D’un philosophème singulier dans
les écrits de Francis Bayer
Instantanés (Millénaire III Éditions, 2003)
Samedi d’Entretemps (Ircam, 23 octobre 2004)
Pourquoi cet angle de lecture ? Il s’agit là de faire travailler l’hypothèse de travail suivante : une intellectualité musicale a pour symptôme le rapport (contradictoire) qu’elle entretient à la philosophie.
Il s’agira donc pour moi ce matin d’interroger l’intellectualité musicale de Francis Bayer sous cet angle singulier.
Pour cela je sélectionnerai les trois études constituant la seconde partie de ce livre (1978 à 1985), études dont le titre suggère le caractère central de cette référence à la philosophie puisqu’il s’agit de mettre l’intellectualité musicale sous le signe successivement du virtuel, du réel et de l’imaginaire.
Ma méthode consistera à examiner successivement les trois textes sous cet angle, puis à ressaisir l’ensemble, en tentant en particulier de donner sens à cette surprenante trilogie du virtuel, du réel et de l’imaginaire, trilogie où le virtuel semble remplacer le symbolique de la célèbre triade lacanienne (RSI) du réel, du symbolique et de l’imaginaire.
(Autour d’Archipel IV d’André Boucourechliev) [1]
Trois poétiques :
1. de la nécessité et de la détermination totale : œuvres « fermées » traditionnelles ;
2. de l’ouverture (polysémie reposant sur la mobilité) : 3° Sonate de Boulez et Klavierstück XI de Stockhausen (1957), Xenakis, Boucourechliev…
3. de l’indétermination (absence de régulation du sens reposant sur le hasard) : John Cage, Earle Brown, Morton Feldman, Christian Wolf…
L’un (d’une opposition à une conception traditionnelle de l’œuvre fermée) se divise donc en deux : œuvre ou désœuvrement…
Logique d’actualisation dans l’œuvre ouverte par les interprètes.
Il semble bien que ce soit chez Boucourechliev que « la
problématique de l’ouverture soit la plus dominante » (82).
5 Archipels dont un Anarchipel : réservoirs (de hauteurs, de gestes,…), d’une
« richesse topologique quasi-inépuisable » (86). Paradoxe :
« tout y est à faire, et en même temps tout y est donné » (86).
Thèse de Bayer : ces œuvres « ne sont aucunement
des œuvres informelles et indéterminées ; mais les déterminations qu’elles
contiennent s’y exercent au niveau du possible et non pas du réel. En
déterminant ce qui est possible, le compositeur […] définit un champ de jeu
virtuel. » (91) [2].
Citation en cet endroit de Deleuze (Différence et répétition, p. 290) pour légitimer la triade
possible-virtuel-réel, précisément d’un Deleuze s’appuyant sur l’exemple de
l’œuvre d’art : « quand l’œuvre d’art se réclame d’une
virtualité dans laquelle elle plonge, elle n’invoque aucune détermination
confuse, mais la structure complètement déterminée que forment ses éléments
différentiels génétiques » (91).
Cf. opposition deleuzienne entre la détermination du virtuel
(ce qui va être/ce qui ne sera pas) et
l’indétermination du possible (ce qui peut être/ce qui ne peut pas être) : « le possible
s’oppose au réel ; le processus du possible est donc une réalisation. Le
virtuel, au contraire, ne s’oppose pas au réel ; il possède une pleine
réalité par lui-même. Son processus est l’actualisation » (Deleuze). Bayer écrit alors : « En
nous fondant sur cette distinction établie par Deleuze, nous pouvons dire que
le rôle dévolu aux interprètes des Archipels d’André Boucourechliev est d’actualiser une
virtualité et non de réaliser un possible. » (92) L’interprète actualise
l’œuvre mais il ne la compose pas (94).
