Pulsion invoquante et expressivité musicale :

l’écoute musicale, une « prière » athée ?

(Séminaire musicanalyse — 23 novembre 2002)

 

François Nicolas

 

 

« La musique, ce langage parfait qui peut tout nommer, n’étant point signe, dirait-on, mais le secret des choses, leur prière »          

Alain Badiou (Almagestes, 1966)

 

 

Argumentaire

 

Comment la catégorie lacanienne de « pulsion invoquante » peut-elle éclairer la corrélation de trois thèses : l’une sur le son musical comme trace, l’autre sur l’expression musicale comme adresse, et la dernière sur l’écoute musicale comme rapport constituant ?

 

Après avoir dégagé la spécificité en musique des sons et de l’expression, on explicitera la structure de l’écoute musicale en ruban de Möbius (son dehors lui revient comme un dedans) en construisant une formalisation très simple : celle d’un taquin circulaire à trois places engendrant l’incessant tourbillonnement de six configurations.

L’interprétation musicale de cette formalisation mettra en jeu le triangle d’un public, d’un musicien et d’une œuvre sous l’hypothèse qu’en musique écouter veut dire : x écoute y s’adressant à z.

Cette interprétation sera ensuite mise à l’épreuve d’un autre modèle : celui de la prière chrétienne (avec sa trinité du fidèle, de l’Église et de Dieu). On en déduira la formule possible d’une « prière athée » (sans intersubjectivité) comme étant la plus conforme à celle de l’écoute musicale.

Un examen du livre d’Alain Didier-Weil (Les trois temps de la loi) permettra alors de mesurer la proximité entre cette structure moebiussienne de l’écoute musicale et celle de la pulsion invoquante (cette quatrième pulsion — après les pulsions orale, anale et scopique — introduite par Lacan en 1963-1964 puis « oubliée » dans la suite de ses séminaires).

On conclura sur l’hypothèse d’un essentiel inamour entre musiciens et analystes, chacun demandant ce qu’il a déjà à qui ne lui offre rien, inamour stimulant un possible « transfert » entre disciplines…

 

 


I. Introduction

Je voudrais aujourd’hui tenter d’articuler quelques thèses a priori disjointes et sans rapports immédiatement nécessaires entre elles. La catégorie de pulsion invoquante avancée par Lacan en 1963-1964 m’incite à les réexaminer sous l’angle de leur possible cohérence logique ou consistance théorique.

I.1.a Trois thèses

Ces thèses sont au nombre de trois :

1.     La musique saisit le son — qui est son matériau de base — non comme substance mais comme trace d’un corps à corps entre un corps physiologique (celui du musicien) et un corps mécanique (celui de l’instrument).

2.     L’expression musicale (qui est expression de l’œuvre, non du musicien) a — entre autres — ceci de proprement musical qu’elle est une adresse, non un pur et simple jaillissement.

3.     L’écoute musicale est un rapport constituant — et non pas constitué — qui se joue à trois — non à deux —. L’écoute musicale tend à instaurer trois places, en perpétuel échange, plutôt qu’à en prendre acte.

Une thèse donc sur le son musical (comme trace d’un jeu instrumental), une autre sur l’expression musicale (comme adresse) et une troisième sur l’écoute (comme constitutrice de trois termes — nous verrons lesquels et comment —).

Ces trois thèses visent à délimiter la singularité proprement musicale du son, de l’expression et de l’écoute puisqu’il y a, bien sûr, des sons, des expressions et des écoutes qui ne relèvent pas de la musique. On peut également dire : ces thèses visent à clarifier en quoi consiste ce qu’on pourrait appeler la musicalisation des sons, des expressions et des écoutes.

 

Je voudrais tenter de nouer ces trois thèses en les faisant dialoguer avec la catégorie de pulsion invoquante. François Dachet nous a rappelé combien pour Lacan cette quatrième pulsion [1] qu’il avait introduite comme par inadvertance en 1963-1964 lui était ensuite apparue problématique, susceptible de dérives religieuses si bien qu’il s’en était ensuite tenu à l’écart sans cependant en proposer de bilan critique ou sans explicitement la remanier [2]. Je traiterai pour ma part de cette pulsion en musicien qui, n’étant pas de la partie analytique, reçoit cette catégorie comme une invitation à la faire jouer dans son propre champ de pensée, avec tous les périls propres à ce type de transfert

Si l’on m’accorde, au moins à titre d’hypothèse, d’indexer la pulsion invoquante à une adresse, on peut alors se demander

1.     si la dimension d’adresse de l’expression musicale a quelque chose à voir avec ce qui se joue dans la pulsion invoquante,

2.     si cette adresse de l’expression musicale a quelque chose à voir avec le jeu instrumental qui se trouve au principe du son musical,

3.     si l’écoute musicale a quelque chose à voir avec une compréhension sensible de cette adresse [3].

Bref, mettant la catégorie d’adresse au cœur de mon projet de nouer les trois thèses énoncées précédemment, je me demande si la catégorie de pulsion invoquante ne pourrait dialoguer avec mon propos.

 

Voyons comment, en reprenant d’abord ces thèses une à une.

II. Thèse sur le son musical

Le son musical a ceci d’original qu’il est saisi comme trace d’un corps à corps particulier entre un corps humain et un corps instrumental.

Examinons cette thèse de manière rétrograde et demandons-nous :

·       Que veut dire ici le corps à corps ?

·       Que veut dire ici la trace ?

·       Que veut dire ici la saisie ?

II.1 Le corps à corps

Le son musical est trace du jeu instrumental conçu comme confrontation entre deux corps.

II.1.a Une objection : la voix ?

Vous m’objecterez aussitôt : et la voix humaine ?, où est dans ce cas le corps à corps ? et où est ici la trace ? Objection qui n’est pas pour nous sans importance puisque la pulsion invoquante a précisément pour objet (objet a en l’occurrence)… la voix !

À cela je répondrais quatre choses :

·       La voix musicale — c’est-à-dire musicalisée — n’est pas exactement « la même » que la voix ordinaire, la mienne par exemple pendant que je vous expose oralement ces idées.

D’abord c’est une voix travaillée — mais on pourrait bien sûr soutenir que la voix parlée l’est ou peut l’être également (songeons au travail de diction, des acteurs par exemple) —. Or tout travail de la voix passe par une dissociation contrôlée du souffle et de l’émission du son, disons une distinction de l’appareil respiratoire et des organes phonatoires, ou encore une articulation de la cage thoracique et de la gorge — je laisserai à d’autres le soin de préciser ce que le travail spécifiquement musical corrige de ce travail général de la voix —. Certes cette distinction dans un corps ne vaut pas distinction de deux corps et donc corps à corps. Remarquons cependant qu’elle est bien articulation de deux régions corporelles aux fonctions distinctes.

·       Ensuite le point pour nous le plus important, c’est que cette voix musicalement travaillée est musicalement ressaisie c’est-à-dire interrogée en sa capacité d’écart entre « ce qu’elle est » et « ce qu’elle dit » :

— « ce qu’elle est », c’est une manifestation sonore ;

— « ce qu’elle dit », c’est ce qu’elle dessine qui n’est pas exactement ce qui est écrit sur la partition — laquelle se situe en amont de la manifestation sonore — mais ce qui se situe en aval de cette manifestation : ce qui fait que la manifestation sonore est précisément une manifestation et manifeste donc quelque chose qui n’est pas seulement le son, ce « manifestant »…

Disons à tout le moins qu’une voix musicalisée est devenue bifide : non pas qu’elle soit schizophrène (partagée entre un jeu respiratoire et un appareillage proprement vocal) mais que le chant y soit, au lieu même de son émission, ordonné à « la musique » c’est-à-dire à autre « chose » que la pure et simple jouissance du son pour lui-même.

Vous me direz, il est vrai, que ceci vaut tout autant pour la voix instrumentale, mais mon propos est précisément de valider cette proximité.

·       Prolongeons l’argumentation visant à révéler ce qu’il y a de disjonction synthétisée dans la voix chantée : la voix chantée porte un texte qui dispose d’une consistance matérielle exogène à la musique, consistance qu’il s’agit de respecter, a minima en sorte qu’on comprenne ce qui est dit. Cette autonomie du texte et la résistance qu’elle oppose aux lois proprement musicales organisant le matériau sonore instaure un écart, une distance qui entretient quelque analogie avec celle du corps instrumental. En un sens, on pourrait dire que le chanteur entretient avec le texte sur lequel il déploie son chant un rapport de face à face puis d’épousailles un peu équivalent à celui qu’entretient l’instrumentiste avec son instrument.

·       Donnons un tour de vis supplémentaire : un chanteur joue un rôle (au sens quasi théâtral du terme), le rôle de qui parle le texte chanté. Le chanteur adapte sa voix aux exigences du personnage qu’il chante et joue : il la rend souriante si ce dernier jubile, triste si ce dernier est affligé, etc. Au bout du compte qui chante vraiment, le chanteur ou le personnage ? N’est-ce pas Don Juan qui chante sur scène plutôt que tel ou tel chanteur ? Plus encore : ne faut-il pas que ce soit Don Juan qui chante sur scène plutôt que tel ou tel qui ne fait ici que lui prêter sa voix ? Cet écart entre chanteur et personnage, cette exigence pour le chanteur d’offrir sa voix à qui n’en a pas, cette pratique de faire passer sa propre voix à travers le chant d’un autre, tout ceci n’entretient-il pas, là encore, quelque analogie avec l’instrumentiste jouant de la musique à travers l’instrument qu’il embrasse ?

Laissons-là la voix. Je ne prétends pas que la voix soit exactement comme un instrument. Je me suis confronté à l’objection de la voix pour indiquer que la question de la voix n’est pas si simple et mériterait une confrontation détaillée avec les thèses que je vais maintenant déployer devant vous. J’espère que d’autres interventions de ce séminaire nous permettront de reprendre cette question et d’examiner la manière proprement vocale qu’a le jeu musical d’être bifide, scindé, partagé et non pas plein et substantiel.

II.1.b Le jeu instrumental

Le son est musical à mesure de ce qu’il provient d’un jeu instrumental, donc d’un corps à corps entre deux corps de natures hétérogènes : un corps physiologique et un corps mécanique.

