bourgois, 1986

G. Mazzola : The Topos of Music, À paraître, Birkhaüser Verlag, Basel, 1999.

F. Nicolas : Quelle unité pour l'oeuvre musicale ? Une lecture d'Albert Lautman, Lyon, Horlieu, coll. Séminaire de travail sur la philosophie, 1996.