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Comment dŽvelopper (et non dŽconstruire) lÕautonomie si contestŽe de la musique ?

 

Cdmc (27 avril 2004)

 

Franois Nicolas

 

LÕautonomie de la musique, lentement conquise depuis le Moyen-åge, se voit aujourdÕhui durement attaquŽe au nom de fonctions (sociales et Žtatiques, religieuses et ludiques, culturelles et cultuellesÉ) proclamŽes indŽpassables, fonctions dont — nous dit-on — la musique ne pourrait se dŽtourner sans se priver des nombreux avantages que procure, en ces temps Ē rŽalistes Č, le parti de la servitude volontaire et de la mise sous tutelleÉ

En quoi consiste, au seuil du troisime millŽnaire, cette ambition singulire de la musique de se normer elle-mme, ambition qui lui est si fortement dŽniŽe ? Ė rebours dÕune Ē dŽconstruction Č (douceureusement plaidŽe au nom de la Ē modernitŽ Č du nihilisme), comment consolider aujourdÕhui cette autonomie de pensŽe et dÕaction : comment la musique peut-elle — doit-elle — renouveler cette capacitŽ dՐtre ˆ elle-mme sa propre loi ? De quelles nouvelles tutelles lui faut-il pour cela sՎmanciper ? Quelles nouvelles opŽrations lui faut-il conquŽrir (voir le r™le dŽcisif jouŽ par lÕinvention du solfge dans la constitution dÕune souverainetŽ musicale de pensŽe) ? Et si lÕautonomie de la musique nÕest nullement une autarcie, quels en sont, en ces rudes temps de disette pour la pensŽe, les alliŽs possibles en dehors du seul domaine musical ?

On situera cette problŽmatique par rapport au Ē rŽgime esthŽtique Č qui, pour Jacques Rancire, corrle plut™t quÕoppose autonomie et historicisme.

Pour concevoir, ˆ rebours, une autonomie musicale qui ne soit pas historicisante, il faudra examiner comment le mot Ē musique Č nomme ˆ la fois un monde (le monde de la musique) et une partie de ce monde (la musique comme art de ce monde) ce qui suggŽrera de dŽdoubler lÕautonomie musicale en une autodŽtermination de la musique-monde et une Žmancipation de la musique-art. On en dŽduira que toute autonomie musicale suppose un art musical apte ˆ aimanter le monde de la musique.

*

Contextualisation

Dans quel contexte sÕinscrit cette question dÕautonomie musicale ?

Contextualiser un problme ne revient pas exactement ˆ en faire lÕhistoire mais plut™t ˆ le situer gŽnŽalogiquement, ˆ le monographier, et une monographie nÕest pas une historiographie.

Notre enjeu sera monographique : il sÕagira de caractŽriser un moment prŽsent, de faire ainsi la monographie dÕun prŽsent.

Quatre dimensions

Pour dŽployer une monographie de notre question, il nous faut articuler quatre dimensions :

į     une gŽnŽalogie de cette question [1] ;

į     une archŽologie de cette question dans sa situation particulire [2] ;

į     une historicitŽ de cette question [3], cÕest-ˆ-dire une manire de lÕarticuler ˆ dÕautres interrogations relevant de tout autres champs de pensŽe ;

į     une historialitŽ de la situation [4] qui nÕest pas ˆ proprement parler son histoire mais son articulation ˆ dÕautres situations et globalement ˆ ce quÕon appellera le chaosmos (ou vision moderne de lÕancien cosmos) [5].

RŽsumons ces quatre dimensions :

 

La musique

Autres pensŽes

= temporalitŽs :

Une question (ou une Ļuvre)

GŽnŽalogie

HistoricitŽ

dynamiques

Situation

ArchŽologie

HistorialitŽ

statiques

LÕhistoricitŽ conditionne la gŽnŽalogie comme lÕhistorialitŽ conditionne lÕarchŽologie et comme lÕarchŽologie conditionne la gŽnŽalogie, chacun de ces conditionnements sÕassociant ˆ un effet en retour :

LÕarticulation de ces quatre dimensions compose la monographie dÕune question dans une situation (ou dÕune Ļuvre musicale dans un Žtat donnŽ du monde de la musique), disons la monographie dÕun moment prŽsent.

Rapports passŽ/prŽsent/futur

Si lÕon fait lÕhypothse gŽnŽrale que lÕhistoire est ce qui sÕintŽresse au passŽ sous condition dÕavoir distinguŽ un passŽ dÕun prŽsent, ce type de monographie se distingue dÕune historiographie par les manires diffŽrentes de rapporter passŽ et prŽsent (et par consŽquent prŽsent et futur) :

1. Du prŽsent au passŽ

Ici, cÕest le prŽsent qui dŽcrte un passŽ, son passŽ alors que dans lÕhistoriographie, cÕest le passŽ qui donne sens au prŽsent, qui le configure et le prŽdispose, qui dispose une rŽpartition entre possible et impossible :

Ici le prŽsent configure son passŽ : Ē Notre hŽritage nÕest prŽcŽdŽ dÕaucun testament Č (RenŽ Char). LÕhŽritage ne procde dÕaucun testament ; lÕhŽritage est pensŽ tel car dŽcidŽ tel au prŽsent. Ē HŽriter Č dŽsigne ici pour nous une manire dՐtre conditionnŽ : il sÕagit donc au prŽsent de dŽcider les conditions ou conditionnements quÕil va sÕagir dÕassumer [6].

2. Conception non chronologique du passŽ

Ici le passŽ est lÕinactif, le mort, lÕimpuissant, le saturŽ. Il sÕagit donc dÕune autre conception du passŽ : non pas ce qui conditionne le prŽsent (comme dans lÕhistoriographie) mais ce qui est rejetŽ et abandonnŽ par le prŽsent, soit en fait Ē un Č passŽ (plut™t que Ē le Č passŽ) cÕest-ˆ-dire le passŽ dÕune question (ou dÕune sŽrie dÕĻuvres).

Il sÕagit donc ici dÕune conception non chronologique du passŽ.

Deux exemples :

— Pour le prŽsent de la musique contemporaine, je tiens que Schoenberg est de ce prŽsent mais que Cage relve de son passŽ.

— Pour le prŽsent de notre question (autonomie musicale), je tiens que la maxime de Jean-SŽbastien Bach Ē Soli Deo Gloria Č est au prŽsent alors mme que la maxime romantique en faveur dÕune Ē musique absolue Č est pour sa part au passŽ.

3. Le prŽsent comme moment

Le prŽsent est conu diffŽremment dans un point de vue monographique et dans un point de vue historiographique : dans ce dernier, le prŽsent est un instant ; dans le premier, le prŽsent est un moment.