François Dachet nous a rappelé [4] l’axiome célèbre de Berlioz inaugurant son Traité d’instrumentation et d’orchestration de 1844 : « Tout corps sonore mis en œuvre par le Compositeur est un instrument de musique. »

Je ne traiterai pas aujourd’hui de la nature particulière des corps mécaniques susceptibles de devenir instrument de musique : à quelles conditions tel appareillage mécanique est-il susceptible d’être mis en œuvre par tel compositeur pour faire de la musique ? Martin Laliberté viendra nous en parler prochainement. Contentons-nous aujourd’hui d’entériner qu’il y a bien ce corps sonore dont parle Berlioz et relevons deux points de son axiome :

1.     Ce corps est dit sonore.

2.     Ce corps (sonore) est déclaré mis en œuvre par le compositeur.

D’où deux questions :

1.     Que veut dire ici « sonore » ?

2.     Que veut dire ici « mis en œuvre » ?

II.1.b1 « Sonore » ?

L’instrument de musique est un corps sonore au sens où en vibrant, il émet un son. C’est précisément la capacité qu’a ce corps instrumental d’émettre des sons qui intéresse le compositeur. C’est cela qui oriente son usage, sa réquisition : la fin de ce corps est son aptitude à rayonner des sons.

Notons-le bien : le corps instrumental est sonore là où le corps instrumentiste ne l’est nullement — et quand il l’est, en dehors du cas du chant abordé plus haut, il s’agit alors de bruits parasites ou folkloriques : voir par exemple les grognements de Glenn Gould… —.

II.1.b2 « Mis en œuvre » ?

Pour que ce corps instrumental devienne effectivement sonorisé, il faut qu’il soit « mis en œuvre » c’est-à-dire joué par un musicien selon une logique, une algèbre et une topologie prévues et fixées par la partition. Le mot « mis en œuvre » pointe ici le jeu d’un écart entre un corps inerte, en capacité d’émettre des sons, et son activation qui ne saurait être autonome, endogène mais requiert l’intervention extérieure du musicien.

II.1.b3 Musique mécanique ?

Berlioz ne le précise pas mais faisons-le pour lui : cette mise en œuvre exogène du corps sonore n’est pas elle-même mécanique mais relève de l’intervention d’un autre corps, d’un corps cette fois de nature autre, non mécanique et non « sonore » : le corps physiologique d’un musicien. Il ne s’agit donc pas ici de ce que l’on appelle « la musique mécanique » — s’entend jouée automatiquement c’est-à-dire où le corps instrumental est mis en œuvre par une mécanique qui n’a pas alors le statut de second corps, de corps instrumentiste — mais bien d’une musique « jouée », s’entend : jouée par un musicien.

II.1.b4 Deux précisions

Ainsi les deux indications de l’axiome berliozien — corps « sonore », « mis en œuvre » — nous conduisent à ajouter deux précisions essentielles :

1.     Le corps instrumental compte à mesure de sa capacité d’émettre les sons.

2.     Le corps instrumental est mis en œuvre par un corps d’une autre nature, non mécanique et non sonore.

II.1.b5 Remarque : multivalence du mot musique

Le mot « musique » est bien sûr multivalent. Il est de son essence même de nommer à la fois un monde particulier — le monde de la musique — et ce qui dans ce monde y œuvre en vue d’un art. Disons pour simplifier qu’il y a un seul monde de la musique mais qu’il y a bien en cet unique monde plusieurs musiques, en particulier il y a bien en ce monde des musiques différentes, relevant par exemple de différentes cultures.

Cependant il y a aussi mise en œuvre dans ce monde de ce qu’il convient d’appeler un art musical, lequel relève d’un tout autre ordre que celui des musiques culturelles.

On pourrait établir une axiomatique rigoureuse fixant à l’intérieur du monde de la musique l’écart entre la musique comme art et les musiques comme cultures — pour votre information et ma propre réclame, je tenterai de le faire lors d’une prochaine conférence [5] à l’EHESS —. Acceptez aujourd’hui le principe de cette distinction qui a pour mérite immédiat de nous ouvrir un espace de pensée, nous permettant à tout le moins de distinguer musique mécanique et musique jouée et prenons comme axiome — provisoire — que les sons musicaux sont ceux qui proviennent d’un corps instrumental joué par un corps instrumentiste lequel n’est là que pour activer le corps instrumentiste et non pas pour se faire lui-même entendre.

II.2 La trace

Venons-en alors à notre seconde question : que veut dire « la trace » ?

Ce point s’articule au précédent (vous comprendrez que je tente aujourd’hui de vous exposer les choses sous l’angle more geometrico d’une démonstration, en ayant réordonné les arguments selon une logique d’exposition qui tente d’emporter votre conviction par le sentiment d’une nécessité, par l’effet d’une logique) : le son musical est une trace car il est essentiel pour la musique que le corps instrumental mis en œuvre par un corps instrumentiste reste marqué de cette mise en œuvre physiologique. Ou encore : pour que le son soit bien musical, il est essentiel non seulement qu’il provienne d’un corps mû par un corps sourd — c’est-à-dire non sonore — mais aussi que cette double provenance reste auditivement décelable.

II.2.a De la musique acousmatique

Certains en musique contemporaine ont soutenu que cette provenance du son était en fait anecdotique — plus exactement : devait être tenue pour anecdotique s’il est vrai qu’il s’agissait là d’une prescription et non d’une constatation — : le plus rigoureux dans cette voie fut Pierre Schaeffer qui, à partir de la récusation de cette caractéristique, a fondé ce qu’il a nommé la musique acousmatique où le son était coupé non seulement de son origine instrumentiste mais plus radicalement encore de son origine instrumentale.

Ce point est pour nous intéressant : la musique acousmatique n’est pas une musique mécanique (une musique où le corps musicien serait supprimé au profit d’une pure et simple activation du corps instrumental par une extension mécanique de l’instrument) mais bien une musique où le son est coupé de son origine instrumentale, du « corps sonore » qui l’a engendré. Le geste essentiel de la musique acousmatique est donc moins d’oblitérer l’instrumentiste que de récuser l’instrument lui-même : il est proprement de vouloir effacer la dimension de trace du son musical.

Je l’ai souvent dit : à mon sens, la consistance de cet axiome acousmatique s’éprouve dans l’ambition de fonder un nouvel art plutôt que de prolonger l’art musical et, en ce sens, celui qui veut rester courageusement fidèle à cet axiome doit s’engager dans la voie exigeante d’un Michel Chion déclarant qu’il s’agit là de fonder l’art des sons fixés [6] plutôt que déployer une nouvelle « musique » — telle la mal nommée musique acousmatique —…

II.2.b L’axiome de la trace

Je m’accorde à cette radicalité de Michel Chion et poserai, contre le propos acousmatique, l’axiome que le son musical est essentiellement trace et non pas matériau substantiel.

Ceci veut dire que si la musique est bien un jeu sonore qui s’adresse au sens auditif (je ne vois pas qu’il y ait sens à récuser cette évidence : il n’est pas vrai que la musique soit faite pour être lue…), elle s’attache en priorité à ce type de sons qui ayant pour origine un jeu instrumental, non seulement en sont la trace mais plus encore en portent trace — on va voir comment —.

 

Deux précisions.

II.2.b1 L’axiome de l’art musical

Ce que j’appelle ici la musique est l’art musical, donc cette pratique très particulière de la musique qui vise un certain but spécifiquement musical qu’on peut appeler beauté, ou sublime, ou vérité [7] mais qui en tous les cas n’est pas l’expression de l’individu-musicien qui la joue.

À l’inverse, la plupart des pratiques culturelles de la musique sont fonctionnelles : elles visent l’expression d’un jeune révolté, ou d’un groupe social marginalisé, ou de tel peuple ; elles visent à servir telle cause liturgique ou étatique ; elles procèdent d’enjeux de savoir et de pouvoir comme dirait un Michel Foucault, de distinction comme dirait cette fois un Pierre Bourdieu, etc. Ces pratiques ont toutes leur raison d’être et elles sont en effet partie intégrantes du monde de la musique (l’autonomie de ce monde ne saurait être tenue pour une autarcie). Mais je postule l’existence d’une pratique musicale autrement orientée, qui prend racine dans ce même monde de la musique pour de tout autres fins et cette pratique, je l’appelle art musical, ou « la musique comme art ».

Soit un axiome supplémentaire : il y a un art musical qui n’est pas transitif aux cultures.

Cet art musical en particulier opère sur des sons produits par un jeu instrumental. Ceci ne singularise pas l’art musical car ce trait se retrouve bien sûr dans la plupart des cultures musicales. Disons simplement que c’est là une condition nécessaire mais non suffisante pour qu’il y ait art musical.

II.2.b2 Musique mixte

Seconde précision : l’art musical peut tout à fait mettre en œuvre, ci ou là, des sons purement mécaniques — ceci est par exemple assez souvent le cas dans les musiques dites mixtes c’est-à-dire conjoignant instruments et électroacoustique — mais disons simplement qu’il s’agit précisément dans ce cas de faire jouer la distinction spécifiquement musicale entre deux types de sons : ceux qui sont d’origine mécanique et ceux qui sont trace d’un jeu instrumental. La musique mixte ainsi ne récuse pas l’importance du jeu instrumental ; elle relève tout au contraire cette caractéristique en la confrontant à sa négation.

II.2.b3 Musique animale ?

En un sens on pourrait dire qu’il en va de même lorsque la musique convoque des sons d’origine animale — je ne parle pas ici d’images musicales d’animaux, telles celles du Carnaval de Saint-Saens mais bien de sons émis par des animaux (enregistrés donc : je ne connais pas d’exemples de musiciens ayant convoqué sur scène des animaux vivants…) — : il s’agit ici d’éprouver le poids propre de la trace instrumentiste en la confrontant à son autre…

II.3 La saisie

Venons-en à notre troisième caractéristique, la plus cruciale pour mon propos du jour : l’art musical saisit le son comme trace d’un corps à corps. Que veut dire ici le verbe « saisir » ?

C’est l’idée que, contrairement à l’axiome acousmatique qui coupe le son de son origine en cachant cette dernière derrière un rideau, il s’agit dans l’art musical d’entendre le matériau sonore sous l’angle de la trace qu’il est, de la trace instrumentale qu’il porte.

Ceci ne veut nullement dire qu’il s’agirait ici d’exhiber son origine instrumentale (ce qui serait l’inverse exact du principe acousmatique qui dresse un rideau : il faudrait, pour établir l’art musical, braquer un projecteur sur le jeu instrumental — vous reconnaissez-là cette pratique usuelle du concert comme spectacle tendant à hystériser la prestation du musicien, à magnifier son corps comme corps souffrant et peinant à jouir d’être l’origine effacée de la musique… [8]). Cette exhibition du corps musicien est à mon sens réactive et nullement fidèle au génie musical lequel s’attache en priorité au son émis, non à la source, moins encore au corps physiologique qui agit cette source sonore.

