SCHOENBERG DANS LE SIÈCLE

par

François NICOLAS

 

France-Musique : Le temps des musiciens

(18 au 22 mai 1998 : 9 h 30 - 12 heures)

 

  1. Lundi
  2. Mardi
  3. Mercredi
  4. Jeudi
  5. Vendredi

 

Lundi

 

Générique

• Arnold Schoenberg : Farben (3° pièce op. 16) (1909)

Sony SMK 48 463

• Arnold Schoenberg : Moïse et Aaron [fin de l’acte I] (1932)

DG 449 174-2

2’ 17”

Micro

Bonjour !

Le générique que vous venez d’entendre enchaîne deux extraits d’œuvres de Schoenberg : un moment de la 3e pièce de l’opus 16 et la fin du premier acte de Moïse et Aron.

Ces deux moments de l’œuvre de Schoenberg sont remarquables :

— dans le premier une petite formation de chambre, extraite du vaste orchestre symphonique, se met à tourbillonner pour se fondre, incognito, dans l’arrière-plan orchestral ;

— dans le second, le chœur entonne un hymne, vaste canon traversant la situation musicale pour y affirmer la légalité d’un choral.

Je reviendrai durant cette semaine sur ces deux moments : deux moments dans l’œuvre de Schoenberg où la musique se donne comme faveur, comme advenue surprenante, comme cadeau impromptu.

Moment où une œuvre bascule de l’intérieur d’elle-même, moment favori où la musique, jusque-là pourchassée par l’œuvre, affirme de manière inopinée un Oui.

 

Il est d’opinion commune de considérer Schoenberg comme un compositeur du Non, du négatif, de l’opposition, de la destruction. On dit de lui qu’il est atonal, athématique, inachevé, inconstant. On l’inscrit ainsi sous le signe du refus, de celui qui barre et interdit : Schoenberg, le père castrateur de la musique du XX° siècle…

Voir en Schoenberg celui qui ouvre le siècle par des refus facilite bien des choses. Cela permet d’inscrire ce siècle sous le signe de la destruction, de la barbarie, du Mal. Cette opinion courante est devenue un cliché, qui ne pense rien des formidables poussées et élans de ce siècle, efforts qui en établissent la grandeur et qui — seuls — rendent raison des retournements ultérieurs.

Ne pas inscrire ce siècle sous le seul signe de la faillite, du désastre, cela engage directement le regard porté sur Schoenberg : est-il essentiellement ce compositeur du négatif ? Son œuvre est-elle principalement nourrie de refus, ou dessine-t-elle, à travers même ses retraits et hésitations, quelque puissance affirmative ?

On peut également inscrire Schoenberg dans une vision de l’histoire plus dialectique, en soutenant que la relève de ce moment négatif qu’aurait été Schoenberg se serait faite dans l’après-guerre, via Webern son élève. L’idée est alors celle-ci : Schoenberg n’aurait su, en fin de compte, que — pardonnez-moi l’expression — déblayer le terrain au profit de ceux qui l’ont suivi.

Dans cette vision des choses, la musique de l’après-guerre — essentiellement la musique sérielle — aurait répondu aux questions laissées par Schoenberg sans réponse. C’est ainsi l’idée que si Schoenberg ne s’est pas entièrement limité aux destructions et aux refus, cependant sa force affirmative se serait limitée à ouvrir de nouvelles questions, sans bien arriver lui-même à y répondre.

Je soutiendrais, tout au long de cette semaine, une thèse contraire : ce qui fait la puissance de Schoenberg, ce sont des réponses. Ce qui fait sa force, ce sont des œuvres qui sont moins des problèmes que des solutions. À nous, qui venons après, de savoir remonter des réponses de Schoenberg aux questions implicites qui les sous-tendent. Il ne s’agit pas d’apporter nos propres réponses à des questions bien établies mais d’opérer à rebours : en dégageant ce à quoi les œuvres répondent en vérité.

 

Schoenberg, l’œuvre-Schoenberg, prononce un Oui, un vaste Oui, plutôt qu’un cortège de Non constamment déplacés. Et la musique du siècle jaillit de cette puissance affirmative.

La littérature du siècle pivote, elle aussi, autour d’un « Oui », le oui débordant de Molly Bloom dans son grandiose monologue clôturant Ulysse de Joyce, une longue phrase de quarante mille mots dont Beate Perrey nous restitue ici la chute :

Bande Ulysse

1’ 12”

O cet effrayant torrent tout au fond O

et la mer la mer écarlate quelquefois comme du feu

et les glorieux couchers de soleil   et les figuiers dans les jardins de l’Alameda

et toutes les ruelles bizarres     et les maisons roses et bleues et jaunes

et les roseraies et les jasmins et les géraniums et les cactus de Gibraltar quand j’étais jeune fille

et une Fleur de la montagne

oui

Lancer derrière La Nuit Transfigurée

quand j’ai mis la rose dans mes cheveux comme les filles Andalouses

     ou en mettrai-je une rouge

oui

et, comme il m’a embrassée sous le mur mauresque, je me suis dit      après tout aussi bien lui qu’un autre

et alors je lui ai demandé   avec les yeux de demander encore

oui

et alors il m’a demandé si je voulais   oui    dire oui       ma fleur de la montagne

et d’abord je lui ai mis mes bras autour de lui   oui

et je l’ai attiré sur moi pour qu’il sente mes seins tout parfumés   oui

et son cœur battait comme fou et   oui    j’ai dit oui

je veux bien

Oui.

Remonter La Nuit Transfigurée

Sextuor de l’Ensemble InterContemporain

CBS MK 39566

Shunter à 4’ 40”

Micro

L’Œuvre de Schoenberg tout entier constitue un vaste moment où la musique s’affirme, où la musique dit Oui :

     Oui, il est possible de continuer d’œuvrer.

     Oui, il est légitime d’espérer en de nouveaux chef-d’œuvre.

     Oui, il y a à faire en musique.

L’œuvre de Schoenberg est une vaste affirmation, un Oui tenu au long court, soutenu pendant plus de cinquante ans : de son opus 1 (1898) à son dernier opus (1950).

Ce Oui est souvent identifié à son chef-d’œuvre de jeunesse La Nuit Transfigurée dont nous venons d’entendre le début, dans l’interprétation du sextuor de l’Ensemble InterContemporain.

Mais cette œuvre, sans doute la plus connue de Schoenberg, ne doit pas faire écran. Cette œuvre bien sûr est superbe, mais d’autres le sont également.

Écoutons ainsi le premier opus de Schoenberg, cette entrée somptueuse dans le monde de la musique que Schoenberg prend soin d’inscrire sous ce simple mot : Merci !, ce mot qu’on a peu l’habitude d’entendre dans la bouche d’un jeune homme de 24 ans et qui signe sa stature.

Micro 2 (auxiliaire)

« Tu m’as donné la grandeur : je t’en remercie !

Nous nous sommes offert l’un à l’autre la beauté : je t’en remercie !

Beauté ! Triple beauté ! Car c’est venu de toi !

Sans le vouloir tu m’as encore donné l’intense violence

Tu m’as donné ce qui n’a jamais été conçu : je t’en remercie ! »

Micro

Sur ces mots — que nous lisait Jean-Marc Mory qui a bien voulu accepter d’être pour nous, durant toute cette semaine, la voix d’Arnold Schoenberg — sur ces mots, Schoenberg inaugure son œuvre.

Écoutons ce premier lied de Schoenberg.

Donald Gramm (baryton), Glenn Gould (piano)

Opus 1 N°1

Sony SM2K 52 667

5’ 55”

Micro

Schoenberg inaugure son œuvre en l’inscrivant ainsi sous le signe de la grandeur (« Tu m’as donné la grandeur »), de la beauté (« Nous nous sommes offert l’un à l’autre la beauté »), de la violence (« Sans le vouloir tu m’as donné l’intense violence »), et du remerciement (« Je t’en remercie »).

Une partie des thèmes de nos matinées se trouve là :

     la grandeur de l’expression musicale, demain mardi,

     la beauté, mercredi — et le sublime,

     le remerciement, jeudi — et la prière,

     l’intense violence, vendredi — en l’occurrence la violence faite par la musique à l’instrument.

J’ai choisi ces thèmes pour leur capacité d’interroger la musique contemporaine.

Comme je l’indiquais, je veux traiter l’œuvre de Schoenberg, en fin de compte, comme donnant des réponses à des questions non explicitement posées. Et le propos de cette semaine sera de clarifier ces questions non posées, de les mettre à jour comme questions pour la musique contemporaine.

Il n’est pas vrai que la pensée travaille de questions claires vers des réponses obscures. Marx — Karl Marx — avait déjà relevé que l’humanité ne se pose jamais que les questions qu’elle peut résoudre. La pensée travaille en effet plutôt en remontant de ceci qui est déjà là, sous les yeux, ou les oreilles, et qu’un regard ou une écoute attentifs va découvrir avec étonnement, jusqu’aux questions que cette existence soulève.

On peut le dire encore ainsi : l’œuvre musicale est essentiellement réponse, car elle ajoute au monde sa propre existence d’œuvre d’art : composer, créer, c’est agrandir le monde avec de nouvelles présences sensibles. Une œuvre, cela déclare, donc cela pose, et cela affirme.

C’est nous qui, ensuite, interrogeons cette œuvre. C’est nous qui ensuite lui posons des questions.

Le discours sur la musique, doit ainsi remonter de ceci qui est déjà là, disposé, offert, vers des questions qui, sans ce discours, n’auraient jamais été formulées.

Je voudrais, dans cette série de matinées, dégager quelques questions que mon étonnement devant l’œuvre de Schoenberg suscite, et tenter de vous les faire partager.

L’œuvre de Schoenberg se conclut par une œuvre vocale pour chœurs a capella, le Psaume moderne que nous écoutons maintenant interprété par les chanteurs de la BBC, direction Pierre Boulez.

Opus 50 C

Sony S 2K 44 571

5’ 33”

Micro

Schoenberg attaque son œuvre d’un « Dank » (Merci !). Mais son dernier opus, le Psaume moderne que nous venons d’écouter, ne se conclut pas vraiment. Il s’interrompt, plutôt qu’il ne se finit. Il cesse sur des mots restant en suspens, sur cette phrase : Und trotzdem bete ich (« Et pourtant je prie »). L’œuvre de Schoenberg est en effet interrompue par la mort, comme l’est celle de Jean-Sébastien Bach dans L’Art de la Fugue.

Ce suspens, dû à la disparition du compositeur à l’âge de 77 ans (en 1951), inscrit toute son œuvre entre deux phrases : « Je t’en remercie » (opus 1) / « Et pourtant je prie » (opus 50).

La première est adressée à une femme, la seconde est réflexive.

La première connote l’excès et rend grâce d’un don, d’un supplément. La seconde s’étonne d’un défaut, d’un manque.

Cette opposition, ce renversement peut résumer tout le parcours de Schoenberg : des partitions foisonnantes du début, débordantes d’idées, convoquant des effectifs instrumentaux excessifs jusqu’au dénouement final, dans un chœur a capella, énonçant de maigres canons et s’étonnant d’un manque et d’un retrait.

Éprouvons à nouveau cette luxuriance inaugurale, et ce dénuement final.

