Définir la musique?
Sur les écrits d'André Boucourechliev
Samedi 29 avril 2000 (Ircam)
Je voudrais interroger quelques thèses dont An-dré Boucourechliev s'est fait le protagoniste.
Comme d'autres, j'ai découvert André d'abord comme une voix (à la radio), puis comme une plume (en l'occurrence celle qui parlait de la musique de Schumann), ensuite comme une musique (je suis entré dans son oeuvre par Ombres) et enfin seulement comme un visage et un corps : c'était à son séminaire boulevard Jourdan où un ami m'avait invité.
Lors de ces séances je l'ai entendu énoncer ce qui constituait à ses yeux une définition recevable de la musique, définition qu'il publiera plus tard dans son livre sur Le langage musical. Je rappelle cette définition : la musique est " un système de différences qui structure le temps sous la catégorie du sonore " (1).
Une définition de la musique par un musicien, l'affaire en soi n'est pas banale j'y reviendrai .
D'autres thèses de Boucourechliev m'avaient également frappé.
L'une touchait à l'unité de l'oeuvre et au rôle dévolu à l'auditeur. André Boucourechliev, qui aimait donner à ses formules un tour provocateur, énonçait à ce propos : " l'unité de l'oeuvre, c'est vous " (2), s'entend : vous l'auditeur qui l'écoutez.
Une autre thèse associait l'ouverture de l'oeuvre au travail spécifique de l'interprète. André Boucourechliev aurait pu la formuler ainsi, paraphrasant la précédente : " l'ouverture de l'oeuvre, c'est lui ", s'entend : l'interprète qui la joue (3).
Enfin, une thèse portait sur la position du compositeur et soutenait en substance que l'oeuvre fait le compositeur plutôt qu'il ne la fait : " l'artiste [...] s'est construit dans et par sa musique " écrivait-il (4). Soit, dans un vocabulaire que Boucourechliev reprenait cette fois à Boris de Schloezer : le moi du compositeur est " un autre moi qui plane au-dessus du moi quotidien " (5) .
Je rassemble donc un bouquet de quatre thèses sur lequel je voudrais aujourd'hui me pencher :
Je voudrais interroger les corrélations sous-jacentes à ces quatre thèses pour en dégager la cohérence.
Mon propos n'est pas de discuter séparément chacune de ces thèses mais plutôt d'en montrer la cohésion commune.
Prise une à une, ces thèses mériteraient bien sûr examen.
Rien là, dans ces proximités ou distances de pensée, que les termes d'un débat ordinaire, comme il était joyeux de s'y livrer avec André Boucourechliev dans ces années quatre-vingt.
Le point sur lequel je voudrais orienter cette intervention, point que je crois apte à dégager la cohérence de son propos, porte sur le principe même d'une définition de la musique : j'entends non pas son contenu mais sa nécessité pour un musicien. Autant dire qu'il s'agit d'interroger non pas l'énoncé cette définition, à bien des égards, est plus pertinente que toutes celles qui circulent communément sur la musique telle la musique comme " art des sons " (6) mais singulièrement sa position d'énonciation.
L'énonciation ici est celle d'un musicien entreprenant de théoriser le langage musical.
L'étonnant, à mes yeux, tient au fait qu'un musi-cien estime ainsi devoir recourir à une définition de la musique au seuil de son traité musical. André Boucourechliev s'en étonne d'ailleurs lui-même, s'interrogeant : " À supposer que l'on tienne une définition, qu'en ferait-on ? " (7).
Plutôt que de considérer le mot musique comme étant pour le musicien un nom propre, donc dispensé d'office de définition pas plus, pourrait-on dire, qu'André n'aurait songé à définir Jeanne qui accompagnait son existence , voilà pourtant qu'il estimait devoir définir cet art qui était le sien pour fonder sa démarche réflexive de musicien.
Je voudrais vous faire partager l'étonnement qui est le mien face à ce besoin de définir la musique quand on se pense comme musicien.
o Lorsqu'on s'engage dans une réflexion sur la musique comme musicien, l'idée même de définir la musique me semble paradoxale.
