Qu'est-ce que Le musical dans L'Île joyeuse ? (1)

(L'intellectualité musicale de Christian Doumet)

Samedi 23 janvier 1999 (Ircam)

 

François Nicolas  (2)


Sed omnia præclara tam difficilia quam rara sunt.  (3)

Spinoza

 

Un livre rare, et précieux...

Ce livre est précieux, d'abord parce qu'il est écrit par un amateur de musique, ne faisant pas de la musique profession. On doit se réjouir que le cercle de ceux qui parlent de musique s'étende à ceux qui l'aiment, l'apprécient, la prennent en compte sans en faire pour autant leur métier. Une trop grande prudence interdit souvent à beaucoup de parler de musique sous l'argument d'un manque de compétences, de savoirs, de maîtrise. Pourtant réserver la parole en matière de musique aux seuls professionnels ferait courir un grave danger s'il est vrai, comme l'écrivait récemment cet autre amateur de musique, le cinéaste Éric Rohmer, qu'" il faut parler de musique ", et que, pour ce faire, les musiciens professionnels ne sont pas toujours les meilleurs...

Je suis donc particulièrement heureux qu'un tel livre existe et il convient de lui donner toute la place qui lui revient dans les débats musicaux. Lui donner toute sa place, c'est prendre au sérieux les propos qu'il énonce, les thèses qu'il soutient, et, comme on va le voir, ce livre n'en est pas dépourvu, c'est là son courage propre. Il faut en effet un singulier courage de pensée pour se lancer dans une telle entreprise ; la saisir aujourd'hui sans condescendance, pour ce qu'elle est et pour ce qu'elle présente, est l'exigence minimale de qui engage le dialogue avec elle, a fortiori s'il est lui-même musicien de métier. Mais comme on le sait, un musicien de métier est parfois plus infirme qu'un autre pour parler de musique s'il est vrai que l'inconscient musical est chez lui plus dense et plus impénétrable, constituant somme toute son fond inépuisable.

J'appelle intellectualité musicale le travail qui découle de l'impératif rohmérien : " il faut parler de musique " et il me plaît particulièrement que Christian Doumet vienne, par son livre, en déployer les exigences.

Il est deux types d'intellectualité musicale :

- Le premier tente de fixer par quelques catégories ce qui constitue les points sensibles de la pensée musicale. Ce type d'intellectualité musicale - que j'appellerai intellectualité musicale en catégories - aboutit à créer un réseau de catégories, une sorte de maillage fait de noms soigneusement sélectionnés et articulés venant ossaturer le discours sur la musique.

- Le second privilégie le pouvoir de la langue comme telle, plutôt que celui des noms. Il travaille à déployer une langue originale, apte à saisir plus globalement les ressources propres de la pensée musicale. Ce type d'intellectualité musicale - que j'appellerai intellectualité musicale en langue - tend à inventer une langue où puissent s'inscrire, se refléter, résonner les ressources de la pensée musicale.

Il me semble que le livre qui nous occupe ce matin s'inscrit en priorité dans l'intellectualité musicale du premier type - celle que j'appelle en catégories - et c'est sous cette hypothèse que je vais maintenant dialoguer avec lui. Mon propos va être d'en relever les principales thèses, de dégager ensuite le réseau catégoriel que ce livre bâtit, pour enfin relever quelques grandes caractéristiques de la pensée ici déployée.

C'est seulement à ce prix qu'on pourra se tenir à hauteur du propos soutenu dans ce livre, loin de toute démagogie consistant à l'encenser pour mieux n'en pas parler. Il s'agira donc d'expliciter les points précis d'articulation où se dessine la logique singulière de ce livre pour mieux dégager les alternatives de pensée dans lesquelles tranche cet ouvrage.

 

 

Les thèses

 

Ce livre est dense, enchevêtré, protéiforme. Il me faut y découper quelques noeuds de la pensée. Si l'on appelle thèses ces points cardinaux où la pensée décide et choisit son orientation, en voici un relevé succinct.