Écoutons le second lied de l’opus 1, toujours chanté par Donald Gramm (accompagné au piano par Glenn Gould) puis le Psaume 130 (De profundis) chanté par les Chœurs de la BBC dirigés par Pierre Boulez.

Opus 1 N°2

8’ 45”

Opus 50b : Psaume 130 (De Profundis)

Sony S 2K 44 571

4’ 30”

Micro

L’œuvre de Schoenberg se tient entre ces deux pôles extrêmes, vaste arche jetée entre deux opus, longue traversée allant de l’excès au manque, du dialogue au soliloque, de l’adresse à l’exclamation, de l’altérité au labeur du même.

De même que le Psaume moderne ultime est inachevé, d’autres œuvres de Schoenberg sont restées incomplètes, essentiellement ses deux grandes œuvres dites religieuses que sont L’Échelle de Jacob (1917) et Moïse et Aron (1932-1933).

On peut interpréter cet inachèvement de différentes manières :

• l’une concernerait le rapport d’Arnold Schoenberg à la religion, à la foi et à la prière — on y consacrera notre matinée de jeudi prochain — ;

• l’autre engagerait directement les derniers mots de Moïse à la fin de Moïse et Aron : O wort, du wort, das mir fehlt ! (« O parole, parole qui me manque ! »), exclamation que l’on peut également traduire ainsi : « O mot, mot qui me manque ! ».

Quel serait alors ce mot qui manque à Moïse ?

Dans un récent essai — La Singularité Schoenberg — j’ai avancé trois réponses :

— Schoenberg ne reconnaîtrait plus, à partir de l’arrivée au pouvoir des nazis, qu’un usage privé du mot « juif » ;

— Schoenberg se trouverait privé de la prière ;

— enfin Schoenberg aurait décidé de se priver de beauté — on reviendra sur cette question de la beauté mercredi prochain —.

Mais je voudrais ici relever un autre point : on laisse souvent entendre que cet opéra serait inachevé parce qu’il y manquerait un mot, comme si tout manque devait, ipso facto, être comblé, comme si achever, c’était nécessairement rendre complet et sans manque, comme si un achèvement devait être une complétude.

On peut soutenir, à l’inverse, qu’être incomplet est la vraie marque de ce qui est fini, et qu’arriver à identifier un manque indique, au contraire, qu’il est enfin temps de conclure.

Dans le cas de ce Moïse et Aron, cet inachèvement me semble une preuve de puissance musicale plutôt qu’une marque d’impuissance.

En ce sens le débat sur l’inachèvement ou non de Moïse et Aron porte sur toute l’œuvre de Schoenberg.

Écoutons par exemple la troisième pièce pour piano de l’opus 11 (de 1909) — partition dont Boulez dit qu’il l’avait sur son piano en 1948 quand il composait lui-même sa première sonate —, écoutons cette pièce, pour la superbe de son excès, mais aussi pour sa fin, remarquablement interprétée par Daniel Barenboïm, en quelques gestes de retrait.

Opus 11 N°3

Teldec 4509-98256-2

2’ 32”

Micro

Inscrire l’œuvre de Schoenberg sous le signe du Oui plutôt que du refus, sous le sceau de la puissance plutôt que de l’incapacité à conclure, cela implique de relever la force affirmative de certains inachèvements apparents, la grandeur de certaines retenues, la positivité de certains manques, la vertu de certaines auto-limitations.

Il ne s’agit nullement ici d’en revenir à une esthétique — d’obédience romantique — du fragmentaire, ou à un pathos moderniste de la page à effacer, et à blanchir plutôt qu’à noircir.

Il ne s’agit nullement de s’apitoyer sur la misérable condition de ce qui, étant fini, rêverait d’infinis inaccessibles.

Il s’agit, tout à l’inverse, de reconnaître la capacité de Schoenberg d’être proprement sidéré devant ce qui est fini.

Car ce qui est vraiment le propre de l’œuvre d’art, de l’œuvre musicale, c’est bien d’être finie là où l’ordinaire du monde est, à l’inverse, infini. En fait ce qu’on déclare inachevé, c’est essentiellement du fini dont le mode d’unité reste opaque.

Et cela, c’est une chose que Schoenberg connaissait bien : le difficile à rendre un, ce n’est pas l’infini : c’est le fini.

C’est la disparité du fini qu’il est difficile d’unifier.

Ce qui est difficile, c’est de ne pas poursuivre à l’infini. Sigmund Freud avait bien relevé ce point à propos de la psychanalyse : le difficile est de terminer l’analyse.

Ce qui est difficile pour la pensée, c’est d’interrompre, de couper, de décider, de conclure et non pas de répéter ad libitum.

La positivité de Schoenberg ne se marque nulle part mieux que dans ses gestes d’interruption, de décision, car ces gestes, en vérité, posent des délimitations, ouvrent des distances, et sont affirmatifs plutôt que des marques d’impuissance.

1° chant populaire

Sony S 2K 44 571

3’ 56”

Micro

Chanson populaire allemande, adaptée par Schoenberg pour chœur mixte, par les BBC Singers, dir. Pierre Boulez

 

Il ne s’agit pas, dans cette série d’émissions, de faire à proprement parler, de la musicologie.

Il ne s’agit pas de dispenser des savoirs sur cette œuvre de Schoenberg.

Le savoir sur Schoenberg est déjà consigné dans des volumes existants, que je ne saurais trop recommander à votre lecture.

En premier lieu celui de Stuckenschmidt : biographie passionnante, suivie d’une étude attentive de l’œuvre de Schoenberg par Alain Poirier — que je recevrai ici même à ce micro vendredi prochain —.

Il y a ensuite les essais de Charles Rosen, de Carl Dahlhaus, d’Olivier Revault d’Allonnes qui ont chacun leur vertu propre : la concision chez Rosen, la rigueur et la diversité chez Dahlhaus, la flamme chez Revault d’Allonnes.

Puis-je me permettre de rappeler également mon récent ouvrage La singularité Schoenberg pour souligner combien la littérature, et en particulier les parutions récentes, fournit à loisir de quoi s’instruire.

2° chant populaire

Sony S 2K 44 571

1’ 47”

Micro

Chanson populaire allemande, adaptée par Schoenberg pour chœur mixte, par les BBC Singers, dir. Pierre Boulez

 

Il s’agit d’éveiller des questions à propos de Schoenberg et de son influence sur notre siècle. Ce qui suit Schoenberg n’est pas ce qui lui répond mais plutôt ce qui le reprend.

Comme Kierkegaard s’en est fait le chantre, la reprise n’est pas la répétition. Reprendre quelque chose suppose que cette chose ait déjà été prise.

Qu’a donc pris Schoenberg qu’il nous soit possible de re-prendre ? Que nous a-t-il ainsi appris ?

3° chant populaire

Sony S 2K 44 571

4’ 07”

Micro

Chanson populaire allemande, adaptée par Schoenberg pour chœur mixte, par les BBC Singers, dir. Pierre Boulez

 

Il s’agit durant cette semaine de faire de la radio, non pas des conférences, ni des cours.

Que veut dire « faire de la radio » ? J’explicite mes axiomes :

1. La radio ne s’adresse pas à quelqu’un, s’adressant à Personne, au double sens que donnait le poète Paul Celan à ce terme : à la fois aucun individu répertorié et en même temps quiconque veut bien prêter l’oreille. La radio est une bouteille jetée à la mer que quiconque peut recevoir.

2. La radio ne persuade pas, sauf à être d’endoctrinement. Elle éveille. Elle éveille un intérêt, elle suscite des désirs, elle éduque   peut-être.

3. La radio musicale part de rapprochements entre les œuvres plutôt que d’un discours. Elle ne commente pas mais donne à entendre, par des confrontations.

4. La radio interroge plutôt qu’elle ne répond.

Faire de la radio, cette activité si précaire et si éphémère, c’est tenter de faire jaillir quelque étoile filante faisant signe à qui est attentif.

Faire de la radio, c’est également ponctuer cette apparition de paroles, en vue d’attacher l’intérêt de qui écoute.

 

Écoutons le 3° mouvement de la 2° sonate pour piano de Pierre Boulez (œuvre de 1948) par Idil Biret

Boulez : 3° mouvement de la Deuxième sonate (1948)

Naxos 8.553353

2’ 05”

Micro

Boulez a pris radicalement position sur Schoenberg. Il a eu l’audace de donner forme de maxime à son jugement en intitulant, en 1952, un de ses articles « Schoenberg est mort ».

Schoenberg est mort, cela voulait dire : sa pensée musicale n’a plus puissance et fécondité. Son œuvre est destinée aux musées que sillonnent les historiens ; elle est devenue un objet d’étude, elle n’est plus active.

Lorsque Hegel déclarait la mort de l’art, et Nietzsche la mort de Dieu, ils opéraient somme toute de même : annonçant que l’art ou Dieu pouvait continuer leur route : en tout état de cause cette route ne concernait plus la pensée et ne relevait plus que de la prolongation d’habitudes. L’invention de pensée passait désormais ailleurs.

Cet énoncé péremptoire — « Schoenberg est mort » — épingle l’une des manières qu’a eue ce siècle de se référer à Schoenberg.

Il me semble qu’il y a eu, qu’il y a encore, 5 grandes manières de se référer à Schoenberg :

• La première, on l’a vu, consiste à poser, comme Boulez, que Schoenberg est mort. Cette orientation fut massivement celle des sériels. Pour eux, Schoenberg est mort d’un défaut de radicalité, et c’est son élève Webern qui, l’ayant bien vite dépassé, constitue le point de départ véritable de la modernité musicale.

• La seconde manière consiste à inverser ce point de vue sériel, à purement et simplement le retourner — comme on retourne un gant — pour affirmer : « Vive Schoenberg » ou « Schoenberg est vivant » ou « Schoenberg a toujours été vivant, il n’est jamais mort et il n’y a nul besoin de le ressusciter ».

Cette position est (ou a été) adoptée par des élèves de Schoenberg, souvent plus exaltés que leur Maître, position qui les a conduits à une défense académique des découvertes de Schoenberg.

Ce fut le cas en France de René Leibowitz et de pas mal d’autres, en particulier aux États-Unis.

• La troisième manière de se référer à Schoenberg consiste à déclarer qu’il convient d’éviter Schoenberg.

Éviter Schoenberg, car il se serait massivement trompé : ses ouvertures supposées se seraient avéré des impasses.

Éviter Schoenberg, cela veut dire alors : reprendre l’histoire musicale à partir de Debussy, passer ensuite par Stravinsky ou Varèse ou Ives (au choix) pour déboucher enfin dans l’après-guerre sur Scelsi ou Ligeti ou Xenakis. L’important, dans tous les cas, est d’éviter Schoenberg.

Ce que je voudrais relever, c’est que la polarité significative à l’orée de ce siècle n’est pas entre Schoenberg et Stravinsky (comme l’a soutenu le philosophe Adorno) mais plutôt entre Schoenberg et Debussy.

Disons, pour simplifier, que Stravinsky est trop constructiviste pour constituer une alternative véritable à la voix tracée par Schoenberg.

L’alternative véritable à Schoenberg, c’est plutôt Debussy et son déploiement d’une nouvelle topologie sonore, inverse de l’algèbre sérielle.