— Dans lÕhistoriographie, le prŽsent est un curseur sans Žpaisseur coincŽ entre passŽ et futur, lÕindex de lÕactuel.

— Dans une monographie, le prŽsent est un moment dont la logique temporelle nÕest pas chronologique (le temps subjectif nÕest pas le temps Ē physique Č). DÕo des extensions temporelles, des torsions chronologiques. DÕo Žgalement un rapport diffŽrent du prŽsent ˆ lÕimpossible : le prŽsent nÕest pas prŽdisposŽ par une distribution lŽguŽe entre possible et impossible puisque le prŽsent est trs prŽcisŽment indexable au projet de forcer un impossible cÕest-ˆ-dire un terme tenu pour impossible. Et ce projet se matŽrialise prŽcisŽment au prŽsent (donc rien dÕutopique ici). Ce forage qui instaure du prŽsent sÕaccompagne dÕinterdits, de rejets (qui sont la contrepartie de toute affirmation) : il ne sÕagit donc pas dÕimpossibles lŽguŽs par un passŽ mais dÕinterdits dŽclarŽs par un prŽsent.

4. un futur qui nÕest plus simple

Le futur est Žgalement conu diffŽremment dans les deux orientations :

— Dans lÕhistoriographie, le futur sera la vŽritŽ du prŽsent, et le prŽsent a pour sens de conduire au futur.

— Dans le point de vue monographique, le prŽsent, fermŽ Ē ˆ gauche Č vers le passŽ, est par contre Ē ouvert ˆ droite Č et incorpore son futur, le futur simple : demain nÕest ici quÕune extension du moment prŽsent. Donc ici pas de Ē lendemains qui chantent Č et de Ē grands soirs Č : la figure de la radicalitŽ nÕest plus celle de la table rase et inversement de lÕutopie (promesse ou rve dÕun futur) mais consiste ˆ dŽcrŽter un passŽ, le passŽ du moment prŽsent.

Si le futur simple est ici incorporŽ au prŽsent, le Ē vrai Č futur devient alors le futur antŽrieur : le futur se dit dŽsormais : Ē quand ce que je suis en train de faire, dans une continuitŽ des jours dÕhier, dÕaujourdÕhui et de demain, aura ŽtŽ fait et bien faitÉ Č

En rŽsumŽ

RŽsumons cela selon les deux schŽmas temporels suivants :

 

 

*

 

Ces considŽrations gŽnŽrales rŽsonnent avec la question que Martin Kaltenecker a mise au principe de ce sŽminaire : de quel prŽsent relve aujourdÕhui la musique contemporaine ? Cette question enchevtre en effet diffŽrentes chronologies, une sorte de mille-feuilles temporel tordu, inintelligible si lÕon se contente dÕopposer et sŽparer le XX” sicle et ce qui lÕa prŽcŽdŽ (en posant, par exemple, Schoenberg comme coupure).

Ma thse est ici quÕil y a une vraie radicalitŽ aujourdÕhui ˆ vouloir dŽvelopper lÕautonomie de la musique contre sa dŽconstruction tendancielle et sa mise sous tutelle. Assumer lÕautonomie musicale, cÕest, comme on va le voir, se tenir pour hŽritier de mille ans dÕhistoire, singulirement dÕune histoire de lՎcriture musicale car celle-ci va sÕavŽrer avoir jouŽ un r™le crucial en matire dÕautonomie musicale.

Discussion avec Jacques Rancire

Pour prŽciser la catŽgorie dÕautonomie, repartons dÕune discussion en cours avec Jacques Rancire. Martin Kaltenecker a mis au cĻur de ce sŽminaire la problŽmatique rancŽrienne de Ē rŽgime esthŽtique Č et il se trouve que la question de lÕautonomie joue un r™le central dans cette catŽgorie de rŽgime esthŽtique comme en atteste lÕintervention de Jacques Rancire (dans le sŽminaire 2003-2004 de lÕEns) : Ē Autonomie et historicisme : la fausse alternative Č.

Je voudrais donc repartir des objections de Rancire ˆ ma problŽmatique pour clarifier ce quÕil en est de lÕautonomie en matire musicale.

 

Jacques Rancire mÕobjecte quÕon ne saurait opposer autonomie et historicisme car toutes deux sont des productions singulires de ce quÕil appelle le rŽgime esthŽtique lequel nÕa gure plus de deux cents ans dՉge ce qui veut dire que ces deux dimensions, relativement rŽcentes, se compltent et se renforcent plut™t quÕelles ne sÕexcluent.

Cheminement

Rappelons ici le cheminement de Rancire :

— Pour Rancire, un rŽgime dÕhistoricitŽ est un rapport entre un partage des temps et une distribution du possible et de lÕimpossible.

— Parmi les rŽgimes dÕhistoricitŽ, le rŽgime esthŽtique se distingue ˆ partir de la fin du XVIII” sicle dÕun rŽgime reprŽsentatif ou poŽtique.

— Jacques Rancire pose lÕautonomie comme Žtant une libŽration de lÕart par rapport ˆ une problŽmatique des moyens cÕest-ˆ-dire comme Žtant une Žmancipation des fins expressives : ainsi est autonome un art qui nÕest plus moyen mais dispose de ses propres fins : Ē Un art autonome est un art qui poursuit ses fins propres. Č

— En consŽquence, les impossibilitŽs affŽrentes ˆ lÕhistoricitŽ des gožts du public (lesquels sont dŽterminants [7] dans le rŽgime dit reprŽsentatif) disparaissent : tout devient alors possible en art, dÕo lÕimpossibilitŽ corrŽlative de discerner lÕart de la duperie [8].

— Il faut donc restaurer de lÕimpossibilitŽ ; ce sera la fonction propre de lÕhistoricisme : une histoire de lÕart va venir prescrire un Ē plus-possible Č — lÕAdorno de la Philosophie de la nouvelle musique [9] va servir ici de modle ˆ Jacques Rancire —. En cela, il sÕagit bien ici dÕun Ē rŽgime dÕhistoricitŽ Č puisquÕun partage des temps est ainsi reliŽ ˆ une distribution possible/impossible. En effet lÕimpossible prend ici une forme historicisŽe (celle dÕun Ē plus historiquement possible Č). LÕimpossible nÕest plus socialement constituŽ (par une Žvolution des gožts, attachŽe ˆ une transformation gŽnŽrale) mais historiquement prescrit sous une modalitŽ propre ˆ lÕart autonome considŽrŽ : Ē Le seul non-possible qui reste est alors la plus-possible Č. Le temps est Ē un principe de sŽlection instituant des impossibilitŽs. Č

— Au total, pour Rancire, Ē lÕautonomie de lÕart ne sÕoppose pas ˆ lÕhistoricisme Č mais le suppose, lÕengendre mme. CÕest mme lˆ le propre du schme moderniste, Ē lÕaffirmation moderniste de la mission historique de lÕart autonome Č.