 

Thèse 1, constitutive de l'intellectualité musicale

" L'essence de la musique demeure [...] inaccessible au dire " (4) ; mais " si L'île joyeuse reste inabordable au langage [...] l'indicible n'est pas de la nature d'un interdit " . (5)

Cette thèse, en ouverture du livre, s'oppose implicitement à la thèse fameuse - trop fameuse - qui conclut le Tractatus de Wittgenstein (" Là où l'on ne peut plus dire, il faut se taire "). Sur ce point la philosophie spontanée des musiciens est malheureusement wittgensteinienne  (6); mais je tiens que l'intellectualité musicale naît précisément au point où cet impératif est récusé ; l'intellectualité musicale se signe de poser courageusement l'impératif inverse : c'est là où il n'est plus possible de parler qu'il ne faut pas se taire et qu'il faut précisément continuer de parler ; car, comme l'indique Christian Doumet, l'impossible n'est pas un interdit, et la pensée se définit très exactement de ne pas s'interdire un impossible, de s'autoriser de rendre possible ce qui ne l'est pas, c'est-à-dire de forcer un impossible.

 

Thèse 2, sur la singularité

La singularité musicale qu'il s'agit de cerner a un " emblème " (7), " un nom : c'est l'île joyeuse " (8).

On le verra tout à l'heure : cette thèse est axiale. Elle corrèle une catégorie - celle de singularité - à une autre : celle d'île.

La catégorie de singularité est ainsi corrélée à l'idée d'une insularité ; cette décision tend à penser d'un côté un isolement, de l'autre à faire prévaloir un intérieur de l'île contre ses propriétés de localisation ; qu'est-ce d'autre en effet qu'une île si ce n'est un lieu dont les propriétés intrinsèques sont fortement séparées, disjointes, de ses propriétés de situation ? On tentera, tout à l'heure, de prendre mesure des conséquences logiques de cette décision de pensée, et on verra combien Christian Doumet les poursuit, avec constance et rigueur.

 

Abordons maintenant les thèses propres aux 7 catégories privilégiées par ce livre.

 

Thèse 3, sur l'écriture.

Écrire est une pratique obscure dont l'essence est d'" objectiver " : " le subjectif y prend forme objective " (9) .

Cette thèse d'objectivation (de l'oeuvre par son écriture) dessine un manque (complémentaire de ce qui est posé sur la partition) et découpe ce faisant un sujet qui fait face à cet objet et arrime son désir à ce manque désormais en capacité de répéter ses effets.

 

Thèse 4, sur le corps

Un " lien [...] unit la musique à la manifestation des corps " (10). D'où ce que ce livre appellera " un corps musicalisé " .(11)

Cette thèse arrime la dimension du corps à une manifestation qui défaille, à une forme de présence qui s'avère en défaut plutôt qu'en puissance affirmative (12). La dimension affirmative du corps de l'interprète, Doumet l'appelle " rhétorique " (13). La dimension soustractive se corrèle à l'obscurité portée par l'écriture.

Un mouvement essentiel du livre va prendre appui sur cette scission : le corps va être le signe, le lieu d'une altérité ; puisque le corps n'est pas dans la plénitude (supposée) du même et voit son affirmation scindée, c'est que son mode propre d'exposition est affecté d'une altérité intérieure, inaccessible tant à l'écoute qu'à l'écriture.

 

Thèses 5, sur l'interprétation

Il y en a en fait deux :

Thèse 5.1 : " L'interprétation n'est pas autre chose que la transposition dans le corps de la relation aux pulsions " (14).

Thèse 5.2 : " Le propre du rituel de l'interprétation musicale, c'est qu'il accomplit dans son acte une communication entre des inconscients " (15).

Ces deux thèses nouent la catégorie d'interprétation à celle d'inconscient, plus exactement à une pluralité d'inconscients qui s'avèrent, via un détour par Pierre-Jean Jouve (16), celle des différents individus engagés dans le processus musical.

Ces thèses, en fait, éliminent l'hypothèse que l'inconscient en jeu dans la pratique musicale puisse ne pas être celui d'un individu mais celui de l'oeuvre, très exactement (et l'on commence ce faisant de discuter les noeuds opérés par ce livre) que l'écriture musicale puisse être, non point une objectivation, mais la constitution d'un inconscient de l'oeuvre, plus précisément d'un inconscient à l'oeuvre. (17) 

Il est remarquable, j'y reviendrai, que l'inconscient soit à la fois une catégorie centrale de ce livre en même temps que cette catégorie n'y fasse pas l'objet d'une thèse explicite. Je résumerai ce statut particulier en disant que cette catégorie est ici initiale. On verra qu'il y a, dans ce livre, deux catégories initiales, et deux seules : l'inconscient et la musique.