Cette voie debussyste peut nous ramener à Webern. On peut aussi la faire passer par Ives et son piano irisé de quarts de ton, des quarts de ton qui n’ont pas ici de fonction combinatoire mais plutôt des vertus de diffraction sonore.

Ives

Erato 0630-14638-2

3’ 22”

Micro

C’était la deuxième des Trois Pièces en quarts de ton de Charles Ives (1923-1924), jouée par Alexei Lubimov et Pierre-Laurent Aymard.

 

Si l’on poursuit cette orientation qui décide d’éviter Schoenberg, on parvient par exemple sur Ligeti.

Ligeti : Lontano

Wergo WER 60163-50

10’ 17”

Micro

Lontano (1967), de Giorgi Ligeti par l’Orchestre symphonique de la Südwestfunk (Baden-Baden), dir. Ernest Bour

 

J’ai indiqué qu’il y avait cinq manières de se référer à Schoenberg :

• Déclarer Schoenberg est mort

• Affirmer Vive Schoenberg

• Soutenir qu’il convient d’éviter Schoenberg

Il reste encore deux modalités :

 

• La quatrième consiste à avancer qu’il s’agit désormais d’aimer Schoenberg.

C’est là une manière de déclarer que la guerre à son propos est finie, que l’œuvre de Schoenberg est désormais intégrable au répertoire, qu’elle est somme toute devenue un classique, quitte à parler d’un « classique du XXe siècle ».

Cette position a été remarquablement défendue par Olivier Revault d’Allonnes dans un livre précisément intitulé « Aimer Schoenberg » chez Christian Bourgois.

Luciano Berio peut, me semble-t-il, s’inscrire dans cette voie, du moins dans son œuvre Sinfonia qui fait un très large usage de citations, en particulier de Schoenberg, et plus spécifiquement des pièces pour orchestre opus 16. Berio traite ainsi Schoenberg comme il traite Mahler : comme un classique.

Écoutons la troisième partie de Sinfonia (1968-1969).

Orchestre du Royal Concertgebow, dir. Riccardo Chailly

Berio : Sinfonia

Decca 425 832-2

11’ 15”

Micro

S’il ne s’agit ni d’éviter Schoenberg ni de déclarer que Schoenberg est mort, ni à l’inverse d’affirmer qu’il est vivant, ni enfin d’aimer Schoenberg, il reste ce qui constitue ma conviction propre : il s’agit de vouloir Schoenberg, c’est-à-dire non plus de le prendre comme objet (d’amour ou de haine) mais comme projet, toujours en cours.

Vouloir Schoenberg veut dire : vouloir dégager dans son œuvre une puissance de pensée encore inaperçue, qui n’est ni l’expressionnisme aimé par Berio, ni le constructivisme rejeté par Debussy et Ligeti, ni la combinatoire encensée par ses disciples américains.

Vouloir Schoenberg, c’est exhausser ce qui de son œuvre n’a pas été bien entendu, non pour la défendre, ou la ressusciter, mais pour servir de repère à la création musicale aujourd’hui.

Il s’agit pour moi d’éveiller un intérêt pour l’œuvre-Schoenberg, de penser la musique en se référant à lui et non plus simplement à Webern ou Debussy.

 

Kant, le philosophe Emmanuel Kant, posait trois questions : « Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? »

Une question serait alors pour nous :

Schoenberg est-il encore une raison d’espérer en la musique contemporaine ?

 

Écoutons ce que Schoenberg nous dit de la solidarité :

Micro 2 (auxiliaire)

On t’aide à venir au monde,

Sois béni !

on te creuse une tombe,

Reste en paix !

on recoud tes blessures à l’hôpital,

Bonne santé !

on éteint l’incendie de ta maison, on te tire de la noyade,

Ne crains rien,

tu as toi-même de la compassion pour les autres !

L’aide arrive, tu n’es pas seul !

Tu n’abandonnes pas le vieillard,

un jour tu vas tomber toi-même,

tu soulèves la charge du faible,

sans reconnaissance,

tu arrêtes le cheval emballé dans sa course,

tu ne t’épargnes pas.

tu combats le voleur, tu protèges la vie du voisin,

sans cesse tu viens à l’aide :

nie donc que tu fais partie de tout ceci !

tu ne restes pas seul.

Opus 35 N°6

Micro

Solidarité, sixième pièce pour chœur d’hommes de l’opus 35 par les Chœurs de la BBC, direction Pierre Boulez.

 

Nous allons maintenant accueillir notre invité du jour, Gianfranco Vinay et, pour annoncer chaque matinée ce moment de dialogue, j’ai choisi pour générique un petit canon de Schoenberg dont voici les paroles, tirées du Divan occidental-oriental de Goethe :

Quand se plaint celui qui est abattu par les soucis

Que l’aide, l’espoir lui sont refusés

Demeure toujours, salutaire

Encore un mot gentil.

Générique invité

Canon pour chœur mixte Wenn der schwer Gedrückte klagt (Sony S 2K 44 571)

46”

Bande Gianfranco Vinay (1)

parole : 6’ 40”

+ Debussy-Stravinsky : 3’ 47”

Sony SB2K 63244

Chandos CHAN 9408

Micro sur le shunt final

Le Prélude à l’Après-midi d’un Faune [début] était joué par l’Orchestre Symphonique de Londres, dir. Michael Tilson Thomas et Le Sacre du printemps par l’Orchestre de la Suisse Romande, dir. Neeme Järvi

 

Si Stravinsky est ainsi marqué par la tradition russe, comme vous le soutenez, Gianfranco Vinay, que penser alors du dernier Stravinsky qui se rallie aux techniques combinatoires inventées par Schoenberg ?

Bande Gianfranco Vinay (2)

parole : 2’ 17”

+ Schoenberg : 5’ 20”

Artist Records JS-10 : 1101 / 1110, NN-0133-2053-2072, LRA-1275

Micro

Le Prélude à la Genèse op. 44 de Schoenberg (1945) était joué par l’Orchestre Symphonique de Los Angeles, dir. Herner Janssen

 

Il s’agit là, comme vous l’avez entendu, d’un très vieil enregistrement repiqué sur 78 tours et qui nous transmet le charme sonore des lourdes aiguilles, traçant leur sillage sur le vinyle.

Cette œuvre de Schoenberg prenait place dans une suite de courtes pièces, la Suite de la Genèse, qui avait été commandée par Nathaniel Shilkret en 1945 à un certain nombre de compositeurs, dont Darius Milhaud, Alexandre Tansman, Arnold Schoenberg et enfin Igor Stravinsky à qui revenait la tâche de mettre en musique l’épisode final de la Tour de Babel.

Je ne sais si quelque intention ironique s’était glissée dans la répartition proposée par Shilkret mais on peut remarquer que Stravinsky avait ainsi en charge la composition d’un monde disloqué par la cacophonie des langues — autant dire par une superposition composite de styles — quand Schoenberg pour sa part devait imaginer ce qui nourrissait l’esprit divin avant même la Création du monde. Schoenberg avait eu l’occasion, quelques années précédemment (en 1941), d’exprimer sa compréhension de la perplexité divine lors de cette pré-Création. Voici quelques-unes de ses réflexions, lues pour nous par Jean-Marc Mory :

Micro 2 (auxiliaire)

Pour bien comprendre la véritable nature de la Création, il faut se rappeler qu’il n’y avait pas de lumière quand le Seigneur dit : « Que la lumière soit ! ». Et du fait qu’il n’y avait pas encore de lumière, l’omniscience du Seigneur embrassa une vision à laquelle seule Sa toute-puissance pouvait donner corps.

Nous autres, pauvres humains, lorsque nous qualifions de créateur l’un des meilleurs esprits d’entre nous, nous ne devrions jamais oublier ce qu’un créateur est en réalité. Un créateur a la vision de quelque chose qui n’existait pas avant sa création. Et un créateur a le pouvoir de donner corps à sa vision, de l’amener à la vie.

Le concept « créateur — création » doit être pensé suivant l’exemple du Divin Modèle : inspiration et perfection, désir et matérialisation, volonté et accomplissement, tout cela intervenant spontanément et simultanément. Dans la divine Création, aucun détail ne fut laissé à parfaire : « la lumière fut » à l’instant même, et dans son ultime perfection.

Mais hélas les créateurs terrestres auxquels le don de vision a été accordé ont encore un long chemin sur lequel, chassé du Paradis, les hommes de génie eux-mêmes ne peuvent moissonner qu’à la sueur de leur front. C’est hélas une chose que d’être touché par la grâce dans l’instant d’une inspiration en assemblant laborieusement détails sur détails jusqu’à ce qu’ils se fondent en une sorte d’entité. Et aurait-on réalisé une entité, homuncule ou robot, qui ait conservé quelque chose de la spontanéité de la vision, il restera encore à structurer une forme si l’on veut transmettre un message compréhensible « à tous ceux que cela peut concerner ».

Micro

Après le Prélude de Schoenberg la Suite de la Genèse se poursuivait par l’épisode de la Création, mis en musique par Nathaniel Shilkret lui-même (le commanditaire de l’opération globale), puis Adam et Ève par Alexandre Tanzman, ensuite l’épisode de Caïn et Abel, composé par Darius Milhaud, suivi du Déluge par Mario Castelnuovo-Tedesco, puis du pacte de l’Alliance par Ernst Toch pour finir par l’histoire de la Tour de Babel, confiée — ironiquement sans doute — à Igor Stravinsky.

Écoutons cette brève cantate de Stravinsky pour récitant et chœur d’hommes dans l’interprétation historique qu’en a dirigée le compositeur avec l’Orchestre symphonique de la CBC, les Chanteurs du Festival de Toronto. John Calicos est le récitant ; Elmer Iseler est le chef de chœur ; et l’ensemble est donc dirigé par Igor Stravinski lui-même.

Stravinsky : Babel

Sony SM2K 46 301

5’ 10”

Bande Gianfranco Vinay (3)

parole : 3’ 15”

Micro 2 (auxiliaire)

Mais qui tambourine donc ainsi ?

C’est le petit Modernsky.

Il s’est fait une tresse : quelle fière allure !

avec ses vrais faux cheveux, comme une perruque !

Tout à fait — comme le petit Modernsky se l’imagine — tout à fait Papa Bach !

2° satire

Sony S 2K 44 571

0’ 42”

Micro

C’était la deuxième satire op. 28, pour chœur mixte, par les chanteurs de la BBC dirigés par Pierre Boulez.

 

Comment les œuvres musicales du siècle se sont-elles rapportées à Schoenberg ?

Je voudrais qu’on ne perde pas de vue ici que ce siècle a été musicalement nourri d’autres musiques que celles dont j’ai jusque-là parlé, par exemple nourri de jazz. Et le jazz lui-même s’est constamment référé si ce n’est à Schoenberg du moins à la musique écrite et non improvisée.

Charlie Parker, par exemple, voulait à la fin de sa courte vie se mettre à étudier l’harmonie classique. On dit qu’il songeait pour cela à rencontrer Stravinsky. Que le jazz ait pu avoir pour horizon le grand art musical, refusant d’être confiné dans le particularisme d’une culture afro-américaine, est pour moi une autre raison d’espérer.