II.3.a Que veut donc dire ici le mot « trace » ?

Sans redéployer ici une théorie complète du corps en musique [9], disons qu’il s’agit en musique (c’est-à-dire du point de l’art musical) que le corps à corps générateur du son se retire en sorte que sa tâche d’interprétation de la partition se joue précisément dans sa capacité à s’effacer — ce qui n’est nullement dire à se nier, à s’autodétruire, à se couvrir la tête de cendres, à s’autohumilier comme corps, etc. —. Ce que j’appelle ici le corps musicien (et qui est précisément ce jeu de corps à corps entre un instrumentiste et son instrument) vise à projeter des sons, à rayonner acoustiquement dans l’espace occupé par la musique, à tracer un temps singulier en prenant appui sur un certain type d’occupation de l’espace.

Cette activité spécifiquement musicale doit être saisie d’une manière elle-même spécifiquement musicale c’est-à-dire que les sons résultants doivent être entendus dans leur écart constitutif, dans la distance qui organise leur musicalité, c’est-à-dire comme trace.

Qui dit trace dit trois choses :

·       une cause-origine,

·       une action (celle de tracer),

·       un résultat-cible.

Soit un traceur, un traçage, et un tracé. Bref une dynamique convertissant un ordre en un autre ordre, hétérogène au premier.

Entendre la musique, c’est moins percevoir la trace comme résultat que de suivre le mouvement d’un tracé. Entendre la musique, c’est être attentif au son perçu comme effet d’une cause soustraite. Autant dire qu’on n’écoute pas une interprétation (d’une œuvre musicale) comme on écoute une improvisation : cette dernière met le poids du côté du traceur quand l’interprétation met l’accent du côté du tracé, les deux soutenant l’écart d’une cause à ses effets sonores au moyen d’une même action qui est le jeu instrumental comme tel — ce que j’ai appelé le traçage —.

On peut le présenter autrement, en citant le début d’Igitur de Mallarmé : « Quand les souffles de ses ancêtres veulent souffler la bougie, il dit « Pas encore ! ». Lui-même à la fin, quand les bruits auront disparu, tirera une preuve de quelque chose de grand de ce simple fait qu’il peut causer l’ombre en soufflant sur la lumière ». « Causer l’ombre en soufflant la lumière » — causer la musique en agitant le corps musicien —, ce mouvement qui neutralise le corps musicien pour mieux instaurer une tension vers la musique est proprement le jeu du corps musical.

II.4 Adresse du son musical ?

Toutes ces précisions sur ma première thèse — je la restitue en son intégralité : le son musical a ceci de propre qu’il est saisi comme trace de ce corps à corps qu’est le jeu instrumental entre un corps humain agissant un corps instrumental sonore en capacité de rayonner — introduisent à la catégorie d’adresse : il s’agit maintenant de passer du rayonnement du corps sonore à l’idée d’une adresse, propre au discours musical.

La thèse sera la suivante : si le son musical n’est pas seulement rayonné par le corps instrumental (réalité purement physique, exploré par l’acoustique et la facture instrumentale) mais bien adressé, cela tient au jeu instrumental tel que l’art musical le déploie.

II.4.a Rayonner (et orienter) n’est pas adresser

Je distingue ce faisant rayonner et adresser. Qu’une structure physique tel un corps instrumental rayonne après avoir été excitée (par frappe, frottement, etc.) est un fait acoustique. Ce rayonnement implique une source mais n’induit nulle cible : le rayonnement peut être orienté selon certaines directions privilégiées — par exemple celle du pavillon pour les cuivres — sans que ceci implique ipso facto une cible en ce que ce terme suppose ici d’intention et donc d’adresse.

Ma thèse est donc que le son musical est adressé et pas seulement acoustiquement rayonné. Cette adresse ne relève pas principalement d’une caractéristique acoustique — il est vrai que la plupart des instruments de musique ont un rayonnement très spécifique, moins omnidirectionnel (comme celui du piano) que polarisé selon quelques régions spatiales privilégiées découlant directement de leur manière propre de vibrer (voir les tables d’harmonie, les caisses de résonance, les pavillons, etc.) — mais l’adresse musicale n’est pas une détermination strictement acoustique. Elle découle de ce que le rayonnement musical provient d’une cause soustraite, d’une excitation par un corps physiologique qui s’est retiré. Ainsi l’adresse musicale est ce qui porte trace d’une tension entre un rayonnement physique et une cause-excitation physiologique.

II.4.b L’instrumentiste marque le son en le modulant

Soit l’idée suivante : le corps physiologique de l’instrumentiste va laisser intentionnellement sa marque sur le son musical et c’est cette marque qui va conférer à ce rayonnement une structure possible d’adresse que l’écoute musicale tentera alors de saisir (ou ressaisir), on verra comment. Ces marques et traces intentionnelles caractérisent ces réalités musicales bien répertoriées que sont le phrasé, l’agogique, bref tout ce que l’on a coutume d’appeler « les nuances », ce sans quoi il n’y aurait pas à proprement parler de musique mais seulement une exécution sonore mécanique.

La thèse que j’introduis ici est donc que ces « nuances » — qui sont l’âme même de la musique — constituent le fondement d’une adresse musicale, son point de départ, son envoi nécessaire. Précisons-le ainsi : il y a au principe du son musical la mise en œuvre d’un différentiel infime (ces petites marques sensibles de ceci que le son rayonné a eu pour cause la mise en jeu d’un corps physiologique) qui, suite à l’effacement de ce corps physiologique, donne profil d’adresse au son rayonné (par l’instrument) grâce à une sorte de modulation…

Ou encore : quelque chose de la vibration proprement physiologique, qui est une vibration d’un ordre second par rapport à la fondamentale rayonnée par le corps instrumental, se transmet à travers ce son rayonné. Disons que le corps physiologique inscrit, au travers du corps instrumental rayonnant, la marque d’un vibrato instable, éphémère, gracieux (au sens d’une grâce hasardeuse). Il est alors essentiel que ce vibrato ne soit qu’une trace et donc que le corps physiologique qui en est l’origine se soit retiré pour mieux laisser vivre en toute indépendance sa trace. Si le corps de l’instrumentiste reste en avant, c’est lui qui va occuper la place de la trace et donc l’effacer comme trace possible. Si l’interprète exhibe son corps physiologique aux prises avec le corps instrumental au lieu de le soustraire (ce qui n’est pas dire le raturer ou le forclore [10]), le son n’est plus adressé car il reste collé à son origine physiologique, adhérent au corps instrumentiste.

Pour que le son émis soit bien adressé, il faut donc que la source musicienne se retire pour confier l’existence de la marque-vibrato au seul vecteur sonore.

II.4.c Condition quant à la source

On a donc ici une première condition pour l’adresse sonore qui concerne sa source, son origine et qui est elle-même double :

— un corps physiologique doit inscrire sa marque sous forme d’un différentiel minimal (le vibrato, les nuances) venant moduler à la marge une fréquence fondamentale (modulation de fréquence ou d’amplitude, comme on voudra…) ;

— ce corps doit se soustraire pour mieux confier sa trace au son émis.

 

Il y a cependant une seconde condition pour que le son soit adressé, condition qui va maintenant porter sur la cible de ce vecteur, et ceci nous conduit à la question de l’expression musicale.

III. Thèse sur l’expression musicale

La question est celle-ci : quelle est la cible éventuelle de cette adresse que le son musical génère ? Y en a-t-il une d’abord, et qu’aurait-elle à voir avec l’expression musicale ?

Ma seconde thèse, exposée en début de cette conférence, est celle-ci : l’expression musicale a ceci de musical qu’elle est une adresse, non un pur et simple jaillissement. Je préciserai maintenant les choses ainsi : l’expression musicale est constitutive de l’adresse en ce que l’expression dote le jaillissement sonore non seulement d’une origine mais également d’une cible. L’expression musicale ne tient pas tant à la propulsion du son musical hors de l’instrument (selon le principe d’une fréquence mécanique modulée par un vibrato humain) mais plus encore à l’orientation donnée à cette propulsion, à son orientation en fonction d’une cible.

III.1.a L’expression musicale est celle de l’œuvre

Précision : l’expression dont je parle ici est expression d’une œuvre, non d’un musicien. Il ne s’agit pas d’un individu qui s’exprimerait, qui exprimerait des affects préexistants par le médium d’un matériau musical. L’expression dont je parle ici est « le mouvement même de l’œuvre sous la poussée immanente de son propre excès intérieur » [11]. Cela, je l’avais déjà exposé dans mon livre sur Schoenberg mais il me semble nécessaire de faire aujourd’hui un pas de plus et d’examiner si, en sus de la poussée qui fait l’expression musicale, il n’y a pas aussi un horizon de cette poussée, une cible de l’expression musicale qui en fait une flèche, non plus seulement jaillissante mais également dirigée.

III.2 Poussée, certes, mais cible ?

Le paradoxe me semble alors celui-ci : l’expression de l’œuvre est bien orientée vers (quelque chose) mais sa cible est en bonne partie générique, imprécisable en termes d’objet ou de matériau comme nous avons pu le faire pour le son musical (en parlant d’instrumentiste, d’instrument, etc.).

III.2.a Musique et introjection

En fait la cible de l’expression est double :

— d’un côté elle ne peut se nommer que comme « la musique » — s’entend ici l’art musical, c’est-à-dire la musique comme art plutôt que comme monde, la musique comme pointe extrême concentrant le monde de la musique et sa splendeur possible — ;

— d’un autre côté la cible de l’expression est toujours aussi, peu ou prou, l’œuvre elle-même. Ceci touche à un point que je crois capital : l’expression d’une œuvre, jaillissante, bondissante hors de l’œuvre sous l’effet de son excès intérieur, va tendre à lui revenir pour peu que cette expression ne soit pas une pure et simple dépense mais bien que cette dépense contribue à réalimenter l’œuvre elle-même. Se joue en ce mouvement ce que j’appellerai une introjection à l’œuvre par laquelle ce qui sourd à l’extérieur de l’œuvre lui revient comme une ressource immanente.

Dit autrement : l’expression de l’œuvre indique que l’œuvre jette son énergie vers la musique c’est-à-dire vers une beauté visée [12], mais cette expression lui revient car la beauté escomptée relève de son propre procès de composition, de son propre ouvrage et l’œuvre doit forcément, une fois poussé le cri, prendre en charge cette visée de la beauté et s’en revenir à son propre labeur.