Bayer projette donc dans la musique la trilogie deleuzienne
avec sa dissymétrie constitutive : [possible/{virtuel-réel}].
virtuel |
réel |
possible |
Ce qui va être/ce qui ne sera pas |
Ce qui est/ce qui n’est pas |
Ce qui peut être/ce qui ne peut être |
actualisation |
|
réalisation |
ouvert |
fermé |
indéterminé |
Œuvres |
Désœuvrement |
La méthode consiste à se fonder sur une distinction d’ordre
philosophique pour dire quelque chose d’une distinction musicale : en
l’occurrence se fonde sur une distinction réel-virtuel-possible pour dire
quelque chose de la distinction entre œuvres musicales
fermées-ouvertes-indéterminées.
Mais qu’a-t-on exactement dit ainsi ? On a surtout
défendu les œuvres ouvertes en les distinguant des œuvres
« désœuvrées » (95) de Cage et en les rattachant au camp des œuvres.
La philosophie a donc ici aidé à tracer des démarcations,
des camps, à regrouper et distinguer. En vérité, non à les tracer mais à
consolider des traçages déjà existants, à mieux comprendre ce qui se joue dans
des traçages musicaux intuitivement constitués, à ressaisir réflexivement des
distinctions musicalement établies.
La philosophie sert donc ici à nommer (ou renommer) des
différences musicales.
(Autour de l’œuvre de François-Bernard Mâche) [3]
Ici la référence à la philosophie est beaucoup plus
épisodique, moins centrale.
Cf. phénoménologie mentionnée :
« Dans cette mise à l’écoute du réel, qu’accompagne une
mise entre parenthèses du culturel, les philosophes ne manqueront pas de
reconnaître une attitude proche de celle à laquelle nous convient les
phénoménologues. En réalité, pour demeurer sur un terrain strictement
musical, c’est à Debussy, à Varèse ou à Xenakis qu’il conviendrait de
rattacher la position de Mâche. » (102)
On voit qu’ici la philosophie n’est qu’une résonance
possible, une projection extra-musicale envisageable mais qui n’est mentionnée
qu’en passant, comme en une note de bas de page : elle ne joue pas de rôle
propre dans l’intellectualité musicale ; elle contribue simplement à
consolider l’attitude de Mâche telle qu’analysée par Bayer en suggérant une
certaine profondeur extra-musicale des catégories ici déployées.
Bayer indique bien, d’ailleurs, que cette résonance
n’intéresse en vérité que les philosophes : c’est eux qui
« reconnaîtront » la chose (la réduction husserlienne).
Bayer suggère ici une compatibilité entre l’intellectualité
musicale déployée — en l’occurrence celle de Mâche-Bayer — et la philosophie
sous sa modalité husserlienne.
Cette compatibilité, qui peut rassurer le musicien et
l’encourager à poursuivre dans sa voie propre, n’intéresse en vérité que le philosophe.
Cette fois on ne va plus, comme dans l’étude précédente, de
la philosophie (Deleuze) vers l’intellectualité musicale mais on indique qu’on
peut aller de l’intellectualité musicale vers la philosophie (phénoménologie).
(Autour du langage musical de Maurice Ohana) [4]
Comme on pouvait s’y attendre, dans cette étude consacrée à
l’imaginaire, les références philosophiques sont à Bachelard et Sartre qui se
sont illustrés d’écrits sur ce thème.
Point notable : on les retrouve cette fois à la toute
fin de l’étude, en sa conclusion (quand la référence à Deleuze intervenait au
cœur de l’étude s’attachant au virtuel et que la référence à la phénoménologie
intervenait au début de l’étude se déployant « sous le signe du réel »).
Quelles sont ces références à la philosophie dans une étude
se déployant « sous le signe de l’imaginaire » ?
Il s’agit d’abord pour Francis Bayer d’indiquer que
l’imaginaire dont Ohana est le musicien est un « imaginaire matériel, de
cet imaginaire matériel dont parlait Bachelard et dont l’existence le
conduisait à envisager une philosophie « expliquant le réel par
l’imaginaire ». » (141)
Il s’agit par là d’articuler l’imaginaire d’Ohana à un
intérêt porté au monde, non à une rêverie artificielle détournant de la nature.
C’est pour consolider ce lien de l’imaginaire au réel que Bayer cite alors Sartre — le Sartre précisément de L’Imaginaire — qui écrivait : « l’imaginaire représente à chaque instant le sens implicite du réel » (141).