Kim

Verve 539 757-2

3’

Micro

C’était Kim de Charlie Parker (1952)

Charlie Parker (alto), Hank Jones (p), Teddy Kotick (contrebasse), Max Roach (batterie).

 

Vouloir Schoenberg, ce n’est pas le projeter seulement dans son futur — en l’occurrence notre présent musical — mais aussi dans son passé s’il est vrai que la pensée musicale, comme toute pensée, n’est pas soumise à l’ordre chronologique.

Je voudrais, chacun des matins de cette semaine, faire entendre quelques échos du « vouloir Schoenberg » dans des œuvres antérieures, échos rétroactifs qui consonent avec cet après-coup devenu si caractéristique de la pensée moderne depuis Freud.

Aujourd’hui je voudrais convoquer Haydn.

J’aurais pu sélectionner le Haydn monothématique, celui qui ouvrage ses petits motifs et bâtit de vastes formes sur quelques intervalles.

J’aurais pu retenir le Haydn humoristique, celui qui joue d’une écoute savante pour mieux surprendre l’auditeur éclairé.

J’ai plus simplement choisi le Haydn de la grande vitalité, de l’énergie débordante, celui des quatuors opus 20.

Voici le finale du 5° quatuor op. 20 par le quatuor Mosaïques

Haydn

Astrée E 8784

3’ 12”

Micro

Ce Haydn que vous venez d’entendre, je le renvoie au Schoenberg du premier quatuor opus 7, plus précisément à son finale et, vous donnant à apprécier ce rapprochement, je vous laisse en compagnie du Nouveau quatuor de Leipzig

Au revoir !

Schoenberg : Premier quatuor (Finale)

DG MD + G L 3462

8’ 07”

Générique

2’ 17”

________

Mardi

 

Générique

2’ 17”

Micro

Bonjour !

Cette série de matinées porte sur ce qu’on pourrait appeler « l’effet Schoenberg », sur l’influence qu’a eu Schoenberg sur la musique de ce siècle.

Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’analyser à nouveau son œuvre. D’excellents ouvrages existent déjà qui y pourvoient : ceux de Stuckenschmidt, de Rosen, de Dahlhaus en particulier.

Il s’agit plutôt dans ces matinées d’examiner l’influence de l’œuvre-Schoenberg sur les autres œuvres du siècle.

Hier, nous avons présenté les différentes attitudes adoptées vis-à-vis de Schoenberg et j’ai proposé d’en distinguer cinq, chacune étant caractérisée par un énoncé central. Je les rappelle succinctement :

— on peut d’abord décider d’éviter Schoenberg en traçant une histoire de la modernité musicale prenant appui sur Debussy et contournant Schoenberg par Stravinsky, ou Varèse, ou Ives… ;

— on peut encore déclarer que « Schoenberg est mort », mort d’un manque de radicalité et de cohérence, là où Webern serait resté actif et fertile ;

— on peut, à l’inverse, proclamer « Vive Schoenberg » en soutenant la pertinence inentamée de son système combinatoire ;

— on peut annoncer que le temps est maintenant venu d’aimer Schoenberg, toute hache de guerre à son endroit enterrée ;

— on peut enfin soutenir qu’il convient, aujourd’hui encore, de vouloir Schoenberg car son œuvre n’a pas fini de nous donner à penser et de produire ses effets.

Ces cinq orientations, incompatibles entre elles, dessinent la variété des rapports que les musiciens entretiennent aujourd’hui à Schoenberg. Ils nous serviront toute cette semaine de repères pour examiner comment cette œuvre de Schoenberg éclaire la musique contemporaine.

J’ai choisi d’organiser les quatre matinées qui nous restent en retenant pour chacune d’elles un thème principal.

Je voudrais examiner :

• demain, la question du beau et du sublime dans la musique du XXe siècle ;

• jeudi, la question de la foi et la signification musicale du thème de la prière ;

• vendredi, la question de l’instrument.

Et je voudrais centrer la matinée d’aujourd’hui sur les rapports entre construction et expression musicales dans l’œuvre moderne.

Y a-t-il de nouvelles possibilités expressives tirant leur force des types de construction inventées par Schoenberg ?

L’œuvre-Schoenberg a-t-elle ici puissance révélatrice ?

Moïse et Aron (Acte I, scène 1)

DG 449 174-2

8’ 51”

Micro

David Pittman-Jennings (Moïse), Chris Merritt (Aron), Chœurs de l’Opéra de Hollande, Orchestre du Royal Concertgebow, dir. Pierre Boulez

 

Ce début de Moïse et Aron présente la diversité des registres expressifs à laquelle Schoenberg était parvenu au début des années trente, soit quelque dix années après l’introduction de la technique dodécaphonique.

Dodécaphonique, ce nom un peu tonitruant désigne une manière de construire l’œuvre à partir d’un ordre conféré aux 12 hauteurs de la gamme chromatique. Cet ordre est arbitrairement fixé par le compositeur mais reste ensuite inchangé : c’est lui qui fixe la couleur particulière de ce qu’il est convenu d’appeler une série, série dodécaphonique en l’occurrence puisque formée de douze hauteurs différentes.

Dans Moïse et Aron, Schoenberg utilise une telle série et une seule sur une très vaste échelle (près de deux heures). C’était la première fois qu’il édifiait une si vaste architecture sur une combinatoire si élémentaire, et le défi de construire tout un univers à partir d’une poignée de notes motivait à l’évidence le créateur Arnold Schoenberg.

Une analyse combinatoire de l’œuvre selon les replis et déplis de cette série n’aurait guère d’intérêt.

S’il n’y a pas lieu de compter et décompter les séries, c’est que cet exercice, nécessairement scolaire, ne donne guère à penser.

Aristote relève, dans l’Éthique à Nicomaque, qu’« on ne voit jamais personne devenir médecin par la simple étude des recueils d’ordonnance ». De même on ne voit jamais personne devenir compositeur, ou musicien, ou simplement amateur de musique par le simple décompte des séries dans une œuvre musicale.

Schoenberg s’est souvent expliqué sur le fait qu’on perd son temps à reconstituer la genèse combinatoire de l’œuvre. On n’y comprend même pas comment l’œuvre est construite car la construction de l’œuvre déborde de toutes parts le simple arrangement des briques qui la constitue.

La construction de l’œuvre est bien plus qu’un ordonnancement des hauteurs. C’est une orientation stratégique fixée aux échafaudages. Plus encore que le décompte des tuiles, c’est une manière de profiler les murs, de répartir les masses, de bâtir une forme globale, de tendre des filins d’un bout à l’autre des sections pour soutenir l’expression musicale.

La construction est elle-même hétérogène, diverse ; elle engage des pratiques de natures différentes et non pas le seul empilement, fut-il ordonné, de pierres et de parpaings.

Reprise Moïse et Aron (Acte I, scène 2)

Shunter à 3’ 21”

Micro

Un poète contemporain, Markus Hediger, écrit ceci :

Micro 2 (auxiliaire)

Ne retournez pas

la pierre avec son mystère

légué par la lune.

 

Non, n’y touchez pas,

l’œil soleil m’affolerait,

je suis citoyen

d’Envers, je suis le cloporte.

Micro

Faut-il retourner la pierre, au risque d’affoler l’insecte qui y loge, de détruire le mystère que recèle cette disposition secrète ?

Somme toute, et dans un vocabulaire plus prosaïque, faut-il défaire les calculs par lesquels l’inconscient opère sourdement ? Faut-il porter au jour la masse obscure qui soutend l’œuvre ?

Je ne suis pas sûr d’être ici d’accord avec le poème précédent. On peut retourner la pierre sans détruire la magie. Jacques Lacan disait bien : « On peut avouer un secret sans qu’il en sorte pour autant dissipé ».

On peut le faire, on doit même le faire quand on est compositeur.

Mais le lieu, la radio, n’est certainement pas le bon.

Le lieu, ici, est de faire écouter, en espérant que quelqu’un — cet auditeur anonyme et générique qu’il convient de nommer Personne, de ce nom commun devenu nom propre — que quelque-un donc, nommé Personne, entende.

 

Qu’est-ce que j’entends ici ? Quelle construction soutend cette musique et que donne-t-elle à entendre ?

Ce qui je pense saute aux oreilles, c’est la diversité :

     diversité des voix : parlée, chantée, chuchotée, criée… ;

     diversité des gestes instrumentaux, des situations musicales : paysage clair-obscur, masses traversées d’ombre, blocs diffractés par une lumière rasante.

Loin de cette uniformité qu’on pourrait craindre (en raison du gène dodécaphonique unique qui anime cette musique), on est introduit dans un univers voilé par un nuage, où chaque apparition s’étoile d’une ombre qui la recouvre.

Ce monde est peuplé d’êtres singuliers, plus ou moins éphémères mais portant chacun son étoile propre. C’est un grand kaléidoscope mais qui n’est jamais spectacle. C’est le foisonnement d’un univers dans lequel l’oreille est plongée devenant elle-même traversée de ce lieu. Car il s’agit de cela : de traverser un monde, non pas d’habiter une terre.

Les constructions chez Schoenberg reviennent à bâtir un monde qui n’est pas fait que de briques uniformes.

Un monde, Moïse pourrait le concevoir tel que celui du poète anglais, Gerard Manley Hopkins dans son poème « Beauté diaprée » que nous lit Jean-Marc Mory :

Micro 2 (auxiliaire)

Gloire à Dieu pour les choses bigarrées,

Pour les cieux de tons jumelés comme les vaches à tavelures,

Pour les roses  grains de beauté mouchetant la truite qui nage ;

Les jonchées de châtaignes en charbon de feu neuf, les ailes de pinson,

Les paysages parcellés, morcelés — friches, labours, pacages ;

Tous les métiers, leur outillage, leur équipage et attirail.

 

Toute chose contreposée, originale, étrange, écartée ;

Tout le changeant, le moucheté (qui sait comment ?),

De vif et lent, de doux-amer, d’ombreux et clair,

Il en est source et Père en sa beauté immuable :

Faites-lui louange.

Reprise Moïse et Aron (Suite I.2)

5’ 07”

Micro

Dans Moïse et Aron la construction n’est pas l’adversaire d’une expressivité musicale car elle n’est pas tant destinée à contenir, à borner, à encadrer, à délimiter un excès qu’à soutenir, ossaturer, vertébrer une puissance expressive.

Elle est un point de levier plutôt qu’un couvercle.

Elle est un socle plutôt qu’une masse.

Elle est une armature plutôt qu’une armure.

Que l’expression puisse, au vingtième siècle, jaillir aux jointures de la construction est, je crois, une résurrection.

On avait ce type de ressource par exemple chez Brahms, le précurseur de Schoenberg, ce Brahms qui savait ce que disjonction voulait dire.

Écoutons ainsi le premier mouvement du 3° quatuor avec piano de Johannes Brahms.

Artur Rubinstein (piano) et le Quatuor Guarneri

Brahms

RCA GD85677

10’ 40”

Micro

Chez Brahms il s’agit de tragique, non de drame, moins encore — devrait-il aller sans dire — de bonhomie. Son tragique réside dans un partage sans synthèse possible, dans une disjonction sans réconciliation envisageable.