L’œuvre ainsi s’adresse à la musique comme à cette beauté qu’elle tend à attraper, ou à accueillir — tout dépend ici des œuvres — mais cette propulsion lui revient pour partie, non pas que l’œuvre se soit autoadressé l’expression en question mais bien que ce soit l’œuvre et elle seule qui puisse être immédiatement comptable des effets induits par cette expression sur le monde de la musique.

Ou encore : la musique qu’invoque l’œuvre ne lui est pas foncièrement extérieure non seulement parce que l’œuvre en question fait bien partie du monde de la musique mais surtout parce que la musique évoquée — qui est le concentré de beauté possible de ce monde musical — n’existe pas objectivement en un point de ce monde qu’il suffirait d’atteindre mais seulement comme projet, comme horizon, comme désir, comme volonté, comme loi possible pour le développement de l’œuvre si bien que l’œuvre dialogue ainsi toujours peu ou prou avec sa propre quête de beauté.

III.2.b Structure moebiussienne de l’expression musicale

L’expression musicale nous confronte ainsi à une structure qu’on peut dire moebiussienne dans la mesure où l’extérieur semble se retourner en un intérieur, où le mouvement de sortie revient en introjection. Les rapports entre l’œuvre et ce que j’appelle « musique » (cette musique qu’il peut ou ne peut pas y avoir quand on joue de la musique — on retrouve ici l’ambivalence constitutive du mot musique relevée plus haut… —) ne sont pas pensables selon la distinction d’un extérieur et d’un intérieur et il nous faudrait ici user plutôt des catégories lacaniennes d’extimité [13] et d’internité [14]

Je propose donc d’infléchir à partir d’ici mon examen de l’adresse musicale en supposant qu’il faut la comprendre comme étant dotée d’une structure moebiussienne c’est-à-dire qu’elle n’est plus pensable comme mouvement jailli d’un intérieur pour rayonner ensuite à l’extérieur mais qu’il faut la comprendre comme une dynamique prenant la forme d’un détour par l’extérieur pour mieux revenir à soi chargée d’une nouvelle énergie.

Il faut pour cela considérer tout autrement la dimension de l’adresse que j’ai appelée vectorielle et tenir que l’adresse n’est pas une flèche lancée entre deux termes préexistants (une sorte de messager progressant d’une entité émettrice à une autre réceptrice) mais une relation constituante des termes qu’elle relie ; bref, que l’adresse institue son ruban de Möbius plutôt qu’elle ne le découvre pour ensuite le parcourir. On va voir qu’il faut alors penser que cette institution porte sur trois termes plutôt que sur deux.

Pour opérer cette mutation, je propose la thèse suivante : c’est l’écoute musicale qui nomme en vérité ce mouvement incessant de l’adresse en musique, car elle est écoute d’une adresse visant un tiers.

IV. Thèse sur l’écoute musicale

IV.1 Un petit taquin élémentaire

Pour examiner cette écoute musicale et sa structure moebiussienne, je vous propose de jouer quelques instants au petit jeu du taquin, singulièrement d’un taquin circulaire à trois places dont l’une bien sûr est vide : c’est elle qui autorise le mouvement des deux pièces solides.

 

Examinons donc ce taquin élémentaire : on en joue comme dans tout taquin en déplaçant l’une des pièces, ici circulairement, en sorte d’occuper la case vide ce qui revient en fait à déplacer en sens inverse la case vide. Ici chaque position supporte deux mouvements possibles et deux seulement selon que c’est l’une ou l’autre pièce qui va occuper la case vide :

IV.1.a            …et son tourniquet

Organisons notre petit tourniquet et convenons de ne déplacer les pièces que dans un seul sens de rotation, par exemple le sens des aiguilles d’une montre. Pour chaque position atteinte, une seule pièce peut désormais prendre la place de la case vide laquelle va maintenant tourner à l’inverse, dans le sens trigonométrique. On peut ainsi faire exécuter un tour complet à cette case vide en sorte qu’elle se retrouve à son point de départ après trois déplacements circulaires :

Vous vous demandez sans doute ce que ceci peut bien avoir à faire avec la bande de Möbius. Et bien, voici [15] : la position du taquin à laquelle nous sommes maintenant parvenus, après un tour complet de la case vide, n’est qu’en apparence la même qu’au départ ; en fait les deux pièces pleines occupent, après un tour, des positions inverses de leur position de départ ce qui peut aisément s’illustrer en distinguant cette fois chaque pièce pleine d’un signe distinctif, mettons par les chiffres 1 et 2. Au départ on a (dans le sens des aiguilles d’une montre) 1 puis 2 ; après un tour on a 2 puis 1 (si l’on retournait notre taquin, en supposant que les pièces pleines soient transparentes, on aurait au départ 2 puis 1 de l’autre côté pour arriver désormais, après un tour complet de la case vide, au rapport 1 puis 2). Autant dire qu’en un tour de la case vide, c’est comme si nous avions inversé les faces de notre taquin :

Pour revenir à la position exacte de départ, il faut donc que la case vide fasse un tour supplémentaire en sorte de retrouver 1 puis 2 sur le côté ici montré (et 2 puis 1 sur l’autre face).

Qu’avons-nous ainsi fait ? Nous avons tout simplement algébrisé un lacet topologique décrit le long d’une bande de Möbius et sommes passés d’un cercle à un ruban :

Un tour de case vide correspond donc à un demi-parcours sur le ruban de Möbius, et un parcours complet du ruban (permettant de retrouver la position de départ) implique un double tour de cette case vide.

Quel rapport ceci peut-il bien avoir avec nos réflexions sur l’écoute musicale ?

IV.2 Le tourniquet de l’écoute musicale

IV.2.a Syntaxe

Formalisons une syntaxe possible de ce petit taquin élémentaire.

Distinguons les trois places disponibles pour les pièces par les lettres P, M et O et distinguons les deux pièces mobiles par deux lettres E et A. Une position du taquin sera définie par l’association des lettres fixant les places P, M et O aux lettres fixant les pièces E et A (on ajoutera, par commodité, la lettre Ø pour indexer où est la case vide, sans pièces).

 

À partir de cette disposition, et selon notre règle de tourniquet (la case vide tourne dans le sens trigonométrique car les cases pleines tournent dans le sens des aiguilles d’une montre), la position suivante sera celle-ci :

IV.2.b Sémantique

Proposons maintenant une sémantique de ce formalisme, adaptée à notre propos, en posant ceci.

IV.2.b1 Les positions

·       P désigne la place du public,

·       M désigne la place du musicien jouant l’œuvre,

·       O désigne la place de l’œuvre.

IV.2.b2 Les pièces

·       E désigne l’action de qui écoute,

·       A désigne l’action de qui s’adresse,

·       Ø désigne à quelle place (provisoirement inoccupée ou absente) A s’adresse.

Selon cette sémantique des places et des rôles, la position de départ dessinée ci-dessus s’interprétera de cette manière : le public écoute le musicien qui s’adresse à l’œuvre.

IV.2.c Thèse sur l’écoute musicale

Notre hypothèse interprétative est donc qu’il s’agit ici d’écouter un autre s’adressant à un tiers (et non à qui l’écoute).

L’écoute musicale n’est donc

·       ni réflexive (il ne s’agit pas de s’écouter soi-même),

·       ni symétrique (X écoutant Y n’entraîne nullement que Y écoute X, mais plutôt que Y s’adresse à un tiers Z),

·       ni transitive (si X écoute Y s’adressant M, et si par ailleurs Y écoute Z s’adressant à N, il n’en découle nullement que X écoute Z).

Revenons à notre taquin. Je vais mettre en marche un tourniquet de l’écoute et voir ce qu’il nous peut nous dire de la circulation d’une écoute musicale entre ses trois places : le public, le musicien et l’œuvre.

IV.2.d Le tourbillon de six combinaisons

En déplaçant les cases de notre taquin selon la règle définie, on obtient très simplement la succession combinatoire suivante :

I. Le public écoute le musicien qui s’adresse à l’œuvre.

II. Le public écoute l’œuvre qui s’adresse au musicien.

III. Le musicien écoute l’œuvre qui s’adresse au public.

IV. Le musicien écoute le public qui s’adresse à l’œuvre.

V. L’œuvre écoute le public qui s’adresse au musicien.

VI. L’œuvre écoute le musicien qui s’adresse au public.

I. Retour à la position de départ : le public écoute le musicien qui s’adresse à l’œuvre.

IV.2.e Interprétation des six dispositions

Comment interpréter musicalement ce tourniquet de l’écoute ? Qu’est-ce qu’il est en état de nous dire sur la structure moebiusienne de l’écoute musicale ? Je reformule pour ce faire nos six positions en mettant cette fois l’accent non seulement sur chacune d’elle mais aussi sur ce qui se passe dans la conversion de l’une à l’autre (par déplacement de la case vide).

IV.2.e1 Le public écoute le musicien s’adressant à l’œuvre.

Point de départ : Le public écoute un musicien aux prises avec une œuvre que le public ne connaît pas, du moins dans l’interprétation que va en proposer ce musicien. Il se demande donc : que joue le musicien ? Comment va-t-il interpréter cette œuvre au programme ? Est-il en forme, fatigué ?

IV.2.e2 Le public écoute l’œuvre s’adressant au musicien.

Première mutation : le musicien comme tel s’efface et le public se met à écouter l’œuvre qui s’adresse au musicien. Qu’est-ce à dire ?

Le public écoute maintenant l’œuvre pour elle-même plutôt qu’en portant attention à la manière dont le musicien en question la joue et, ce faisant, il écoute les questions que l’œuvre adresse à qui la joue : « comment vas-tu prêter ton corps physiologique à mes difficultés, à mes latences, à mes rêveries ? ». Le public épouse ici le déroulement de l’œuvre tel qu’il requiert l’engagement matériel d’un musicien.

IV.2.e3 Le musicien écoute l’œuvre s’adressant au public.

Seconde mutation : la place du public s’efface. Il n’est plus acteur mais devient objet d’une interrogation par l’œuvre elle-même et c’est cela qu’écoute désormais le musicien.

Le musicien écoute l’œuvre qu’il joue (ce qui n’est pas exactement dire qu’il s’écoute…) en tant que celle-ci projette ses idées vers un public qu’elle veut s’incorporer, car ce public est moins une société d’individus qu’un collectif neutre auquel l’œuvre en cours s’adresse. Le public est ici une page devenue blanche (c’est ce qu’indique l’idée de son effacement) et il a fallu pour cela la constitution d’un moment musical qui rature le public comme identité sociologique pour le transmuter en écran vierge où l’œuvre puisse tracer la musique qu’elle projette.

IV.2.e4 Le musicien écoute le public s’adressant à l’œuvre.

