L’originalité d’une théorie théologique  de l’œuvre-Bach

 

Sur L’esprit créateur dans la pensée musicale de Jean-Sébastien Bach

de Philippe Charru et Christoph Theobald

 

Samedi d’Entretemps, Ircam, 18 janvier 2003

 

François Nicolas

 


Comment évaluer ce livre, le discuter, l’apprécier, le contester peut-être, l’approuver sans doute, y objecter ? La méthode pour ce faire ne va guère de soi : si ce livre argumente une compossibilité — j’utilise ici à dessein cette catégorie leibnizienne : il y aurait lieu en effet de s’interroger sur la compatibilité entre les deux références convenues : de Bach à Luther d’une part, à Leibniz d’autre part [1]… —, si ce livre argumente donc la compossibilité de la musique de Bach et de la théologie luthérienne, on ne saurait la réfuter en exhibant un pli ou dépli singulier qui, dans cette musique, ne laisserait pas de prises à la pensée croyante et fidèle ; cet écart, ce pas de côté de la musique, ne ferait que marquer une autonomie et ne saurait fixer quelque point d’incompatibilité. D’ailleurs ce livre — ces deux livres devrais-je plutôt dire s’il est vrai que celui que nous retenons aujourd’hui constitue le second tome d’un vaste projet ouvert il y a déjà plusieurs années —, ces livres donc restreignent leur ambition à quelques œuvres de Bach prélevées dans le corpus qu’on pourrait dire religieux si l’on entend indexer par ce terme les opus explicitement inscrits sous le signe du culte chrétien, grâce essentiellement à quelque paratexte (le titre des opus par exemple) ou à certaines références incontestables (l’origine luthérienne des cantus firmus, entre autres…).

Si l’on prend acte de cette compossibilité, sans songer à la contester, que dire alors de ce travail qui ne se limiterait pas à acquiescer ? En un certain sens, s’il ne nous est pas loisible de réfuter ce propos, comment pourrait-il susciter notre assentiment ? Telle est, pour moi en tous les cas, une certaine difficulté subjective pour dialoguer en pensée avec ces deux ouvrages.

 

Formulons autrement cette difficulté : comment s’approprier ce travail tout à fait original — et c’est bien à ce titre qu’il me semblait important de pouvoir en parler dans le cadre de nos Samedis d’Entretemps —, comment le faire donc si l’on ne partage pas le souci croyant de ceux qui l’ont mené ? Comment dialoguer avec cette entreprise ouvertement chrétienne quand on est, comme je le suis, athée déclaré, non pas bien sûr libre penseur hargneux ou stupide bouffeur de curés — il en reste ! — mais partisan convaincu d’une stricte immanence de l’être, des choses et des sujets ?

Plus encore, comment un musicien athée pour qui l’œuvre de Bach constitue la référence musicale absolue — celle qui atteste qu’il y a bien musique, qu’il y a bien un monde de la musique, qu’il y a bien un art musical, qu’il y a bien là matière à consacrer une vie entière —, comment un tel musicien peut-il accueillir ce livre, épouser son mouvement propre de pensée sans pour autant s’y identifier ? Comment instaurer cet écart minimal autorisant le dialogue sans que ceci prenne la forme, à dire vrai stérile et vaine, de l’objection ?

 

Méditant la juste distance à instaurer ici, je me demandais si je ne pourrais la délimiter en paraphrasant la double injonction du jésuite hongrois Hevenesi [2] :

Fie-toi à Dieu comme si le succès des choses dépendait tout entier de toi, et en rien de Dieu.

Alors pourtant mets-y tout ton labeur comme si Dieu seul allait tout faire, toi rien.

de la manière suivante :

Fie-toi à ce livre comme si l’apport de ta lecture venait entièrement de ta compréhension athée de Bach, et en rien d’une intelligence croyante.

Alors pourtant travaille cet ouvrage comme si son intelligence croyante opérait seule.

Il y a en effet, en ce croisement d’un double « comme si » — autant dire en ce chiasme de deux fictions [3] — une matière de pensée assez féconde [4] puisqu’il dessine une sorte de pince dont les deux branches pivotent autour d’un point fixe qu’indexe le « tu » à qui s’adresse la maxime. Autant dire que l’injonction de cette double fiction instaure le lieu possible d’un sujet — sujet ignatien pour Hevenesi qui trouve en ce maniement de la pince matière à exercice spirituel, sujet athée pour moi qui trouve en la lecture de ce livre matière à intellectualité musicale —.

