Comment le nouveau monde de la musique enjoint la philosophie (le Compendium de  Descartes)

 

(À propos du livre de Brigitte van Wymeersch : Descartes et l’évolution de l’esthétique musicale)

 (Samedi d’Entretemps – Ircam,15 mars 2003)

 

François Nicolas

 

 


Le diagnostic suivant est parfois posé : « il s’est passé peu de chose entre la philosophie et la musique » [1]. Le livre de Brigitte van Wymeersch vient heureusement infirmer cette vision des choses en ajoutant une pierre à ce qui prend, en vérité, la forme d’un long compagnonnage entre philosophie et musique, de leur origine commune au VI° siècle av. J.-C. — origine au demeurant partagée avec les mathématiques [2] (ce point, comme on y reviendra, a toute son importance dans l’histoire des rapports entre philosophie et musique [3]) — jusqu’au XX° siècle avec la dialectique négative d’Adorno (dont il conviendrait d’examiner de quelle manière elle lui fut « inspirée » par les questions musicales de son temps) en passant par les philosophes français des Lumières, par Schopenhauer, par Nietzsche, etc. Et voila donc que le grand Descartes lui-même s’avère avoir pris appui sur la musique à l’aurore de son entreprise philosophique.

Le premier mérite du livre dont nous discutons ce matin est ainsi de sortir le Compendium des rayons musicologiques poussiéreux pour le redisposer à sa véritable place : parmi les ouvrages philosophiques [4].

 

Restaurer ainsi la dignité philosophique d’un livre que seuls jusque-là les musiciens semblaient avoir lu, sans pouvoir y reconnaître autre chose qu’un objet de musée incapable d’activer quelque dynamique proprement musicale de pensée, qu’est-ce que cela nous apprend, à nous musiciens qui ne sommes pas philosophes ? C’est à cette question que je voudrais tâcher ce matin de répondre.

J’entreprendrai d’y répondre en musicien, c’est-à-dire de l’intérieur même du monde de la musique. Ceci n’est possible que si on admet que la figure du musicien n’est pas cantonnée à celle du simple artisan mais peut être également cette figure pensive qu’un Victor Hugo aimait à rehausser chez le poète. Bref, je m’emploierai à traiter de ces questions en compositeur pensif, intéressé par la manière dont le monde de la musique entre en rapport avec d’autres mondes de pensée, et convaincu de ce que « la musique ne pense pas seule ».

 

Il va s’agir pour moi de composer sous le livre de Brigitte van Wymeersch une sorte de contrechant. Comme on le voit bien dans le Compendium, la figure du contrepoint est pour Descartes cardinale : il m’a donc semblé que proposer une lecture du livre qui nous occupe ce matin pouvait légitimement prendre la forme d’un contrepoint musicien déposé sous le discours philosophique.

Qui dit contrepoint dit mouvements contraires plutôt que parallèles : le parallélisme des voix — Descartes le relève —, c’est presque aussitôt l’ennui, c’est la consonance sans plaisir. Cette règle qui prévaut entre les voix musicales peut également prévaloir entre des discours ; il me reviendra donc ce matin de jouer la carte musicale du contrepoint et de générer, grâce à une ma voix musicienne, quelque mouvement contraire et par là quelques dissonances aptes à rehausser le plaisir de lire la voix principale, ce Dessus que constitue le propos de Brigitte van Wymeersch.

Descartes écrit : « Le Dessus s’oppose à la basse à tel point que souvent ces voix avancent par mouvements contraires. Le Dessus doit principalement avancer par degrés [quand] la Basse a coutume d’avancer par sauts. » [5] M’autorisant de la reconnaissance philosophique accordée à ce principe de composition musicale, je me proposerai donc ce matin de tenir une partie musicale de basse procédant par sauts argumentaires plutôt que par lente progression continue. Cette règle s’accordera d’ailleurs à la contrainte de brièveté de mon intervention.

 

Qui dit contrepoint dit alternance de consonances et de dissonances. Quelles sont les consonances et quelles sont les dissonances qui vont composer mon contrepoint ?

 

 

Je relèverai six consonances avec Brigitte van Wymeersch dans la lecture du Compendium.