On peut le relever empiriquement : recourir à ce genre de définitions préliminaires est une pratique exceptionnelle. Que tel ou tel musicien puisse, au fil d'une conversation ou d'une lettre, évoquer une définition de la musique est une chose ; recourir à une définition en bonne et due forme au seuil d'une entreprise théorique en est une tout autre.
Ni Boulez, ni Stockhausen, ni Pousseur ne l'ont fait pour ne citer que les pairs d'André Boucourechliev, ses égaux dans la théorie de la musique contemporaine , mais également ni Schoenberg, ni Wagner (à ma connaissance du moins), ni Schumann. Boucourechliev se particularise donc par ce parti de définir la musique.
o Prenons un autre exemple, hors de notre domaine : la théorie mathématique des ensembles, qui " fonde " l'édifice des mathématiques, ne définit nulle part ce qu'est un ensemble. Elle se contente d'établir un fonctionnement réglé (en l'occurrence par des axiomes) de cette catégorie en l'associant par une relation (l'appartenance) à un autre identité non définie : celle d'élément. La théorie des ensembles axiomatise ainsi ce que veut dire qu'un élément appartienne à un ensemble sans jamais définir ni ce qu'est un élément, ni ce qu'est un ensemble, ni ce que veut dire que l'un appartienne à l'autre.
On peut également ajouter que la pensée mathématique ne définit non plus jamais ce que sont les mathématiques. Ce n'est pas, là encore, qu'il n'y ait pas de bonne définition des mathématiques (la plus mauvaise à mon sens est de définir la science mathématique par délimitation de ses prétendus objets on parle alors d'une science des nombres et des figures ; la meilleure revient à caractériser les mathématiques comme étant l'ontologie, soit ce qui peut se dire de l'être comme être). Le point essentiel est que de telles définitions, bonnes ou mauvaises, n'ont pour les mathématiciens aucune raison d'être, car elles n'ont pas d'intérêt pour la pensée mathématique agissante. De telles définitions ne sauraient orienter la pensée mathéma-ticienne.
Pourquoi André Boucourechliev éprouve-t-il alors le besoin de définir la musique lors même qu'il pense la musique en musicien et non pas de l'extérieur ? À quoi cela le conduit-il ? Ce parti pris a-t-il quelque chose à voir avec les trois autres thèses précédemment relevées, a-t-il quelque parenté discernable avec les caractérisations qu'avance Boucourechliev de l'auditeur, de l'interprète et du compositeur ?
Voilà ce que je voudrais examiner maintenant.
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Définir la musique comme un système de différences qui structure le temps sous la catégorie du sonore permet, en première approche, de partager ce qui est musique de ce qui ne l'est pas. C'est même la vertu cardinale d'une définition. Ainsi Boucourechliev conclut aussitôt de sa définition de la musique que John Cage n'est pas le musicien, qu'il refuse d'ailleurs de se déclarer, puisque sa production sonore n'est pas ordonnée à un système différenciant (8). Comment ne pas applaudir à cet énoncé de bon sens musical qui légitime d'ailleurs qu'on retrouve au-jourd'hui la production de John Cage au rayon des cartes postales plutôt que dans les salles de concert (voyez Beaubourg).
Une définition permet de circonscrire ce dont on parle, de ramasser sous un mot le travail de discernement d'une entité, de délimiter en écartant ce qui ne tombera pas sous le nouveau nom défini.
Mais cet usage de la définition ne suffit pas à rendre compte de son déploiement dans la pensée d'André Boucourechliev.
Je ferai ici une hypothèse : il nous faut une compréhension dynamique de la définition. Chez Boucourechliev il ne faut pas comprendre la définition comme étant la simple déposition d'un énoncé. Il faut comprendre le mouvement qu'il y a dans la définition. Chez lui la définition a une puissance qui excède le défini qu'elle engendre, si bien qu'il faut entendre dans définition un processus plutôt qu'un résultat. De même qu'André Boucourechliev aimait à rappeler cet énoncé d'André Souris : " la forme musicale est nécessairement une formation " (9) , de même on pourrait dire que pour lui, le défini musical est nécessairement une définition. Soit : ce qui importe en théorie musicale est moins le défini que l'opération même de définition.