 

J’ai donc lu d’abord ces livres comme si leur dimension croyante n’y était pas cardinale et la productivité de cette lecture a été manifeste.

Ces livres mettent en effet en évidence chez Bach un « il se passe quelque chose en cours d’œuvre » qui se donne en particulier dans certains moments singuliers, certains épisodes inattendus… Ce travail majore ainsi les ruptures et discontinuités dans le discours musical de Bach là où l’habitude est plutôt d’y voir une continuité implacable.

Ce type de lecture m’a été rendu possible par l’approche théologique adoptée par Charru et Theobald qui centre heureusement l’intelligence chrétienne sur la foi plutôt que sur la religion.

Soit la théologie comme intelligence du rapport à Dieu (comme constitutif du sujet croyant) plutôt que de l’être suprême…

 

Après l’enchantement de ma première lecture, vint le second temps de la lecture fictionnante — seconde pince de la maxime que je dis hevenesienne prescrivant de lire le livre comme si ma détermination d’athée était devenue sans importance. Je m’intéressais alors au placement structurel des moments précédemment exhaussés, à la structure de l’opus (donc à sa forme architecturale), à la répétition systématique du chiasme que mettent en relief nos deux auteurs, etc.

Mais ce second temps, pour partie d’ailleurs contemporain de la publication du second volume [5], m’a renvoyé moins à une expression de la foi (toujours pour partie aveugle d’elle-même) qu’à une modalité tendanciellement savante de croyances et pratiques religieuses. D’où une butée prenant la forme exacerbée d’une incapacité à écouter ces chorals sous la loi prescrite par ces analyses. Ainsi, autant j’adhérais à une écoute dite d’« amateur » de cette musique, autant je résistais à m’approprier cette écoute qualifiée comme étant celle du « connaisseur » : en fait, je n’arrivais pas à entendre les différents chiasmes comme autant de changements d’ordre, comme autant de figures de conversion, comme autant de mouvements d’intériorisation, comme autant de renversements fidèles. Ou plutôt : si je voulais les entendre comme tels — ce qui me restait toujours possible —, j’avais l’impression alors de ne plus vraiment écouter l’œuvre et de seulement l’auditionner, un peu comme le fait un professeur de conservatoire auditionnant l’exercice de quelque apprenti compositeur. Et je retrouvais là cette pratique contre laquelle toute mon expérience de compositeur renâclait et qu’Adorno valorisait comme pratique de « l’auditeur expert » [6].

Pour dire les choses crûment : à vouloir normer mon oreille par le savoir des différentes péripéties du choral, il me semblait y perdre cette prédisposition sans objet à l’advenue de quelque vérité possible en cours d’œuvre. Bref, j’étais enfermé dans l’audition savante plutôt que rendu disponible à une écoute hasardeusement et donc gracieusement prodiguable…

On pourrait en conclure bien sûr : ces exercices spirituels ignatiens n’étaient pas faits pour moi et la pince helevenecienne ne fixait dans mon cas nul lieu de subjectivation. Mais je ne saurais me résigner à cette conclusion, qui refermerait brutalement ces deux ouvrages originaux sur mes doigts. Et si je récuse cette conclusion, c’est donc qu’il me faut remonter à ses prémisses pour trouver l’endroit où il me serait possible d’introduire un jeu susceptible de ne pas me conduire à cette conclusion sans appel : ces livres constituant une interprétation trop spécifiquement théologique de la musique de Bach, un musicien athée ne saurait les lire.

 

Il me fallait donc faire une autre hypothèse de lecture. Je propose celle-ci : ce travail compose l’exemple assez rare (si ce n’est peut-être unique) d’une théorie théologique d’une œuvre musicale donnée. Il y avait déjà bien sûr des théologies de la musique [7] mais elles ne s’étaient peut-être pas jusque-là données les moyens d’être de véritables théories, sans doute parce que leur objet — « la musique » — restait alors trop vaste ou vague. Se donnant ici un objet très délimité, Philippe Charru et Christoph Theobald franchissent un cap et bâtissent une théorie théologique des œuvres retenues. Notons-le bien : l’objet n’est pas un système ou un style musical mais bien une œuvre. Le pas est ici considérable puisqu’il s’agit non seulement de saisir les lois musicales objectivement à l’œuvre mais surtout de théoriser le mouvement subjectif même de l’œuvre, son élan, son projet, son désir, sa volonté propre, ses avènements, ses échecs éventuels.