Ce tragique se joue souvent chez lui dans un partage harmonique entre mélodie et basse, entre l’harmonie suggérée par la voix supérieure et celle déductible de la voix grave : une dualité s’avère, là où l’unité harmonique devrait régner.

Le tragique de Brahms tient également à l’effraction des lois chorales qui viennent interrompre le discours et énoncer la verticalité d’un principe. Là aussi, entre l’horizontal du contrepoint mélodique et la verticalité du choral, pas de médiation, pas de tiers terme.

D’où, dans le grand Brahms, le tragique d’une oscillation irréductible.

Écoutons dans un tout autre registre, cette fois plus dramatique que tragique, le grand Stockhausen.

Stockhausen (1 & 2)

hat ART CD 6124

2’ 51” + 1’ 26”

Micro

1°et 2° Klavierstücke. David Tudor, piano

 

Cette impétuosité dans la plus stricte construction, cette flamme, mieux cet incendie de l’échafaudage sériel, c’est le jeune Stockhausen, dans son génie pour profiler des gestes. Je donnerai à entendre vendredi les tuttis, incroyables de transparence, qui ponctuent Gruppen, sa grande œuvre pour trois orchestres écrite en 1957. Ici, dans les premiers Klavierstück, nous sommes (en 1952-1953) dans un sérialisme encore tout jeune qui se repaît, avec avidité, des nouvelles puissances de construction. La combinatoire, étendue aux durées puis aux dynamiques, bientôt aux timbres et modes d’attaque, sert l’expression plutôt qu’elle ne l’étouffe.

Stockhausen (3 & 4)

40” + 2’14’’

Micro

3° et 4° Klavierstücke, toujours par David Tudor, piano, qui a assuré la création de ces œuvres.

 

Cette flamboyance expressive du jeune Stockhausen, il faut lui en attribuer les mérites : elle n’est pas le fruit obligé d’une construction sérielle.

Je ne veux pas donner à entendre de ces pièces ennuyeuses qu’a pu produire cette époque. Somme toute la proportion d’ennui n’y était guère différente de celle qui prévalait dans les époques antérieures. Qui ne songe ici aux sonatines de Kuhlau, Clementi et autres Diabelli qui continuent, près de deux siècles plus tard, d’occuper les pupitres des apprentis pianistes.

J’ai choisi de vous faire entendre une œuvre très dépouillée, d’un admirateur de Schoenberg : Les Chants d’Alcée de Luigi Dallapiccola qui ont été composés durant la guerre, en 1943.

Écoutons d’abord le premier d’entre eux, dans l’interprétation du Nouveau Chœur de chambre de Londres, dirigé par James Wood et de l’Ensemble InterContemporain, direction Hans Zender

Dallapiccola (1° Chant d’Alcée)

Erato 4509-98509-2

56”

Micro

L’expression est ici indéniablement très retenue, beaucoup plus contenue par la construction, strictement dodécaphonique, que chez Stockhausen.

Écoutons le 3° de ces Chants d’Alcée

Dallapiccola (3° Chant d’Alcée)

1’ 23”

Micro

Dallapiccola est une personnalité très attachante. Sa musique peut être parfois teintée d’académisme mais elle est souvent habitée.

Le compositeur se réfère beaucoup au thème du prisonnier. Il a d’ailleurs composé un opéra portant ce titre. Ceci suggère, peut-être, que son expression reste elle-même parfois prisonnière d’une construction trop rigide, de canons trop mécaniques.

Il est vrai que Luigi Dallapiccola forgea son langage musical dans des conditions terribles d’isolement, dues aux années de guerre.

L’homme était attachant, comme en atteste cette anecdote qu’il rapporte et qui touche au moment où il est devenu compositeur. Car on devient compositeur non pas au terme d’une longue formation, au bout d’une grande méditation mais le plus souvent d’un coup, dans une sorte d’évidence qui vous frappe dans le dos car cette évidence s’avançait depuis longtemps sans que vous ne la saisissiez et puis en un éclair, elle vous gifle.

Micro 2 (auxiliaire)

Une rencontre, chacun le sait, peut décider de toute une vie, ou du moins lui donner son orientation. La mienne se décida le soir du 1° avril 1924, lorsque je vis, sur le podium de la Sala Bianca du Palazzo Pitti, Arnold Schoenberg diriger le Pierrot Lunaire. Ce soir-là les étudiants, avant même le début de l’exécution, faisaient entendre avec une gaieté toute latine les sifflets de rigueur ; de son côté, le public tapa des pieds, remua beaucoup et rit. Mais Giacommo Puccini, lui, ne riait pas. Il écoutait avec une extrême attention, suivant le texte sur la partition et, à la fin du concert, il demanda à Casella de le présenter à Schoenberg.

Les deux compositeurs s’entretinrent une dizaine de minutes dans un angle du foyer ; nul ne sait ce qu’ils se dirent, mais ils donnèrent l’impression de se parler à cœur ouvert. C’était encore l’époque où deux artistes aux personnalités et aux conceptions aussi différentes pouvaient trouver un terrain d’entente dans la passion commune qu’ils vouaient à leur art.

Vingt-cinq ans plus tard, alors que Schoenberg fêtait son soixante-quinzième anniversaire, je trouvai le courage de lui écrire, et, en guise d’introduction, je lui rappelai la soirée florentine du Pierrot Lunaire. Le 16 septembre 1949, le créateur du système dodécaphonique me répondit, en commentant ainsi l’hommage que lui avait rendu notre grand compositeur populaire : « J’ai toujours été fier de la présence de Puccini à l’exécution du Pierrot. Le fait qu’il soit venu vers moi est sans nul doute un signe de noblesse et la preuve de son extrême courtoisie. »

[…]

Le soir où je vis Arnold Schoenberg, je sentis qu’il me fallait prendre une décision. Je savais que j’avais encore beaucoup à apprendre et je décidai, pour l’instant, d’approfondir ma connaissance du métier.

Dallapiccola (5° Chant d’Alcée)

1’ 04”

Micro

C’était le cinquième Chant d’Alcée, toujours dans la même interprétation du Nouveau Chœur de chambre de Londres et de l’Ensemble InterContemporain.

 

À rebours de cette construction très évidente, donnant à l’édifice musical l’apparence de ces bâtiments faits de briques roses, ne dissimulant rien de leurs constituants, voici un tout autre type de construction, celui de Varèse dans Ionisation, œuvre pour percussions seules écrite vers 1930.

Ici la structuration de l’œuvre se fait directement sur de plus vastes entités qu’on peut appeler textures.

On pourrait en dénombrer trois :

• La première enveloppe un son de gong avec des percussions métalliques. Elle se tient dans un registre grave.

• La deuxième est bâtie autour d’un thème au tambour militaire. Elle évolue dans un registre médium.

• La troisième enfin se caractérise par une sonorité crépitante et se tient dans le registre le plus aigu.

Construire l’œuvre ne revient plus ici à empiler des briques pour en faire des murs, puis des pièces, puis le bâtiment dans son ensemble.

Construire l’œuvre, c’est plutôt édifier une charpente apte à soutenir les trois textures ici différenciées, comme on monte le chapiteau d’un cirque en tendant des cordes, en dressant des piquets pour mieux poser ensuite, sur ce squelette, quelques toiles découpant l’architecture finale.

Il s’agit ici de structurer une topologie sonore et non plus d’algébriser un édifice par emboîtement successif, en allant de l’élémentaire au plus général.

Paradoxalement, il n’est pas assuré que l’expression musicale y gagne. Car la musique peut se perdre dans l’effet sonore.

Dans une musique moins immédiatement combinatoire comme celle de Varèse, la contradiction entre l’inexpressivité de la construction et l’expressivité du geste musical est moins explicite.

Écoutons Ionisation d’Edgar Varèse, par les Membres du Philharmonique de New York, dir. Pierre Boulez

Varèse : Ionisation

Sony SMK 45844

5’ 56”

Micro

Après Ionisation d’Edgar Varèse, écoutons la troisième pièce opus 35 de Schoenberg, intitulée Expression par les Chœurs de Stuttgart, dir. Rupert Huber

Opus 35 N°3

Arte Nova Classics 74321 27799 2

2’ 26”

Micro

Ce chœur d’hommes a capella avait pour titre Expression et c’est Arnold Schoenberg qui en a écrit le texte.

Comme presque toujours, les textes qu’écrit Schoenberg pour les mettre en musique deviennent intéressants si l’on fait l’hypothèse que ceux qui y parlent, ce sont en vérité les œuvres, plutôt que les individus.

Écoutons, cette hypothèse en tête, ce texte que Jean-Marc Mory nous lit maintenant :

Micro 2 (auxiliaire)

Certains d’entre nous disent,

avec cet instinct qu’ont les masses,

que cela vient de Dieu ;

d’autres que cela est d’Origine.

 

Pour les uns nous sommes des images de la culture,

Les autres nous trouvent terrifiants.

 

Ce que nous sommes vraiment,

Nous le savons si peu,

Nous savons si peu ce qu’est chaque individu.

Sommes-nous ensemble ?

Chacun ressent l’autre et non lui-même.

Sommes-nous séparés ?

Chacun agit comme l’autre et pourtant comme lui-même.

 

Éloge ou critique nous laissent tous bien froids.

Mais quand nous combattons,

Nous combattons tous comme un seul.

Micro

D’où vient la musique à l’œuvre ?

L’œuvre porte-t-elle le savoir de ce qu’elle est ?

Chaque œuvre est-elle isolée de ses semblables ?

Y a-t-il un « être-ensemble » envisageable parmi les œuvres ?

Voilà quelques questions qu’on peut induire des réponses données par Schoenberg dans ce texte.

J’ai indiqué hier ma méthode d’investigation : elle sera inductive, remontant des œuvres de Schoenberg à des questions implicites, non pas aux questions que soulèveraient ces œuvres mais plutôt aux questions auxquelles ces œuvres répondent.

Je ne procéderai pas déductivement, allant des causes à leurs effets, présupposant que l’œuvre-Schoenberg serait inachevée et n’aurait eu le temps (ou la force) que de poser quelques bonnes questions, laissant alors à ses successeurs le soin d’y répondre à sa place.

J’essayerai plutôt d’induire, à partir de l’œuvre-Schoenberg, les problèmes qu’elle solutionne.

Cette méthode autorise alors qui le souhaite à reprendre ces questions à leur racine pour inscrire sa propre œuvre, ses nouvelles réponses.

Remonter des réponses aux questions qui les soustendent est une démarche plus ouverte à la création ultérieure, évitant une conception trop historicisante de la musique, où celle-ci progresserait de questions en réponses, et de nouveaux problèmes en nouvelles solutions.

En fait, en musique, c’est l’apparition d’une réponse qui fait la question. C’est le surgissement d’une réponse qui induit une nouvelle question, jusque-là non posée.

Ou encore : ce n’est pas l’œuvre qui pose des questions. C’est nous qui nous en posons à partir de la réponse qu’elle est.

Écoutons cette superbe réponse qu’est la première symphonie de chambre opus 9 d’Arnold Schoenberg, jouée par des membres de l’Ensemble InterContemporain, dir. Pierre Boulez

Première symphonie

Sony SMK 48 462

shunter à 11’ 01”

Micro

Dans cette première symphonie de chambre, la petite formation instrumentale de 15 pupitres est une sorte de grand orchestre en réduction.

