Qu'est-ce qu'une musique nomade pour Daniel Charles?

Samedi 22 janvier 2000 (Ircam)

 

François Nicolas


Daniel Charles : Musiques nomades (Éditions Kimé, 1998)

 

 

Qu'est-ce qu'une " musique nomade " pour Daniel Charles, ou, plus exactement, pour son dernier livre ?

Christian Hauer nous indique, dans l'avant-propos de ce volume : " l'idée-force que ce livre a pour objet d'incarner, en l'occurrence cette idée-force attachée ici au terme de 'nomade', n'est jamais conceptualisée en tant que telle " . Si tel est bien le cas, faire retour vers cette idée ne saurait être qu'une reprise au sens kierkegaardien du terme, c'est-à-dire qu'un retour en avant plutôt qu'une pure et simple répétition de ce qui aurait déjà été explicité par le livre.

En premier lieu, je remarquerai que dans ce livre la catégorie de " nomade " tend à constituer moins un état qu'un acte ou qu'un projet. Daniel Charles parle ainsi, dès la page 13, de " nomadiser ", autant dire de rendre nomade, de créer du nomadisme plutôt que d'être nomade. Nomadiser - il nous le précise aussitôt -, c'est mettre en vadrouille. Et l'auteur d'ajouter qu'il faut alors le faire " sans cesse, sans relâche, obstinément " . On a donc ici le premier trait d'une musique nomade : ce n'est pas tant qu'elle serait nomade comme d'autres peuvent être sédentaires, mais plutôt qu'elle se nomadiserait, et ce sans cesse, sans relâche, obstinément.

Que veut dire alors nomadiser, que veut dire qu'une musique se nomadise ?

Pour répondre à cette question, il faut mettre en jeu une seconde thèse de ce livre qu'on trouve énoncée pour la première fois page 18 : " L'univers est un multivers. " Il y a en effet une connexion entre la thèse sur la nomadisation de la musique et celle sur le caractère multivers de l'univers.

L'idée que l'univers est en réalité un multivers se trouve énoncée à au moins deux reprises dans ce livre. Une première fois, elle se trouve déclarée (page 18) pour être réénoncée (page 230), cette fois avec quelques développements que je rappelle rapidement. Le concept de multivers a été repris par Ernst Bloch à William James ; il dépose l'ancienne conception du temps historique et pointe l'émergence d'une temporalité radicalement plurielle qui pour autant ne se disséminerait pas dans l'incohérence .

L'idée de multivers est ainsi directement associée à cette troisième thèse du livre que l'on trouve page 23 : " Il n'existe rien de tel que 'le' temps ". L'association des thèses peut se dire ainsi : si la prétention à faire un de l'univers lui vient de la supposition d'existence d'un temps unique, alors la conception feuilletée du temps, héritée d'Ernst Bloch, déqualifie cet un. Le multivers serait une feuilleté d'univers selon les différents temps qui s'y enchevêtrent. Dit en termes de topologie moderne : le multivers serait un atlas de variétés temporelles.

En sa première apparition, la catégorie de multivers est cependant associée à autre chose que la variété temporelle. Elle est corrélée cette fois à la catégorie de centre selon l'idée que ce qui ferait un univers serait l'unicité de son centre. Je déduis du moins cet axiome implicite d'un renversement des propositions explicites de Daniel Charles qui pose, à l'envers : " Nous sommes tous des centres. Et l'univers est un multivers " . Comme l'on sait, la logique nous autorise à déduire de ce que A -> B que non-B -> non-A, soit, dans notre cas : la pluralité de centres entraînant le multivers, l'univers entraîne l'unicité du centre.]

En quoi ses deux acceptions apparentées de la catégorie de multivers (selon les temps et selon les centres) éclairent-elles l'enjeu du nomadisme musical ?

En ceci, me semble-t-il, que nomadiser va alors vouloir dire passer " sans cesse, sans relâche, obstinément " d'une couche à l'autre du multivers, s'entend soit d'un temps à l'autre, soit d'un centre à l'autre.