L’idée est très séduisante. Examinons-la plus avant.

 

Remarque préalable : j’ai bien conscience en formulant ainsi l’hypothèse d’une théorie théologique ici à l’œuvre de m’écarter de la manière dont nos deux auteurs présentent eux-mêmes leur travail. Pour eux il s’agit là plutôt d’une interprétation théologique de l’œuvre-Bach. Or il y a une sorte de chiasme entre interprétation et théorie : dans l’interprétation théologique de la musique, le mouvement va de la musique vers la théologie ; la cible est théologique et, en un certain sens, la musique y est servante de la théologie puisque son sens étant théologisable, tend purement et ultimement à y être considéré comme théologique. Dans la théorie, l’orientation est inverse : la pensée théologique est mise au service de l’intelligence musicale. Le but ici devient de mieux comprendre ce qui se passe musicalement dans l’œuvre-Bach en l’éclairant de certains modes d’inférence « décalqués » d’un ordre proprement théologique de pensée [8]

 

Qu’est-ce que cette théorie théologique de l’œuvre-Bach ?

 

Et d’abord en quoi la musique pourrait-elle avoir à faire avec la foi.

— Si la foi dont il s’agit là n’est pas la foi musicale (une œuvre a une foi, c’est-à-dire des convictions : par exemple celles des œuvres de Bach ou celles des œuvres de Debussy ne sont pas du tout les mêmes…),

— si la foi dont il s’agit là n’est pas la foi musicienne (le musicien a une foi en la musique qui ne ressort pas nécessairement d’une « religion de la musique » ou de « la musique comme religion »),

— s’il s’agit donc bien là de la foi chrétienne du musicien, en quoi celle-ci pourrait-elle avoir à faire avec une pensée musicale à l’œuvre c’est-à-dire une pensée hors langage et se déployant dans un monde propre et autonome : le monde de la musique ?

 

L’hypothèse me semble alors celle-ci : il y a des rapports d’homologie (plutôt que d’analogie) entre deux types de mouvement : ceux de la foi croyante d’une personne et ceux des convictions musicales d’une œuvre.

À quel niveau ? À celui des sujets, donc au niveau des positions d’énonciation plutôt que des seuls énoncés !

D’où une homologie entre le processus subjectif qu’est une œuvre et le processus subjectif de conversion croyante (puisque la foi religieuse est une conversion sans fin, une spirale infinie dont l’œuvre pourrait, dans son domaine propre, figurer un tour complet).

D’où alors l’hypothèse d’un effet d’entraînement par l’œuvre, par son mouvement immanent sur le mouvement de conversion fidèle, comme si l’œuvre créait un champ musicalo-dynamique, une énergie transfusant dans la dynamique du fidèle par homologie des propulsions, par une sorte d’aimantation ou de résonance entre deux phénomènes d’ordres radicalement hétérogènes…

 

Comment alors identifier cette homologie ?

L’hypothèse centrale de ces livres m’a ici semblé celle du changement d’ordre, c’est-à-dire d’un passage du contenu d’un énoncé à un acte, ou du niveau de l’énoncé à celui de l’énonciation, soit le passage à la subjectivation, ou le moment de subjectivation. L’œuvre musicale, en tant qu’elle subjective le monde de la musique, aiderait alors le fidèle à subjectiver les énoncés religieux, et l’indice de cette subjectivation serait ici le désir, la prière (ou une mutation du désir…).

 

Travaille à partir de là l’hypothèse d’un figuralisme structural (soit : ce qui exprime ceci ou cela n’est pas un motif mais plutôt un type d’écriture ou un type de figures ; il s’agit donc là moins d’un lexique que de figures de style…). Ce travail mise ainsi sur la structure globale de l’œuvre plutôt que sur un figuralisme local, tel, par exemple le chiasme, qui est certes une figure régionale, mais se voit surtout doté d’une portée globale.

