De lÕimprovisation collective

(Samedi dÕEntretemps, 27 mars 2004 – Ircam)

 

Franois Nicolas (ENS)

 

 

 


Il nÕy a pas LÕImprovisation : il y a des improvisations de types trs diffŽrents.

Il nÕy a pas Ē une Č improvisation ; il y en a trois.

DŽtaillons les trois logiques hŽtŽrognes qui coexistent ainsi sous un mme nom.

 

Esquisse dÕune typologie

 

Improvisation individuelle/collective

Il faut dÕabord distinguer lÕimprovisation individuelle (vieille pratique de la musique Ē classique Č) de lÕimprovisation collective (rŽ-invention, dans la musique occidentale, de la fin des annŽes soixante : disons ˆ partir du free-jazzÉ).

Ces deux types dÕimprovisation se distinguent radicalement, non seulement par leur histoire en Occident, mais plus essentiellement par leur structure immanente, par leur logique interne : si lÕon peut soutenir quÕune improvisation individuelle ressemble ˆ Ē une composition instantanŽe Č [1][1] (voir les pratiques traditionnelles des compositeurs — Bach, ou LisztÉ — ou aujourdÕhui les improvisations des organistesÉ), on ne peut le soutenir de la mme manire pour une improvisation collective, du moins pour ce type dÕimprovisation collective qui ne se rŽduit pas ˆ une sŽrie dÕimprovisations individuelles.

Le jazz, avant le free jazz, Žtait trs peu une improvisation collective mais plut™t une succession dÕimprovisations individuelles (les Ē chorus Č) : une sŽrie de petites compositions instantanŽes (trs codifiŽes, balisŽes par la mŽlodie, la Ē grille Č harmonique, et le tempo), donc de petites variations encha”nŽesÉ Il y a par contre, depuis le free jazz, une logique de lÕimprovisation collective bien diffŽrente o chaque musicien de lÕensemble improvise simultanŽment hors schŽmas prŽŽtablis. Cette improvisation collective produit une superposition sonore qui relve au choix dÕune polyphonie, dÕune hŽtŽrophonie ou dÕune vaste masse sonore en mouvement (quand lÕun de la voix musicale est dissout), dÕo parfois, surtout quand lÕeffectif est vaste, un Ē timbre Č global plut™t quÕune pluralitŽ de voix.

 

Improvisation sŽrielle/collective

On conviendra alors de distinguer :

— lÕimprovisation Ē sŽrielle Č, ou succession dÕimprovisations individuelles : le pluriel des pupitres est ici un chapelet dÕindividualitŽs, un ensemble ordonnŽ dՎlŽments ;

— lÕimprovisation Ē collective Č proprement dite, ou improvisation simultanŽe de tous : le groupe de musiciens est ici une formation concertante, une union de parties.

 

Au total, on distinguera trois types dÕimprovisation :

— Individuelle

— SŽrielle

— Collective

 

 


DŽlimitations

 

GŽnŽrales

LÕintŽrt de lÕimprovisation nÕest nullement dՐtre une supposŽe plus grande Ē libertŽ Č du musicien.

DÕailleurs tre libre, ce nÕest pas Žvoluer sans contraintes mais en se considŽrant responsable des contraintes quÕon a dŽcidŽ dÕassumer. Toute improvisation est saturŽe de contraintes, contraintes spŽcifiques ˆ ce genre musical quÕil sÕagit prŽcisŽment de conna”tre, comprendre et pratiquer — ainsi, pour qui dŽcouvre lÕimprovisation, la difficultŽ est surtout quÕil y a plus de choses ˆ taire quՈ dire, plus de contraintes nŽgatives donc quÕaffirmativesÉ —.

 

En matire dÕimprovisation individuelle/sŽrielle

LÕimprovisation individuelle/sŽrielle ne sÕimprovise pas. DÕo le travail prŽalable de lÕimprovisateurÉ Cette dimension de travail prŽalable nÕexiste ˆ proprement parler pas dans lÕimprovisation collective, pas plus quÕelle nÕexiste dans une conversation collective.

 

En matire dÕimprovisation collective

„ LÕimprovisation collective nÕest pas une composition instantanŽe. En fait, elle nÕa gure de rapport avec la composition musicale, ayant plut™t rapport ˆ une conversation entre amis.

„ On nÕenseigne pas lÕimprovisation collective : ce nÕest pas ˆ proprement parler une matire dÕenseignement musical. On Žduque ˆ lÕimprovisation collective (en la pratiquant, et la verbalisant : analyse, discussion, critique, rŽŽcouteÉ).

