Il nÕy a pas LÕImprovisation : il y a des improvisations de types trs diffrents.
Il nÕy a pas Ē une Č improvisation ; il y en a trois.
Dtaillons les trois
logiques htrognes qui coexistent ainsi sous un mme nom.
Esquisse dÕune typologie
Improvisation individuelle/collective
Il faut dÕabord distinguer lÕimprovisation individuelle (vieille pratique de la musique Ē classique Č) de lÕimprovisation collective (r-invention, dans la musique occidentale, de la fin des annes soixante : disons partir du free-jazzÉ).
Ces deux types dÕimprovisation se distinguent radicalement, non seulement par leur histoire en Occident, mais plus essentiellement par leur structure immanente, par leur logique interne : si lÕon peut soutenir quÕune improvisation individuelle ressemble Ē une composition instantane Č [1][1] (voir les pratiques traditionnelles des compositeurs — Bach, ou LisztÉ — ou aujourdÕhui les improvisations des organistesÉ), on ne peut le soutenir de la mme manire pour une improvisation collective, du moins pour ce type dÕimprovisation collective qui ne se rduit pas une srie dÕimprovisations individuelles.
Le jazz, avant le free
jazz, tait trs peu une
improvisation collective mais plutt une succession dÕimprovisations individuelles
(les Ē chorus Č) : une srie de petites compositions
instantanes (trs codifies, balises par la mlodie, la Ē grille Č
harmonique, et le tempo), donc de petites variations enchanesÉ Il y a par
contre, depuis le free jazz,
une logique de lÕimprovisation collective bien diffrente o chaque musicien de
lÕensemble improvise simultanment hors schmas prtablis. Cette improvisation
collective produit une superposition sonore qui relve au choix dÕune polyphonie,
dÕune htrophonie ou dÕune vaste masse sonore en mouvement (quand lÕun de la voix musicale est dissout), dÕo parfois, surtout
quand lÕeffectif est vaste, un Ē timbre Č global plutt quÕune
pluralit de voix.
Improvisation srielle/collective
On conviendra alors de distinguer :
— lÕimprovisation Ē srielle Č, ou succession dÕimprovisations individuelles : le pluriel des pupitres est ici un chapelet dÕindividualits, un ensemble ordonn dÕlments ;
— lÕimprovisation
Ē collective Č proprement dite, ou improvisation simultane de
tous : le groupe de musiciens est ici une formation concertante, une union
de parties.
Au total, on distinguera trois types dÕimprovisation :
— Individuelle
— Srielle
— Collective
Dlimitations
Gnrales
LÕintrt de lÕimprovisation nÕest nullement dÕtre une suppose plus grande Ē libert Č du musicien.
DÕailleurs tre libre, ce nÕest pas voluer
sans contraintes mais en se considrant responsable des contraintes quÕon a
dcid dÕassumer. Toute improvisation est sature de contraintes, contraintes
spcifiques ce genre musical quÕil sÕagit prcisment de connatre, comprendre
et pratiquer — ainsi, pour qui dcouvre lÕimprovisation, la difficult
est surtout quÕil y a plus de choses taire quÕ dire, plus de contraintes
ngatives donc quÕaffirmativesÉ —.
En matire dÕimprovisation individuelle/srielle
LÕimprovisation individuelle/srielle
ne sÕimprovise pas. DÕo le travail pralable de lÕimprovisateurÉ Cette dimension de travail
pralable nÕexiste proprement parler pas dans lÕimprovisation collective, pas
plus quÕelle nÕexiste dans une conversation collective.
En matire dÕimprovisation collective
„ LÕimprovisation collective nÕest pas une composition instantane. En fait, elle nÕa gure de rapport avec la composition musicale, ayant plutt rapport une conversation entre amis.
„ On nÕenseigne pas lÕimprovisation collective : ce nÕest pas proprement parler une matire dÕenseignement musical. On duque lÕimprovisation collective (en la pratiquant, et la verbalisant : analyse, discussion, critique, rcouteÉ).
„ Ē La musique improvise [collectivement] nÕexiste pas ; il nÕexiste que des improvisateurs. Č (A. Savouret).