 

Au total on aurait donc le projet d’une sorte de théorie théologique de l’œuvre-Bach, projet extrêmement original, et donc stimulant, s’il est vrai que je ne connais que peu de projets équivalents où une œuvre musicale donnée — et non pas, une fois encore, tel ou tel système musical — se trouve théorisée par une pensée constituée dans un tout autre champ. [9]

 

Apprécier la théorie théologique de l’œuvre-Bach que nous offriraient Charru et Theobald doit alors se faire selon des critères immanents : de quelle manière cette théorisation fait-elle apparaître des choses musicales jusque-là inaperçues dans cette œuvre ?

Les résultats me semblent ici souvent probants : cette manière de théoriser relève mains détails fort instructifs. J’en attesterai au moyen d’un seul exemple prélevé dans le premier livre et qui concerne le choral dit des dix commandements. L’analyse qui en est faite attire ainsi l’attention sur une série de détails très instructifs :

— le chromatisme mes. 5

— la disparition des doubles croches mes. 29, 58

— la montée du chromatisme mes. 12, 26

— les doubles croches au pédalier mes. 46

— la montée à partir de mes. 46 conduisant à la montée mes. 56

— la fin de la pièce sur une montée

— l’entrée du chromatisme dans le cantus firmus à la fin

— les séquences purement diatoniques mes. 7-10, 14-15, 23-24…

— la maigreur du discours mes. 4, 8-9, 40

Il faudrait ressaisir ici tout ce que ces deux livres éclairent quant à la richesse d’écriture de cette œuvre.

Il est vrai cependant qu’on ne saurait subsumer tout le travail de Charru et Theobald sous le chef d’une théorie théologique et que l’hypothèse d’une interprétation théologique reprend immanquablement le dessus. Ceci prend pour moi la forme privilégiée d’un point de butée dont j’ai déjà parlé : je n’arrive pas à accorder mon oreille au diapason théologique constitué par cette « interprétation » et je voudrais maintenant tenter de thématiser cette dissonance.

 

Le principe de ces rencontres du samedi matin consiste en une approche subjective des livres qui y sont présentés : il ne s’agit pas ici de comptes rendus universitaires, d’évaluations académiques, de recensions savantes ; il s’agit de se demander : que donne à penser le livre mis à l’ordre du jour, et nul ne saurait répondre à cette interrogation s’il ne quitte ici l’habit du professeur pour engager à nu son propre désir.

M’efforçant d’être ici au plus vrai, je dirai qu’il s’agissait pour moi de lire et travailler ces livres sous la double détermination subjective suivante :

1) Bach, contrairement aux apparences, n’est pas le nom d’une musique pariant sur une transcendance mais se fiant plutôt à une immanence absolue.

2) Somme toute, l’œuvre-Bach ne prie pas.

Deux déterminations subjectives qui semblent diamétralement opposées à celles des auteurs de ces livres mais nous verrons qu’elles peuvent s’avérer pour partie compossibles avec leur travail.

Détaillons ces déterminations subjectives.

Avant cela, fixons bien notre vocabulaire : j’entends par « Bach » l’œuvre musicale de Jean-Sébastien Bach, nullement la figure individuelle du compositeur, celui que j’appellerai plutôt « Jean-Sébastien » pour mieux le distinguer du nom propre « Bach » (séparé, lui, de tout prénom individualisateur), nom propre qui épingle l’ensemble proprement musical des opus BWV. Il y a donc Bach d’un côté, et il y a Jean-Sébastien de l’autre, le lien éventuel entre pensée musicale de l’œuvre-Bach et discours musicien de Jean-Sébastien restant énigmatique plutôt qu’éclairant, constituant une question éventuelle mais sûrement pas une réponse : que Jean-Sébastien parle de l’œuvre-Bach en termes croyants n’éclaire pas grand-chose de cette œuvre même si cela peut nous apprendre beaucoup sur l’individu [10].

 

1) Première détermination : l’œuvre-Bach se déploie non par réponse confiante à une révélation de caractère transcendant mais par confiance originaire en la puissance immanente d’un monde de la musique prenant à partir de cette œuvre cette forme toute nouvelle d’un espace bien tempéré. La musique est désormais édifiable et étalonnable grâce au solfège du tempérament égal qui dote ainsi la pensée musicale des outils d’écriture aptes à occuper le nouveau monde [11].