Troisième mutation : l’œuvre s’efface pour conduire notre taquin en une position inverse de celle de départ : cette fois c’est le musicien qui écoute le public en tant que celui-ci est porteur d’un point de vue sur l’œuvre en cours.

Ce n’est pas tant dire que l’interprète écoute effectivement l’attention empirique de la salle, décomptant les bavardages comme signes d’inattention, relevant les toux qui dérangent l’oreille : ce que j’appelle ici public — reprenant un terme dont je sais l’importance pour François Dachet — n’est pas l’empirie d’un tas de corps humains assis dans une salle, sériés par les fauteuils, mais une fonction musicale qui peut être remplie par une seule personne, fut-elle sourde — Vitez posait ainsi [16] qu’une pièce de théâtre du Français n’était jamais mieux comprise que par un Japonais ignorant tout de notre langue et de notre culture et qui cependant accepte courageusement d’occuper d’un bout à l’autre de la représentation un fauteuil du rang (François Regnault aurait précisé : qui accepte de se loger dans le lustre…) —.

Le public dont je parle, c’est donc l’écouteur générique du musicien, et c’est aussi cette place, vide de toute autre détermination que d’être là, face à la scène où joue l’instrumentiste (face au corps à corps musicien) pour que s’inscrive ici et maintenant le projet musical d’une œuvre. Soit le public comme place vide à laquelle il devient loisible de s’adresser pour en solliciter l’écoute…

Pour l’instant — nous sommes au quatrième temps de notre tourniquet —, cette place n’est pas vide car notre public s’adresse à l’œuvre, l’interrogeant sur son projet. C’est le moment nécessaire de béance, celui où le public perd pied dans le propos de l’œuvre, le moment où l’œuvre semble absente non comme réalité sonore bien sûr — le musicien continue de jouer sans s’arrêter — mais comme projet musical. Et le musicien écoute cela, cette incertitude, car il ressent ce que ressent le public non pas tant par un retour à ses oreilles des bruits ou du silence du public mais parce que le musicien lui-même, comme individu, participe aussi de ce public.

IV.2.e5 L’œuvre écoute le public s’adressant au musicien.

Quatrième mutation qui engage le second tour, envers du précédent quoique dans son prolongement direct : le musicien cède la place à l’œuvre laquelle va écouter le public s’adressant au musicien.

Cette nouvelle disposition désigne cet autre moment de toute véritable écoute où le public tente de s’arrimer au musicien mais n’y arrive plus aussi facilement qu’au début. Le corps du musicien n’est pas ici à proprement parler absent (le musicien n’est pas reparti en coulisses laissant un instrument devenu muet) mais il ne signifie plus directement la musique à l’œuvre. Le public s’adresse au musicien pour qu’il lui restitue les clefs d’une écoute possible et l’œuvre écoute tout ceci car il fait partie de son projet même d’œuvre que ce moment advienne, non pas que l’œuvre maîtrise notre tourniquet infernal, qu’elle ait tout prévu de longue date et que ces différents épisodes soient tout inscrits à l’avance sur la partition mais simplement parce qu’il fait partie de l’existence effective de toute œuvre méritant de porter ce nom qu’il y ait en son sein un moment de risque dans le jeu instrumental, moment où ce jeu ne transite plus si aisément vers la musique.

Dit autrement : une œuvre peut miser sur le jeu instrumental pour faire accéder à la musique qu’elle vise — c’est particulièrement le cas lorsqu’elle convoque une virtuosité instrumentale — mais une œuvre ne saurait faire l’économie d’autres ressources, moins ostentatoires, et ne pourrait que perdre gravement à sa puissance musicale à vouloir systématiquement éviter tout « tunnel », tout moment incertain et hésitant. Une œuvre ne saurait diriger son public d’un bout à l’autre d’elle-même sans courir le grave danger de n’être plus qu’une démonstration et je sais par exemple combien il m’importe, à toute nouvelle écoute du Sacre du Printemps, d’être attentif à ce qui peut m’abandonner un instant et me laisser vacant plutôt qu’à ce qui m’empoigne par le col dès les premiers accords pour ne plus me lâcher jusqu’à la fin de l’œuvre…

C’est donc ici un moment de retenue de l’œuvre, moment où celle-ci soustrait sa puissance à un déploiement trop massif et écrasant.

IV.2.e6 L’œuvre écoute le musicien s’adressant au public.

Cinquième mutation : le public s’efface et le musicien reprend sa place, en une sorte de réponse à l’adresse précédente si bien que maintenant l’œuvre écoute le musicien qui s’adresse au public pour lui restituer cette clef de l’expression musicale que nous avons située dans le jeu instrumental, dans ce corps à corps où le musicien ne peut que s’engager à corps perdu [17].

IV.2.e7 À nouveau, le public écoute le musicien s’adressant à l’œuvre.

Enfin, dernière mutation nous ramenant au point de départ : la musique s’efface pour retrouver cette écoute du public et cette adresse du musicien à l’œuvre, désormais enrichies de toute l’aventure précédente.

IV.2.f Ce que la fable met en valeur…

Je n’ai fait ici que raconter deux tours possibles, j’ai mis en récit le tourniquet afin de lui donner un aspect phénoménologiquement concret. Je ne prétends pas ce faisant que l’écoute parcourt toujours ces six étapes, et toujours dans cet ordre, et toujours selon l’interprétation ici proposée.

La petite histoire que j’ai ainsi montée de toutes pièces veut simplement illustrer ce qu’il en est d’une adresse circulant entre nos trois termes, d’une écoute conçue comme activité sans cesse en mouvement, non comme passivité réceptive, d’une écoute articulée à une adresse qui n’est pas son envers, son symétrique mais bien une autre flèche. Elle est construite sur la base de traits phénoménologiquement attestables pour éclairer cette idée importante : l’écoute musicale se distingue de l’audition et de la perception [18] en ce qu’elle suppose le déplacement d’un vide. Là où la perception est pleine (pleine de son objet) comme l’est aussi l’audition (elle est totalisation-intégration), l’écoute musicale convoque un vide pour le mettre en circulation et créer ainsi l’espace dynamique qui est son propre.

IV.2.f1 Une permutation incessante

Ce qu’il faut retenir de cette petite fable, c’est d’abord qu’il y a plusieurs places en permutation incessante de rôles et qu’il ne s’agit donc nullement d’une distribution fixe (au sens théâtral du terme) où chacun occuperait d’un bout à l’autre de la pièce la même fonction.

IV.2.f2 Trois places, et non pas deux

C’est ensuite qu’il y a trois places et non pas deux (le public et le musicien) et que l’œuvre est aussi en capacité d’écouter, et de s’adresser.

IV.2.f3 Un rapport constituant et non pas constitué

C’est enfin que c’est le tourniquet lui-même qui, ultimement, est constitutif de ces trois places. C’est lui qui crée le mouvement par lequel se différencient des positions effectives. Bien sûr il y a l’empiricité immuable d’une répartition des places : les chaises pour les musiciens jouant sur scène, les fauteuils dans la salle pour le public venant écouter l’œuvre au programme et la partition sur le pupitre. Mais l’écoute et le jeu musical ne s’enferment pas dans cet esplacement [19] sauf à concevoir l’écoute d’une œuvre musicale comme isomorphe à l’audition d’un moteur à essence en sorte de juger s’il tourne rond et ne génère pas de cliquetis intempestifs (autant dire de fausses notes…).

Le tourniquet est constituant des places, c’est lui qui les instaure, les soutient, les vivifie plutôt qu’il n’est constitué par trois places préétablies qu’il suffirait de relier.

IV.2.f4 Quatre traits de l’écoute musicale

Quatre traits donc :

1.     L’écoute  musicale est écoute d’une adresse, d’un autre vecteur donc, et ces deux vecteurs ne se replient pas l’un sur l’autre car ils conduisent à un troisième terme.

2.     L’écoute musicale se joue à trois, non à deux.

3.     L’écoute musicale est constituante de ces trois places, non constituée à partir d’elles.

4.     L’écoute musicale est un mouvement incessant de permutation des rôles, non une distribution fixe entre ces trois places constituées.

V. Structure identique de la prière

Je voudrais maintenant faire un petit détour du côté de la prière, plus exactement des théologiques chrétiennes de la prière pour mettre en relief une certaine isomorphie de l’écoute musicale et de la prière du fidèle.

V.1 Le tourniquet de la prière

Si l’on veut bien admettre, comme une certaine théologie chrétienne nous y invite, que la prière n’est pas l’apanage des hommes mais que Dieu lui-même prie, en particulier prie l’homme [20], on peut alors formaliser un petit tourniquet de la prière, isomorphe de notre tourniquet précédent.

V.1.a Sémantique

Distinguons pour cela trois positions :

·       celle du fidèle,

·       celle de l’Église,

·       celle de Dieu.

Distinguons également trois déterminations dans la prière ; il y a :

·       celui qui prie,

·       celui qui est prié,

·       celui pour qui l’on prie.

Cette distinction exclut a priori qu’on puisse prier pour soi (vieille maxime de la prière non religieuse).

Soit la formalisation suivante :

Mettons maintenant en route notre petit tourniquet.

V.1.b Le tourbillon des six dispositions

Cela donne ceci :

1.     Le fidèle prie Dieu pour l’Église.

2.     Le fidèle prie l’Église pour Dieu.

3.     Dieu prie l’Église pour le fidèle.

4.     Dieu prie le fidèle pour l’Église.

5.     L’Église prie le fidèle pour Dieu.

6.     L’Église prie Dieu pour le fidèle.

Les énoncés ci-dessus inscrivent formellement les adresses successives dont on peut fixer ainsi les contenus (sous l’hypothèse que le fidèle est une personne individuelle quand Église nomme ici le collectif du « peuple fidèle » [21]) :

1.     Le fidèle prie Dieu pour le salut de son Église.

2.     Le fidèle prie l’Église de s’associer à son adresse à Dieu.

3.     Dieu prie l’Église de compter le fidèle orant dans ses rangs.

4.     Dieu prie le fidèle de chercher le salut collectif de toute l’Église.

5.     L’Église prie le fidèle de persévérer dans son orientation vers Dieu.

6.     L’Église prie Dieu pour qu’il soutienne le fidèle.

Point important : en 3 et 4, l’individu et ses préoccupations propres s’efface tout en continuant comme sujet fidèle de porter, de « vivre » la prière en question. C’est le passage par cet effacement qui autorise ce que les théologiens appellent une « purification » de sa prière.