Quand Boucourechliev définit, il met donc l'accent moins sur le résultat que sur le geste de définition.
Ainsi la citation exacte de sa définition de la musique est en fait celle-ci : " la musique serait un système de différences qui structure le temps sous la catégorie du sonore " (10). On a donc : " la musique serait ", plutôt que " la musique est " : le conditionnel inscrit la définition sous condition d'un travail ultérieur. Ce qui importe est une entreprise de perpétuelle définition, irréductible aux définis qu'elle dépose en cours de route, de même que la formation musicale ne se mesure pas à une forme déposée, figée.
Pour expliciter la définition comme mouvement plutôt que comme défini, André Boucourechliev parle de " la définition comme programme de prospection. " Et il précise : " Ce n'est pas la constatation que l'on vise, mais la production de modèles aussi proches que possible du phénomène musical. [...] De tels modèles de travail se mesurent à leur utilité. " (11) .
Dans la pensée de Boucourechliev il y avait une prédilection générale pour l'énonciation plutôt que pour de purs et simples énoncés. Il n'y avait pas pour lui d'énoncés entièrement détachables de leur position d'énonciation (ce trait fut, je crois, encouragé par sa rencontre avec Roland Barthes). Ainsi si le domaine par excellence des énoncés détachables de leur position d'énonciation est celui de la science, on peut constater que Boucourechliev semblait indifférent à ce domaine.
Privilégier l'énonciation sur l'énoncé et, de manière plus restrictive, la définition sur le défini, a deux conséquences :
o La première est que la pensée définissante est tendanciellement une pensée de caractère logique. Elle travaille au conditionnel : " si ceci existe, alors cela existe aussi ", ou bien : " si la musique existe bien, alors sa définition pourrait en être ".
Une pensée définitionnelle ne tranche pas sur les existences, ne décide pas ce qui compte et ne compte pas, ne partage pas entre l'important et l'accessoire. Elle soutient des conséquences logiques en laissant en suspens la question de la validité ou non des prémisses.
Dans notre cas, cela produit par exemple : 'si la musique est bien un système de différences, alors Cage ne fait pas de la musique puisqu'il ignore la différenciation'. Mais la musique est-elle bien un tel système de différences structu-rant le temps sous la catégorie du sonore ? Le mouvement de définition court-circuite le mo-ment où la pensée doit trancher. Si telle est en effet la définition de la musique, alors Cage n'est pas musicien, mais il ne l'est pas alors par définition et non pas par décision.
La définition court-circuite le temps de la conviction, évite l'énoncé d'une conviction fon-datrice. La définition reste dans le champ des possibles sans prescrire une existence. Pourtant s'il est une conviction moderne, c'est bien que toute existence ultimement ne peut plus être simplement constatée mais doit être décidée. D'une existence, on ne prend pas acte mais on la décide pour placer une pensée dans son ombre portée.
o La seconde conséquence est celle-ci : lorsque la pensée s'engage dans un mouvement de définition, elle tend à n'en plus sortir, à circuler de définition en définition. Ainsi la procédure définitionnelle tend à prévaloir dans tous les énoncés de la théorie musicale qui en découle et qui incline alors à circuler de définition en définition.
André Boucourechliev est ainsi conduit, quel-ques pages après avoir posé sa définition de la musique, à proposer de " redéfinir le rythme " (12).
De même si l'on prend sa seconde thèse : " l'unité de l'oeuvre, c'est vous [l'auditeur] ", il me semble que la bonne manière de la comprendre en situation (c'est-à-dire sous la plume de Boucourechliev, sous la loi de sa position propre d'énonciation et non pas comme énoncé détaché) est de le faire comme étant elle aussi une définition. Cet énoncé n'est pas ici un théorème. Il ne se déduit pas de la définition première (celle de la musique). Il n'est pas non plus une décision de pensée (du type : je décide de penser l'unité de l'oeuvre sous contrainte de l'unité postulée d'un individu : l'auditeur). Il est en vérité une nouvelle définition.