La référence philosophique vise donc ici à consolider l’idée
que l’imaginaire à l’œuvre chez Maurice Ohana n’est pas la perte du réel,
l’invention d’un monde artificiel, la fuite dans la rêverie romantique mais
« ce qui permet au musicien d’arracher au réel sa signification musicale »
(141) et par là d’« arriver de la réalité à la vérité » (142).
Au total, la référence philosophique reste dans les trois
cas relativement marginale et non ressaisie réflexivement : le principe
même de la référence n’est pas discuté, ou justifié. La raison d’être ici de la
philosophie n’est pas discutée comme telle. Sa justification est considérée
comme allant de soi par la proximité des concepts philosophiques et des catégories
musiciennes.
Dans le premier cas, celui du
virtuel, les distinctions philosophiques de Deleuze légitiment et
approfondissent les distinctions musicales puisqu’une structure philosophique à
trois places permet de ressaisir conceptuellement ce que le musicien a disposé.
Dans le second cas — celui du
réel —, la référence à la phénoménologie, indiquant une compatibilité entre
intellectualité musicale et philosophie, orchestre la pertinence de la
première.
Dans le troisième cas, celui qui
se rapporte à l’imaginaire, Bachelard et Sartre sont convoqués pour détourner
le musicien d’une mésinterprétation de l’imaginaire ohanien comme entreprise
dirigée contre le réel là où, chez Ohana, il est le point de passage pour musicaliser
un monde qui ne l’est pas encore, pour dégager ce virtuel musical qui « va
être » dans son œuvre.
Bref trois fonctions : légitimation, compatibilisation,
orientation.
Remarquons que le dernier de nos trois textes articule les
deux notions précédemment exhaussées puisque l’imaginaire y est précisément ce
qui permet de passer du virtuel au réel : l’imaginaire est chez Bayer proprement
ce qui décèle la charge de réel dont est capable le virtuel.
C’est à ce titre que la trilogie du virtuel, du réel et de
l’imaginaire se légitime, à l’écart de la trilogie lacanienne du réel, du
symbolique et de l’imaginaire.
Là où cette dernière conçoit ces trois catégories comme
formant un nœud borroméen c’est-à-dire un nœud tel que chacun n’est relié à un
autre que par le troisième,
Bayer lui dispose un nœud dissymétrique puisque l’imaginaire
y est ce qui noue le virtuel au réel par transition (où Ohana serait le trait
d’union et de passage de Boucourechliev à Mâche…) :
Il est alors légitime de dire que, dans cette logique, l’imaginaire « actualise » le virtuel en un réel, et que l’imagination compositionnelle est, pour Francis Bayer, la capacité de discerner le potentiel d’actualisation virtuellement contenu dans un matériau sonore.
Je relève cette armature, restant somme toute en filigrane
dans nos textes mais que ce recueil tend à exhumer, car elle me semble indiquer
ceci :
Quand une intellectualité musicale prend appui sur la
philosophie sans thématiser comme tel cet appui, alors il lui revient de bâtir,
implicitement ou explicitement, sa propre armature philosophique.
Il est ici clair que l’ensemble {Deleuze, phénoménologie,
Bachelard, Sartre} serait philosophiquement inconsistant là même où l’ensemble
de référence {Boucourechliev, Mâche, Ohana} ne l’est pas forcément musicalement,
même s’il reste inattendu, ne serait-ce que parce que Boucourechliev n’a jamais
entonné les couplets anti-sériels forcenés aussi bien que convenus qui
parsèment ces pages…
Pourquoi alors bâtir une armature philosophique
originale ? Pourquoi l’intellectualité musicale – celle de Francis Bayer
en l’occurrence — ne pourrait-elle se contenter de distribuer des références
philosophiques sans avoir pour autant à se soucier de leur cohérence générale,
sans devoir assurer une consistance globale ?