 

Six consonances

 

1) J’ai indiqué une première consonance : le Compendium est un livre de philosophie en sorte que s’il s’agit là de théorie de la musique, il s’agit à proprement parler d’une théorie philosophique de la musique, non pas d’une théorie musicienne (de la musique).

 

2) Seconde consonance : le Compendium fait rupture par rapport aux précédentes théories philosophiques de la musique. En 1618, la musique n’est plus entendue philosophiquement de la même manière que précédemment. Il me semble important de rappeler ce point : le mot « musique » ne désigne nullement la même chose pour les Grecs, pour Saint Augustin, pour les scolastiques et pour Descartes. Je reviendrai plus en détail sur ce point

 

3) Troisième consonance : dans le Compendium, les mathématiques permettent de renouer musique et philosophie à mesure précisément du fait que les mathématiques ne sont plus confondables avec la musique. Ou encore : c’est parce que mathématiques et musique sont clairement disjointes que les mathématiques peuvent ouvrir à un nouvel intérêt de la philosophie pour la musique.

Il serait intéressant d’explorer plus avant ce point pour lui-même — et je parle ici brièvement en philosophe plutôt qu’en musicien — car il est remarquable de voir que le nouveau nœud à trois branches de la mathématique, de la musique et de la philosophie (nœud originaire qui remonte à Parménide mais qui prend en ce début de 17° siècle un nouveau tour) procède directement de ce qu’il sera coutume d’appeler à partir de Bachelard la coupure galiléenne c’est-à-dire la mathématisation de la physique : cette mathématisation est ce qui va autoriser, un siècle après le Compendium, la fondation proprement dite de l’acoustique [6] mais en 1618 cette mathématisation en cours est précisément ce qui incite à penser séparément lois du son et lois de la musique. Plus exactement, la musique peut être descellée de l’arithmétique à mesure de ce que la physique est en train de se constituer comme nouvelle discipline. C’est ce qui accompagne le mouvement par lequel la théorie du sonore tend à se déployer pour elle-même et par là à autonomiser la théorie du musical… Physique et musique commencent à mieux faire deux car « physique » désigne une discipline en cours de bouleversement en raison de sa mathématisation. En un sens, comme nous y reviendrons, c’est bien cette autonomisation des disciplines (prenant la forme paradoxale d’un nouveau type de liens entre elles) qui va solliciter la philosophie.

 

4) Quatrième consonance : si le geste proprement philosophique du Compendium passe par une dissociation de la perfection sonore et de la beauté musicale [7], cela ne fait qu’induire une question corollaire : celle des rapports entre les termes (acoustique et musique) ainsi distingués, autant dire, comme nous le dit Frédéric de Buzon dans la préface de sa belle traduction [8], celle du rapport de l’affectio (propriété) et de l’affectus (passion). En jouant l’anachronisme, on pourrait dire que Descartes, confronté au problème d’une coordination acoustique-musique, a préfiguré l’IRCAM… Plus philosophiquement, et comme nous le rappelle Brigitte van Wymeersch, cette question se corrèle dans la problématique cartésienne à celle de l’union de l’âme et du corps : c’est bien beau de distinguer l’une et l’autre ; encore faut-il penser de quelle manière elles peuvent avoir à faire l’une avec l’autre et en ce point l’existence des passions musicales en leur double face acoustique et musicale touche immédiatement à ce réquisit.

 

5) Cinquième consonance : que le Compendium soit de Descartes ne suffit nullement à trancher de son caractère ou non cartésien. Il y a donc bien lieu de se demander si le Compendium de Descartes est ou n’est pas cartésien, et de quelle manière.

 

6) Sixième consonance : Il y a également lieu de suivre les effets en retour de cette théorie philosophique de la musique sur les futures théories musicales de la musique, en particulier sur celle de Rameau. Et il y a tout lieu de supposer que dans cette réappropriation d’une philosophie par un musicien, quelque chose est perdu ou dévié. Bref il y a lieu de mesurer l’écart entre le cartésianisme déclaré de la théorie ramiste de la musique et le cartésianisme encore dans l’œuf du Compendium.