Une musique va ainsi nomadiser à mesure de sa capacité à glisser, sauter, déraper d'un temps à l'autre, d'un centre à l'autre.

 

Si l'on considère ceci comme un premier élément de réponse à notre question initiale (Qu'est-ce qu'une musique nomade pour Daniel Charles ?), on peut alors interroger cette conception de la musique sous plusieurs angles. Je le ferai d'abord sous celui de temps, puis sous celui d'univers.

 

Le temps donc, pour commencer.

Daniel Charles écrit, je l'ai rappelé : " il n'existe rien de tel que 'le' temps ". Il me semble que dans cet énoncé, le poids de l'inexistence est porté sur l'unicité du temps plutôt que sur le principe même du temps. Dit autrement, pour Daniel Charles, il semblerait que ce qui n'existe pas, c'est l'idée d'un temps unique et global (ce qu'il appelle le temps et qui semble assignable avant tout au temps historique) plutôt que l'idée en soi de temps. Ou encore : pour lui, peut-être qu'existent des temps mais il n'existe certainement pas 'le' temps.

J'inscrirai ici une première distance à l'égard de ces énoncés en posant - nous avions eu une première occasion d'en parler il y a près de quinze ans, lors de la sortie de la revue Entretemps - que " le temps n'existe pas ", non pas seulement comme temps supposé unique mais comme temps en soi, le temps - tout temps - étant en effet une opération sur des existences plutôt qu'une existence proprement dite. D'où une première question sur le gain véritable que représenterait le passage d'une situation d'unicité à une situation de pluralité.

Pour clarifier la méthode, je propose ici de distinguer le pluriel du multiple, le pluriel étant une prolifération d'uns là où le multiple est ultimement pensé comme étant sans un, sans atome fondateur. Il me semble alors que ce dont on parle ici, ce serait en fait d'un plurivers plutôt que d'un multivers proprement dit. Question de vocabulaire me direz-vous ? Peut-être pas tout à fait puisqu'il paraît légitime de se demander si le multivers du livre est en fait une récollection de différents univers (un bouquet d'univers : ce que je propose d'appeler un plurivers) ou s'il hérite d'une structure entièrement autonome et neuve.

Disons que je me méfie a priori de la voie de la pluralisation qui ne fait, souvent, que déplacer et multiplier les difficultés. En l'occurrence, si 'le' temps n'existe pas, mais si 'des' temps divers existent bien, qu'a-t-on vraiment gagné ? On a bien dépris l'un de l'unique - il y a désormais une pluralité d'uns et non pas un grand Un unique - mais on n'a pas fondé pour autant son propos sur une autre catégorie que celle de l'Un.

Or, il me semble que l'idée de nomadisation prend toute sa force lorsqu'elle n'est pas seulement une pluralisation mais la déqualification radicale d'une certaine conception de l'un, en l'occurrence l'un d'une " habitation ". Dit métaphoriquement, on voit bien qu'un nomade n'est pas exactement un sédentaire qui multiplierait ses lieux de séjours, un habitant qui changerait tous les jours de maison. Il faut bien que le nomadisme ouvre à une recomposition plus vaste de l'idée même de séjour, de maison et de ce que veut dire habiter un lieu. Ici de même : faire proliférer les temps, faire proliférer les centres (je vais y revenir) déploie un plurivers qui pourrait n'être que la répétition d'univers, qu'un empilement d'univers, sans que cela outrepasse au fond la catégorie même d'univers.

 

Ce que j'ai dit du temps vaut de même pour le centre. Comme je l'ai indiqué, il est suggéré dans ce livre qu'un univers suppose l'unicité d'un centre. Cette proposition emporte mon adhésion, beaucoup plus sûrement que la proposition (absente au demeurant de ce livre) qui énoncerait qu'un univers suppose l'unicité d'un temps.