 

Thèses 6, sur l'écoute

Là aussi, plusieurs thèses articulées :

Thèse 6.1 : L'écoute " ne consiste pas en un phénomène acoustique d'ordre physio-psychologique " Elle " n'est pas [...] un organe du sens auditif avec lequel nous entendons " (18) (Doumet emprunte cette thèse à Derrida).

Thèse 6.2 : L'écoute est celle de la défaillance d'un corps mais aussi de son excès (on l'a vu avec la thèse sur le corps ) (19).

Thèse 6.3 : " L'écoute est [...] un investissement élucidant les pulsions " (20) en jeu dans la musique.

Thèse 6.4 : " Écouter, c'est reconstruire au-delà de la durée une réalité stable ; c'est référer constamment le détail des événements imprévisibles à une unité intemporelle et cependant sans cesse consolidée, confirmée par ce qui advient. C'est, parcourant le chemin inverse de la composition, retrouver à travers la variété des apparences sonores, la permanence d'un objet innommable qui n'acquiert d'existence qu'aux mille replis des apparences. " (21).

Ce bouquet de thèses mériterait, à lui seul, tout une discussion.

La première distingue l'écoute d'une perception ; la deuxième enchaîne l'écoute au mode propre d'apparaître du corps musical ; la troisième caractérise l'écoute comme élucidation de cette obscurité que projette l'inconscient et la quatrième explicite cette élucidation comme étant la construction d'un objet qu'on nommera forme (objectivation déclarée " inverse " de celle de l'écriture).

L'enchevêtrement des thèses me semble ici assez dense. J'aurais tendance, pour ma part, à dénouer les trois dernières : l'écoute comme construction de forme (cf. 6.4) me semble relever d'une audition, seule l'écoute proprement dite étant écoute d'un corps musical dont le spécifique est bien (cf. 6.2) d'assumer à la fois son affirmation et sa soustraction.

L'écoute ainsi conçue est-elle alors élucidation ? Je crains que cette thèse ne rabatte l'écoute sur une perception, initialement rejetée (cf. 6.1), qui serait ici la perception des affects de l'interprète... Mais laissons de côté ces discussions plus locales pour continuer de saisir le mouvement général de pensée de ce livre.

Pour achever cette traversée de L'Île joyeuse, il nous fait présenter quelques thèses plus globales, plus abstraites ou, pour parler comme l'indique ce livre, plus " esthétiques " (22).

 

Thèses 7, sur les pratiques musicales

Écouter, jouer, composer une musique, c'est toujours revivre (réécouter, rejouer, recomposer) intimement un fragment d'histoire collective déposé en nous " (23).

Cette thèse est essentielle car elle ordonne l'expérience musicale à une reprise, à l'effet d'un redoublement, au jeu du préfixe re... L'expérience musicale n'est pas prise ici comme la donation immédiate d'un sensible mais toujours comme une répétition. Je m'accorderais éventuellement à cette thèse si je n'y lisais l'introduction, comme en sous-main, de l'individu musicien qui dans ce livre est le seul à pouvoir supporter une préexistence à l'oeuvre. Disons que cette thèse fait à mon sens basculer le propos du livre d'un point de vue initialement centré sur les oeuvres  (24) à un point de vue redirigé sur les individus musiciens.

Doumet nous propose une citation très instructive de Mallarmé qui aurait pu servir de boussole : " Telle, une réciprocité, dont résulte l'in-individuel [...] de l'être dansant. [...] À savoir que la danseuse n'est pas une femme qui danse " (Crayonné au théâtre) (25).

Soit : l'in-individuel qui porte la musique n'est pas l'individu qui en fait, n'est pas le musicien (comme individu), mais l'oeuvre elle-même devenue le véritable sujet de la musique. Le musicien n'est pas un individu qui se met à faire de la musique ; il est fait par elle, comme l'écrivait déjà Karl Marx : " C'est la musique qui fait le musicien et non pas l'inverse ".

Ce retour des oeuvres vers les individus musiciens (compositeur, interprète, auditeur) va se déployer dans les dernières thèses.