 

*

 

Venons-en maintenant aux dissonances. Il y en a pour moi essentiellement quatre.

 

Quatre dissonances

 

1) Première dissonance : j’ai quelque réticence à admettre l’idée que le Compendium ait été l’inscription d’un discours traditionnel dans un cadre épistémologique nouveau [9], l’insertion de doctrines anciennes dans une logique esthétique renouvelée [10], bref quelque chose comme le versement d’un vieux contenu théorique dans une nouvelle forme épistémologique. Il me semble que quelque chose d’une dynamique proprement philosophique de la pensée, de ses dédales et détours, est ici délaissé.

 

2) Deuxième dissonance, articulée à la première : j’ai encore plus de réticence à considérer que le Compendium puisse consister en une application à la musique de la nouvelle épistémé cartésienne [11]. Il me semble que la musique constitue pour le Descartes de 1618 un stimulant, un lieu d’interrogation, un espace convoquant le travail philosophique, un point d’appui pour penser en philosophe, non un terrain où mettre en œuvre ce qui serait préformé ailleurs (où d’ailleurs aurait-il pu se former ?). Je reviendrai sur ce point…

 

3) Troisième dissonance : Le Descartes du Compendium est présenté comme prenant ses distances par rapport à une esthétique dite classique au nom du rôle essentiel qu’il accorde en musique au plaisir sensible comme ferment des passions qu’elle suscite [12]. Je m’accorde mal ici à la dénomination « classique » si tant qu’il peut sembler légitime d’appeler esthétique classique celle qui met en avant la fonction cathartique de purgation artistique des passions dont le principe actif repose précisément sur la puissance du sensible plutôt que sur la vertu de l’intelligible. Cette capacité éthique accordée par la philosophie aux arts (au titre de leur aptitude à émouvoir les sens plutôt qu’à susciter des idées) me semble au contraire l’index d’une esthétique classique dont la catharsis artistotélicienne fixerait l’archétype.

 

4) Quatrième dissonance, sur Rameau cette fois. S’il est bien vrai que le nom de Rameau pointe un effet en retour sur la musique de l’existence du cartésianisme, faut-il ipso facto indexer Rameau à la philosophie [13] ou ne faut-il pas plutôt tenir qu’il s’agit là d’une tentative proprement musicienne de mettre le savoir musical à hauteur des exigences impliquées par la coupure galiléenne en matière de science, c’est-à-dire de conformer le savoir musical à cette nouvelle norme de la mathématisation, soit de le plier au strict régime de la lettre mathématique ? Tenter de hausser un certain savoir musicologique au statut de science (au sens moderne du terme, que Rameau formule ainsi [14] : « les sciences soumises au calcul ») n’est pas en soi l’indice d’un ordre proprement philosophique, pas plus me semble-t-il d’ailleurs qu’il n’y a de raison de s’accorder aujourd’hui à la définition du philosopher que donnaient les encyclopédistes et que nous rappelle Brigitte van Wymeersch [15] : « philosopher, c’est découvrir la raison qui fait que les choses sont, et qu’elles sont ainsi plutôt que d’une autre manière » puisqu’à ce compte, les philosophes se verraient accorder indûment le privilège de la réflexion ou de la pensée de la pensée…

 

*

 

Quatre questions

 

Ce réseau de proximités et d’écarts dans la manière de lire le Compendium étant dessiné, je voudrais revenir plus synthétiquement sur quatre questions qui me semblent ouvertes par le livre de Brigitte van Wymeersch :

1) Que s’est-il passé en musique qui a pu requérir le travail propre du philosophe en 1618 ?

2) Par quel bout le philosophe Descartes s’est-il intéressé à ce qui s’est passé dans la musique ?

3) Quels sont les effets proprement internes à la philosophie de cet examen de la situation musicale ?

4) Quels sont enfin les effets en retour sur la musique elle-même de cet intérêt que la philosophie lui a porté ?

Je tresserai mon contrechant des réponses esquissées à ces interrogations.

 

1) Première question : Que s’est-il passé en musique ?