„ Ē La musique improvisŽe [collectivement] nÕexiste pas ; il nÕexiste que des improvisateurs. Č (A. Savouret).

En effet la musique que gŽnre lÕimprovisation collective nÕest pas vŽritablement dŽtachable des musiciens qui lÕont produite. En rŽalitŽ, lÕimprovisation collective est plus faite pour les musiciens qui la pratiquent que pour la musique qui en jaillit.

„ Dans lÕimprovisation collective, lÕexpression du musicien lÕemporte sur la transmission dÕun contenu musical : on entend lÕexpression du/des musicien(s) — expression musicienne — plut™t quÕune expression musicale proprement dite (i.e. celle dÕune Ļuvre).

„ LÕimprovisation collective est faite pour ceux qui la pratiquent plut™t que pour un public lՎcoutant. LÕimprovisation collective nÕa pas ˆ proprement parler de public exogne. Elle sÕadresse aux musiciens en train de jouer, susceptibles dÕintervenir, non ˆ des auditeurs extŽrieurs. En ce sens, elle ressemble ˆ une conversation parlŽe : on ne peut durablement lՎcouter quՈ condition dՐtre susceptible ˆ tout instant dÕy intervenir, de participer au colloque des idŽes ŽchangŽesÉ

Une improvisation collective peut tre publique (ce sera le cas ce soir), elle nÕest pas pour autant pour un public.

„ Une improvisation collective ne sՎcoute pas comme on Žcoute une Ļuvre. Dans lÕimprovisation collective, on Žcoute le groupe des musiciens plut™t quÕune Ē musique Č proprement dite ; on Žcoute la manire dont un peu de musique peut hasardeusement se dŽposer sur cette pratique et envelopper les musiciens.

 

 


Quelques principes de lÕimprovisation collectiveÉ

 

„ Ē Dans lÕimprovisation collective, quand il y a une volontŽ trop individuelle, cela ne marche plus. Č Ė ce titre, dans lÕimprovisation collective, il faut Ē rŽflŽchir avant et aprs mais pas pendant Č (on entendra ici rŽflŽchir au sens de verbaliser : il faut se garder de ressaisir en mots la pensŽe musicale en actes pendant lÕimprovisation).

„ Ē Dans une improvisation collective, toute proposition individuelle doit tre claire. Č Ė ce titre, en improvisation collective, Ē il nÕy a pas de fausses routes, il nÕy a que des dŽroutes Č (A. Grillo).

Mme si lÕimprovisation collective ne peut, ˆ lՎgal de lÕimprovisation individuelle/plurielle, tre conue comme une Ē composition instantanŽe Č, lÕimprovisateur doit cependant intervenir avec la mme conviction musicienne que si ce quÕil jouait et proposait au groupe Žtait Žcrit sur une partition, rentrait donc dans un plan prŽŽtabli et disposait ainsi dÕune intention compositionnelle bien dŽfinie. Il doit ce faisant adresser sa proposition ˆ un auditeur gŽnŽrique plut™t quՈ ses partenaires ; il doit faire, dans un premier temps du moins, comme sÕil nÕattendait rien de ses partenaires, comme si ceux-ci allaient rester indiffŽrents ˆ sa proposition. Mais bien sžr, il nÕest pas sourd ˆ ce que jouent ses partenaires et continue ce faisant de les Žcouter : si ceux rŽagissent, inflŽchissent leur propos, il en tiendra alors compte, en un second temps, dans le dŽveloppement de sa propre intervention.

„ On remarquera la contradiction patente des deux rgles prŽcŽdentes. Cette contradiction contribue au dynamisme propre de lÕimprovisation collective.

 

Un croisement de deux fictions

Ce dynamisme peut tre formalisŽ comme le croisement de deux fictions inverses lÕune de lÕautre : le musicien doit ˆ la fois improviser comme sÕil Žtait seul ˆ jouer et improviser comme si son jeu nՎtait guidŽ que par les autres. Deux fictions puisquÕen fait il nÕest pas seul ˆ jouer et quÕen fait, il guide Žgalement son propre jeu. Mais il doit faire simultanŽment deux fois Ē comme si Č.