Il en va là, il me semble, de ce qu’est une intellectualité
musicale et qui ne se réduit pas à un « dire la musique » tout à fait
ordinaire. Pour l’intellectualité musicale, dire la musique, projeter la pensée
musicale dans la langue du musicien, c’est risquer d’aplatir cette pensée
musicale sur la surface des mots en sorte que le musicien qui recourt à cette
projection dans la langue doit constamment associer son geste de projection
d’un autre geste, complémentaire, relevant la profondeur propre de la langue
dans laquelle il a projeté la pensée musicale.
Plusieurs méthodes s’offrent ici au musicien :
— celle de la poésie, consistant à faire jouer la ressource
proprement littéraire de la langue, à déployer un réseau de métaphores et de métonymies
qui va jouer le rôle de résonateur du discours musicien dans la langue ;
— celle de la théorie, consistant à bâtir un réseau dense et
solidaire de catégories qui, par leurs rapports réciproques, va tenter
d’orchestrer les profondeurs du déploiement musical ;
— celle de la philosophie consistant non pas à édifier une
esthétique — Francis Bayer n’y recourt pas dans ces textes — mais à insérer le
discours musicien dans un discours philosophique plus large en sorte cette fois
que la cohérence du discours musicien soit contrepointée par celle du discours
philosophique qui l’enveloppe.
Trois voies donc qu’on dira celles du poème résonateur, du
théorème orchestrateur et du philosophème contrepointeur.
Dans les trois cas, la charge de produire le discours en
question revient au musicien qui ne saurait se reposer pour cela sur les
poètes, les théoriciens et les philosophes.
C’est à ce titre qu’il me semble que Francis Bayer gage ici
la consistance globale de son propos musical sur le philosophème d’un nouage du
virtuel au réel via l’imaginaire.
Un philosophème n’est pas une philosophie, de même qu’écrire
un poème ne préjuge pas d’une immanence durable à la poésie et qu’énoncer un
théorème n’indique nullement que l’auteur se revendique comme scientifique.
Francis Bayer s’établit clairement du côté du philosophème
plutôt que du côté du poème ou du théorème.
Ceci prescrit-il de mettre philosophiquement à l’épreuve
celui qu’il m’a semblé nous livrer ? Je ne pense pas : un
philosophème produit par une intellectualité musicale — comme un poème ou un
théorème — doit se juger en immanence au discours qu’il ossature, non en
extériorité (en l’occurrence dans le champ proprement philosophique).
Le faire dans notre cas veut donc dire discuter moins le
philosophème d’un imaginaire nouant un virtuel à son réel (au demeurant,
étrange disposition philosophique que celle où l’imaginaire actualiserait) que
la thèse musicale implicite d’un Ohana éclairant les rapports secrets d’un
Boucourechliev à un Mâche, « révélant un sens caché qui nous fait
passer » (142) de l’un à l’autre.
C’est en ce point que je m’interromprai aujourd’hui, non
seulement dans ma lecture mais aussi plus essentiellement dans la mise en valeur
des propos de Francis Bayer. Comme suggéré plus haut, peut-être qu’une étrange
animosité contre le point de vue sériel par l’auteur de ce livre opacifie la
pensée plutôt qu’elle ne la stimule en sorte que je ne puisse m’empêcher de
penser qu’en ce point l’imaginaire de Francis Bayer prend les devants pour
tenter d’actualiser ce qui selon lui va être et qui, pour le compositeur qu’il
était, ne peut être logiquement que sa propre œuvre.
D’où que le parcours ici proposé nous lègue une question
plutôt qu’une réponse : dans quelle mesure l’œuvre musicale de Francis
Bayer serait-elle interrogeable comme actualisation d’un projet d’œuvre ouverte
en une « musique réaliste du modèle naturel » et ce grâce à la
médiation d’un langage tirant immédiatement parti des pouvoirs sonores
purs ?
Bref, l’œuvre compositionnelle de Francis Bayer nous
donne-t-elle la clef de ce philosophème qui constitue une énigme de son
intellectualité musicale ?
Quelle « cohérence aventureuse » y a-t-il ou non
entre l’intellectualité musicale de Francis Bayer et son œuvre
compositionnelle ? Voilà la question à laquelle ma lecture aura voulu
introduire ce matin.
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