 

Comme je le rappelais plus haut, il faut bien voir que la musique pour Descartes, ce n’est plus du tout la même chose que la musique pour Platon ou Aristote, ou pour Saint Augustin ou pour la scolastique. Pour n’en donner qu’un seul exemple, près de quatre siècles plus tôt Saint Thomas inaugure sa Somme théologique en convoquant la musique pour conseiller à la théologie de la prendre comme modèle de docilité face à des savoirs qui la dépassent. Il écrit ainsi : « Comme la musique s’en remet aux principes qui lui sont livrés par l’arithmétique, ainsi la doctrine sacrée accorde foi aux principes révélés par Dieu. » [16].

Ce qui s’est essentiellement passé depuis Saint Thomas, a fortiori depuis les Grecs, c’est que la musique a conquis son autonomie et s’est doté d’une consistance intrinsèque de monde. En deux mots [17], la musique occidentale a inventé la polyphonie et s’est pour cela équipé d’un dispositif d’écriture d’une radicale nouveauté. Je tiens que cette écriture musicale est essentielle dans la nouvelle capacité de la musique de former un monde à part entière et non plus seulement de constituer une région de savoirs et pratiques soumise à tous les impératifs extérieurs — fonctions de tous ordres à laquelle la musique se trouvait attelée… —.

Il y a donc correspondance entre d’un côté la construction progressive d’une polyphonie à partir du contrepoint puis de la conscience harmonique qu’il a suscité et de l’autre côté d’une écriture musicale à partir de notations d’ordres analogiques puis de véritables lettres musicales (le solfège) si bien que Descartes se retrouve confronté à la fois à une physique apprenant à s’écrire à la lettre (mathématique s’entend) en même temps que d’une musique s’écrivant désormais à la lettre (lettre cette fois spécifiquement musicale).

Le fait que la musique s’est dotée d’un solfège apte à matérialiser l’autonomie de son nouveau monde a entraîné que le philosophe s’est trouvé désormais face à une musique constituée en discipline relativement autonome et non plus vassale des lois arithmétiques. Comme on le sait, cette autonomie prendra pour Descartes la forme privilégiée d’une priorité nouvellement accordée à la tierce sur l’antique quarte, priorité à laquelle il n’est plus exactement possible de donner droit selon l’ancienne forme de tutelle exercée par l’arithmétique sur la musique. Ou encore : la musique s’est mise à parler en soi et pour soi et ce faisant, elle s’est parée de nouvelles vertus, telle celle de la tierce.

 

 

2) Seconde question : À quel titre ce qui s’est ainsi passé en musique intéresse-t-il la philosophie ?

 

Pour en rester bien sûr à l’espace propre du Compendium, on voit que cette nouvelle autonomie de pensée de la musique, que cette nouvelle capacité de la musique de faire monde déplace l’antique rapport de la musique à la mathématique, rapport qui fut à l’origine celui d’un partenariat, en tous les cas d’un rapport d’égalité pour ne devenir cette tutelle dont se réjouit Thomas d’Aquin que plus tard, bien après Pythagore me semble-t-il : il faut sans doute attendre Aristote et sa théorie de la catharsis pour que la musique comme les autres arts soit traitée comme discipline innocente de toute pensée, livrée au seul jeu des plaisirs inoffensifs qu’il ne convient donc plus de condamner mais plutôt de discipliner, comme un adulte peut le faire en orientant et corrigeant un être immature [18].

Bref le panorama des disciplines se présente en pleine mutation pour le jeune Descartes : mutations immanentes de la musique, de la physique, mais aussi de la mathématique (il n’est que de voir apparaître chez Descartes dans le Compendium une nouvelle tentative d’articuler arithmétique et géométrie puisque dès son ouverture [19] l’Abrégé de musique entreprend de convertir l’algèbre des nombres — en l’occurrence racine de 8 — en une géométrie mesurée des lignes : il est tout à fait remarquable que la musique se trouve ainsi, comme au VI° siècle avant Jésus-Christ, à l’impulsion de ce qui deviendra la géométrie analytique).