Quatre remarques

1. Rancire opre par dŽdoublement de termes : Ē Le musicien se dŽdouble en un technicien qui peut faire tout ce quÕil veut et un artiste qui, lui, doit faire seulement ce que veut la musique Č. Je tenterai pour ma part de dŽdoubler la catŽgorie de musique plut™t que celle de musicien.

2. Le raisonnement de Rancire est adossŽ ˆ une conception de lÕautonomie (musicale) centrŽe sur la question des fins propres. Je discuterai cette conception de lÕautonomie en en proposant une autre, centrŽe sur la question des moyens.

3. Rancire suppose que le Ē plus-possible Č relve ipso facto de lÕhistoire puisquÕil relve dÕun partage des temps, dÕune coupure entre passŽ et prŽsent (ce qui Žtait possible ne lÕest plusÉ). On peut tenir pourtant quÕun Ē plus-possible Č est dŽclarable, dŽcidable au prŽsent et non pas nŽcessairement lŽguŽ par un passŽ historicisant (voir la polaritŽ prŽcŽdemment exposŽe de la monographie et de lÕhistoriographie).

4. Le rŽgime esthŽtique dÕhistoricitŽ articule le Ē tout est possible Č de lÕautonomie musicale et le Ē plus-possible Č de lÕart historicisŽ selon cette conception des fins propres ˆ lÕart autonome qui va sÕaffirmer comme Ē auto-suppression de lÕart Č : Ē lÕautonomie de lÕart se trouve alors normŽe par une fin qui est lՎpuisement de toutes ses formules, qui est, en bref, lÕauto-suppression de lÕart Č.

Discussion

Il y aurait ici toute une discussion proprement philosophique ˆ engager avec Jacques Rancire. Si je devais le faire, je lÕengagerais selon les concepts de la philosophie dÕAlain Badiou : situations, ŽvŽnements, sujets, vŽritŽs :

LՎvŽnement ouvre dans sa situation propre ˆ un Ē plus-possible Č qui ne relve nullement de lÕhistoire.

— LÕauto-suppression par saturation interne relverait dÕune vŽritŽ particulire (une Ē configuration artistique Č) dans un art donnŽ, non de cet art comme telÉ

 

Mais je voudrais ici me cantonner ˆ des questions musicales, relevant de lÕintellectualitŽ musicale proprement dite et non pas de la philosophie. Je propose donc de revenir ˆ une discussion sur le contenu mme de ce quÕon nommera autonomie en musique en procŽdant ˆ un nouveau dŽdoublement de catŽgorie : lˆ o Rancire distinguait musicien-technicien de musicien-artiste, je proposerai de distinguer musique-monde et musique-art. La thse de Rancire pourrait alors se reformuler ainsi : Ē lÕautonomie de la musique-monde prescrit lÕhistoricisme de la musique-art Č.

Pour discuter et contester cette thse, il me faut successivement thŽmatiser :

— la scission de la catŽgorie de musique en musique-monde et musique-art ;

— la scission de la catŽgorie dÕautonomie qui en dŽcoule (je poserai que lÕautonomie de la musique est sa scission dialectique en une autodŽtermination de la musique-monde et une Žmancipation de la musique-art) ;

— au total, il sÕagira de penser une autonomie de la musique comme Žtant une autonomisation — un processus plut™t quÕun Žtat acquis et stable — qui certes partage les temps (en dŽsignant le passŽ du prŽsent dŽclarŽ) et distribue les possibles et les interdits (du point du prŽsent dŽclarŽ, non dÕun testament du passŽ) mais qui cependant se dŽprend de tout historicisme si lÕon entend par ce terme le nĻud dÕune distribution possible/impossible lŽguŽe par le passŽ (ou quatrime sens dÕhistoire pour Rancire : le Ē temps orientŽ Č) et dÕune contigu•tŽ gŽnŽralisŽe de toutes les temporalitŽs particulires (ou troisime sens dÕhistoire pour Rancire, cÕest-ˆ-dire la coexistence ou coprŽsence des temporalitŽs), contigu•tŽ ou connexitŽ qui dans lÕhistoricisme est prŽcisŽment lÕespace propre de lÕhistoire (le quatrime sens en Žtant le temps), espace dont le nom commun est Ē sociŽtŽ Č. Ė cela, la problŽmatique que jÕopposerai affirmerait a contrario la logique du Ē contemporain Č, logique qui, elle aussi, part dÕun prŽsent dŽclarŽ en pensŽe, pour examiner ce qui des temporalitŽs existantes sÕy accorde ou non.

 

Revenons maintenant ˆ notre interrogation premire : comment dŽvelopper aujourdÕhui lÕautonomie de la musique ? Quel est cet aujourdÕhui o lÕautonomie de la musique se trouve controversŽe en des termes singuliers ?

De lÕautonomie musicale

Commenons par parcourir empiriquement lÕactualitŽ et ses arguments contre lÕautonomie musicale.

Premier parcours : le Ē matŽriau Č de la musique

į       Voici lՎloge de la musique quÕon peut lire, en quatrime de couverture dÕun rŽcent livre :

Ē Non autonome, et tirant son plus haut prestige de cette non-autonomie, la musique nÕest pas le rgne du virtuose mais de lÕhomo cantans ; non pas une technique, mais un art de vivre. Č [10].

Il est ici question de la musique Ē de lÕAntiquitŽ ˆ 1650 Č [11]. Dans cette pŽriode, le chiasme musique/rhŽtorique dŽvoile Ē tout un monde [É] dans lequel la musique [É] est une clŽ de vožte Č [12]. En effet il existe alors un Cosmos, un Tout dans lequel la musique prend place et acquiert une place Žminente [13] en raison de la Ē double alliance originelle Č non seulement des sons et des nombres [14] mais Žgalement des mots et des sons [15].

Ainsi le quadrivium inscrit lՎlŽvation de la musique en mme temps que sa subordination aux nombres : la musique est Žminente comme ministre du Nombre auprs des sons, mais elle ne prŽside pas. La musique est subalterne de lÕarithmŽtique ˆ ce titre : elle est une Ē propŽdeutique aux sciences suprmes que sont philosophie et thŽologie Č [16].