On peut même dire que la thèse " un univers fait un à mesure du fait qu'il a un seul centre " est éminente dans les mathématiques contemporaines, singulièrement dans cette nouvelle branche de la topologie algébrique qu'on appelle théorie des catégories ou théorie des topos. En effet, cette discipline explicite comment un univers ne se soutient comme un que d'avoir un centre dont la puissance logique confère cohésion au régime d'apparaître qui singularise et découpe telle ou telle portion d'être. Cette discipline nous instruit également du fait qu'il y a bien possibilité de plusieurs univers selon la logique qui les soutend si bien qu'on pourrait dire, pour simplifier, qu'un univers, c'est une région de l'être découpée selon un régime logique identifiée.

Si l'on adopte cette conception mathématique, mettant la pensée sous réquisit de lui être contemporaine, alors on a bien l'idée de plusieurs univers mais on n'a ni l'idée d'un méta-univers qui serait univers d'univers, ni non plus à proprement parler l'idée d'une gerbe possible d'univers (tout du moins de même nature).

Et c'est là où je veux en venir : dans cette acception de l'univers, compatible avec la conception mathématique moderne de ce qu'est un univers, l'idée d'un plurivers ne paraît pas facilement tenable puisque la superposition de logiques différentes ne saurait faire ni une logique, ni une hypothétique méta-logique. Vous me direz : oui, mais le plurivers n'est justement pas un univers ; et le plurivers, lui, n'a précisément pas de centre.

C'est exact, mais la question que je me pose, et que je pose au livre, c'est alors : peut-on sauter sans dommage d'un centre à l'autre, peut-on sans coût majeur nomadiser entre différents univers, peut-on sans risque sauter d'une logique à une autre logique ? Le nomadisme serait-il alors le projet, le désir, l'utopie de rendre compatible ce qui n'est l'est pas ? Mais à quel supra-niveau une telle compatibilité pourrait-elle exister ?

 

On peut prendre, ce faisant, mesure de quelques conséquences d'un tel projet.

1) La catégorie d'oeuvre musicale y est rendue très problématique s'il est vrai qu'il n'y a d'oeuvre qu'assurant de manière immanente (s'entend par ses propres opérations internes) son unité, autant dire déployant une logique et une seule.

Je ne prétends pas ce faisant mettre l'oeuvre en position d'univers. L'oeuvre musicale n'est pas un univers, mais elle intervient assurément dans un univers (on pourrait dire, plus simplement, dans une situation préexistante) pour y inscrire son projet propre. Une oeuvre peut-elle alors se soutenir, non plus du projet d'intervenir dans une situation-univers mais du désir de nomadiser entre différentes situations ?

Il est vrai que ce livre acquiescerait sans doute à la déposition de la catégorie d'oeuvre.

2) Si l'on doit déposer la catégorie d'oeuvre, si l'on doit également déposer la catégorie d'univers, que devient notre nomadisme ? Que deviennent les univers entre lesquels ce nomadisme est censé circuler, et que devient le sujet même de ce nomadisme s'il n'est plus l'oeuvre ?

Le titre du livre (" Musiques nomades ", qui ne signifie pas, bien sûr, " oeuvres nomades ") suggère que le sujet de ce nomadisme serait la musique elle-même, ou du moins telle ou telle musique. Oui, mais si une musique, c'est précisément un univers et rien d'autre, comment une musique donnée pourrait-elle être le nomade de l'univers qu'elle fonde ?

 

Pour ma part, je fais usage de la catégorie de diagonale, qui n'est pas la catégorie boulezienne d'oblique. Il est vrai que la diagonale déploie aussi une figure du nomadisme : j'ai d'ailleurs eu l'occasion de la présenter à propos du Moïse et Aron de Schoenberg, opéra où la question du nomadisme structure le livret. Mais la diagonale, si elle constitue bien une figure de traversée " sans cesse, sans relâche et obstinément ", une position systématique donc pour parcourir un champ donné dans sa plus grande longueur en sorte d'en récollecter une figure générique, si la diagonale semble donc très proche du nomadisme prôné par ce livre, le rapprochement bute cependant sur ceci que la diagonale est et ne peut être que diagonale d'un univers là où le nomadisme dans ce livre est (ou serait) celui d'une oblique entre différents univers. Et je me demande, en ce point, si la réponse par le multivers (ou ce que j'ai proposé de rebaptiser plurivers), je me demande si cette réponse reste consistante ou si elle ne doit pas être, ultimement, comprise comme une fiction - le mot est lâché -.