Mon hypothèse serait donc ici que la nouvelle constitution d’un monde autonome de la musique intéresse le philosophe par la vacillation qu’elle entraîne dans le réseau imbriqué des disciplines de pensée ; or ce bougé dans les frontières et alliances entre disciplines de pensée opère comme alerte ou symptôme pour la philosophie qui, de part son projet propre, ne peut que s’en sentir « interpellé ».

Il est ainsi frappant de constater que le Compendium prend acte de ce que la musique, c’est désormais le contrepoint [20] (si le Compendium ne parle pas d’harmonie, c’est parce que pour Descartes la musique effective est avant tout contrepoint…), la polyphonie [21], le conflit entre une logique horizontale des voix et une logique verticale des harmonies (soit deux régimes de consonances/dissonances qui ne sont pas entièrement identiques [22]) mais aussi une puissance rythmique renouvelée (Descartes s’inquiète d’un rythme de 5 pour 1 [23] après avoir exhaussé la priorité musicale accordée aux durées et donc au rythme sur les hauteurs [24]). Surtout il est remarquable que le Compendium fasse tout à fait naturellement usage du solfège et qu’il se conforme à la nouvelle pratique musicienne de traiter désormais la musique à la lettre [25]. Plus encore, Descartes présente explicitement la nouvelle logique du solfège musical, l’existence désormais de notes et plus seulement de sons, de portées musicales [26], de lettres spécifiques de durées, d’altération (bémol, bécarre et dièse) [27] et de clefs (fa, ut, sol) [28], etc. Ceci compose la nouvelle structuration musicale dont Descartes prend acte. Mais ce n’est pas cela en soi qui l’interroge.

Ce qui visiblement pour lui fait problème — s’entend problème philosophique —, c’est autre chose : c’est la nouvelle distance entre l’affectio et l’affectus, entre la loi physique et le principe musical (et c’est aussi là ce qui rend raison de ce que la tierce constitue un problème à résoudre…). Notons bien : si Descartes s’attache à ce point, s’il souhaite dégager « la vraie et principale raison » de ces inventions musicales — en l’occurrence « de l’invention des degrés » [29] —, c’est moins me semble-t-il pour donner cohérence musicale à une pratique spontanée (comme pourrait le souhaiter une théorie musicale de la musique [30]) que pour prendre mesure exacte des nouveaux rapports en jeu entre sciences et musique, plus précisément — et c’est là que la partie philosophique se complique — entre mathématiques, physique et musique — il faut d’ailleurs aussitôt rajouter un niveau de plus dans la complexité de la tâche en rappelant que la partie se joue aussi à l’intérieur de la mathématique entre arithmétique, algèbre et géométrie —.

Bref, Descartes utilise les nouveautés musicales comme une sorte d’index pour penser l’espace possible d’une nouvelle configuration qui contemporanéise la physique, la musique et les mathématiques (au pluriel de leur diversification immanente).

 

 

3) Troisième question : Quels sont les effets intra-philosophiques de tout ceci ?

Quels sont les effets intra-philosophiques de cette mesure prise par Descartes de ce qui s’est passé à la fois dans la musique et dans ses rapports aux sciences ?

 

Mon hypothèse est celle-ci — je ne suis pas philosophe, moins encore spécialiste de Descartes : je ne peux donc ici que livrer un sentiment, de l’extérieur de cette discipline philosophique, peut-être tout simplement un désir de musicien pensif (je vous en laisse juge) — :

• Il y aurait d’abord cet effet intra-mathématique, que j’ai déjà indiqué, qui va voir la musique inciter Descartes à mettre en correspondance des problèmes mathématiques de natures disjointes : des problèmes arithmético-algébriques et des problèmes géométriques. On n’ignore pas que cette veine sera ensuite exploitée par Descartes avec le succès qu’on sait. J’aime faire ici l’hypothèse que la nouvelle existence de la note de musique, contribuant à rompre l’analogie avec la corde, a pu suggérer à Descartes la correspondance algèbre-géométrie qui conduira à l’invention de ce qu’on nommera ensuite les « coordonnées cartésiennes »…

• Il y aurait ensuite deux effets internes à la philosophie de Descartes :

— Il y a d’abord cette exigence de mettre en ordre les problèmes, de clarifier les interactions entre disciplines de nature différente. Les huit prænotanda répondent en partie à cette exigence. Brigitte van Wymeersch relève à juste titre leur parenté avec les futures règles de la méthode cartésienne : peut-être simplement faut-il les lire comme première intuition, elle-même encore confuse, de ce qui deviendra plus tard sa méthode et non pas comme application d’une méthode déjà toute prête et stockée on ne sait où.