Par l’ampleur de son geste (nous n’en avons entendu jusqu’ici que la première moitié) cette œuvre magistrale parachève toute une séquence créative de Schoenberg. Arnold Schoenberg s’est d’ailleurs trompé à son propos. Il croyait avec cette œuvre avoir ouvert une porte, quand cette œuvre s’est avéré un aboutissement, clôturant une séquence plutôt qu’inaugurant une nouvelle manière.

Micro 2 (auxiliaire)

Lorsque j’eus achevé ma première Symphonie de chambre, j’eus la conviction que j’avais trouvé mon propre style de compositeur. Désormais se trouvaient résolus tous les problèmes qui m’avaient tourmenté comme compositeur débutant. Désormais s’ouvrait une voie qui nous permettait, à nous jeunes compositeurs, de nous libérer des angoisses… Je pensais avoir trouvé les moyens nouveaux de construire et de développer des thèmes et des mélodies, des moyens intelligibles, caractéristiques, originaux, expressifs…

C’était un rêve merveilleux. Ce fut une désillusion amère.

Micro

Fermer une porte, cela peut être un acte libérateur.

Kafka raconte ainsi, dans sa nouvelle intitulée « Devant la loi », l’histoire d’un paysan qui attend toute sa vie devant une porte entrouverte, dont un gardien barre l’accès. Nul ne sait à quoi conduit la porte et quand, au bout de l’attente de toute sa vie, le paysan meurt, au pied de cette porte, sans l’avoir jamais franchie et sans avoir même jamais entrevu ce à quoi elle pouvait bien introduire, le gardien ferme cette porte en déclarant qu’elle n’avait été conçue que pour lui et qu’elle allait disparaître à jamais avec lui.

Il peut être libérateur de fermer certaines portes entrouvertes plutôt que d’escompter de leurs fausses promesses. On tient plus facilement enchaîné par de faux espoirs que par la lucidité.

Se libérer ne consiste pas uniquement à ouvrir (ou forcer) des portes mais tout autant à savoir en clore, pour ne plus attendre d’un ailleurs et ne plus compter que sur ce qui est ici, disponible, déjà présenté.

Monter derrière la voix

Schoenberg n’a compris qu’après-coup que cet opus 9 lui fermait des portes plutôt que ne le faisait accéder au Paradis de la composition. Cette première symphonie de chambre est un aboutissement magistral qui achève, là où une œuvre plus expérimentale aurait peut-être, a contrario, déposé des questions sans réponses.

Première Symphonie : remonter

Micro (à 15’ 02”)

En quoi cette œuvre est-elle aboutissement, et à quoi répond-elle ?

La Kammersymphonie édifie une construction très serrée, sans équivalent dans la production antérieure de Schoenberg.

Brièvement indiqué

1) Au niveau des hauteurs, l’œuvre assemble le chromatisme, la gamme par tons et surtout ce cycle de quartes si prégnant aux moments charnières de l’œuvre.

2) L’architecture de l’œuvre est également très fermement construite : les 4 mouvements symphoniques traditionnels y sont fondus en une seule forme.

3) Le travail thématique est soumis à cette « variation développante » (ou développement par variation) qui est l’apport propre de Schoenberg — je vous renvoie sur ce sujet à l’excellent livre de Dahlhaus publié aux Éditions Contrechamps —.

4) Enfin un travail incessant de récapitulation vient, régulièrement, articuler une sorte d’auto-achèvement de l’œuvre.

La construction de l’œuvre est ainsi extrêmement serrée, en même temps qu’une intense expressivité des gestes enveloppe cette construction.

Il y a donc ici en œuvre l’idée suivante : un surcroît de construction, loin de nuire à l’expression musicale, peut au contraire la renforcer.

Cette idée s’oppose à une autre thèse, considérant que l’expression musicale ne peut être à son zénith que là où la construction est la plus relâchée. J’appellerai cette thèse celle des vases communicants car c’est l’idée que là où la construction se renforce, l’expression s’affaiblit, et vice versa, comme s’il y avait une sorte de réservoir de contenance préétablie dans lequel construction et expression prélèveraient leurs ressources au détriment l’une de l’autre. Cette hypothèse des vases communicants peut paraître primaire. Elle a pourtant été très présente dans une certaine musique contemporaine qui en est venue à exalter l’improvisation contre les constructions, déclarées trop rigides et soupçonnées d’étouffer l’expression musicale — songeons aux performances, assez dérisoires il faut bien le reconnaître, de John Cage… —.

A contrario, cette première symphonie de chambre affirme que davantage de construction peut ouvrir à davantage d’expression.

L’expression est ici un peu comme la dépense chez Georges Bataille : plus un sujet dépense, plus en fait il a de quoi dépenser, et il n’y a pas sens à économiser ses forces, car les forces subjectives croissent avec leur emploi, non avec leur préservation.

L’expression de l’œuvre n’est donc pas, dans cette Kammersymphonie une couche supplémentaire ajoutée à la construction, comme l’est un crépi déposé sur un mur pour en dissimuler la facture.

L’expression est jaillissement d’un excès intérieur, non un habillage décoratif.

Autant de questions dont je vais maintenant m’entretenir avec mon invité du jour, Philippe Albéra.

Générique invité

48”

Micro

Philippe Albéra, bonjour ! Merci d’être avec nous ce matin.

Vous êtes musicologue, directeur artistique de l’Ensemble Contrechamps et vous avez publié de nombreuses études sur Schoenberg et sur la musique du XX° siècle.

Suite op.29 : Gigue

CBS MK 39566

7’ 23”

Micro

Ensemble InterContemporain, dir. Pierre Boulez

 

Donatoni : Etwas ruhiger reprend pour titre une indication agogique de la deuxième pièce de l’opus 23 de Schoenberg.

Ensemble Fa, dir. Dominique My

Donatoni : Etwas ruhiger

Accord 206232

14’ 12”

Micro

Autre exemple de construction et surtout de force expressive tirée d’une construction singulière : Klaus Huber dans Protuberanzen.

Il s’agit ici d’une œuvre très particulière car divisée en trois mouvements de telle manière que le troisième corresponde à la superposition des deux premiers.

Écoutons d’abord ces deux mouvements séparément.

Orchestre symphonique de Bâle, dir. Jürg Wyttenbach

Huber (I et II)

Accord 204532

2’ 23” + 1’ 48”

Micro

Et voici maintenant ce que donne leur superposition, moyennant quelques aménagements locaux.

Voici le 3° mouvement de Protuberanzen, de Klaus Huber.

Huber (III)

3’ 02”

Micro

J’appelle « bâtir » cette manière de construire en combinant de vastes parties hétérogènes.

Il me semble que cette manière particulière de bâtir, qui mise sur une expression aux jointures des blocs ainsi assemblés, ou, comme ici, qui escompte une force expressive d’un excès dans la construction, il me semble que ce type d’expression (qui se situe au lieu d’un trop plein de construction et non plus au lieu d’un défaut ou d’un manque) trouve son écho dans un certain Schoenberg, lequel s’intéressait déjà à la manière qu’avait Gustav Mahler d’édifier ses vastes mouvements symphoniques.

Écoutons successivement deux œuvres de Gustav Mahler :

La première est ce chant d’un compagnon errant que Schoenberg a transcrit pour petite formation.

La seconde consiste en ce dernier des Kintertotenlieder dont Henri-Louis de La Grange nous apprend qu’ils ont été terminés de composer par Mahler à la demande même d’Arnold Schoenberg.

Mahler : troisième chant

Disques Montaigne JM 01

3’ 05”

(3° chant d’un compagnon errant) transcription d’Arnold Schoenberg.

Jean-Luc Chaigneau, baryton ; Michel Moraguès, flûte ; Paul Meyer, clarinette ; Hakon Austbö, harmonium ; Louise Bessette, piano ; Marc Marder, contrebasse ; Quatuor Arditti

Micro

Je terminerai cette matinée en vous donnant à entendre cette œuvre pour piano d’Eliott Carter en de nombreux points exceptionnel : sa fluidité, l’élégance de ses gestes, la variété de ses affects, autant de traits inspirés à Carter par la musique de Robert Schumann et qui s’inscrivent cependant dans une très vaste architecture (l’œuvre dure en son intégralité plus de 20 minutes), rigoureusement construite à partir de larges accords régulièrement plantés et disposant d’amples colonnades à l’intérieur desquelles l’œuvre peut très librement se déployer.

Indice supplémentaire qu’une construction minutieusement combinée peut soutenir l’expression musicale plutôt que l’étouffer. Ce qui est aussi bien dire que le constructivisme musical n’a pas l’exclusivité des constructions bien faites.

Écoutons, pour terminer cette matinée, Night Fantasies d’Eliott Carter jouée au piano par Florence Millet dans un tout récent disque de la nouvelle collection Piano Vox.

Night fantasies

pianovox PIA 501-2

________

Mercredi

 

Générique

• Arnold Schoenberg : Farben (3° pièce op. 16) (1909)

Sony SMK 48 463

• Arnold Schoenberg : Moïse et Aaron [fin de l’acte I] (1932)

DG 449 174-2

2’ 17”

Micro

Bonjour !

Le générique retenu pour cette série de matinées enchaîne deux moments singuliers de l’œuvre de Schoenberg.

• Le premier se joue vers la fin de Farben, 3° pièce de l’opus 16. Je reviendrai vendredi sur ce moment pour en relever la spécificité.

• Le second concerne la fin du premier acte de Moïse et Aron. Il est caractérisé par l’occurrence d’une sorte de cantus firmus, traditionnellement appelé « hymne du peuple », qui vient prendre place au cœur même d’une situation musicale déjà très chargée.

En fait, cet hymne réapparaît trois fois dans cette fin de l’acte I, la première fois énoncé par le chœur d’hommes, la deuxième par celui des femmes, et la troisième fois en canon des femmes vers les hommes.

Voici cette première occurrence de l’« hymne du peuple » :

Bande Moïse et Aron (1)

1’ 02”

Micro

Et voici les quatre phrases de cet hymne, modestement ânonnées au piano par votre serviteur :

Bande Moïse et Aron (2)

42”

Micro

Comme vous l’avez sans doute remarqué, la ligne du cantus firmus reste, dans l’opéra, noyée dans la situation générale. Disons qu’elle opère un peu comme un câble, immergé dans un torrent, dont on ne saisirait, de la surface, que les reflets, ou que l’image diffractée par les masses tourbillonnantes, confondant parfois sa prolongation avec tel amas d’herbes ou tel agrégat de graviers.

D’habitude, un cantus firmus ossature une situation musicale. Il la charpente en lui fixant une colonne vertébrale, mais aussi en l’alimentant de motifs qui seront repris et variés.

Ici, rien de tout cela. La législation qu’apporte le cantus firmus reste sans effectivité. Sa légalité reste un pur principe qui n’ouvre à aucune loi particulière d’imitation, ni même d’assise harmonique.

Ce cantus firmus est ici une légalité sans loi.

Écoutons sa deuxième occurrence, cette fois aux voix de femmes :

Bande Moïse et Aron (3)

49”

Micro

Ces chœurs sont ceux du peuple élu au moment où il prend conscience de la puissance que lui confère son élection, sa particularisation parmi tous les peuples.