 

Thèse 8, sur l'intériorité

Chacun de nous est en manque d'un dedans. Lieu perdu où s'opérerait naturellement une fusion avec l'altérité. Baudelaire a nommé ce lieu vie antérieure. Il est probable qu'un intérieur nous fasse défaut " (26).

Cette thèse est dans ce livre cardinale : elle corrèle la catégorie de manque à celle d'intérieur, puis à celle d'altérité. L'idée est que tout manque serait manque d'un intérieur, conçu alors comme intériorité c'est-à-dire comme une île (soit un lieu intérieur, séparable de son contexte) et que toute intériorité est un lieu dont la consistance s'assure en vérité non du même mais de l'autre (cette fois c'est Emmanuel Levinas qui est convoqué : " l'intériorité est ce retournement où l'éminemment extérieur me (con)cerne " ) (27).

L'idée me semble juste : toute intériorité (c'est-à-dire tout parcours introverti, délimité comme exploration d'une île) est quête non du même mais de l'autre, lequel ne peut alors s'assurer que d'un Grand Autre dont l'existence ne pourra elle-même être fondée que par postulation d'une transcendance première.

Finalement toute intériorité, prise comme mouvement, se transforme en intimité dont le ressort propre est une mise en abyme en quête d'une transcendance. Mais un nom recevable de cette quête n'est-il pas alors celui de prière  (28) ? Et, dans ce cas, écouter de la musique, serait-ce donc pour l'individu une manière de prier ?

 

Thèse 9, sur le musical

Le musical revêt un sens comme phénomène anthropologique " (29).

Là encore, cette thèse qui semble anodine ne l'est pas.

D'abord elle réfère la catégorie de musical à l'anthropologique. On est donc situé ainsi à distance de l'oeuvre musicale comme telle, en proximité aux individus musiciens : " Trois positions constituent la singularité phénoménologique du musical : celle de l'auditeur, celle de l'interprète et celle du compositeur " (30).

Ensuite la catégorie de musical va, ce faisant, se substituer au nom de musique. Il y a là une opération constante de ce livre qui consiste à pivoter sur l'adjectif musical (en tant qu'il signifie d'abord une appartenance à la musique) pour le substantiver et lui donner alors la consistance d'un lieu, celui bien sûr de l'île emblématique.

Un exemple : la singularité musicale (du titre de ce livre) est de prime abord la singularité de la musique  (31) pour devenir ensuite la singularité du musical  (32). D'où une question plus particulière : la modernité musicale dont il est question dans le chapitre 6 n'est-elle pas pensée ici comme la modernité du musical plutôt que comme modernité de la musique ?

Bien sûr, il ne s'agit pas ici de faire le maître d'école qui relève les doubles sens pour corriger la copie. Il s'agit d'identifier le mouvement de pensée propre de ce livre, son désir véritable, fonctionnant pour partie de manière secrète, obscure, lisible dans les points où il force le discours à s'aligner vers son enjeu propre. C'est à ce titre que je relève ces moments de forçage du texte, ces plis, ces clinamens qui sont, en vérité, des forces plutôt que des faiblesses en ce qu'ils indiquent qu'un véritable désir ici opère dans la pensée, au plus loin d'un exposé académique sans enjeux.

 

 

Les enchaînements de catégories

 

Le principe véritable de quelques-unes de ces thèses n'est pas tant d'exposer le contenu donné à une catégorie mais bien plutôt de connecter, selon un protocole explicite, deux catégories. Je vais maintenant examiner sous cet angle ce que j'aimerais appeler le topos des catégories dans ce livre. J'entends par là le réseau composé entre ces catégories, réseau constitutif à la fois d'un lieu et d'un mouvement pour la pensée, disons un lieu dynamique.

Je crois convenable d'appeler musical le topos des catégories de ce livre. Musical désigne en effet pour ce livre un espace, un lieu, un champ (33).

Je résumerai mon investigation par la figure suivante, sorte de structure radiographique du mouvement de pensée de ce livre, où se trouvent entourées d'un ovale les 7 catégories servant dans ce livre de têtes de chapitre.

Quelques commentaires :

- L'enchaînement de la musique au temps puis à la temporalité se fait selon l'énoncé suivant : " La musique travaille à ordonner notre rapport au temps. Elle nous dispose à entrer dans une construction neuve de la temporalité " (34). Cet enchaînement mériterait une discussion.