— Il y a ensuite ce point moins relevé par Brigitte van Wymeersch : si la musique entretient bien chez le jeune Descartes l’exigence de penser à la fois l’âme et le corps, leur union donc, elle le fait sous la forme singulière de penser ce que sont les passions de l’âme. Le Compendium est ici à trois reprises tout à fait explicite :

« Une recherche plus exacte de [la variété des passions que la musique peut exciter] dépend d’une excellente connaissance des mouvements de l’âme, et je n’en dirai pas davantage. » [31]

« Une recherche plus exacte de cette manière [des consonances à exciter les passions] dépasserait les limites d’un abrégé. Car ces vertus sont si variées et dépendent de circonstances si légères qu’un volume entier ne suffirait pas à épuiser la question. » [32]

« Je devrais traiter maintenant de chaque mouvement de l’âme qui peut être excité par la musique […] mais cela dépasserait les limites d’un abrégé. » [33]

Or c’est bien ce qu’entreprendra cette fois trente ans plus tard (en 1649) le vieux Descartes avec son Traité des passions. Il ne semble donc pas outrecuidant de reconnaître que l’impératif proprement philosophique d’une théorie des passions a été suggéré à Descartes par la musique.

Plus encore — je prends ici quelque risque supplémentaire — ne peut-on dire que le dualisme de l’âme et du corps — dualisme qui conduira Descartes à thématiser six passions fondamentales [34] là où Spinoza bâtira toute son algèbre des affects sur simplement trois passions primordiales [35] (son monisme le conduisant à ne voir qu’une seule réalité derrière les deux faces de l’âme et du corps séparées par Descartes) — a été entretenu chez le jeune Descartes par celui de l’affectio et de l’affectus, autant dire par le jeu proprement musical d’un corps sonore et d’un affect musicien ? La musique n’aurait-elle pas été ainsi  un adjuvant pour thématiser l’unité requise d’un corps acoustique et d’une âme musicale ? [36]

À ce titre, la musique en sa nouvelle figure de monde autonome, dotée à la fois de son écriture particulière mais aussi d’une nouvelle aptitude à générer des affects qui lui soient propres, apparaîtrait comme ayant conditionnée le cartésianisme peut-être plus profondément qu’on ne le pense, en ayant suscité aussi bien directement son tout premier ouvrage qu’indirectement son tout dernier.

 

 

4) Quatrième et dernière question : Quels sont sur la musique cette fois les effets en retour de ce travail philosophique ?

Quels sont les effets en retour sur la musique elle-même de cet intérêt que lui porte la philosophie ? Plus précisément, par quel aspect du travail philosophique mené à son propos la musique est-elle affectée en retour et ce de quelle manière ?

 

Je ne peux ici que faire encore plus bref, d’autant que ceci engage un bilan musical de l’apport de Rameau, apport diversifié puisque conjoignant une œuvre musicale, une théorie musicienne et sans doute aussi une nouvelle figure du musicien pensif…

Je ne ferai donc que les remarques suivantes :

— D’abord, si la production philosophique de concepts ou de méthodes affecte la musique, ce n’est sans doute pas principalement en retour direct de la manière dont la musique a pu conditionner la philosophie. Dans notre cas, ce n’est sans doute pas au titre soit du Compendium soit du Traité des passions que Descartes a le plus influencé la pensée musicale. Pour illustrer ce point, je restitue ici une hypothèse qui s’est avérée en son temps pour moi très féconde : l’hypothèse que la figure cartésienne du Cogito entendue a minima comme conscience de soi a trouvé sa matérialisation musicale éminente dans la figure du thème pris comme entité musicale apte à infléchir son propre destin par conscience de sa singularité [37].