Le premier hymne déclare :

Micro auxiliaire (2)

Si Aron est le serviteur de ce Moïse

et Moïse le serviteur de son Dieu

alors il doit être un Dieu bien puissant

puisque de puissants serviteurs le servent !

Micro

Le deuxième énonce :

Micro auxiliaire (2)

À travers Aron, Moïse nous fait voir

comment il a vu lui-même son Dieu.

Ainsi pourrons-nous imaginer ce Dieu

qu’attestent des progrès visibles.

Micro

Enfin le troisième conclut l’acte I sur ces mots :

Micro auxiliaire (2)

Tout-Puissant, tu es plus fort

que les dieux d’Égypte.

Tu frapperas Pharaon et ses serviteurs.

De la corvée nous délivrent Moïse et Aron.

Dieu éternel, nous te servons,

nous te vouons nos offrandes

et notre amour.

Tu nous as élus

pour nous conduire en une terre promise.

Nous serons libres !

Micro

Écoutons cette troisième occurrence, en canon, circulant des voix de femmes vers les voix d’hommes.

Bande Moïse et Aron (4)

52”

Micro

Il faut remarquer que Schoenberg n’emploie jamais, tout au long de cet opéra, le mot Juif, comme si ce mot, pour lui, devait être retenu, et privé d’usage public.

Vaste question du destin public de ce mot au cours de ce siècle. Je ne l’aborderai pas durant ces matinées : elle nous écarterait des enjeux musicaux de mon propos. je vous renvoie, pour une discussion de ce point à mon récent essai La Singularité Schoenberg.

Si je mets en exergue cet hymne du peuple, c’est parce que son intrusion me semble caractériser cette tendance de Schoenberg à toujours rajouter, comme pour saturer les situations qu’il compose.

Traditionnellement, un cantus firmus ordonne autour de lui la situation musicale. Mais ici, il apparaît comme un principe en plus, qui traverse la situation plutôt qu’il ne l’aimante, comme l’idée d’une Loi plutôt que comme sa mise en exercice, comme la déclaration « Il y a La Loi » plutôt que comme l’énoncé « Cette loi régît le collectif ici rassemblé ».

La troisième occurrence de ce cantus firmus, vous la connaissez bien : c’est celle qui parcourt notre générique.

Réécoutons maintenant d’affilée toute cette fin de l’acte I qui enchaîne les trois interventions de notre hymne.

Moïse et Aron (tout)

DG 449 174-2

16’ 02”

Micro

C’était la fin du premier acte de Moïse et Aron dans le superbe enregistrement qu’en a donné Pierre Boulez en 1996 (attention : c’est le second, qui dépasse en tous points le premier, fait en 1974).

David Pittman-Jennings (Moïse), Chris Merritt (Aron), Chœurs de l’Opéra de Hollande, Orchestre du Royal Concertgebow, dir. Pierre Boulez

 

Cette grandiose levée du peuple dans Moïse et Aron présente exemplairement ce désir de Schoenberg de constamment outrepasser la situation musicale, et le cours tranquille dans lequel elle tendrait à s’installer.

Ce n’est pas là désir de casser ce que l’on vient tout juste de construire. Ce n’est pas là non plus cette idée (qui m’est chère) de bifurquer sans cesse. Cette autre idée (d’un nomadisme incessant, d’une trajectoire faite de pas de côté plutôt que d’une marche univoquement orientée), on la trouvera ailleurs dans l’œuvre de Schoenberg, en particulier dans Farben (la 3° pièce de l’opus 16) qui nous occupera vendredi prochain..

Le point qui m’importe ici est la volonté de surcharger, de saturer l’espace musical (sans pour autant saturer le son qui en résulte). C’est finalement le parti pris d’excéder la beauté musicale pour viser au-delà d’elle, pour tenter d’accéder à ce qui surplombe la simple beauté et qu’il est, je crois, convenable d’appeler, à la suite d’une longue tradition, le sublime.

 

L’œuvre de Schoenberg est marquée d’un bout à l’autre par une figure immanente de l’excès :

— excès du piano symphonique dans ses premiers lieds (voir l’opus 1 écouté lundi) ;

— excès des idées musicales, venant s’accumuler et se bousculer, dans les œuvres orchestrales de jeunesse (voir la première KammerSymphonie, écoutée hier) ;

— excès de la formation instrumentale, dans les Gurre-Lieder ;

— excès de voix dans la polyphonie, accentué par la diversité et l’hétérogénéité de leurs statuts (voir le début de Moïse et Aron, écouté également hier) ;

— excès d’expression dans Erwartung ;

— mais aussi, et ce n’est pas là le moins émouvant, excès de fantaisie et d’invention dans les œuvres terminales, tel ce Trio à cordes op. 45 que Schoenberg composa à plus de 70 ans (en 1946) et dont nous écoutons maintenant les 3 premières sections dans l’interprétation qu’en donnent des membres du Quatuor Julliard

Trio

Sony SMK 62 022

11’ 01”

Micro

Peut-on dire de ce trio à cordes qu’il est beau ?

Peut-on déclarer qu’il instaure non pas la beauté mais du moins une beauté, cette beauté que le trio inventerait, en même temps qu’il l’exposerait ?

Je n’en suis pas sûr.

Ce qui m’émeut ici, en cette œuvre, c’est autre chose et, conformément à l’axiome de Kant énoncé dans sa 3° Critique (le jugement en matière esthétique a prétention universelle ou il n’est pas), je tiendrai que ce qui me touche en matière de musique a ipso facto signification universelle, n’est pas essentiellement mon affaire particulière et privée mais vaut pour tous car en matière d’art, il faut discuter des goûts et des couleurs puisqu’il n’y s’agit plus à proprement parler de goûts mais d’une universalité possible, universalité du jugement esthétique dirait Kant, vérité du sensible diraient d’autres.

Bref ce qui me frappe dans ce trio comme dans presque toutes les œuvres de Schoenberg, c’est un effort, une volonté, une tension : l’effort de l’œuvre pour dépasser ses propres limites, la volonté de l’œuvre d’excéder son cours, la tension de l’œuvre pour déborder ses rives, mais en un débord qui n’irait finalement pas à l’extérieur d’elle, qui ne repousserait pas plus loin ses frontières mais reviendrait sur l’œuvre, s’introvertirait, creuserait son lit, épaissirait ses flots, alourdirait sa propre matière.

Ceci engage le thème de notre prochaine matinée, le thème religieux de la prière, si frappant et récurrent chez le compositeur Arnold Schoenberg car ce thème me semble assez bien désigner chez lui ce mouvement pour intérioriser un excès dont la première inclinaison est plutôt de jaillir, de sortir.

Aujourd’hui — puisque chaque matinée a un thème, destiné à approfondir moins l’œuvre-Schoenberg que son influence au cours du siècle — aujourd’hui, je voudrais questionner la beauté dans la musique du XX° siècle, à la lumière de cet effort constant de l’œuvre-Schoenberg vers le sublime.

La beauté, en musique, ce n’est pas rien. C’est même capital. La beauté reste un don et on ne brade pas un don. Un don manifeste, c’est celui de l’opus 1 de Webern.

Passacaille

Sony SM3K 45 845

10’ 5”

Micro

Passacaille opus 1 d’Anton Webern par l’Orchestre Symphonique de Londres, dir. Pierre Boulez

 

Œuvre de la beauté vaste, œuvre qui ose empoigner la beauté et ne plus la lâcher. Œuvre d’un tout jeune compositeur qui étonne par son ampleur, œuvre qui fait entendre quelque chose de Webern qu’on ne supposerait peut-être pas sans elle.

Webern fera ensuite évoluer son modèle de beauté, épurant, soustrayant, étoilant désormais son discours musical plutôt que l’habillant. Conjointement à ce modèle naturel du pistil et de la fleur qu’il va adopter, Webern donnera désormais à ces œuvres cette beauté cristalline qui reste sa marque propre, son apport spécifique à la musique du siècle.

Écoutons d’Anton Webern la cantate opus 26 Das Augenlicht (La lumière des yeux)

Chœurs John Alldis, Orchestre Symphonique de Londres, dir. Pierre Boulez

Das Augenlicht

Sony SM3K 45 845

5’ 50”

Micro

Cette beauté transparente se tient à l’évidence au seuil d’un manque plutôt que d’un excès. Son effort, s’il y en a un, serait de retenir pour mieux briller. Mais il ne s’agit pas vraiment ici d’effort. Il y a bien plutôt une évidence du geste, du moins lorsque cette musique est bien jouée — comme c’était ici le cas —, avec une résonance naturelle (plutôt que volontaire) entre les interventions instrumentales.

Allons droit au but : je ne crois pas que Webern, j’entends l’œuvre-Webern, ait pour visée le sublime. Je ne crois pas que l’œuvre-Webern veuille, je dis bien veuille, outrepasser cette magnificence sonore.

Au même moment où Schoenberg composait Moïse et Aron, où Webern écrivait Das Augenlicht — nous sommes dans les années trente — voici une autre forme de beauté, plus immédiatement extravertie, plus spontanée, plus classiquement instrumentale, une beauté où les corps instrumentaux exultent sans pour autant s’exhiber en une virtuosité obscène.

Contrastes III

Harmonia Mundi HMT 7901356

6’ 55”

Micro

Mouvement terminal de Contrastes (1938) de Bela Bartok par l’ensemble Walter Boeykens

 

La musique de l’après-guerre a été constamment critiquée au titre de ce qu’elle n’aurait jamais été en puissance de beauté, que, perdue dans ses expérimentations ou son formalisme, la musique contemporaine n’aurait su produire de chefs d’œuvre, de ces œuvres manifestement belles qui constellent pourtant l’histoire musicale antérieure.

Ce procès est déplacé.

Lancer ici Boulez

Il y a de belles œuvres dans la musique contemporaine, il y en a même de très belles.

Oui, la musique contemporaine est en puissance de beauté. La beauté n’est pas son impossible.

Écoutons ainsi la musique de Boulez, en l’occurrence la seconde moitié de Tombeau, elle-même cinquième partie de Pli selon pli.

Phyllis Bryn-Julson (soprano). L’Orchestre Symphonique de la BBC est dirigé par le compositeur.

Remonter Boulez

Erato 4509-98495-2

9’ environ

Micro

Œuvre très belle, comme d’autres de Boulez.

Œuvres — pourrait-on dire — qui préservent la beauté musicale au cœur du siècle. Ce n’est pas rien.

Sans doute est-ce là cependant un projet d’essence néo-classique, si l’on entend par néo-classicisme non pas les singeries dérisoires de la musique ancienne (celles qu’on a connues par exemple en France entre les deux guerres), mais ce projet, éminemment artistique, d’attester que la musique comme art est toujours possible, que l’art musical n’est pas mort et, pour mieux en attester, de créer une beauté de ce temps.

Le néo-classicisme, en ce sens, c’est l’idée d’assurer une puissance de conviction aux œuvres, une capacité de ralliement. Et quelle meilleure force de propagande y a-t-il en matière d’art si ce n’est la beauté ? Le christianisme, plus particulièrement le catholicisme, en sait quelque chose…

Cette beauté moderne n’est nullement répétitive, ou calquée sur celle des œuvres passées. Cette beauté est novatrice, inventive.