Ce croisement de deux fictions Žvoque celui quÕexpose le jŽsuite hongrois Hevenesi en 1705 [2][2] et qui fixe ce quÕon appelle Ē la manire ignatienne de procŽder Č :

Ē Fie-toi ˆ Dieu comme si le succs des choses dŽpendait tout entier de toi, et en rien de Dieu. Alors pourtant mets-y tout ton labeur comme si Dieu seul allait tout faire, toi rien. Č

Cette rgle expose un paradoxe, puisque le succs de lÕaction dŽpend dÕabord uniquement de qui agit, pour ensuite nÕen plus dŽpendre du tout. Un point intŽressant de cette rgle est quÕelle propose un trajet plut™t quÕune statique de lÕaction. La tension propre de cette formule tient en effet ˆ lÕordre dans lequel on la parcourt, ordre amplifiŽ par le mot Ē alors Č. Son intŽrt tient au fait quÕil se passe quelque chose entre le commencement et la fin de cette sentence. Elle bascule en effet autour dÕun alors qui, dans ce contexte spirituel, prŽsente un moment de conversion, ce qui pourrait aussi se dire un temps de renversement pour le sujet de cette maxime.

On peut, me semble-t-il, transposer pour lÕimprovisation collective la maxime paradoxale de ce mouvement subjectif et poser :

Ē Improvise comme si la rŽussite de lÕimprovisation collective dŽpendait entirement de toi, nullement de tes partenaires. Ensuite pourtant mets-y tout ton labeur comme si tes partenaires seuls allaient tout faire, et toi rien. Č

On retrouve ici lÕimportance de la proposition individuelle claire et soutenue en son affirmation premire (principe quÕon dira de Grillo) et ensuite lÕimportance que cette proposition individuelle se convertisse en confiance en une volontŽ collective excŽdant et emportant les projets individuels de dŽpart.

 

Je livre cette maxime du jeu individuel dans lÕimprovisation collective ˆ notre rŽflexion et conclurai sur trois questions, tentant dÕy rŽpondre pour mon compte mais attendant surtout les rŽponses que mes partenaires de cette matinŽe voudront bien eux-mmes y apporter..

 

 

Questions

 

RŽussir ?

Existe-t-il, sur ces bases, quelque chose comme une improvisation collective rŽussie ?

RŽponse proposŽe : Oui, quand le groupe arrive ˆ constituer des situations sonores Ē intŽressantes Č qui procdent du groupe lui-mme, cÕest-ˆ-dire qui dŽcoulent moins de lÕexistence de propositions individuelles sŽparŽment Ē intŽressantes Č que de leur somme. Dans ces cas, le rapport collectif est constituant des voix individuelles plut™t que constituŽ par elles.

Un intŽrt dÕordre supŽrieur provient quand le groupe arrive ˆ se mouvoir collectivement dÕune situation ˆ une autre, quand la conversion dÕune situation en une autre arrive ˆ procŽder dÕune dynamique collective.

 

Diriger ?

Peut-on diriger une improvisation collective ?

RŽponse proposŽe : Oui. Rien nÕinterdit le collectif de se doter de rgles de fonctionnement, de logiques dynamiques, de mme quÕune table ronde suppose en gŽnŽral un prŽsident de sŽanceÉ

 

PrŽformer du matŽriau ?

Peut-on partir dÕun matŽriau fixŽ ˆ lÕavance tout en respectant cette logique de lÕimprovisation collective ?

RŽponse proposŽe : Oui, de mme quÕune conversation ou quÕune table ronde peut bien partir dÕun thme fixŽ ˆ lÕavance (la n™tre en est ˆ nouveau la preuveÉ).

Mais il est vrai quÕun collectif de paroles diffre dÕun collectif de musiciens car les interventions restent normalement successives dans un collectif parlant (ce qui la rapproche dÕune improvisation sŽrielle). Pour retrouver dans lÕespace de la parole lՎquivalent de notre improvisation collective, il faut plut™t imaginer les conversations simultanŽes se nouant autour dÕune table entre personnes mangeant ensemble, conversations sÕengageant avec les voisins plus ou moins proches qui peuvent tre tant™t gŽnŽrales, tant™t rŽgionales (un coin de table), tant™t purement locales (deux ˆ deux). Ici chaque conversation tient lieu dÕun instrument dans notre colloque musical.

Mais il est vrai quÕalors lÕensemble des conversations de la tablŽe nÕest pas destinŽ ˆ tre ŽcoutŽ comme tel, chaque nouvel arrivant devant sŽlectionner la conversation ˆ laquelle sÕintŽresser (et Žventuellement sÕintŽgrer) plut™t quՎcouter le brouhaha gŽnŽralÉ

 

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[1][1] JÕai rŽflŽchi sur la manire dont la prise en compte du hasard conduit ˆ concevoir lÕimprovisation individuelle comme essentiellement diffŽrente dÕune composition Ē en temps rŽel Č dans le texte suivant de 1996 : Ē Un singulier hasard (De lÕimprovisation musicale Č (Hexameron, n” 7)

[2][2] CitŽ par Louis Beirnaert : Aux frontires de lÕacte analytique, Seuil (Paris, 1987)