į       Le point de vue prŽcŽdent rejoint un vieil Žloge de la musique quÕon trouve chez Thomas dÕAquin, au dŽpart de sa Somme thŽologique :

Ē Parmi les sciences, il en est de deux espces. Certaines sÕappuient sur des principes connus par la lumire naturelle de lÕintelligence : telles lÕarithmŽtique, la gŽomŽtrie et autres semblables. DÕautres procdent de principes qui sont connus ˆ la lumire dÕune science supŽrieure [É] comme la musique [le fait] de principes quՎtablit lÕarithmŽtique. [É] Comme la musique sÕen remet aux principes qui lui sont livrŽs par lÕarithmŽtique, ainsi la doctrine sacrŽe accorde foi aux principes rŽvŽlŽs par Dieu. Č [17]

La musique est rehaussŽe au titre de servante dÕun plus grand quÕelle. La musique est prise pour modle dÕune subordination : la non-autonomie lui permet de sՎlever au-dessus de plus subalternes quÕelle.

į       Face ˆ une musique ainsi subjectivement disposŽe — Ē ˆ dŽfaut dՐtre autonome, et quitte ˆ tre subalterne, visons ˆ tre le premier des seconds et avoir plus subalterne que soiÉ Č —, dÕautres disciplines rivalisent pour mettre la musique sous tutelle.

1. Tutelle mathŽmatique

Se prŽsentent ainsi dÕautres parties des mathŽmatiques que lÕarithmŽtique : la gŽomŽtrie en particulier, soit sous sa forme ancienne (voir le thme de la symŽtrie en musique, voir la gŽomŽtrie cartŽsienneÉ), soit sous sa forme moderne (la gŽomŽtrie algŽbrique, par exemple dans les travaux de Guerino MazzolaÉ). Il convient dÕobjecter ˆ cela que la validitŽ universelle des mathŽmatiques pour tout Ē Žtant Č et donc Žgalement pour les Ē Žtants Č musicaux ne prescrit nulle tutelle particulire sur lÕart musical [18].

2. Tutelle physique

La physique est Žgalement candidate ˆ mettre la musique sous tutelle, via bien sžr lÕacoustique mais Žgalement lÕorganologie. La matŽrialisation contemporaine de cette manire de voir se retrouve par exemple chez Pierre Schaeffer qui tente prŽcisŽment de dŽduire le musical du sonore lˆ o lÕautonomie musicale pr™ne plut™t une musicalisation des sons qui passe par un saut intransitif.

3. Tutelle psychologique

Il y a aussi une offre de tutelle psychologique, qui sÕenracinerait cette fois dans la perception, conue comme lÕalpha et lÕomŽga du travail musical de lÕoreille, ce ˆ quoi il convient dÕobjecter que le cĻur vivant de la musique tient ˆ lՎcoute, laquelle est aussi radicalement dissociŽe de la perception que lÕest lՎcriture musicale.

4. Tutelle sociologique

Il y a enfin une candidature propre de la sociologie pour mettre la musique sous tutelle, en faisant prŽvaloir les individus et sociŽtŽs musiciennes sur les Ļuvres musicales, en mettant en avant la capacitŽ dÕun Ē matŽriau Č historiquement et socialement formŽ ˆ orienter (plus ou moins consciemment) le travail compositionnel. Face ˆ tout cela, il conviendrait dÕexhausser la logique proprement musicale de pratiques comme celle du concert, mais Žgalement de scinder le travail dÕun Adorno entre sa part stŽrile de sociologue et sa part dynamique de philosopheÉ

 

Bien dÕautres Ē disciplines Č peuvent tre Žgalement convoquŽes pour de semblables mises sous tutelle de la musique : la poŽsie (tutelle rhŽtorique), le multimŽdia (tutelle de lÕimage), etc. LՎlŽment commun ˆ toutes ces Ē mises sous tutelle Č consiste ˆ poser que les lois de la musique seraient essentiellement extrinsques en mettant pour ce faire en avant moins les lois propres aux Ļuvres musicales que les lois qui structurent son Ē matŽriau Č ou sa matire propre, les lois disons de lÕinfrastructure musicale (plut™t que de sa superstructure) qui seraient essentiellement mathŽmatiques, physiques, psychologiques ou sociologiques bien avant dՐtre musicales.

Bref, lÕinfrastructure matŽrielle de la musique instaurerait une quadruple tutelle sur ses lois propres.

Second parcours : les Ē fonctions Č de la musique

Des arguments dÕun autre type sՎlvent contre lÕambition musicale de se doter de ses fins propres. Il sÕagit ici de critiques prenant la forme dÕun Žloge des fonctions auxquelles la musique devrait se conformer.

En premier inventaire, je propose de distinguer ici cinq fonctions :

1. La fonction rituelle ou cultuelle.

La musique ici sert le sacrŽ, ou le religieux. La musique est prŽsentŽe comme ayant tout ˆ gagner ˆ tre ordonnŽe au lien dÕinvocation et de prire dÕun au-delˆ.

2. La fonction culturelle.

Ici la musique sert dÕidentifiant aux particularismes et diverses communautŽs humaines (voir la distinction chez BourdieuÉ) : Ē Dis-moi quelle musique tu aimes et je te dirai ˆ quelle tribu tu appartiens Č.

3. La fonction solennelle

La musique orchestre ici lÕadhŽsion aux pouvoirs, cŽlbre la soumission ˆ lՃtat [19] : musiques des rassemblements officielsÉ

4. La fonction ludique ou de ritournelle

La musique revendique ici lÕabsence dÕenjeux pour valoriser le divertissement, le plaisir sans idŽe : la musique se targue dՐtre ˆ hauteur de la gastronomie et de lÕĻnologie [20]É

5. La fonction corporelle

La musique sert ici de libre exercice pour le corps de lÕanimal humain : voir la musique pour danser, pour rythmer telle gymnastique, etc.

 

Au total cinq fonctions (rituelle, cultuelle, solennelle, corporelle et de ritournelle) viennent ainsi sÕajouter ˆ la quadruple tutelle (mathŽmatique, physique, psychologique et sociologique) pour prcher ˆ la musique les mŽrites sans Žgal de la servitude volontaire.

Remarque

De mme que Lacan nous rappelle que lÕignorance est une passion — une des principales passions de lÕhomme — et nullement un simple dŽfaut dÕinstruction, de mme Spinoza nous rappelle (voir le livre IV de son ƒthique) que la vŽritable servitude [21] est toujours une passion.

Nietzsche nous indique que cette servitude volontaire est au cĻur du nihilisme, autant dire au cĻur de notre Žpoque. Notre aujourdÕhui est en effet de plus en plus nihiliste, et ce nihilisme affecte le monde de la musique tout autant que les autres situations. Autant dire que le nihilisme pse sur les musiciens comme tels, sur les musicologues aussi mais Žgalement sur les Ļuvres musicales.