- La catégorie d'île, comme je l'ai indiqué, corrèle la singularité à la figure d'un intérieur. L'accentuation d'un intérieur en une intériorité se trouve explicitée ainsi : " À l'île joyeuse vient répondre une insularité symétrique : celle de l'intériorité du sujet. La notion d'intériorité nous renvoie [...] à une vision insulaire du moi. [...] Elle désigne du moi la singularité retranchée, et impénétrable parce que singulière " (35).

- On passe ensuite d'intériorité à intimité, presque sans le remarquer : " La musique s'adresse à la part la plus intime du sujet "  (36); ou, plus explicitement : " Toute musique est portée par l'espérance de l'accès à l'intérieur. [Elle] tente de nous (re)conduire à la manifestation de cet intime qui [...] est le secret de l'intériorité. " (37)

Si disons au 19° siècle le sujet consiste en une intimité, il ne va nullement de soi que ceci puisse continuer de prévaloir aujourd'hui... Je prends donc cet enchaînement pour une décision de pensée, non pour une déduction relevant d'une décision antérieure.

- Plus à droite de notre topos, la corrélation entre corps et présence est affirmée ainsi : " Là où un corps n'est pas en jeu, il n'est tout simplement pas de présence possible " (38).

- Enfin l'enchaînement de l'altérité au transcendant est très souvent explicité, moins comme une thèse explicite que comme une connexion allant de soi : " La transcendance d'une altérité " (39), " l'altérité transcendante d'un corps " (40) ...

 

 

Le topos des catégories

 

Au total, je caractériserai ainsi ce topos, relevant ses noeuds névralgiques  (41):

1) Il est structuré par

- Deux catégories initiales : musique et inconscient. Ces catégories sont dites initiales car elles ne sont la cible d'aucune flèche. Ces catégories sont au principe du lieu de pensée. Elles le fondent mais ne sont pas elles-mêmes définies par le discours.

- Une catégorie terminale : transcendant  (42). Elle est dite terminale car, point d'aboutissement de toute la circulation des flèches, elle est l'unique catégorie d'où ne parte aucune flèche. Le topos est aimanté par cette catégorie, ce qui formalise cette caractéristique de ce livre : toute l'expérience musicale semble y converger vers une expérience du transcendant (d'une transcendance ?).

- Une catégorie centrale : île, qui vient nommer l'enchaînement crucial (la flèche) autour duquel pivote toute l'économie du lieu de pensée : celle qui rattache singularité à intériorité (via l'intérieur). Pour filer la métaphore avec la théorie mathématique des catégories, cet objet central délivre la logique à l'oeuvre dans ce topos : l'essence du mouvement de pensée serait dans ce livre de caractériser la singularité comme une intériorité.

2) Deux catégories lui restent exogènes, nommant en extériorité sa consistance propre :

- la catégorie de musical, qui nomme le lieu dans son ensemble. Je suis pour une part réticent devant cette catégorie, qui tend à substantiver ce qui relève de la musique. Mais je lui reconnais ici une vertu possible : celle de nommer le champ des catégories.

- la catégorie de silence, catégorie qui dans ce livre a le statut d'une pince  (43) : elle intervient dans l'intitulé de l'introduction et dans celui de la conclusion pour nommer l'écart entre catégories initiales et terminales. Silence est ici ce qui vient nommer proprement l'étendue entière du musical, soit la distance qui le constitue comme lieu entre d'un côté l'évidence de la musique associée à l'obscurité de l'inconscient et, de l'autre la quête transcendante qui s'avère le but ou l'enjeu ultime de l'expérience musicale.

3) Deux catégories y ont un statut particulier : celle de modernité et celle d'histoire. Elles s'appliquent à un enchaînement, le centre de gravité de tout ce topos, son foyer logique : île. En ce sens, elles concernent l'équilibre du " musical " dans son ensemble.

 

 

Alternatives...

 

Telle est ma lecture de ce livre, qui tente de lui restituer, en un dialogue critique - comme ne peut qu'être tout véritable dialogue - sa consistance et sa spécificité. Ce topos indique l'ambition de ce livre et dessine la manière dont tient le réseau déployé de ses catégories. Si un tel topos figure l'univers de pensée de ce livre, il faut remarquer qu'il existe d'autres univers possibles pour l'intellectualité musicale.