En effet la musique que gnre lÕimprovisation collective nÕest pas vritablement dtachable des musiciens qui lÕont produite. En ralit, lÕimprovisation collective est plus faite pour les musiciens qui la pratiquent que pour la musique qui en jaillit.
„ Dans lÕimprovisation collective, lÕexpression du musicien lÕemporte sur la transmission dÕun contenu musical : on entend lÕexpression du/des musicien(s) — expression musicienne — plutt quÕune expression musicale proprement dite (i.e. celle dÕune Ļuvre).
„ LÕimprovisation collective est faite pour ceux qui la pratiquent plutt que pour un public lÕcoutant. LÕimprovisation collective nÕa pas proprement parler de public exogne. Elle sÕadresse aux musiciens en train de jouer, susceptibles dÕintervenir, non des auditeurs extrieurs. En ce sens, elle ressemble une conversation parle : on ne peut durablement lÕcouter quÕ condition dÕtre susceptible tout instant dÕy intervenir, de participer au colloque des ides changesÉ
Une improvisation collective peut tre publique (ce sera le cas ce soir), elle nÕest pas pour autant pour un public.
„ Une improvisation
collective ne sÕcoute pas comme on coute une Ļuvre. Dans lÕimprovisation
collective, on coute le groupe des musiciens plutt quÕune
Ē musique Č proprement dite ; on coute la manire dont un peu
de musique peut hasardeusement se dposer sur cette pratique et envelopper les
musiciens.
Quelques principes de lÕimprovisation collectiveÉ
„ Ē Dans lÕimprovisation collective, quand il y a une volont trop individuelle, cela ne marche plus. Č Ė ce titre, dans lÕimprovisation collective, il faut Ē rflchir avant et aprs mais pas pendant Č (on entendra ici rflchir au sens de verbaliser : il faut se garder de ressaisir en mots la pense musicale en actes pendant lÕimprovisation).
„ Ē Dans une improvisation collective, toute proposition individuelle doit tre claire. Č Ė ce titre, en improvisation collective, Ē il nÕy a pas de fausses routes, il nÕy a que des droutes Č (A. Grillo).
Mme si lÕimprovisation collective ne peut, lÕgal de lÕimprovisation individuelle/plurielle, tre conue comme une Ē composition instantane Č, lÕimprovisateur doit cependant intervenir avec la mme conviction musicienne que si ce quÕil jouait et proposait au groupe tait crit sur une partition, rentrait donc dans un plan prtabli et disposait ainsi dÕune intention compositionnelle bien dfinie. Il doit ce faisant adresser sa proposition un auditeur gnrique plutt quÕ ses partenaires ; il doit faire, dans un premier temps du moins, comme sÕil nÕattendait rien de ses partenaires, comme si ceux-ci allaient rester indiffrents sa proposition. Mais bien sr, il nÕest pas sourd ce que jouent ses partenaires et continue ce faisant de les couter : si ceux ragissent, inflchissent leur propos, il en tiendra alors compte, en un second temps, dans le dveloppement de sa propre intervention.
„ On remarquera la
contradiction patente des deux rgles prcdentes. Cette contradiction
contribue au dynamisme propre de lÕimprovisation collective.
Un croisement de deux fictions
Ce dynamisme peut tre formalis comme le croisement de deux fictions inverses lÕune de lÕautre : le musicien doit la fois improviser comme sÕil tait seul jouer et improviser comme si son jeu nÕtait guid que par les autres. Deux fictions puisquÕen fait il nÕest pas seul jouer et quÕen fait, il guide galement son propre jeu. Mais il doit faire simultanment deux fois Ē comme si Č.
