HISTOIRE ET PHILOSOPHIE : UNE PINCE BIAISÉE

(Sur le livre de Carl Dahlhaus : L'idée de la musique absolue)

Samedi 10 octobre 1998 (Ircam)

François Nicolas

 

L'ensemble des questions que je pose à ce livre est d'ordre musical, non pas historique, ou philosophique.

Je suis partagé sur ce livre, ce livre que je trouve important, original, et érudit.

Son érudition fournit un matériau très riche, pour la réflexion musicale.

I

J'y ai beaucoup appris, et entre autres ceci :

- Que l'idée d'art pour l'art vient du 18° siècle, non du 19°. Voir cette figure théorique si impressionnante de Karl Philipp Moritz, qui précède Hanslick d'un siècle, en particulier ces énoncés :

"L'objet qui est beau l'est par un rapport à lui-même et non par son rapport à moi. (...) Alors que le beau attire entièrement notre contemplation, il la distrait pendant un instant de nous-même et fait que nous semblons nous perdre dans le bel objet ; et cette perte justement, cet oubli de nous, constitue le degré suprême du plaisir pur et désintéressé que nous offre le beau. À ce moment-là, nous immolons notre existence individuelle et limitée à une sorte d'existence supérieure." (12)

J'y trouve trace de l'idée, qui m'est chère, que le sujet musical n'est pas un moi (ni celui de l'auditeur, ni celui du compositeur).

- Que la vision romantique de la musique est du côté de la musique instrumentale plutôt que du côté de la musique vocale, qu'elle est du côté de la musique absolue plutôt que du côté de la musique à programme. Il est vrai qu'un décalage se dessine ici entre romantisme allemand et romantisme français (cf. intervention de Philippe Albéra ?)

- Que l'idée d'une musique en soi vient d'Allemagne. De ce point de vue, il est clair que la catégorie de musique allemande a une consistance que ne saurait avoir la catégorie, qu'on a voulu lui opposer, de musique française.

- Qu'il y a au 19° siècle de nombreux antécédents à l'idée que le sujet musical est en fin de compte inhumain, surhumain, en tous les cas n'est pas le moi du musicien.

Cf. cette citation précédente de Moritz.

Mais aussi pour Kurth, la musique de Bach porterait le désir de se "détacher du moi subjectif (...) dans un sens spirituel". (41)

Pour Wackenroder : "La musique décrit les sentiments humains d'une façon surhumaine" (70). Et il me semble bien convenable de pouvoir nommer surhumain le sujet musical

- Que c'est dès cette période que se constitue la catégorie de logique musicale

Je cite Dahlhaus :

· On pourrait regrouper les éléments techniques ou esthétiques qui permirent une autonomisation de la musique instrumentale sous le concept de "logique musicale", étroitement lié à l'idée du "caractère langagier" de la musique. (94)

· Le concept de "logique musicale" fut mis à l'honneur non seulement par Herder (le premier, semble-t-il, à employer le terme) mais, vingt ans plus tard, par Johann Nicolaus Forkel : "Le langage est le vêtement des pensées, comme la mélodie est le vêtement de l'harmonie. On peut définir sous cet angle l'harmonie comme une logique de la musique puisqu'elle entretient avec la mélodie à peu près le même rapport que la logique avec l'expression dans le langage" (94-95)

Ceci est d'une certaine importance car on assiste au XXe siècle à une montée en puissance de cette catégorie de logique musicale.

Donc ce livre nous instruit sur tout un ensemble de points qui paraissent constituer notre horizon naturel en en montrant la généalogie.

 

II

Ces points de savoir, parfois érudits, rappelés, je me demande : quel est l'enjeu de tout cela ? Quels enjeux pour la compréhension du romantisme, et quels enjeux pour la pensée musicale aujourd'hui ?

Répondre ici : l'enjeu est de mieux comprendre le romantisme serait une réponse trop vague.

Toute accumulation des savoirs produit une encyclopédie qui s'avère inconsistante : une encyclopédie, pour être complète, doit en effet répertorier des opinions divergentes, dont la récollection est forcément inconsistante (une consistance dans un tel champ impliquerait de prendre des décisions, d'établir des thèses, de déqualifier des opinions, d'en soutenir et d'en rejeter d'autres).