Nietzsche dŽlivre ˆ la fin de sa GŽnŽalogie de la morale le chiffre subjectif du nihilisme : Ē Plut™t vouloir le rien que ne rien vouloir ! Č. Il dŽploie ce faisant un double nihilisme : lÕun, passif : Ē Ne voulons rien pour Žviter les risques inhŽrents ˆ tout vouloir ! Č [22] ; lÕautre, actif : Ē Plut™t que ne rien vouloir, voulons le rien ! Č [23].

Ė ce nihilisme contemporain, il faut objecter quÕil est possible de vouloir quelque chose, en lÕoccurrence la musique, quÕil est possible de vouloir lÕautonomie de la musique plut™t que de vouloir le rien ou de ne rien vouloir, ce qui nous ramne ˆ notre question : comment renforcer aujourdÕhui lÕautonomie de la musique ?

CatŽgories

Clarifions dÕabord quelques catŽgories.

A. Musique

Musique nomme ˆ la fois un monde et une partie de ce monde : lÕart musical.

Il faut garder cet unique nom pour ces deux rŽalitŽs car il en va de la musique quÕelle nomme cette unitŽ scindŽe.

— Musique-monde

JÕentends ici par monde une catŽgorie non pas sociologique [24] mais mathŽmatico-logique : celle de topos (soit une situation-univers ˆ la fois infiniment vaste, close et auto-normŽe par un opŽrateur immanent) [25]. En cette conception, lՎcriture musicale joue un r™le essentiel comme mesure immanente des intensitŽs musicales dÕexistence : non pas que nÕexiste en musique que ce qui est Žcrit mais que lՎcriture musicale soit ce qui mesure lÕexistence musicale.

Remarquons quՈ ce titre, la naissance dÕun monde de la musique peut tre historiquement datŽe ˆ la constitution dÕune Žcriture spŽcifiquement musicale, cÕest-ˆ-dire essentiellement au dŽbut du second millŽnaire [26].

Dans un tel monde, il existe toutes sortes de musiques, y compris non Žcrites : soit plusieurs musiques dans un seul monde de la musique.

En dehors de ce monde, on trouve bien sžr dÕautres mondes et aussi plus largement ce que jÕappellerai le chaosmos gŽnŽral (pour le diffŽrencier de la figure totalisante du cosmos grec) ou lÕim-monde [27]. LÕenjeu est donc pour le musicien de passer de lÕim-monde sonore au monde musical, du matŽriau (sonore) ˆ la matire (musicale en tant quÕelle est inscriptible).

— Musique-art

Il sÕagit ici de spŽcifier le niveau des Ļuvres musicales, quÕon diffŽrenciera, dans le monde de la musique, des simples morceaux ou pices de musique. Ce niveau o la musique se configure comme art est celui quÕon indique quand un musicien Žnonce : Ē lˆ, dans ce morceau, il y a eu de la musique, un peu de musique Č [28].

LÕart musical est ce qui fait vŽritŽ sensible de la musique, cÕest-ˆ-dire beautŽ : ce qui fait passer des perceptions et auditions ˆ une Žcoute musicale proprement dite.

Cet art musical est fondamentalement un, mme sÕil en existe beaucoup de rŽgions ou configurations diffŽrentes : il est un car il porte une prŽoccupation commune qui ne dispose nulle frontire comme celle (poreuse et mobile) qui sŽpare lÕart musical des musiques culturelles.

— Au total, musique nomme lÕunitŽ scindŽe du monde de la musique et de lÕart musical de ce monde.

Il en va du dynamisme musical quÕil y ait lˆ un seul nom [29] car cÕest la musique-art qui ˆ la fois fait vŽritŽ de la musique-monde (et donc sÕenracine en lui) et lÕaimante, lÕensemence (et donc le nourrit). Toute sŽparation serait la fin de la musique-art et, par contrecoup, une fragilisation de son monde comme monde.

CÕest cette sŽparation que vise la dŽconstruction aujourdÕhui largement entreprise de lÕautonomie musicale puisquÕil y sÕagit ˆ la fois

„ de dŽconstruire lÕĻuvre musicale (en dissolvant sa diffŽrence dÕavec la pice et le morceau de musique) ;

„ de dŽconstruire le travail proprement musical pour musicaliser les sons et les instruments (en dissolvant lՎcart entre matire musicale et matŽriau sonore, entre instruments de musique et autres instruments) ;

„ de dŽconstruire lՎcriture musicale (en la rabattant sur de simples notations).

B. Autonomie

DŽsautonomiser la musique consiste alors en lÕunitŽ de deux gestes :

— subalterner ou tutelliser le monde de la musique, la musique-monde (voir les quatre tutelles distinguŽes plus haut, qui portent spŽcifiquement sur la musique-monde) ;

— subordonner ou fonctionnaliser la musique-art (voir les cinq fonctions qui, elles, portent sur la musique-art).

DŽvelopper lÕautonomie musicale

Que veut dire, contre tout cela, dŽvelopper lÕautonomie musicale ?

Cela voudra dire trois choses :

1. Contre la mise sous tutelle du monde de la musique, dŽvelopper son autodŽtermination.

2. Contre la fonctionnalisation de la musique-art, dŽvelopper son Žmancipation.

3. Contre la dŽconnexion de la musique-art et de la musique-monde, consolider, lÕune par lÕautre, autodŽtermination (du monde de la musique) et Žmancipation (de lÕart musical).

DŽterminations nŽgatives

Pour commencer de dŽtailler tout cela, quelques dŽterminations nŽgatives prŽalables.

„ LÕautonomie nÕest pas lÕautarcie ou lÕautosuffisance.

— Pour le monde de la musique, ceci rappelle quÕil existe des Žchanges avec dÕautres mondes et avec lÕim-monde du chaosmos.

— Pour lÕart musical, ceci rappelle quÕil sÕenracine dans le monde de la musique (cÕest prŽcisŽment ce que je propose dÕappeler archŽologie).

„ LÕautonomie nÕest pas lÕindŽpendance car lÕautonomie supporte lÕexistence de dŽpendances.

— Pour le monde de la musique, ceci rappelle quÕil est conditionnŽ par lÕextŽrieur, par un Žtat dÕautres mondes et du chaosmos (cÕest ce que je propose dÕappeler historialitŽ).

— Pour lÕart musical, ceci rappelle quÕil est conditionnŽ par (et donc dŽpendant de) un Žtat donnŽ du monde de la musique (archŽologie) et des autres pensŽes (cÕest que je propose dÕappeler historicitŽ).