V.1.c Quelques traits du tourniquet

·       La prière que X adresse à Y n’est jamais une prière pour X mais toujours pour Z, pour un tiers. Ce point se relie à ce trait théologiquement frappant : toute prière passe par une prière sur la prière (voir par exemple les prédications de Karl Barth [22] qui sont systématiquement encadrées par deux prières, la première étant une prière sur la prière — pour que celle-ci soit vraiment libre, pure, inspirée par Dieu — et la prière conclusive pouvant enfin être une prière simple, confiante, et orientée vers le salut de tous). Mais cette réflexivité de la prière n’est qu’apparente : elle n’est pas une figure de la conscience de soi qui fixerait la prière en un repli sur soi (toute prière serait conscience de prier, conscience se donnant alors sous la figure d’une prière priant sur elle-même) mais une dynamique circulatoire, quasi contagieuse de toute prière.

·       Une forme privilégiée de cette circulation est celle de la reprise (au sens Kirkegaardien du terme) : toute prière se découvre précédée, enveloppée, conditionnée par une prière antérieure qui peut dans notre tourniquet s’indexer à la prière « symétrique » obtenue après un seul tour (le 1 et le 4, le 2 et le 5, le 3 et le 6) : le fidèle priant Dieu pour son Église se découvre toujours déjà prié par Dieu (pour cette dernière)…

·       La distribution des places dans la prière est instable. Par essence la prière engage un tourniquet des places.

·       L’identité « fidèle » est moins préexistante à la prière que constituée par l’acte même de prier : c’est la prière qui révèle l’individu orant comme fidèle, non comme superstitieux, ou comme voulant s’assurer « religieusement » d’un pouvoir sur Dieu. C’est son aptitude à entrer dans le tourniquet des places, dans le mobilité distributive, et donc à s’effacer temporairement, qui le révèle comme véritablement fidèle. C’est en quelque sorte la directive de Pascal : « Agenouille-toi et tu deviendras fidèle ! »

V.2 Prière et écoute : identités et différences

Cette formalisation exhausse les similitudes entre prière fidèle [23] et écoute musicale.

V.2.a Les identités entre prière fidèle et écoute musicale

La prière fidèle partage quatre traits avec l’écoute musicale :

1.     Elle est une relation à trois places et non pas à deux.

2.     Elle est une relation constituante et non pas constituée.

3.     Elle est une relation par essence mobile, sans distribution fixe des places.

4.     Comme l’écoute, la prière n’est ni symétrique (la prière n° 4 n’est pas à proprement parler la symétrique de la prière n° 1 : en effet ce qu’elles prient n’est pas symétrique), ni réflexive (il ne s’agit pas de se prier…), ni transitive (on ne prie pas via la prière d’un autre et la prière n’est pas une circulation indéfinie de prières, sans point d’arrêt, sans fixation, ni report à l’infini de ce qui serait un point fixe inatteignable : a prierait b qui prierait c qui prierait d, etc.).

V.2.b Différence : l’intersubjectivité

Les deux modèles de cette même formalisation (un tourniquet algébrisant les lacets sur un ruban de Möbius) divergent cependant en un point : sur la question de l’intersubjectivité. De quoi s’agit-il ?

Il s’agit de savoir — et ce faisant, nous allons nous glisser un instant à l’intérieur d’une problématique d’ordre plus philosophique en mettant en jeu le concept de sujet — si les deux tourniquets mettent en œuvre un rapport entre plusieurs sujets ou s’il s’agit simplement là d’un mouvement intérieur à un seul sujet.

V.2.b1 Un seul sujet dans l’écoute musicale

Dans la théorie que je vous ai présentée, l’écoute n’est nullement une pratique intersubjective mais le processus même de constitution d’un sujet et d’un seul : l’œuvre comme sujet musical. Ni le public ni le musicien ne constituent à proprement parler un autre sujet : « public » et « musicien » désignent une place, une position qu’instaure la structure même du monde de la musique et dont s’empare l’œuvre pour instaurer sa propre dynamique d’écoute. « Œuvre » désigne donc ici la mise en mouvement même du tourniquet si bien que le même mot « œuvre » vient ici nommer à la fois l’ensemble des trois positions et l’une d’entre elles. Cette ambivalence en torsion ne saurait nous étonner : elle est constitutive de tout procès subjectif et on la retrouve par exemple dans le mot « musique » qui nomme simultanément le monde et la vérité générique (ou « beauté » musicale) de ce monde.

Et même lorsqu’une œuvre musicale en écoute une autre — ce qui est un élément tout à fait habituel du travail de pensée d’une œuvre — soit en la citant, soit en prolongeant les opérations de cette œuvre, soit en intervenant avant ou après elle lors d’un même concert, il faut plutôt concevoir qu’il s’agit là d’un seul sujet musical s’il est vrai que philosophiquement un sujet est l’état fini d’une vérité infinie [24] et qu’il faut donc concevoir qu’en art un sujet est l’état provisoire d’une configuration faite potentiellement d’une infinité d’œuvres [25]. Soit la thèse philosophique suivante : le sujet musical ne se constitue dans le rapport à un autre sujet mais dans le rapport à un événement (plus exactement : dans le rapport au nom d’un événement) [26].

À proprement parler, il n’y aurait donc pas place dans cette interprétation de l’écoute musicale pour une intersubjectivité : l’écoute musicale n’est pas écoute d’un sujet (musical) par un autre sujet (musical) mais mouvement endogène d’un sujet par lequel il déploie son projet subjectif en s’incorporant transitoirement les corps dont il a pour cela besoin. Où l’on retrouve cette dimension d’adresse de l’écoute musicale qui jaillit hors de l’œuvre pour mieux y revenir en puissance supplémentaire, en nouvelle énergie pour poursuivre son procès.

L’écoute musicale ne met pas en rapport des sujets différents mais elle est le nom même par lequel une œuvre se constitue comme sujet musical effectif (non plus en projet, comme dans la partition) grâce à la mise en œuvre d’un jeu dynamique à trois places.

V.2.b2 Deux sujets dans la prière chrétienne

La prière chrétienne, par contre, ne saurait être pensée de cette manière car il y a à tout le moins deux sujets (si ce n’est trois) en jeu dans le petit tourniquet de la prière : l’Église et Dieu.

Remarque incidente : il me semble préférable de compter deux et de soutenir que le véritable sujet chrétien est collectif plutôt qu’individuel. Ce point se déduirait de la rencontre de deux thèses :

·       l’une posant que le procès constitutif du sujet chrétien est le salut, [27]

·       l’autre qu’il ne saurait y avoir de salut individuel mais seulement collectif, ultimement « pour tous » [28].

Ceci dit, que le fidèle ne soit qu’une composante du sujet chrétien collectif qu’est l’Église ou qu’il soit lui-même sujet individuel du processus de salut, le point est qu’il faut dans la prière chrétienne compter au moins deux puisqu’indéniablement le dieu chrétien est aussi Sujet [29].

La prière chrétienne, à la différence de l’écoute musicale, est ainsi pratique intersubjective. On peut même dire : pour le chrétien, c’est la prière qui, le rapportant à un Dieu personnel, non seulement le subjective mais constitue son procès subjectif (qu’il pense alors ce procès comme celui d’un sujet individuel ou comme celui d’une participation au sujet collectif qu’est l’Église).

V.2.b3 L’hypothèse d’une prière athée

Ces remarques suggèrent alors d’examiner une nouvelle hypothèse : celle d’une prière qu’on dira athée et dont le trait constitutif serait de n’être pas intersubjective mais mouvement immanent d’un sujet.

L’idée même d’une prière athée peut sembler saugrenue : on peut cependant en trouver trace dans différentes pensées, en particulier dans certains romans [30]. Sans trop m’étendre ici sur ce point, je voudrais seulement pointer l’idée que l’écoute musicale pourrait être pensée comme une telle prière athée, ce qui serait manière de prolonger l’analogie des deux modèles.

V.2.c De deux autres manières de rapporter écoute et prière

Cette discussion sur l’intersubjectivité comme point de discorde entre écoute musicale et prière chrétienne suggère deux autres sémantiques possibles de notre petit tourniquet.

V.2.c1 Autre sémantique musicale

On aurait pu interpréter les trois positions de l’écoute musicale non pas comme public, musicien et œuvre mais comme musicien, œuvre et musique. L’analogie avec les trois positions proposées pour la prière fidèle serait alors majorée :

Le musicien serait au fidèle comme l’œuvre l’est à l’Église et la musique l’est à Dieu. Le risque serait alors, à faire marcher ce petit tourniquet, de thématiser une sorte de religion de la musique (ceci passerait alors par une thématisation de la musique comme sujet — point extravagant [31]). Mais laissons-là cette sémantique…

V.2.c2 Autre sémantique pour la prière

De même on aurait pu interpréter les trois positions de la prière chrétienne non pas comme fidèle, Église et Dieu mais comme Église, fidèle et païen. L’analogie avec les trois positions proposées pour l’écoute musicale serait alors majorée :

La difficulté serait ici double : comment penser que le païen puisse entrer dans le tourbillon de la prière, et comment penser que Dieu puisse en être exclu… Je laisse l’examen de ce point à d’autres [32]

V.3 Théorie et modèles…

L’analogie formelle entre écoute et prière a été souvent thématisée. Je l’indexe ici à cette possibilité que la pensée théologique, à l’égal de la pensée mathématique ou de la pensée psychanalytique, fournisse des théories formelles appropriables à un modèle musical ; à l’inverse, j’ai esquissé ici une interprétation en termes de prière athée d’une théorie formelle de l’écoute musicale.

V.3.a Pour mémoire…

Je rappelle pour mémoire [33] qu’un modèle peut être théorisé ou formalisé et que cette théorie ou formalisation peut ensuite être l’objet d’interprétations hétérogènes, ou pathologiques dans un tout autre espace de pensée et donc éclairer un tout autre modèle « pratique ». Soit le diagramme suivant

qui, dans notre espace de pensée, devient par exemple ceci :

ou, mieux, ceci :

V.3.b Une hypothèse donc

Mon hypothèse est donc que certaines théories théologiques de la prière fidèle peuvent nous aider à penser quelque chose de l’écoute musicale. Cette hypothèse n’est pas gratuite car nous disposons, à vrai dire, de très peu de développements théoriques sur ce qu’est l’écoute musicale (quand nous en avons en pagaille de nos jours sur la perception…). Mon hypothèse consiste somme toute à soutenir qu’une partie de la pensée sur l’écoute musicale s’est pendant tout un temps déployée dans le champ théologique, pour traiter apparemment de tout autre chose. Ou encore : mon hypothèse revient à supposer qu’il est possible de laïciser une part de la théorie théologique de la prière fidèle. Bien sûr, cette hypothèse — hypothèse de l’écoute musicale comme prière athée — doit être alors jugée, comme toute hypothèse, sur sa productivité, ce qui ne saurait être déployé ici.