Je l'emploierai ici au sens que lui donne Guy Lardreau dans un réjouissant ouvrage sur la science-fiction qu'il déploie comme philosophie d'opinion , relevant la philosophie de tâches qu'elle n'assume plus , en l'occurrence celle de la fabrication de mondes , pour examiner les consistances possibles d'univers, plus encore leur compossibilité. Lardreau inscrit ainsi la fiction sous le sceau d'un " héroïsme de la raison " reprenant des mains défaillantes de l'imagination la tâche d'imaginer de nouveaux univers . C'est en ce sens du mot fiction que j'ajouterai ceci : si une musique nomade devait être une musique qui trace systématiquement une oblique entre plusieurs univers, il me semble qu'il faudrait inscrire la proposition de Daniel Charles dans la nouvelle rubrique d'une musique-fiction. Une musique nomade indiquerait en effet le projet d'occuper une position d'entendement divin face à la diversité des univers musicaux. Ce serait la musique dont Dieu rêve quand il joue aux dés plutôt que de fulgurer le meilleur des univers possibles. Là où d'autres pensent qu'il s'agit aujourd'hui de déterminer les nouveaux contours d'un univers musical apte à faire vérité du sensible, ce livre prône une retenue face à la volonté de fulgurer, fait l'éloge d'une exploration systématique des possibles plutôt que de la décision qui tranche pour l'un d'entre eux, en appelle d'une prolifération des centres et des topos. Mais cette disposition, dont j'accorde qu'elle peut être au principe d'une subjectivation, peut-elle vraiment servir d'ossature à une musique ?

L'indétermination en fin de compte s'est ici reportée sur le mot même de musique qui est alors redoublé (il désigne à la fois l'univers et ce qui y intervient), et replié sur lui-même (en un repli de la musique sur l'oeuvre) si bien que le nomadisme dont il s'agit opère pour bonne part à l'intérieur même de ce mot entre ses différentes acceptions,

L'expression " musiques nomades ", au pluriel, indiquerait-elle alors une nomadisation non pas tant de la musique (dans un plurivers) que des musiciens (entre les musiques existantes) ? L'idée serait alors que la nouvelle situation musicale qui s'ouvre à nous n'en est plus tout à fait une, et qu'il ne nous reste plus qu'à nous faire les nomades de cette incertitude.

Esthétique négative, dira-t-on alors, car esthétique où le mot de nomade devient le signe d'une déposition inlassable et permanente de toute stabilité. À ce titre, d'autres compositeurs - je pense en particulier à Helmut Lachenman - auraient peut-être dus être également évoqués.

En fin de compte, il y aurait deux sortes de nomadisme :

- celui que j'ai appelé le nomadisme de la diagonale, dont le parcours est systématique (il traverse une situation dans sa plus grande longueur pour en prendre mesure de part en part et, ce faisant, en relever une empreinte générique),

- et le nomadisme de ce livre, qui serait dans une détermination plus unilatéralement soustractive, et dont le " sans cesse et sans relâche " relèverait plutôt d'une récusation, d'un retrait incessant plutôt que d'une appropriation. Cette dernière disposition subjective me semble une disposition peut-être plus aventurière ou exploratrice qu'à proprement parler nomade. C'est un peu celle des grandes sagas de la science-fiction et quelque tonalité de ce livre me semble en effet s'accorder à cet état d'esprit dont la clef serait peut-être à trouver dans l'idée du multivers comme montage fictionnel d'univers.

 

Au total, mon interrogation, adressée à l'auteur par qui se conçoit aussi comme arpenteur d'univers, se déploie sous le signe de deux nomades se croisant à intervalles lointains et imprévisibles, et se saluant d'un geste cordial pour souhaiter à l'autre bonne obstination dans son propre voyage.