„ LÕautonomie nÕest pas lÕabsoluitŽ ou la puretŽ : la musique autonome nÕest donc pas Ē la musique absolue Č ou Ē la musique pure Č. DÕailleurs Žtymologiquement la notion dÕabsoluitŽ (ab-solus) renvoie ˆ celle dÕautarcie.

 

On dira donc que lÕautonomie musicale est relative, et non pas absolue, comme elle est dŽpendante de conditions non musicales (voir son historicitŽ et son historialitŽ) et non pas indŽpendante, ou inconditionnŽe.

DŽterminations positives

Quelques dŽterminations positives maintenant.

„ Une autonomie ainsi conue est toujours une autonomisation : un processus subjectif, non un Žtat objectif acquis.

„ Une telle autonomie est toujours conquise, jamais offerte.

„ Une semblable autonomie est toujours risquŽe, jamais une sinŽcure.

„ Une autonomie est un auto-nomos qui sÕoppose donc ˆ lÕidŽe dÕhŽtŽronomie. CÕest ˆ la fois un monde de la musique qui est loi de lui-mme (voir ici le r™le central de lՎcriture spŽcifiquement musicale) et un art musical libre de lui-mme.

Repres historiques

Quelques repres historiques sur cette autonomisation du monde de la musique et de lÕart musical.

Concernant le monde de la musique

Concernant spŽcifiquement le monde de la musique, je distinguerai grossirement les Žtapes suivantes :

„ Le monde de la musique sÕest constituŽ au Moyen-åge, ˆ lՎpoque o fut inventŽe une Žcriture musicale proprement dite (solfge) par-delˆ les simples notations antŽrieures (neumesÉ) : voir lÕinvention de la note de musique, qui a en musique le statut de lettre. DÕo une Žmancipation par rapport ˆ lÕarithmŽtique, au nombre et au chiffre.

„ Voir ˆ partir de lˆ lՎbullition singulire du 14” sicle comme moment de prise de conscience musicale et musicienne de cette nouveautŽ.

„ Descartes, au dŽbut du 17” sicle, va prendre philosophiquement mesure de cet ŽvŽnement (voir les deux traitŽs qui encadrent chronologiquement son Ļuvre : ses Compendium music¾ et TraitŽ des passions). Le 17” est Žgalement un moment-clef (pour lÕhistoricitŽ musicale) en raison de la coupure galilŽenne en matire de sciencesÉ

„ Le 18” sicle introduit un nouveau conditionnement sur la musique par lÕinvention de lÕacoustique (Sauveur). Paradoxalement, la menace dÕune dŽconstruction du monde de la musique, via la contestation de la spŽcificitŽ de son Žcriture, va venir de Rousseau plut™t que de Rameau car cÕest bien Rousseau et non Rameau qui va pr™ner la dissolution de la note de musique dans le chiffre mathŽmatique et donc recommander une arithmŽtisation de la musiqueÉ

Concernant lÕart musical

Concernant lÕart musical, je rappellerai simplement les grandes Žtapes suivantes :

„ Dufay au 15” sicle invente le thme comme figuration subjective au sein mme dÕune pice de musique.

„ Au 18” sicle, trois Žtapes sont simultanŽment franchies :

— le thme musical devient conscience de soi et de ses propres possibilitŽs dÕauto-dŽveloppement ;

— le Clavier bien tempŽrŽ sÕaffirme comme Ļuvre manifeste de lÕoccupation du nouveau monde de la musique (de la musique faisant monde) par lÕart thŽmatique ;

— lÕintellectualitŽ musicale se constitue comme telle pour la premire fois avec la figure de Jean-Philippe Rameau.

„ Le 19” sicle voit prŽvaloir la figure romantique de lÕautonomie artistique. DÕo le thme de la musique absolue, de la musique et de lÕart pris dŽsormais comme modle gŽnŽral pour toute pensŽe. DÕo Žgalement en rŽaction le positivisme (prenant, lui, la science pour modle)É

„ Le 20” sicle ensuite passera par SchoenbergÉ

 

Comment dŽvelopper aujourdÕhui cette autonomie de la musique ?

Le cadre de cette question Žtant dŽsormais fixŽ, il nous faut maintenant dŽtailler nos t‰ches de musiciens. Je le ferai selon les quatre dimensions proposŽes : gŽnŽalogie, archŽologie, historicitŽ et historialitŽ, en les parcourant cependant dans lÕordre inverse, en progressant en quelque sorte de la base historiale et musicienne vers le sommet musical

HistorialitŽ et archŽologie

Il sÕagit ici des t‰ches concernant lÕautodŽtermination du monde de la musique. Elles concernent au premier chef ce que jÕappellerai les Ē nouvelles frontires Č du monde de la musique cÕest-ˆ-dire ces nouveaux territoires quÕil sÕagit pour la musique de conquŽrir (dÕexpŽrimenter) puis dÕoccuper musicalement.

Cela concerne trois dimensions :

1. LՎcriture

DÕabord lՎcriture musicale.

Il y a aujourdÕhui en musique un problme que je dirai de double Žcriture (Žcriture musicale et Žcriture informatique) qui rŽvle une crise de la note de musique (dÕo que de nombreux musiciens sÕen prennent aujourdÕhui ˆ la lettre de musique et pr™nent son abandon au profit de pures et simples notations en tablature). Cette proposition me para”t tre de servitude : la numŽrisation de la musique (conue comme Žcrasement de la note par le chiffre) serait son asservissement au nombre [30].

2. Musicalisation

Il y a ensuite la t‰che (permanente) consistant ˆ musicaliser les nouveaux matŽriaux sonores (et qui touche ˆ ce que Jacques Rancire nous rappelait comme Žtant le dŽveloppement des forces productives).

LÕenjeu est que lÕart musical comme tel oriente cette musicalisation, selon quatre aspects dŽterminants pour la musique :

— faire en sorte que ces nouveaux matŽriaux sonores puissent tre musicalement Žcrits et pas seulement notŽs ;

— assurer une instrumentalisation proprement musicale des nouveaux instruments (non musicaux) offerts ˆ la musique — voir en premier lieu le haut-parleur, lÕordinateur —, sachant quÕun instrument de musique convoque le jeu dÕun corps rayonnant (ce que ne sont ni le haut-parleur, ni lÕordinateur) ;

— se donner les moyens de pouvoir musicalement jouer de ces nouveaux instruments : jouer, en musique, cÕest mettre en jeu un corps ˆ corps (entre un instrumentiste et son instrument) qui ne saurait tre une exŽcution mŽcanique ;

— apprendre ˆ musicalement contr™ler le son ainsi projetŽ : le son musical est trace (du corps ˆ corps) projetŽe dans lÕespace concret de la salle de musique. Musicaliser un nouveau type de sonoritŽ, cÕest donc aussi musicaliser son mode de projection spatiale et pas seulement son mode dՎmission [31].