Ce croisement de deux fictions voque celui quÕexpose le jsuite hongrois Hevenesi en 1705 [2][2] et qui fixe ce quÕon appelle Ē la manire ignatienne de procder Č :
Ē Fie-toi Dieu comme si le succs des choses dpendait tout entier de toi, et en rien de Dieu. Alors pourtant mets-y tout ton labeur comme si Dieu seul allait tout faire, toi rien. Č
Cette rgle expose un paradoxe, puisque le succs de lÕaction dpend dÕabord uniquement de qui agit, pour ensuite nÕen plus dpendre du tout. Un point intressant de cette rgle est quÕelle propose un trajet plutt quÕune statique de lÕaction. La tension propre de cette formule tient en effet lÕordre dans lequel on la parcourt, ordre amplifi par le mot Ē alors Č. Son intrt tient au fait quÕil se passe quelque chose entre le commencement et la fin de cette sentence. Elle bascule en effet autour dÕun alors qui, dans ce contexte spirituel, prsente un moment de conversion, ce qui pourrait aussi se dire un temps de renversement pour le sujet de cette maxime.
On peut, me semble-t-il, transposer pour lÕimprovisation collective la maxime paradoxale de ce mouvement subjectif et poser :
Ē Improvise comme si la russite de lÕimprovisation collective dpendait entirement de toi, nullement de tes partenaires. Ensuite pourtant mets-y tout ton labeur comme si tes partenaires seuls allaient tout faire, et toi rien. Č
On retrouve ici lÕimportance de la proposition
individuelle claire et soutenue en son affirmation premire (principe quÕon
dira de Grillo) et ensuite lÕimportance que cette proposition individuelle se
convertisse en confiance en une volont collective excdant et emportant les
projets individuels de dpart.
Je livre cette maxime du jeu individuel dans
lÕimprovisation collective notre rflexion et conclurai sur trois questions,
tentant dÕy rpondre pour mon compte mais attendant surtout les rponses que
mes partenaires de cette matine voudront bien eux-mmes y apporter..
Russir ?
Existe-t-il, sur ces bases, quelque chose comme une improvisation collective russie ?
Rponse propose : Oui, quand le groupe arrive constituer des situations sonores Ē intressantes Č qui procdent du groupe lui-mme, cÕest--dire qui dcoulent moins de lÕexistence de propositions individuelles sparment Ē intressantes Č que de leur somme. Dans ces cas, le rapport collectif est constituant des voix individuelles plutt que constitu par elles.
Un intrt dÕordre suprieur provient quand le
groupe arrive se mouvoir collectivement dÕune situation une autre, quand la
conversion dÕune situation en une autre arrive procder dÕune dynamique
collective.
Diriger ?
Peut-on diriger une improvisation collective ?
Rponse
propose : Oui. Rien nÕinterdit le collectif de se doter de rgles de
fonctionnement, de logiques dynamiques, de mme quÕune table ronde suppose en
gnral un prsident de sanceÉ
Prformer du matriau ?
Peut-on partir dÕun matriau fix lÕavance tout en respectant cette logique de lÕimprovisation collective ?
Rponse propose : Oui, de mme quÕune conversation ou quÕune table ronde peut bien partir dÕun thme fix lÕavance (la ntre en est nouveau la preuveÉ).
Mais il est vrai quÕun collectif de paroles diffre dÕun collectif de musiciens car les interventions restent normalement successives dans un collectif parlant (ce qui la rapproche dÕune improvisation srielle). Pour retrouver dans lÕespace de la parole lÕquivalent de notre improvisation collective, il faut plutt imaginer les conversations simultanes se nouant autour dÕune table entre personnes mangeant ensemble, conversations sÕengageant avec les voisins plus ou moins proches qui peuvent tre tantt gnrales, tantt rgionales (un coin de table), tantt purement locales (deux deux). Ici chaque conversation tient lieu dÕun instrument dans notre colloque musical.
Mais il est vrai quÕalors lÕensemble des
conversations de la table nÕest pas destin tre cout comme tel, chaque
nouvel arrivant devant slectionner la conversation laquelle sÕintresser (et
ventuellement sÕintgrer) plutt quÕcouter le brouhaha gnralÉ
––––––
[1][1] JÕai rflchi sur la manire dont la prise en compte du hasard conduit concevoir lÕimprovisation individuelle comme essentiellement diffrente dÕune composition Ē en temps rel Č dans le texte suivant de 1996 : Ē Un singulier hasard (De lÕimprovisation musicale Č (Hexameron, n” 7)
[2][2] Cit par Louis Beirnaert : Aux frontires de lÕacte analytique, Seuil (Paris, 1987)