Je suis une première fois gêné dans ce livre par une dimension de collecte d'opinions, divergentes, incompatibles entre elles sans qu'on sache très bien ce que Dahlhaus pense lui-même de cet agrégat centrifuge.

D'où cette question : quelle est la consistance propre du propos de ce livre ?

 

Que pense Dahlhaus dans ce livre ? Que pense-t-il des opinions contradictoires accumulées dans ce livre ? Il est clair que je ne m'intéresse guère ici au personnage prénommé Carl mais que j'ai en tête le Dahlhaus, éventuel sujet de ce livre.

Pour examiner ce que pense Dahlhaus dans ce livre, je rencontre deux écueils :

1) Il y a d'une part que ce livre se déploie comme le point de vue d'un historien qui établit une recension encyclopédique des opinions établies.
2) Il y a ensuite que cette recension se fait sous le signifiant (sous-titre plus exactement) de l'esthétique, soit, au bout du compte, si on prend ce mot au sérieux, sous l'aile d'un département de la philosophie.

Le livre se trouve donc pris dans une pince : celle de l'histoire et de la philosophie. Or je ne suis pas sûr que cette pince fonctionne réellement, c'est-à-dire soit réellement en état de pincer quelque chose, quelque chose d'autre en tous les cas qu'un état des lieux, état alors forcément incomplet auquel quelqu'un de plus érudit que moi pourrait légitimement objecter tel ou tel manque, l'absence de telle ou telle référence Et, même pour établir un état des lieux, il faut assumer des décisions de limitation, d'arrêt de l'investigation

Or quelles décisions de pensée prend Dahlhaus dans ce livre ? Une décision de pensée, dans le champ qui nous occupe, cela s'appelle une thèse.

Quelle sont les thèses de Dahlhaus dans ce livre ?

On peut penser qu'il y a des thèses :

1) sur l'histoire,
2) sur l'esthétique,
3) sur la musique.

Je m'interroge alors :

1. Quelle conception de l'histoire ce livre met-il en oeuvre ?
2. De quelle philosophie cette esthétique est-elle redevable ?
3. Quelle thèse Dahlhaus soutient-il en fin de compte sur la musique ?

 

· Sur l'histoire, je me sens mal à l'aise. Comment arriver à faire de l'histoire musicale qui ne soit pas purement positiviste, qui mette au jour des lignes d'énergie jusque-là inaperçues ? Je ne sais trop. Je constate seulement que les livres d'histoire musicale qui, pour moi, tracent véritablement quelque nouvelle compréhension du passé sont tous structurés par des thèses propres, par des objectifs de pensée assumés par l'auteur. Je pense par exemple au livre sur le Style classique de Charles Rosen, mais aussi à celui sur Scarlatti de Kirkpatrick

Je n'en discerne pas ici de semblable. La seule thèse qui soit explicitement énoncée est celle-ci - je cite Dahlhaus, page 128 - : "Notre thèse : l'idée de la musique absolue a été l'idée séculière, résumant le sentiment artistique d'une époque entière.".

Cette thèse est pour moi très frappante : c'est une thèse d'historien, portant sur l'extension socio-historique d'une idée (l'idée de musique absolue), mais non pas sur l'idée elle-même, qu'on la prenne par son versant esthético-philosophique ou par son versant musical. Au bout du compte, je ne sais pas ce que pense Dahlhaus lui-même de cette idée de musique absolue : est-elle pour lui une idée soutenable, une idée stimulante ou au contraire un schème représentatif second, une superstructure mentale à la traîne d'un réel ? La catégorie de musique absolue est-elle pour Dahlhaus pertinente pour penser aujourd'hui la musique ? Je ne sais.