3. Savoirs musiciens

Il faut enfin musicaliser les savoirs empiriques.

JÕentends par lˆ un certain nombre dÕalliances quÕil convient dՎtablir entre intellectualitŽ musicale et autres disciplines de pensŽe, les mathŽmatiques en particulier en sorte quÕune mathŽmatisation de certaines rŽgions du monde de la musique ne devienne pas leur Ē naturalisation Č (leur rŽduction ˆ un Žtat de nature physico-mathŽmatique)

 

Au total, dŽvelopper lÕautonomie musicale, ce sera ici, face au nouveau matŽriau sonore historialement offert ˆ la musique :

„ dŽvelopper lՎcriture musicale ;

„ dŽvelopper le jeu musical et musicien ;

„ dŽvelopper le savoir musicien.

HistoricitŽ

Les t‰ches relvent ici spŽcifiquement de lÕintellectualitŽ musicale car il sÕagit ici dՐtre contemporain des pensŽes non musicales :

— des pensŽes dÕautres arts : poŽsie, architecture, peinture, danseÉ ;

— des pensŽes des sciences : singulirement des mathŽmatiques mais Žgalement de la physique et dÕautres ŽventuellesÉ ;

— des autres pensŽes : politique, amoureuseÉ

— de la philosophie.

Penser avec dÕautres arts et avec les sciences (en particulier la mathŽmatique), Žtablir lÕintellectualitŽ musicale dans la contemporanŽitŽ de ces pensŽes, assurer sa compatibilitŽ avec telle ou telle philosophie [32], autant de nŽcessitŽs pour consolider lÕautonomie musicale et musicienne en historicitŽ.

Je nÕen dŽtaille pas ici les contenus spŽcifiques et me contente dÕindiquer les ttes de chapitre.

GŽnŽalogie

„ Il sÕagit ici de sՎmanciper tant de la Ē droite Č fonctionnalisante que de Ē lÕultra-gauche Č romantique (celle de la musique absolue et pure, de lÕart pour lÕart cÕest-ˆ-dire du jeu sans enjeu, ou de la musique comme jeu de langage).

LÕenjeu est donc ici de produire des Ļuvres musicales capables dÕaccueillir de lՎtranger dÕun autre monde que celui de la musique, du matŽriau Žtranger venant visiter le monde de la musique, sans viser pour autant ˆ lÕassimiler ni inversement ˆ lÕexhausser comme curiositŽ. Ceci concerne en premier lieu le rapport de lÕĻuvre musicale au texte littŽraire. La directive me semble ici double : ni le dŽchiqueter pour mieux le musicaliser en dŽtruisant son sens propre (attitude de Boulez), ni le mettre au cĻur de lÕĻuvre musicale (disposition du thŽ‰tre musical). La disposition musicale que je soutiendrai consistera ici ˆ scinder la voix parlant un texte.

„ Il sÕagit Žgalement ici dՐtre en capacitŽ de musiques allant visiter dÕautres mondes pour les servir : musiques de cinŽma, musiques chorŽgraphiques. Cette musique visitant le cinŽma (ˆ lÕinverse dÕun texte visitant la musique) peut tre tout autre chose quÕune fonctionnalisation de la musique : plut™t son application didactique [33].

„ Il sÕagit enfin de dŽployer des gŽnŽalogies entre Ļuvres gr‰ce ˆ la pratique essentielle du concert.

„ Au total, consolider lՎmancipation de lÕĻuvre en exhaussant les gŽnŽalogies musicales, cÕest aussi et toujours Žmanciper la musique des pseudo-gŽnŽalogies proprement musiciennes, celles qui prŽtendent encha”ner lÕĻuvre musicale ˆ son gŽniteur (le compositeur), ˆ ses interprtes et ˆ ses auditeurs.

Pierre-Jean Jouve : Ē Nous qui avons toujours conu lÕidŽe dÕune rŽalitŽ autonome de lÕĻuvre dÕart (sans auteur, ni acteur, ni spectateur) pour une certaine gravitation des causes essentielles, nous voyons en Wozzeck un exemple dÕart qui, embrassant tout le rŽel, surpasse tout le rŽel — passe en un autre monde. Č [34]

Ē Je nÕaurais jamais Žcrit une ligne si je nÕavais pas pensŽ [É] ˆ une rŽalitŽ autonome de lÕĻuvre dÕart, sans auteur ni acteur ni spectateur, pour une certaine gravitation des causes essentielles. Č [35]

Pour conclure

En rŽsumŽ, je conclurai par cette sŽrie de directives :

 

į       Contre la tutellisation de la musique, dŽvelopper lÕautodŽtermination du monde de la musique.

į       Contre la fonctionnalisation de la musique, dŽvelopper lՎmancipation de lÕart musical.

į       Contre le nihilisme, consolider lÕautonomie de la musique en dialectisant art musical et monde de la musique.

 

į       On peut composer aujourdÕhui avec ce que lÕon a.

į       On peut penser aujourdÕhui avec ce quÕil y a.

 

į       DŽvelopper lÕautonomie nÕest pas seulement expŽrimenter pour conquŽrir mais aussi occuper les nouveaux territoires actuellement disponibles, les musicaliser.

 

į       Le cĻur de la question relevant aujourdÕhui de la musique, il sÕagit de compter sur les forces de la musique tout en dŽployant des alliances avec les partisans dÕautres autonomies dans dÕautres domaines de pensŽe.

 

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[1] comme il existe une gŽnŽalogie de telle ou telle Ļuvre musicale.

[2] comme il existe une archŽologie de telle ou telle Ļuvre dans un Žtat donnŽ du monde de la musique.

[3] comme il existe une historicitŽ de telle ou telle Ļuvre musicale dans une contemporanŽitŽ ˆ dÕautres modes de pensŽe que musical.

[4] comme il existe une historialitŽ de tel ou tel Žtat du monde de la musique dans un rapport aux autres mondes et plus globalement au chaosmos.

[5] Je distingue ce faisant lÕhistorialitŽ (ou placement dans une histoire) de lÕhistoricitŽ (qui indexe un potentiel producteur dÕhistoire).