Ou encore : la musique forme désormais un monde unifié, constitué comme tel grâce à la dotation du solfège tempéré fixant de manière immanente (c’est-à-dire purement musicale) les conditions d’exercice de la pensée musicale. La musique s’est ainsi émancipée de l’arithmétique (pour Thomas d’Aquin comme pour Leibniz d’ailleurs, la musique lui restait subalterne). Elle s’est dotée des conditions pour s’auto-déployer (son solfège comme transcendantal… [12]) et ceci constitue pour l’œuvre-Bach le foyer d’une confiance absolue. [13]

2) Seconde détermination : L’œuvre-Bach n’est pas une prière, même dans le cas où il s’agit d’un choral déclaré implorant et orant par Jean-Sébastien. Un choral-Bach ne prie pas : non seulement bien sûr il ne dit pas les mots d’une prière mais, plus essentiellement, il n’est pas isomorphe au mouvement d’une oraison. En un certain sens, il est trop sûr de lui pour ce faire, il est trop affirmatif, trop assuré de sa puissance, trop attaché à déployer sa pensée propre pour s’accorder à l’abandon d’une oraison. [14]

Cette double conviction n’est pas de pure forme : elle indexe concrètement la possibilité pour un musicien athée de jouer au plus vrai ces opus-Bach sans tricher, sans faire semblant — j’aime à rappeler cette remarque, d’inspiration lacanienne, du philosophe Guy Lardreau selon quoi le contraire de la vérité n’est plus aujourd’hui le mensonge (on peut ainsi « mentir vrai », certains en ont d’ailleurs fait œuvre…) mais le semblant… —.

 

Cependant ces deux déterminations sur l’œuvre-Bach ne me semblent finalement pas entièrement incompatibles avec ce que Charru et Theobald disent eux-mêmes de cette œuvre-Bach et c’est cette possibilité que je voudrais maintenant explorer.

 

Vous me direz : si tout est compatible avec tout, si la compréhension athée de l’œuvre-Bach est compossible avec sa compréhension croyante, c’est alors qu’il ne s’agit là de toutes les façons que d’imaginaire et qu’en relativisant ainsi tout discours sur Bach, vous le réduisez à se prononcer sur ces goûts et couleurs dont il est pourtant admis qu’il n’y a pas lieu de débattre. Bref, opposer en matière de musique l’athée au croyant ne permettrait guère d’avancer dans une compréhension musicienne.

À cela j’objecterai d’abord qu’il y a au contraire lieu et même nécessité de débattre des goûts et des couleurs [15].

Mais surtout j’assignerai notre dialogue à autre chose qu’un débat sur les goûts et les couleurs : il ne s’agit pas de colorer l’œuvre-Bach d’un peu de religion ou d’un zeste d’athéisme. Il ne s’agit pas de donner à l’auditeur de cette œuvre un goût d’encens ou de lion zarathoustrien. Il ne s’agit pas non plus, en déclarant cette compossibilité entre approches athée et croyante de l’œuvre-Bach, de tenir que les athées convaincus de la puissance propre de l’immanence seraient en fait ces chrétiens anonymes dont parle un Karl Rahner, ni à l’inverse que les jésuites seraient en vérité les vrais athées de ce temps (diagnostic dont on dit qu’un Lacan aimait à le formuler).

Je propose plutôt de théoriser cette compossibilité ainsi : une audition croyante reste compatible avec une écoute athée.

Le paradoxe apparent de la résolution que je propose ainsi de notre différend est alors d’indexer préférentiellement l’écoute musicale à la confiance athée plutôt qu’à la croyance religieuse, et c’est ce paradoxe que je voudrais rapidement examiner tout en le destinant à un possible prolongement de cette rencontre sous forme d’un éventuel séminaire « Musique et théologie ».

 

Philippe Charru et Christoph Theobald catégorisent l’écoute sous la norme de leur foi chrétienne, et qui songerait à le leur objecter ? S’il est vrai que dans ce cadre écouter, c’est toujours écouter la parole de Dieu en tant qu’elle passe et ne saurait passer que par une prédication, c’est-à-dire par la parole d’un autre homme ici et maintenant, alors comme ils le posent eux-mêmes, écouter veut dire se convertir, et j’ajouterai : se convertir à l’école d’une audition.