Je pourrais indiquer cette ouverture en esquissant les alternatives de pensée que ce livre inscrit :

- Faut-il penser le musical ou plutôt la musique ?

- La singularité (musicale) est-elle une intériorité ou plutôt une délimitation dans l'universel ?

- L'écoute est-elle une opération esthésique (ou de réception), propre aux individus, ou est-elle plutôt une dimension immanente aux oeuvres ?

- De même l'inconscient en jeu dans la musique est-il celui des individus musiciens (supposés sujets) ou plutôt celui des oeuvres ?

- L'essence de l'écriture musicale est-elle d'objectiver les effets d'un inconscient individuel qui lui préexiste ou plutôt de composer un inconscient à l'oeuvre ?

- S'agit-il, dans l'expérience musicale, de quêter une altérité, fondatrice d'intimité pour le sujet, ou à l'inverse, cette quête vise-t-elle la constitution interminable d'un même (qu'on peut alors nommer universel) assurant le dynamisme proprement musical de l'oeuvre ?

Autant de bifurcations où une intellectualité musicale doit trancher.

Il est rare, et précieux, qu'un amateur éclairé de musique nous donne l'occasion de nous confronter à ces choix. Les musiciens ne peuvent que le remercier de les convoquer ainsi au point où, pour eux comme pour lui, il s'agit courageusement de fixer quelque orientation à la pensée, et de s'y tenir.


L'Île joyeuse / Sept approches de la singularité musicale, Presses Universitaires de Vincennes (Saint-Denis, 1997)
2 Samedi d'Entretemps, Ircam, 23 janvier 1999
3 "Mais les choses précieuses sont aussi difficiles que rares " (derniers mots de L'Éthique)
4 p. 12
5 p. 17
6 un peu comme Althusser disait que la philosophie spontanée des scientifiques était aristotélicienne.
7 p. 15
8 p. 11
9 p. 30
10 p. 77
11 p. 78
12 " Le corps qui vient à défaillir dans l'ouïe et du même coup, avec son temps propre, sa matière propre, à l'inonder, à la submerger, à y rayonner, ce corps-là définit la singularité même de l'expérience musicale ". (p. 93)
13 p. 80
14 p. 105
15 p. 114
16 "L'inconscient de Berg, l'inconscient du drame, et le nôtre, communiquent " (p. 115)
17 Cette thèse permettrait de rendre compte de la nécessité de l'écriture pour qu'un morceau de musique puisse être dit sujet musical (s'il est vrai qu'il n'y a, dans la conception moderne, de sujet que de sujet scindé d'un inconscient).
18 p. 125
19 voir l'extrait cité précédemment en note 12
20 p. 105
21 p. 115
22 p. 17
23 p. 138
24 Cf. les déclarations liminaires allant dans ce sens page 18 : " sept approches à la rencontre des oeuvres "
25 cf. page 82
26 p. 97
27 p. 14
28 si l'on veut bien donner à ce nom le sens fort d'une oraison soit d'une prière dont l'essence est de prier sur elle-même (et non pas pour telle ou telle " chose "), c'est-à-dire d'engager le sujet dans un mouvement où il s'abyme...
29 p. 150
30 p. 101
31 p. 16
32 cf. page 101, ou en quatrième de couverture
33 " Ce champ d'une emprise possible, ou au moins espérée, se nomme le musical. " (p. 98)
34 p. 18
35 p. 13
36 p. 14
37 p. 98
38 p. 79
39 p. 82
40 p. 83
41 Je m'inspire ici librement des concepts de la théorie mathématique des catégories, nommée précisément théorie des topos...
42 qui n'est pas du tout ici un transcendantal : si le transcendant dont il est ici question était un transcendantal, il aurait un statut initial et non pas terminal ; il serait un point de départ infondé plutôt qu'un point d'aboutissement ; il serait la condition préalable plutôt que la cible de l'expérience musicale...
D'où la question : le transcendant (dont il est question dans ce livre) n'est-il en fait l'indice d'une transcendance ?
43 "Le silence est cette distance ontologique interposée entre mon attente et la grande phoniurgie universelle. [...] Penser le silence, c'est tenter de rendre compte d'une condition d'humanité : celle de notre essentielle séparation." (150)