[6] Remarquons que ceci constitue trs exactement la dŽfinition de la libertŽ que donne Rousseau — Ē LÕobŽissance ˆ la loi quÕon sÕest prescrite est libertŽ Č — ce qui nous rappelle quÕil nÕy a de libertŽ quÕau prŽsent.

[7] Voir le caractre innocent du plaisir dans la conception quÕAlain Badiou appelle Ē classique Č des rapports entre arts et vŽritŽ (cf. son Petit manuel dÕinesthŽtique, Seuil, 1998)

[8] Dans une telle problŽmatique, lÕart nÕa plus aucun Ē rŽel Č — Marcel Duchamp sÕest fait le hŽraut dÕune telle dissolution sophistique —.

[9] Rappelons que ce livre date des annŽes 40 et fut la premire tentative adornienne de mettre la philosophie sous condition de lՎvŽnement musical que constituait lՃcole de Vienne. Indiquons que cette premire tentative est philosophiquement peu assurŽe et quÕil faut se tourner vers la Dialectique nŽgative du mme auteur (vingt ans plus tard) pour trouver cette fois une problŽmatique philosophiquement plus assurŽeÉ

[10] Musica Rhetoricans, sous la dir. de Florence Malhomme, Presses de lÕUniversitŽ de Paris-Sorbonne, Paris, 2002

[11] op. cit., p. 8

[12] op. cit., p. 7

[13] Dans le quadrivium, la musique se situe ˆ c™tŽ de lÕarithmŽtique, de la gŽomŽtrie et de lÕastronomie.

[14] La musique sÕaccorde ˆ Ē lÕHarmonie du monde Č en accordant son harmonie propre ˆ la rationalitŽ du nombre — la musique est dans le quadrivium au titre des nombres sonores, lÕastronomie matŽrialisant les nombres cosmiques —.

[15] DÕo sa dimension Ē rhetoricans Č qui conjoint Ē ses forces avec celles du Logos Č.

[16] op. cit., quatrime de couverture.

On retrouve ici ce quÕAlain Badiou appelle le Ē schme didactique Č faisant de lÕart un Žducateur ˆ des vŽritŽs extrinsques, qui ne sÕy jouent donc nullement

[17] [Sicut musica credit principia sibi tradita ab arithmetico, ita sacra doctrina credit principia revelata sibi a Deo] (La thŽologie ; Question 1, article 2)

[18] Cela dŽcoule simplement du fait que Ē les mathŽmatiques sont lÕontologie Č (A. Badiou).

[19] Mais tout aussi bien lÕopposition ˆ lui, sÕil est vrai que lÕopposition nÕest quÕune inversion.

[20] Soit la dŽgradation du sensible en sensuelÉ

[21] Ē LÕimpuissance humaine ˆ ma”triser et ˆ contrarier les affects, je lÕappelle Servitude : en effet lÕhomme soumis aux affects est sous lÕautoritŽ non de lui-mme, mais de la fortune, au pouvoir de laquelle il se trouve ˆ ce point quÕil est souvent forcŽ, quoiquÕil voie le meilleur de lui-mme, de faire pourtant le pire. Č (ƒthique, Seuil, trad. Pautrat, p. 335)

[22] Ē Celui qui sÕessaie ˆ lÕindŽpendance sÕenfonce dans un labyrinthe, il multiplie par mille les dangers inhŽrents ˆ sa vie et dont le moindre nÕest pas que nul ne voit de ses propres yeux o ni comment il sՎgare, sÕisole et se laisse dŽchirer lambeau par lambeau par quelque minotaure tapi aux cavernes de la conscience. Č Nietzsche (Par-delˆ le bien et le mal, ¤ 29). Ou les dangers de toute libertŽ et les risques de toute autonomieÉ

[23] On reconna”tra facilement, en cette opposition des deux nihilismes, la figure actuelle des affrontements (homognes) entre Ē DŽmocratie occidentale Č et Ē Terrorisme moyen-oriental ČÉ

[24] Pour une vision sociologique de ce quÕest un monde, voir par exemple Howard S. Becker : Ē Un monde de lÕart se compose de toutes les personnes dont les activitŽs sont nŽcessaires ˆ la production des Ļuvres bien particulires que ce monde-lˆ (et dÕautres Žventuellement) dŽfinit comme de lÕart. Č (Les mondes de lÕartArt Worlds, Flammarion, 1988, p. 58). Ici le monde est dŽfini par ses ŽlŽments, en lÕoccurrence les hommes — on discerne pourtant le cercle vicieux quÕil y a ˆ vouloir dŽfinir le monde de lÕart par les artistes, cÕest-ˆ-dire par ceux qui se rŽclamentÉ de lÕart ! —.

[25] Pour plus de dŽtail sur cette problŽmatique, je renvoie ˆ ma confŽrence ˆ lÕEhessÉ

[26] Ė ce titre, il faut sans doute tenir que la musique grecque ne composait pas un monde propre faute de sՐtre dotŽe dÕune Žcriture indŽpendante.

[27] La vision moderne (post-cantorienne) est en effet quÕil nÕy a pas de Tout, donc dÕUnivers comme totalisation possible : on ne peut faire Ē tout Č de ce quÕil y aÉ

[28] La musique-art se distingue ici des musiques-cultures en sorte que lÕenjeu est ici art ou cultures plut™t que cultures ou marchŽ.

[29] Au passage, cÕest aussi ce qui rend compte de cette donnŽe subjective : pour un musicien, la musique ne saurait tre dŽfinie.

[30] Boulez, ˆ ce titre, soutenait ˆ mon sens tout ˆ fait inconsidŽrŽment que toute fixation sur un support vaudrait Žcriture : Žcriture ?, peut-tre !, mais sžrement pas Žcriture musicale, ce qui est ici tout le pointÉ

[31] Voir, par exemple, le travail menŽ ˆ lÕIrcam autour de la TimŽeÉ

[32] Dans mon cas, avec celle dÕAlain Badiou.

Par contre, je ne pense pas possible dÕassurer une compatibilitŽ de lÕintellectualitŽ musicale ici dŽployŽe avec la philosophie dÕAdorno, ne serait-ce quÕen raison de sa vision sociologique de lÕautonomie (par exemple : Ē LÕidŽal bourgeois de lÕautonomie Č, Quasi una fantasia, p. 225) mais aussi en raison de sa conception du sujet restant prisonnire dÕune problŽmatique individuelle (Ē LÕart autonome prŽsuppose lÕautonomie dÕun individu qui nÕest pas socialement autonome Č, id., p. 178).

[33] Voir sur ce point lÕintŽressant exemple de la Ē musique appliquŽe Č au cinŽma par Hans EislerÉ

[34] Wozzeck, p. 242

[35] O.C., tome II, p. 1161