 

· Je suis encore plus réservé sur la catégorie d'esthétique, si on la prend dans sa consistance véritable, qui est philosophique, et non pas, bien sûr, comme dédouanement pour une rêverie. Or la philosophie s'est perdue dans un registre académique et scolastique à se partager en territoires séparés et autonomes : esthétique, épistémologie, philosophe politique

Parler d'esthétique permet souvent une irresponsabilité du propos : on ne sait plus de quelle responsabilité de pensée relève un propos énoncé comme esthétique : relève-t-il de la pensée philosophique, ce qui implique un certain nombre d'exigences tout à fait particulières ? Relève-t-il de la pensée musicale ? Relève-t-il d'aucune pensée véritable et plutôt des propos de circonstances, sans conséquence ?

Cette difficulté est pour moi parfois très grande dans ce livre car je ne sais très vite plus bien qui y parle : est-ce Dahlhaus ? Est-ce tel ou tel théoricien évoqué ? Qui énonce tel énoncé ?

Je prends un exemple simple : page 79 l'énoncé "Le sentiment de l'infini est la substance de la religion" est-il ou non de Dahlhaus - j'entends ici bien sûr, par le nom Dahlhaus, le sujet même de ce livre (sous l'hypothèse que ce livre a bien un sujet, c'est-à-dire des enjeux propres, une stratégie) et non pas le personnage historique qui ici m'importe peu - ? Or cet énoncé n'a nulle évidence. Et il peut d'ailleurs se comprendre de bien des façons différentes : veut-il dire que la substance de la religion, c'est de traiter l'infini comme un sentiment, c'est-à-dire selon une approche sentimentale plutôt que rationnelle, ou plutôt que la tension (y compris rationnelle) vers l'infini serait l'apanage de la religion ? Tout ceci a une certaine importance si l'on veut soutenir un point de vue sur ce que signifie la religion dans l'espace de la pensée musicale

Autre exemple : Dahlhaus parle à différentes reprises de "théorème". Par exemple page 14 : "Ce qui peut aller de soi aujourd'hui, comme étant inscrit en somme dans la nature même de la chose, à savoir que la musique est un phénomène sonore et rien d'autre, et qu'un texte relève par conséquent de catégories extra-musicales, se révèle comme un théorème historiquement daté". La question que je me pose est celle-ci : un théorème, c'est une proposition qu'on démontre, en la déduisant selon un protocole réglé comme conséquence d'énoncés antérieurement démontrés ou décidés. Les énoncés princeps, au fondement de toute démonstration et qui, eux, ne sont pas démontrés mais décidés, ce sont les axiomes de la théorie. Bien. Mais quels sont alors les axiomes de cette théorie ? Et que la musique ne soit rien d'autre qu'un phénomène sonore, est-ce bien un théorème ou n'est-ce pas plutôt un axiome ? Je n'engage pas ici avec Dahlhaus une querelle de mot. L'enjeu est qu'un axiome est décidé là où un théorème est démontré. Or, que la musique ne soit rien d'autre qu'un phénomène sonore me semble plutôt relever d'une décision de pensée que d'une démonstration (à partir de quels axiomes plus originaires alors ?). Or cette confusion me semble recouvrir une indistinction, propre à ce livre, de ce qu'est une décision de pensée, exemplairement présentée dans ce que Dahlhaus appelle "la thèse de ce livre" et qui ne m'en semble pas du tout une, ni thèse musicale, ni thèse esthético-philosophique, ni même à dire vrai thèse historienne ou historique.

 

Pour moi, les questions de ce livre sont articulables à deux enjeux contemporains pour la pensée musicale :

1) La question du romantisme d'abord. En un sens, ce livre semble nous dire, si je l'ai bien compris, qu'on n'en est toujours pas sorti s'il est vrai que la catégorie de musique absolue, chevillée au corps du romantisme, reste l'horizon hégémonique de notre temps.

D'où un ensemble de questions que me pose ce livre.

S'agit-il musicalement de persévérer dans le romantisme ou d'en sortir ? S'il s'agit, selon moi, de sortir aujourd'hui du romantisme, sachant que le positivisme (par exemple de type sériel) ne l'a pas fait, n'ayant été que l'envers du romantisme, ceci veut-il dire qu'il s'agit de récuser dorénavant l'idée de musique absolue ?

Si l'on tient à l'idée de musique absolue, est-on automatiquement romantique ? Ou encore : si l'on tient à l'idée de musique absolue, peut-on sortir du romantisme ? ou encore : sortir du romantisme implique-t-il vraiment d'abandonner l'idée de musique absolue ?