Mais le point important me semble ici celui-ci : le prédicateur, lui, ne saurait se convertir dans le même temps où il présente à ses auditeurs ce qu’est la conversion requise. Le prédicateur, en quelque sorte, dit la conversion sans pouvoir la vivre en isochronie à ce dire, car s’il se convertissait vraiment à ce même moment, ce moment ne pourrait être alors que celui d’une interruption de son dire, d’une butée de son discours si bien qu’offrant alors le spectacle éventuel d’une conversion, le prédicateur ne pourrait plus continuer d’en exposer simultanément le dire.

La prédication figure donc la conversion requise sans à proprement parler l’être. Elle la représente sans pour autant la réaliser [16]. Il n’y a là nul semblant tant que la prédication ne prétend nullement être elle-même une telle conversion mais seulement se propose de la dire.

Pour qui entend alors ce type prédication (qui ne fait pas semblant d’être ce qu’elle n’est pas), il s’agit d’auditionner ce dire pour accéder à une conversion réelle qui ne saurait être qu’une interruption de cette audition, qu’une césure ; autant dire que l’accès à ce nouvel « ordre » que j’appelle « écoute » se fait par détachement sur un fond d’audition comme l’inauguration d’une logique de vérité se fait par déposition d’un fond de savoirs… —.

Charru et Theobald, rapprochant le cantor du pasteur, la tribune d’orgue de la chaire du prédicateur, nous rendent attentifs à ce qu’il peut y avoir de prédication musicale dans l’œuvre-choral de Bach (j’entends ici : d’audition offerte) et ils suggèrent que la musique dispose ici d’un atout supplémentaire : celui de ne pas seulement dire la conversion mais de pouvoir la réaliser grâce à la matière sonore même qu’elle mobilise, organise, configure et met en œuvre. Mais finalement, à démontrer ainsi minutieusement les opérations savantes à l’œuvre dans ces chorals, Charru et Theobald pointent surtout les lieux possibles de conversion, les moments privilégiés de changement d’ordre (il me semble clair que le renversement d’un motif mélodique, que la combinatoire d’un chiasme ne peut qu’indexer la possibilité d’un changement d’ordre proprement musical, non pas le réaliser, l’effectuer [17]), autant dire qu’ils configurent les auditions rendant possibles que surgisse, hasardeusement (ce qui en musique se dit toujours : selon telle ou telle interprétation imprévisible) une écoute véritablement musicale.

 

J’aime référer un tel type d’écoute — opposée aux auditions plus ou moins savantes qu’un Adorno a typifiées — à un athéisme musical c’est-à-dire à la confiance en une immanence absolue du monde de la musique. Vous me direz qu’une telle confiance athée en ce point devient peut-être pour l’œuvre-Bach indiscernable d’une foi en une révélation transcendante. Je préférerai renvoyer l’examen plus approfondi de ce trait à d’éventuels dialogues ultérieurs en me contentant de thématiser provisoirement ainsi ce point : il est vrai que l’œuvre-Bach offre l’exemple je crois unique d’une torsion singulière entre audition et écoute et que ceci tient à la position tout à fait singulière qu’occupe l’œuvre-Bach dans le monde de la musique : position fondatrice tout autant que fondée, position constituante tout autant que constituée.

Sans m’engager ici plus avant sur ce point [18], je me contenterai aujourd’hui de me réjouir qu’il soit ainsi possible, à l’ombre de l’œuvre-Bach, d’atteindre quelque point en amont du partage entre confiance athée et foi croyante, d’accéder ainsi à un moment constituant d’une polarité qu’il ne s’agit pour moi ni de dissoudre ni de fusionner — tristesse des pensées qui craignent le partage irréversible des confiances — mais au contraire d’embrasser comme unité d’un lieu où décider, d’un point où est requis le courage d’un choix et d’un pari.

N’est-ce pas là d’ailleurs la grandeur tout à fait singulière de l’œuvre-Bach que d’offrir ainsi l’espace possible d’un tel surplomb, de fixer le lieu premier configurant l’éventail des grandes décisions de pensée musicale ?

Que Philippe Charru et Christoph Theobald soient remerciés pour nous avoir éduqués à cette possibilité !