— Ensuite l’influence en retour de la philosophie sur les œuvres et son influence sur les musiciens font deux. Il faut les compter et les examiner séparément. En ce point, les dynamiques des effets diffèrent trop essentiellement. J’ai tendance à penser que les effets sur les œuvres sont extrêmement indirects : si la philosophie tend à fixer quelque chose comme un esprit du temps, alors la manière dont cet « esprit du temps » affecte en retour les œuvres musicales ne peut être que très vague — on le verrait bien si par exemple l’on se mettait en tête de suivre à la trace les considérations du Compendium rapprochant figuration musicale et rhétorique littéraire… [38]

— Enfin l’influence plus particulière du Compendium sur les musiciens engage un bilan de Rameau. Le projet théorique de Rameau, je l’ai indiqué, peut se comprendre comme une tentative de relever les savoirs musiciens en les alignant sur la barre plus haut placée de ce que voulait désormais dire qu’être une science : il ne suffisait plus qu’existent des savoirs, constitués en discipline, transmissibles pour que ce corps de savoirs puisse se nommer science : il lui fallait désormais être en état de soutenir un certain type d’articulation aux mathématiques que Rameau nomme aptitude à se soumettre au calcul et que nous nommons capacité à être mathématisé. Que penser musicalement de ce désir musicien ? La réponse ne va guère de soi : que les savoirs musiciens ne constituent nullement une science au sens galiléen du terme me semble une évidence ; mais certains musiciens semblent vivre cette évidence comme une déchéance ou une servitude volontaire qu’il conviendrait de lever.

À ce titre, je me contenterai de dire que la grandeur philosophique de Descartes a sans doute suscité l’envie parmi les musiciens pensifs de relever leur propre discipline en sorte de pouvoir la présenter aux autres disciplines de pensée comme étant d’égale dignité.

*

Comment ne comprendrais-je pas ce souci puisqu’aujourd’hui une part de mon activité de musicien consiste précisément à plaider la grandeur de la pensée musicale auprès des autres disciplines de pensée ?

Merci donc à Brigitte van Wymeersch d’avoir suscité, parmi nous les musiciens, l’envie de nous tenir à hauteur de cette pensée philosophique de Descartes

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[1] Voir par exemple Philippe Lacoue-Labarthe…

[2] Voir Arpad Szabo

[3] L’anecdote rappelée dans ce livre concernant les conditions de la rencontre entre Descartes et Issac Beeckman est sur ce point tout à fait exemplaire : Descartes découvre aux Pays-Bas une affiche qui présentait un problème mathématique, en hollandais bien sûr. Beeckman dépanne Descartes en lui traduisant le texte en latin et ce dernier apporte dès le lendemain matin la réponse au problème posé. Heureuse époque où les problèmes mathématiques pouvaient être posés — et mieux encore résolus ! — sur la place publique, où les murs des villes servaient de support à la pensée, non à la réclame. Glorieuse époque que celle où fleurissaient ainsi les dazibaos mathématiciens ! Grande époque, dois-je ajouter, que celle où la mathématique servait d’entremetteuse entre musique et philosophie. C’était en 1618…

[4] Remarquons au passage qu’il faudrait également réaliser cette opération de transfert pour les ouvrages d’Adorno, spécifiquement pour ceux qui parlent de musique : on comprendrait beaucoup mieux son Mahler en indexant ses énoncés aux discours et concepts philosophiques plutôt qu’aux catégories et discours musiciens…

Voir le samedi d’Entretemps consacré au livre d’Anne Boissière sur ce philosophe.

[5] Cf. pp. 128 et 130

[6] Brigitte van Wymeersch nous rappelle (p. 153) que cela se situe en 1701.