Or ce thème - l'abandon de la musique absolue - revient aujourd'hui, sous différents habillages. Celui de nécessaires fonctions de la musique : fonctions sociales, culturelles, religieuses même : La musique sans fonctions serait une musique morte. La musique sans rituel serait une musique morte.

Pour clarifier le rapport cette idée de musique absolue, il faut la scinder en différents aspects. Il me semble en trois, qu'on pourrait classer par intensité décroissante de la thèse :

a) "Musique aboslue" voudrait dire : la musique est seule à valoir.
b) "Musique absolue" voudrait dire : la musique vaut en soi
c) "Musique absolue" voudrait dire que la musique existe en soi et pour soi mais sans valoir exactement quelque chose, mais plutôt comme un jeu. Car, somme toute, on peut aussi tenir que la musique n'existe que pour soi tout en ne valant rien, par exemple en n'étant qu'un jeu, jeu de langage musical.

Soit, dit autrement :

a) La musique est la seule pensée qui vaille
b) La musique est une pensée qui vaut en soi
c) La musique existe en soi comme jeu sans enjeu (de pensée).

D'où cette question : La musique vaut-elle comme pensée, mais pensée pour soi et non pas pensée d'autre chose qu'elle-même ?

Sortir du romantisme, serait-ce alors nous condamner soit à une musique fonctionnelle, soit à une musique (re) devenant un jeu sans enjeu ?

Autant dire qu'il me gêne que le thème de la musique absolue, si on le prend comme possibilité d'une pensée musicale autonome, soit à ce point connecté au romantisme car persévérer dans la pensée musicale condamnerait alors au maintien à l'intérieur du romantisme.

 

2) Comment tenir que la pensée de la musique se joue à l'intérieur même de la musique et non pas soit déléguée à la philosophie ? Soit comment donner un statut musical et non pas philosophique aux questions nommées esthétiques ?

Je prendrai ici un seul exemple. Ce livre autorise un déplacement de la catégorie de formalisme vers celle de logique. D'où la catégorie de "logique musicale", très intéressante à mon sens, car ouvrant la possibilité de déprendre la musique du modèle langagier.

Comment une logique musicale peut-elle être pensée à distance de toute présupposition d'un langage musical, comme logique de ceci que la musique est un apparaître ? Et comment le faire, de l'intérieur même de la pensée musicale, sans pour autant concevoir cette logique musicale comme une application d'une logique mathématique ou philosophique (dialectique) ?

 

Ce livre, somme toute, se tient à la lisière de ce que j'aime appeler une "intellectualité musicale" et que l'on peut caractériser simplement comme une manière de projeter la pensée musicale à l'oeuvre dans la langue du musicien.

 

III

Dahlhaus n'est plus là, bien sûr, pour répondre à ces questions. Je les pose malgré cela au titre de leur généralité. Il s'agit pour nous de caractériser ce dont a besoin aujourd'hui la pensée musicale (la musique comme pensée) et non pas simplement de "juger" ou "critiquer" ce livre.

Thèse provocatrice : on n'a pas besoin de critique, ni pour les livres, ni pour les disques, ni pour les concerts. La critique est une dimension néfaste qui n'appartient pas à la pensée mais au journalisme. Ce dont on a besoin, c'est de pensées qui se frottent les unes aux autres. Et si une pensée critique une autre pensée, c'est en faisant elle-même quelque chose (en créant un livre, un disque, une oeuvre, un concert), en décidant, non pas en émettant sur elle un jugement. De ce point de vue, juger n'est pas une opération de la pensée, j'entends une opération constituante de la pensée. Tout au plus une pensée constituée peut-elle générer tel ou tel jugement, telle ou telle critique. Mais la critique, comme le jugement, n'est pas un marchepieds de la pensée.

Autant dire que ces matinées ne sauraient, à mon sens, être dites des séances de critique de livres. Autant dire également que ce que j'ai dit là du livre de Dahlhaus n'a d'intérêt que si cela soutend une positivité de pensée, celle de thèses sur le romantisme et sur la logique musicale...

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