VI. Retour sur la pulsion invoquante

Finalement, qu’est-ce que tout ceci a à voir avec la pulsion invoquante ?

VI.1 Première réponse

Lisons pour cela ce qu’en dit Alain Didier-Weil dans son livre Les trois temps de la loi [34]. Je vais en proposer une lecture prédatrice, retenant de ce qu’il écrit ce qui consonne avec mon propos : m’autorisant en quelque sorte de ce que François Dachet nous a dit la séance précédente de la résonance, je vais faire entendre les résonances que ce livre peut émettre sous la frappe de mes thèses. Mes thèses étant d’ordre musical, je laisserai donc dans l’ombre ce qui du propos de Didier-Weil porte plus singulièrement sur l’articulation analytique du sujet et de l’Autre…

VI.1.a Un différend

Deux mots simplement sur un différend possible : je reste pour le moins réservé sur les réponses analytiques que Didier-Weil apporte aux questions musiciennes qu’il soulève. Le désaccord se concentre sur le statut exact du musicien, plus exactement ici sur celui de l’auditeur de musique, en particulier sur le sens à donner à son endroit à la catégorie de « sujet ». Où l’on retrouve une mésentente sur ce que le nom commun « musicien » peut vouloir dire pour les uns et pour les autres. Mais je préfère ne pas relancer ici la question et prélever plutôt dans le propos de Didier-Weil de quoi manier la catégorie de pulsion invoquante comme petite baguette de tambour faisant vibrer la membrane tendue de mon réseau thétique.

Citons le livre de Didier-Weil selon une progression logique qui indexe des traits précédemment développés de l’écoute musicale à la pulsion invoquante

VI.1.b La pulsion invoquante

• Il y a d’abord l’idée que l’écoute musicale est « l’expérience d’une transmutation subjective » (252) :

« Pourquoi, à l’instant où j’entends la musique, suis-je ravi par elle ? » (245)

• Cette mutation consiste en la découverte, en amont de l’activité d’écouter, d’une passivité première constituant le fond véritable rendant possible cette activité :

« Alors que je croyais m’engager dans l’acte d’écouter la musique, voici que je découvre, à l’instant où elle sonne, que c’est elle qui m’entend. » (246)

« La mutation subjective produite chez le sujet qui, sous l’assaut de la musique, découvre, toujours avec le même étonnement, que lui qui croyait écouter la musique est en fait mis dans une position où il lui est révélé que c’est lui qui est écouté : la musique l’entend, entend en lui un appel dont il ne savait rien et dont nous pouvons dire qu’il est pour lui appel à devenir ce qu’il n’est pas encore. » (261)

« Cette auditrice qu’est la musique » (262)

• Le point-pivot de cette activité se découvrant passive se donne comme l’exigence d’un « oui », en réponse donc à ce qui le précède :

« À quoi donc dis-je « oui » ? À une transmutation subjective qui renverse ma position de sujet entendu en sujet entendant. » (246)  [35]

« Je ne peux pas ne pas […] dire « oui ». […] Ce « oui » absolu, qui ne conçoit pas de « non ». » (246) [36]

Où l’on retrouve le thème kierkegardien de la reprise : ce qui semble une première fois se découvre en fait être une seconde prise…

• Cette relation activité-passivité est une production plutôt qu’une rencontre ; elle est constituante de ses deux termes plutôt qu’elle ne relie deux pôles préexistant qui jusque-là auraient vécu chacun indépendamment de l’autre :

« Par ce « oui », une articulation est produite » [37] (246)

« L’appel qu’il y a dans la musique ne requiert pas un moi qui serait déjà là, mais un sujet pas encore là. […] Ainsi la musique déniaise-t-elle le moi. » (247)

• Les pôles constitués par cette relation ne sont pas en extériorité radicale l’un à l’autre ; le fait même qu’ils procèdent d’une relation constituante les inscrit en une figure de continuité par-delà leur distinction. C’est ici le ruban de Möbius qui fixe la topologie de cette relation constituante :

« Dans cette rencontre le sujet apprend qu’il n’est pas constitué, selon la conception freudienne, d’une discontinuité dedans-dehors, mais, selon la conception moebiusienne, d’une continuité entre l’intime et l’extérieur que Lacan a baptisé d’une néologisme : l’« ex-time ». » (247)

« Cette indistinction du « mien » et du « sien », où le sujet ne sait plus s’il est agent ou agi » (247)

• Cette relation constituante et moebiussienne, Didier-Weil la pense comme une poussée — « Cette poussée à dire « oui » qu’a entendue la musique » (246) — et la nomme pulsion :

« Toute pulsion se spécifie d’un mouvement d’aller et retour à travers lequel une réversion fait apparaître un nouveau sujet. » (261)

• D’où ultimement qu’il s’agisse là pour lui de la pulsion invoquante et de « ce nouveau sujet qu’est le sujet invoquant » (261) :

« La pulsion invoquante est très particulièrement mise en branle par la musique. » (261)

« La musique entretient un rapport particulier à cette pulsion qui est « la plus proche de l’expérience de l’inconscient » […] en étant le bon entendeur d’un « oui » qui ne se connaissait pas lui-même » (246)

« C’est dans cette mutation par laquelle un sujet invoqué advient comme invoquant que nous repérons, dans cette poussée à dire « oui », la pulsion invoquante. » (246) [38]

VI.1.c Compatibilité, par double négation…

Ainsi ce que j’ai dit de l’écoute musicale pourrait se reconnaître analytiquement comme pulsion invoquante. La belle jambe, me direz-vous ! Cela indique à tout le moins qu’il y aurait une matrice théorique ou formelle qui pourrait être commune aux deux champs (musical et analytique) comme je crois qu’il y en a une entre écoute musicale et prière fidèle [39].

Ce point n’est pas en lui-même sans intérêt : on pourrait déjà dire qu’il constitue une sorte de foncteur entre le monde de la musique et le champ analytique [40]. Mais que nous apporte alors le fait qu’il y a de tels foncteurs entre musique et psychanalyse ?

L’intérêt, ici, est sans doute dissymétrique.

— Pour les analystes, il tient au rapport qu’ils peuvent entretenir avec des musiciens, ne serait-ce qu’avec le musicien que tel d’entre eux peut porter en lui.

— L’intérêt pour le musicien pensif est ailleurs : il est de s’assurer d’une certaine compatibilité entre sa théorie de la musique et la pensée analytique telle qu’elle se déploie à son époque. En un certain sens, il s’agit là pour lui de vérifier qu’il n’est pas à côté de la plaque. Il s’agit donc moins là d’affirmation que de double négation : il n’y aurait guère d’intérêt musical à poser que l’écoute musicale telle qu’ici thématisée est une figure privilégiée de la pulsion invoquante mais il est important de pouvoir soutenir que l’écoute musicale ainsi théorisée n’est pas incompatible avec ce que la psychanalyse pense aujourd’hui des pulsions.

Il en va, si vous voulez, d’une confiance du musicien — singulièrement de ce musicien que j’appelle pensif — en ce qu’il pense bien au présent, qu’il est bien au rouet d’un présent dans lequel « la musique ne pense pas seule » ce qui est dire à la fois que la musique n’est pas seule à penser, qu’elle ne saurait penser vraiment en ce présent si elle y était seule à penser, et qu’elle peut aussi penser « en même temps » que d’autres pensées…

Dit autrement : qu’il puisse y avoir un foncteur entre musique et psychanalyse, ou que certaines régions de ces deux modèles puissent relever de mêmes théories formelles est me semble-t-il une garantie de consistance pour chacun des propos.

VI.2 Seconde réponse

Mon mouvement de pensée, comme vous le voyez, ne s’origine pas dans la pulsion invoquante et plutôt que de me demander : qu’est-ce que cette catégorie analytique peut apporter à la compréhension théorique de l’adresse musicale, je me demande à l’inverse : qu’est-ce qu’une compréhension théorique de l’adresse musicale peut supporter comme interprétation analytique tournée vers la pulsion invoquante ?

Il ne s’agit pas là d’arrogance musicienne : je m’insurge contre l’idée de mettre les analystes à l’école des musiciens ; comprenez-moi bien : je m’insurge contre cela comme musicien. Si je peux admettre qu’un analyste thématise ainsi la possibilité de rapports entre nos deux disciplines, je ne peux admettre qu’un musicien reprenne pour son propre avantage un tel propos, tout simplement car les échanges ne sauraient être ici comme ailleurs symétriques et que ce que l’un peut gagner ne procède nullement de ce que l’autre aura donné ; bref le jeu est à somme non nulle (espérons simplement qu’il puisse être entre nous du moins à somme positive !).

VI.2.a Un inamour ?

On pourrait dire qu’il s’agit alors entre musiciens et analystes d’un inamour [41] s’il est vrai que chacun tend à demander ce qu’il a déjà à qui n’a rien à lui offrir. Ainsi, plutôt que de donner aux analystes la pulsion invoquante que je n’ai pas et qu’ils ne me demandent guère, je préfère leur demander l’adresse que j’ai déjà et qu’ils ne sauraient m’offrir. Bref je me sers moi-même en prétendant le recevoir de Lacan et je le remercie de cette adresse invoquante que j’avais déjà et qu’il ne m’a pas donnée.

Que se joue-t-il derrière cette boutade ?

Peut-être ceci : il y a d’un côté la question de nos deux disciplines (la musique et l’analyse) et il y a, d’un autre côté, la question du rapport entre musiciens et analystes, qui n’est pas la même. Laissons ici les deux cas où ce second rapport est balisé : celui où les musiciens viennent s’allonger sur le divan des analystes, et celui où ceux-ci viennent s’asseoir sur les chaises disposées par ceux-là : nous ne sommes en ce lieu ni dans un cas ni dans l’autre.

J’ai l’année dernière saisi au vol le terme de pulsion invoquante que François Dachet évoquait en passant, et ce dernier me semble depuis encombré que je le remercie de ce qu’il ne pensait pas m’avoir offert ! À rebours, François Dachet semble remercier les musiciens de la catégorie de résonance qu’ils ne lui avaient pas précisément offerte et qui semble plutôt venir tout droit de soucis d’analystes. Bref, notre séminaire semble au rouet d’un double amour raté.