[7] p. 137

[8] p. 9

[9] p. 100, 116, 121…

[10] p. 91 (« Descartes reprend des théories anciennes mais il les insère dans un cadre épistémologique nouveau », « insertion d’un discours traditionnel dans une épistémologie qui ne l’est pas. »), 103 (« cadre original dans lequel sont insérées les doctrines anciennes »)…

[11] p. 12 (« La musique a été pour Descartes un terrain d’application privilégié de la nouvelle méthode »), 100 (Descartes « entend utiliser la théorie musicale comme terrain d’application de la méthode de pensée et de recherche dont les linéaments se forment peu à peu dans son esprit. »), 163 (« Le Compendium musicæ fut le premier terrain d’application de la nouvelle approche épistémologique que Descartes systématisera dix ans plus tard »),…

[12] p. 113

[13] p. 158 : « Rameau revendique le titre de philosophe, et c’est à bon droit qu’il peut le faire. »

[14] Brigitte van Wymeersch nous le rappelle p. 159

[15] p. 158

[16] Voici la citation complète : « La doctrine sacrée est une science. Mais, parmi les sciences, il en est de deux espèces. Certaines s’appuient sur des principes connus par la lumière naturelle de l’intelligence : telles l’arithmétique, la géométrie et autres semblables. D’autres procèdent de principes qui sont connus à la lumière d’une science supérieure : comme la perspective de principes reconnus en géométrie, et la musique de principes qu’établit l’arithmétique. Or, c’est de cette dernière façon [hoc modo] que la théologie est une science. Elle procède en effet de principes connus à la lumière d’une science supérieure, qui n’est autre ici que la science même de Dieu et des bienheureux. Et comme la musique s’en remet aux principes qui lui sont livrés par l’arithmétique, ainsi la doctrine sacrée accorde foi aux principes révélés par Dieu. » [Sicut musica credit principia sibi tradita ab arithmetico, ita sacra doctrina credit principia revelata sibi a Deo] (Somme théologique ; Dieu — tome premier, question 1, article 2, conclusion).

[17] Pour plus de détails, voir ma récente conférence à l’EHESS…

[18] Voir sur ce point, comme sur bien d’autres, le remarquable texte d’Alain Badiou ouvrant son Petit traité d’inesthétique.

[19] Voir p. 56-57

[20] Cf. p. 58-59 (« Si je voulais poser quatre notes contre une »…), 92-93 (« Soit une quinte et que ses deux termes soient mus par mouvement contraire pour produire une tierce mineure »), 128-129 (« Le contrepoint à deux voix ou plus »), exemples d’écriture de contrepoint p. 132-133, 134-135 (« Les contrepoints artificiels dans lesquels on use d’un artifice »)

[21] Cf. p. 62-63 (« Cette mesure ou battue se manifeste à l’oreille dans la musique chantée à plusieurs voix »), 80-81 (« Par exemple deux personnes chantent le même air d’une seule voix mais l’un plus haut d’une octave que l’autre »), 82-83 (« Deux voix sont entendues comme une seule »), 128-129 (« La symphonie composée de quatre voix »)

[22] p. 94-95 (« La voix ne peut avancer par des divisions aussi diverses et en même temps être en consonance avec une autre voix différente sans grande difficulté »)

[23] p. 58

[24] Remarquons au passage que Descartes renvoie ce que nous appelons aujourd’hui le timbre à la simple physique : il faudra en effet attendre encore quelque peu pour que la dimension du timbre s’endogénéise dans le discours musical occidental.

[25] Voir les exemples musicaux p. 58-59, 60-61, 92-93, 96-97, 114-115, 132-133

[26] p. 112-113 (« Il faut savoir que les praticiens écrivent la musique sur cinq lignes »)

[27] p. 106-110

[28] p. 112-113 et 116-117

[29] p. 96

[30] Si Descartes rend bien raison théorique de la tierce pratiquée par les musiciens et si, semble-t-il, il est bien le premier à le faire, son enjeu est ici moins musical (consolider et diversifier la pratique musicale de la tierce) que philosophique : ce résultat théorique ne constitue pas son but mais opère comme test de ce que sa nouvelle approche de la musique est bien adéquate à la nouvelle situation tant du fois de point de vue interne au monde de la musique que du point de vue des nouvelles articulations entre musique, physique et mathématiques.

[31] p. 62

[32] p. 88

[33] p. 138

[34] « simples et primitives », écrit-il : « l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse »

[35] Désir, joie et tristesse

[36] La dimension musicale de phrasé semble en ce point capitale…

[37] Voir pour cela mon étude : Cela s’appelle un thème

[38] « Cette sorte de figure dans la musique est comparable aux figures de la rhétorique dans le discours. » p. 134