De quoi cet énoncé est-il alors la définition : de l'unité, de l'oeuvre ou de l'auditeur ? À mon sens, cet énoncé est une définition de l'unité.
Ce que je viens de dire de la deuxième thèse pourrait être dit tout autant de la troisième : l'ouverture de l'oeuvre est l'affaire de l'interprète. Ou : l'oeuvre ouverte, c'est l'interprète. Il faut en effet me semble-t-il prendre également cet énoncé comme une définition, singulièrement comme une définition de ce que veut dire l'ouverture de l'oeuvre et non pas une définition de l'interprète.
Enfin la quatrième thèse : " le moi du compositeur est fait par l'oeuvre plutôt qu'il ne la fait " est également, je pense, une définition, en l'occurrence du moi du compositeur. Qu'est-ce en effet que le moi autre du compositeur, qui n'est pas son moi ordinaire ? Boucourechliev répond : c'est précisément ce que fait l'oeuvre en lui !
Mon hypothèse est donc qu'André Boucourechliev circule entre ces quatre thèses par exten-sion progressive du principe définitionnel, par capillarité d'un mouvement qu'il appelait " programme de prospection ".
En fait ce mouvement de pensée est lui-même enveloppé par une cinquième thèse, qu'on pourrait formuler ainsi, même si on ne le retrouve jamais telle quelle sous sa plume (13) : " la musique est un langage ".
De cette thèse découle qu'une définition de la musique est recevable car cette définition de-vient la saisie d'un langage particulier (le dit langage musical) par la langue naturelle. Le musicien, parlant du langage musical dans sa langue naturelle, peut définir ce langage musical car il dispose ainsi à la fois d'une homogénéité de plans (la musique qu'il joue, comme la défi-nition qu'il prononce, relève du langage) et d'une hiérarchie (le langage naturel peut définir le langage musical, non l'inverse).
Mon hypothèse serait alors qu'on devrait pouvoir démontrer je ne m'y engagerai pas aujourd'hui que lorsque l'existence d'un langage musicale est décidée, alors il devient nécessaire de définir la musique. En ce sens, si ce théorème est vrai, la logique définitionnelle que j'ai relevée chez André Boucourechliev ne ferait pas l'économie complète de toute décision d'existence. En vérité, ce sur quoi elle déciderait, en amont de toute définition de la musique, serait que la musique est un langage, ou encore qu'il y a quelque chose comme " le langage musical ". Ce serait alors sous cette décision d'existence qu'il conviendrait de définir ce qu'est ce langage, c'est-à-dire de saisir, grâce au langage lui-même, son élément différenciant.
Si mon propre dispositif de pensée se situe aux antipodes de cette méthode - je tiens que la musique n'est pas un langage, que pour le musicien elle ne se définit pas, que l'unité de l'oeuvre est affaire sans doute d'audition (14) mais non pour autant d'auditeur... - j'aime cependant me rapporter à cette pensée d'André Boucourechliev en sa singularité, qui porte désormais pour moi le signe non seulement de sa cohésion j'ai tenté de l'exhausser mais surtout de sa voix, de ses intonations, de son corps et de ses gestes. Et si André était ici avec nous ce matin comme j'aurais aimé qu'il puisse encore l'être, lui qui aimait les pirouettes, je lui aurais alors adressé cette ultime remarque :
" Mais cher André, ce que vous posez là, au seuil de votre traité musical, ce conditionnel que vous voudriez impératif, cette possibilité qu'il y ait musique sous la décision préalable qu'il y a le langage, et cette thèse 'l'unité de l'oeuvre, c'est vous', et cette logique d'énonciation irréductible à ses énoncés bref, toute cette définition de la musique, finalement c'est vous ! Et c'est vous que vous définissez par vos écrits sur la musique ! "
Et n'est-ce pas d'ailleurs ce que chacun qui les lit connaît bien
? Aimer lire Boucourechliev, c'est toujours aimer un peu André, ce
musicien tentant de se définir, par ses ouvrages, comme penseur de
la musique.