L’hypothèse supplémentaire que je vous livre serait donc celle d’un inamour, qui n’est pas exactement un désamour, moins encore une haine — petite question en passant : Lacan a-t-il fourni quelque mathème de la haine ? —, un inamour en miroir du double amour précédent, un inamour prenant modèle sur ce que j’expose aujourd’hui sous le chef de pulsion invoquante, les musiciens réclamant aux analystes ce que les premiers ont déjà et que n’ont pas les seconds.

VI.2.b Un transfert ?

Mais ceci ne serait-il pas tout simplement le mouvement par lequel l’autre est ainsi constitué en sujet supposé savoir ? Et ce que j’appelle ici l’inamour n’est-il pas alors tout simplement le transfert ?

J’ai d’ailleurs employé ce mot de transfert au début de cette intervention en évoquant le projet de « transférer » la catégorie de pulsion invoquante dans le champ musical. Ne peut-on alors dire, et je terminerai sur cette remarque, que mon travail exposé ce jour relèverait d’une sorte d’auto-analyse musicienne ayant pris appui sur une catégorie analytique — la pulsion invoquante — supposée savoir ce qu’il en est de l’adresse musicale, que le transfert que j’ai pu ici faire de cette catégorie (de son origine analytique vers le champ musical) est moins un transfert d’ordre métaphorique qu’un pur et simple transfert au sens analytique ?

Ceci m’inciterait à rouvrir le dossier des rapports possibles entre musique et psychanalyse pour examiner si sous cette figure de transfert ne se joue pas une possibilité supplémentaire, inaperçue dans ma précédente typologie [42].

VI.2.c Un contre-transfert ?

J’arrête en ce point, vous léguant la question délicate d’un éventuel contre-transfert, et espérant simplement qu’il puisse être pour les analystes aussi fructueux que le « transfert » a pu l’être pour le musicien que je suis.

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[1] après l’orale, l’anale et la scopique

[2] Cf. son exposé du 6 avril 2002

[3] Je ne parle pas, bien sûr, ici d’une réception qui objectiverait un « message »…

[4] Cf. son exposé du 5 octobre 2002

[5] le lundi décembre 2002 à 17 heures

[6] Cf. le livre du même nom…

[7] Cf. par exemple Schoenberg…

[8] J’ai esquissé une typologie des différents corps musicaux dans ma conférence Écoute, audition, perception : quel corps à l’œuvre ? (in Art, regard, écoute. La perception à l’œuvre — Presses Universitaires de Vincennes, 2000) pour y distinguer le corps avorté et virtuose, le corps exhibé et inspiré, le corps forclos et exécutant, le corps retiré et interprétant… Je me permets ici d’y renvoyer.

[9] Voir la note précédente et en particulier la distinction exposée dans ce dernier texte du corps humain (physiologique), du corps du musicien (le corps précédent en tant qu’il fait de la musique et est fait par elle), du corps musicien (ou corps à corps) et enfin du corps musical (soit ce qui du corps à corps est musicalement à l’œuvre : d’où les quatre types de corps musicaux rappelés dans la note précédente).

[10] Voir la distinction des quatre corps musicaux rappelée dans la note précédente…

[11] Cf. La singularité Schoenberg p. 19

[12] Je prends ici, dans un champ musical de pensée, beauté comme nom privilégié pour vérité (voir Schoenberg par exemple…).

[13] Lacan : « Ce qui nous est le plus proche tout en nous étant extérieur » (26 mars 1969). « Cette extériorité intime qui est la chose » (10 février 1960)

[14] Lacan : « L’internité, cet extrême de l’interne » (19 mars 1960 ; voir aussi 15 mai 1965)

[15] Je dois au mathématicien René Guitart d’avoir attiré mon attention sur ce taquin et ses propriétés moebiussiennes.

[16] Cf. sa conférence du Perroquet (1986)

[17] Le musicien est celui pour qui la musique a forme d’un monde, et ce parce que le musicien n’appartient pas à proprement parler à ce monde mais ne cesse d’y entrer (pour prêter son corps à la fonction instrumentale) et d’en sortir (« quand la musique s’arrête »…). D’où que le musicien éprouve sans cesse que son engagement dans la musique se fait à corps perdu

À l’inverse, pour l’œuvre la musique ne revêt pas la figure d’un monde car on ne saurait, de l’intérieur du monde auquel on appartient, le concevoir comme tel (le monde auquel on appartient ne peut que prendre la forme intotalisable d’un pur et simple « il y a »). En ce sens, il est légitime de dire que pour l’œuvre musicale, la musique — comme nom possible pour une totalisation — est… immonde.

[18] Je me permets de renvoyer en ce point à mon article La troisième audition est la bonne (De l'audition musicale conçue comme une intégration) (Musicæ Scientæ n° 2, 1997)

[19] Voir l’esplace dont parle longuement Alain Badiou dans sa Théorie du sujet (Seuil, 1985)

[20] Comme un certain nombre d’exemples dans la Bible l’atteste…

[21] Plus généralement de la « communion des saints »…

[22] Cf. par exemple son recuil Aux captifs la liberté

[23] Je le rappelle : la prière fidèle est ici distinguée d’une prière strictement religieuse, comme la foi peut être distinguée de la religion…

[24] Remarquons au passage ce point : si le sujet est état fini d’une vérité infinie, on peut toujours enfermer chaque état fini atteint dans une figure répertoriée du savoir ; ce qui atteste qu’il s’agit alors d’un processus-sujet et non pas d’un savoir en développement tient à la dynamique même, au type « procès subjectif » comme tel, en particulier à sa capacité de récollection anticipée (voir les développements d’Alain Badiou sur le théorème de Cohen dans L’Être et l’événement).

Appliqué au sujet musical qu’est l’œuvre, ceci indique bien de quelle manière le même mot œuvre nomme à la fois une place de notre taquin et son mouvement d’ensemble…

[25] Voir l’inesthétique d’Alain Badiou

[26] Voir L’Être et l’événement d’Alain Badiou

[27] Thèse théologiquement archiclassique que Kierkegaard a déployé dans le champ (anti-)philosophique

[28] Cf. les débats théologiques à partir d’Origène sur l’apocatastase. Voir en particulier l’interprétation favorable qu’en présente Urs von Balthazar dans son livre Espérer pour tous.

[29] La seule issue pour ne compter qu’un (qu’un sujet) consisterait alors à prendre le fidèle pour partie de l’Église et l’Église elle-même pour partie de Dieu, le nom « salut » désignant alors le mouvement même de divinisation d’une humanité constituée en collectivité fidèle… Hypothèse théologique qui paraît extravagante quoiqu’on la trouve exposée aujourd’hui par les théologiens libéraux de la theology of process (adossée à la philosophie de Whitehead — voir le livre de Gounelle). Disons qu’en tant qu’athée, je préfère ne pas ici prendre parti pour une telle orientation théologique, plutôt excentrique.

[30] Il m’amuse par exemple d’en trouver l’expression dans le tout premier écrit d’Alain Badiou, nommément dans son roman Almagestes

[31] Notons bien que le grand Autre n’est aucunement chez Lacan un sujet…

[32] On pourrait compléter les sémantiques envisageables pour notre petite formalisation en ajoutant celle-ci : le tourniquet pourrait-il rendre compte des échanges intérieurs à la Trinité (de son « économie interne » comme disent les théologiens) entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit ? Mais y a-t-il vraiment place pour une circulation du vide et d’une case absente en ces échanges divins ?

À tout le moins, cette hypothèse sémantique conduirait à concevoir le tourniquet de la prière fidèle comme accès à la vie divine intra-Trinitaire…

[33] Cf. mon exposé du 6 octobre 2001

[34] Seuil, 1995. Voir la partie III (Le rythme, la pulsion invoquante et la danse) de son chapitre 4 (Le temps de l’autre : la musique).

[35] On pourrait penser qu’il y a ici une erreur dans le livre, une inversion : le contexte suggèrerait qu’il s’agit là d’un sujet entendant qui se découvre sujet entendu. Mais il faut sans doute plutôt entendre ici un effet d’après-coup, du second ordre donc, où le sujet en vient à se reconnaître entendant après s’être découvert entendu.

[36] Cette hypothèse d’un « non » déclaré inconcevable est pour le moins surprenante : il est au contraire d’expérience tout à fait ordinaire qu’un tel non soit régulièrement produit, et tenu, et ce précisément en ce point de « ravissement » par la musique : s’il est vrai que toute subjectivation s’indexe du surgissement d’une angoisse et qu’en ce point où un courage est donc requis se situe bien l’alternative d’un oui ou d’un non, alors la subjectivation musicienne ne saurait échapper à ce point atomique de décision. Que celui n’a jamais dit « non » à une musique qui se lève et veut vous emporter lance le premier défi !

[37] Je reste très réservé sur la manière dont Didier-Weil fixe ensuite les deux termes (« entre un récepteur en moi et l’apparition d’un émetteur », écrit-il) : je ne pense pas qu’il s’agisse en cette affaire d’émission et réception, bref de communication…

[38] Même remarque que plus haut (note 33) sur l’effet d’après-coup…

[39] On pourrait alors se demander de quelle manière cette pulsion invoquante se situe par rapport au différend relevé entre écoute musicale et prière chrétienne : précisément, la pulsion invoquante convoque-t-elle ou non une intersubjectivité ? La réponse me semble négative s’il est vrai que le grand Autre n’est pas un sujet. Mais ceci engagerait l’examen de cette question, peu souvent traitée me semble-t-il par les analystes : la cure est-elle un travail entre deux sujets (l’analysé et l’analyste) ou plutôt la constitution à la fois temporaire (le temps de l’analyse) et localisée (dans le cabinet) d’un seul sujet singulier, sujet à deux corps ? S’il est vrai que l’amour est lui-même invention d’un tel sujet, alors la proximité entre analyse et amour — la possibilité même que l’analyse puisse être au rouet de l’amour — n’en serait que plus attestée…

[40] Voir ma prochaine conférence à l’EHESS pour un développement sur ce que « monde de la musique » veut dire et une présentation du concept (mathématique) de foncteur…

[41] Comme l’on sait pour Lacan, l’amour, c’est quelqu’un qui donne ce qu’il n’a pas à qui ne lui demande rien. J’emploierai ici inamour au sens précis de qui demande ce qu’il a déjà à qui ne lui offre rien. Apparemment, ce sens est différent de l’usage lacanien de ce même terme…

Je dois à Elahé Covindassamy de remarquer qu’inamour peut également s’entendre ici comme signifiant « dans l’amour », en donnant alors au préfixe in un sens de participation et non pas de privation.

[42] Voir mon exposé du 6 octobre 2001