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[1] Cf. par exemple l’intéressant article sur ce sujet jadis publié par Musique en jeu…

[2] Cf. le jésuite hongrois Hevenesi publia en 1705 dans un recueil de maximes intitulé Scintillæ ignatianæ cette règle :

Hæc prima sit agendorum regula :

 

Sic Deo fide

                  quasi rerum successus

Omnis a te, nihil a Deo penderet ;

 

Ita tamen iis operam omnem admove

                  quasi tu nihil, Deus omnia solus sit facturus.

Louis Beirnaert (cf. Aux frontières de l’acte analytique, Seuil-1987) en propose la traduction suivante :

Voici la première règle de l’agir :

 

Ainsi fie-toi à Dieu

                  comme si le succès des choses

dépendait tout entier de toi, et en rien de Dieu ;

 

Alors pourtant mets-y tout ton labeur

                   comme si Dieu seul allait tout faire, toi rien.

[3] si l’on accepte d’indexer le « comme si » à une fiction, le distinguant ce faisant du simple « comme » de la métaphore…

[4] Voir mon article À quoi bon ? (dans les mélanges offerts à Célestin Deliège)

[5] Je dois avouer ici que la lecture du second tome fut pour moi plus difficile, trouvant désormais plus difficilement comment s’insérer dans une argumentation théologique beaucoup plus étroitement systématisée et « verrouillée »…

[6] Cf. sa Sociologie de la musique où, à mon sens, le philosophe ne parle jamais d’écoute musicale proprement dite mais seulement d’audition, malheureusement…

[7] Ne serait-ce que celle de Martin Luther…

[8] Dans cette même veine, on peut concevoir l’existence de théories mathématique, psychanalytique, etc. de la musique. Les séminaires et samedis d’Entretemps nous ont déjà fourni pas mal d’exemples de ces types.

[9] On connaît par exemple des théories psychanalytiques de telle ou telle œuvre musicale mais guère de théories mathématiques…

[10] Indiquons simplement en ce point que cette distinction entre « Bach » (= l’œuvre-Bach) et « Jean-Sébastien » (= l’individu musicien — l’un-dividu…) n’équivaut nullement à celle que Boris de Schloezer, adossé pour ce faire à la phénoménologie, proposait entre « Moi mythique » et moi du compositeur : somme toute, il tendait à penser œuvre et compositeur sous une même catégorie (« l’œuvre est un individu » p. 399), à homogénéiser donc ces deux instances (d’où le fait qu’à tout le moins ils aient tous deux en partage un « moi »…) quand il me semble nécessaire de les penser comme radicalement hétérogènes (dans de tout autres références philosophiques que celles de la phénoménologie, il faudrait plutôt dire que le compositeur est un individu quand l’œuvre est un sujet…).

[11] Cf. Boulez dans son article de 1951 : le Clavier bien tempéré est un manifeste d’occupation…

[12] Voir ma récente conférence à l’EHESS sur « le monde de la musique »

[13] L’œuvre-Bach est d’autant plus confiante en sa capacité » d’occuper ce nouveau monde de la musique qu’elle dispose pour ce faire du principe collectif adéquat : la polyphonie du contrepoint…

[14] Si l’œuvre-Bach ne prie pas, ce n’est donc pas parce qu’aucune œuvre musicale ne saurait prier — je tiens par exemple que le grégorien prie, que le Requiem de Mozart prie… — mais bien parce que cette œuvre-là ne prie pas.

[15] Voir par exemple la troisième Critique de Kant…

[16] Ne doit-on d’ailleurs pas tenir qu’une conversion, au moment même où elle est, ne saurait apparaître comme telle ?

[17] L’apparition par exemple d’un motif chromatique désormais renversé (simple opération combinatoire) ne suffit nullement à faire exister la sensation d’un renversement c’est-à-dire la figure sensible d’une opération, d’un mouvement produisant ce résultat : présenter un renversé (un résultat donc, un effet…) n’implique nullement que soit présenté le renversement (l’opération, le mouvement, la poussée ayant engendré ce résultat…).

Ceci vaut tout autant pour un chiasme : de l’existence d’un résultat (rapport inversé entre deux motifs), on ne peut nullement préjuger qu’est présentée l’opération d’inversion…

[18] Je renverrai ceux qu’intéresserait cet examen de l’œuvre-Bach à ma conférence de mai prochain concluant le séminaire « Musique | Psychanalyse » intitulée : « Écouter Bach ? »