Le néo-classicisme mise sur la beauté, sur une beauté nouvelle, de ce temps. Mais l’œuvre de Schoenberg répond autrement, ce qui nous suggère alors de remonter à la question suivante : est-il possible d’outrepasser la beauté ? C’est-à-dire : est-il musicalement envisageable de vouloir le sublime ?

En un sens un tel sublime, un tel outre-beauté est pour beaucoup une sorte d’interdit, ou d’impossible.

Le réel du néo-classicisme est, en s’établissant dans la beauté, d’exclure la possibilité même du sublime car le néo-classicisme ne veut pas courir le risque d’une éventuelle laideur de l’œuvre.

Peut-on excéder cette beauté sans sombrer dans le chaos intégral ?

Car l’alternative entre le beau et sublime peut aussi se dire ainsi :

     S’il s’agit toujours peu ou prou dans la création musicale (ou artistique plus en général) de mettre de l’ordre dans du chaos, de créer un ordre inconnu dans ce qui apparaissait jusque-là chaotique — qu’on songe par exemple aux réactions outragées des bourgeois de Leipzig devant le chromatisme de Jean-Sébastien Bach —, alors il se dessine dans cet ordonnancement du chaos, deux voies :

— l’une, celle de la beauté, va mettre l’accent sur l’ordre artistique produit ;

— l’autre, celle du sublime, va mettre l’accent sur le chaos résiduel, résistant malgré tout à cet ordre et témoignant du fond chaotique des choses.

Ou encore : s’il s’agit en cette affaire d’accéder à un excès, la voie de la beauté mettra l’accent sur la possibilité d’un tel accès quand la voie du sublime mettra l’accent sur l’excès lui-même en tant qu’il n’est pas contenu dans l’accès qu’on peut en avoir.

Comme on le voit, tout est ici affaire d’accent, de mouvement, non d’au-delà. Il n’y a pas deux lieux, ou deux mondes.

Le sublime à proprement parler n’est pas un au-delà de la beauté. Il n’est pas un au-delà, car il n’y a pas d’au-delà, au sens où il n’y a pas d’autres mondes ou d’autres univers.

L’excès est immanent à ce monde de la musique.

Le sublime est alors la tension pour pointer la persistance irréductible de cet excès, là où la catégorie de beauté en désigne plutôt les retombées, les résultats, les dépôts.

Das Gesetz

Arte Nova Classics 74321 27799 2

2’ 19”

Micro

Arnold Schoenberg : Das Gesetz  (La Loi), deuxième pièce pour chœur d’hommes op. 35 par les Chœurs de Stuttgart, direction Rupert Huber.

Voici le texte qui était chanté par ce chœur :

Micro auxiliaire (2)

Si ça vient comme d’habitude, tout va très bien. On peut bien le comprendre. Si ça vient autrement, c’est un miracle.

Pourtant, n’oublie pas : ça vient toujours pareil, c’est ça le miracle.

Ce qui devrait t’apparaître incompréhensible, c’est qu’il y ait une loi à laquelle les choses obéissent autant que toi à ton Seigneur.

C’est cela que tu devrais reconnaître comme un miracle !

Qu’un seul se révolte, cela est une chose banale.

Micro

Le partage entre beau et sublime, mieux dit pour le beau et vers le sublime, partage qui traverse l’œuvre-Schoenberg, ce partage opère aussi dans la musique contemporaine.

J’ai choisi, pour le mettre en évidence, de rapprocher deux compositeurs majeurs de l’après-guerre : Luigi Nono et Bernd-Alois Zimmermann. Nous opérerons ce rapprochement en compagnie de notre invité du jour : Laurent Feneyrou.

Générique invité

46”

Laurent Feneyrou est musicologue. Il a traduit et publié les Écrits de Luigi Nono aux Éditions Christian Bourgois. Pour amorcer notre entretien, je propose d’écouter une œuvre charnière de Luigi Nono : Il Canto Sospeso. Nous en entendrons tout d’abord la première partie dans l’interprétation qu’en a donné l’Orchestre Philharmonique de Berlin, sous la direction de Claudio Abbado. Chef de chœur : Dietrich Knothe

Nono : Canto Sospeso (mouvement II)

Sony SK 53 360

2’ 20”

Bande Feneyrou (1)

4’ 28”

Nono : Canto Sospeso (mouvement IV)

2’ 41”

Bande Feneyrou (2)

3’ 23”

Nono : Canto Sospeso (fin : mouvements)

5’ 18”

Bande Feneyrou (3)

5’ 22”

Zimmerman : Requiem (début)

Sony SK 61 995

5’environ

Bande Feneyrou (4)

1’ 59”

Zimmerman : Requiem (fin)

8’ 45”

Micro

C’était Dona nobis pacem, la dernière partie du Requiem pour un jeune poète de Bern-Aloïs Zimmermann par l’Orchestre symphonique et les Chœurs de la Südwestfunk (Baden-Baden), direction Michaël Gielen

 

Je voudrais en cette fin de matinée vous brosser, en quelques touches, un petit portrait d’Arnold Schoenberg. En fait il s’agira de quelques instantanés fixant la stature de l’homme.

Si je soutiens (en général) que l’œuvre n’est pas le compositeur ni sa vie, si ce qui m’importe avant tout c’est l’œuvre, je ne voudrais cependant pas laisser passer cette série de matinées sans saluer l’homme Arnold Schoenberg et, en quelque sorte, lui serrer la main.

Je le ferai sur la Musique d’accompagnement pour une scène de film, cette musique composée par Schoenberg en 1929-1930 pour un film imaginaire et sur laquelle il n’est donc pas sacrilège de déposer des mots.

Elle est interprétée par l’Orchestre Symphonique de la BBC, dir. Pierre Boulez

Opus 34 + Lecture de textes à 2 micros

Sony SMK 48 462

Remonter puis rebaisser la musique aux gestes

• Schoenberg tenait la recherche de reconnaissances institutionnelles pour des enfantillages, indignes d’un homme libre. Il refusa en Amérique, à plusieurs reprises, les titres de docteur honoris causa qu’on lui proposait et ce à un âge avancé où l’on ne cesse pourtant de nous asséner qu’il est impossible de résister à l’appétit des honneurs. Arnold Schoenberg refusait le régime puéril des titres et médailles. À un jeune homme, admiratif, qui l’abordait, croyant lui faire sans doute plaisir, du titre de Professeur il répondait : « Je ne suis pas professeur. On est professeur et docteur aussi longtemps qu’on n’est rien. Goethe était docteur, lui aussi, et s’appelait pourtant seulement Goethe. Et un autre ne signait que par N et le monde entier savait qui il était. »

 

• Arnold Schoenberg, c’est cet homme mûr qui éduquait les jeunes hommes à penser par eux-mêmes, à « ne rien considérer comme donné ». Et la portée de son éducation dépassait largement le cercle des musiciens comme en atteste le beau témoignage de ce jeune ouvrier métallurgiste de dix-neuf ans : « Cet ouvrier s’était acheté un exemplaire du Traité d’harmonie. Ce traité lui avait donné la plus grande joie de sa vie, et appris à penser par lui-même, à ne s’en remettre qu’à lui-même. » Il me faut préciser : le Traité fait cinq cents pages et ne se lit pas comme un roman de plage.

 

• Arnold Schoenberg, c’est ce compositeur qui affirmait tranquillement : « Je dois ici confesser : je pense que je n’ai aucun public » et qui, du fait même, était d’autant plus sensible aux remarques personnelles de ses auditeurs, ces auditeurs qu’il découvrait, anonymes, génériquement prélevés dans l’humanité sans considération de place sociale, sans détermination d’instruction. Et Schoenberg d’énumérer ainsi les encouragements reçus au gré de ses voyages, qui d’un sergent — aide-tailleur dans la vie civile —, qui d’un portier de nuit, qui d’un chauffeur de taxi, qui d’un garçon d’hôtel, qui d’un groom d’ascenseur…

 

• Arnold Schoenberg, c’est un musicien en charge de quatre enfants, dont le dernier est né lorsqu’il avait soixante-six ans. Figure généreuse, loin d’un repli égotiste, capable d’assumer ses diverses identités d’homme sans craindre d’y perdre son appétit de compositeur. Tradition de Jean-Sébastien Bach mais aussi de Robert Schumann oblige !

 

• Arnold Schoenberg, c’est ce compositeur qui plaçait la musique au plus haut mais n’en soutenait pour autant nulle autarcie. C’est ce compositeur capable de ne plus écrire lorsque ses idées musicales ne lui paraissaient plus assez fortes et plus assez neuves — sa biographie compositionnelle est tachetée de trous, de moments parfois très longs où il n’écrivait plus que des esquisses et des exercices : la très longue période de 1914 à 1921-22 (huit à neuf ans !), les années 1933 à 1935, mais aussi deux années entre juillet 1936 et juillet 1938, l’année 1940… —. Ainsi, le courage du compositeur, c’est aussi parfois de se taire plutôt que de ronronner ou d’exploiter un filon.

 

• Arnold Schoenberg, c’est ce musicien qui doit faire face à une hargne sans égale dans l’histoire de la musique, une hargne qui le poursuit jusque sur les estrades des salles de concert où il dirige ses œuvres et qui l’oblige parfois à s’interrompre pendant 10 minutes de suite, le temps que les huées se calment, avant de reprendre, comme si de rien n’était, le cours de l’exécution (c’était en 1913, à Prague, pour le Pierrot lunaire).

Schoenberg dira plus tard : « Je n’ai peut-être qu’un seul mérite : je n’ai jamais abandonné ».

 

• Arnold Schoenberg, c’était une volonté farouche de ne pas soumettre son désir à ce réalisme abaissé, celui de la désillusion et de la soumission. C’est cet immigré déclarant, face à la menace de devoir se plier au conformisme américain : « Je détruirai d’abord l’Amérique ! »

 

8’ 24”

 

Le sublime, dont nous avons beaucoup parlé ce matin, n’est pas une catégorie spécifique au XX° siècle, même si la musique de ce siècle s’y rapporte sans doute d’une manière toute singulière.

C’est un concept qu’on trouve fortement présent non seulement chez les romantiques mais déjà chez Emmanuel Kant et en vérité bien avant lui puisque c’est Boileau qui a remis au goût du jour cette catégorie exhaussée par Longin au premier siècle de notre ère.

Toute cette histoire est disponible dans de nombreuses publications érudites et je ne vais pas aujourd’hui m’y engager.

Ce mouvement de rétroaction, qui consiste à partir d’une question décelée aujourd’hui puis à remonter l’histoire en vue de discerner dans le passé la genèse de ce qui, aujourd’hui, apparaît avec quelque évidence, ce mouvement est essentiel à la pensée, en particulier à la pensée musicale.

Chaque matinée de cette semaine, je vous propose ainsi un rapprochement avec quelque compositeur antérieur au XX° siècle.

Je voudrais vous faire entendre aujourd’hui un peu de la musique de Robert Schumann.

Scène d’enfant

EMI CZS 7 671412

47”

Micro

Ce qui m’intéresse dans cette première scène d’enfant de Robert Schumann (jouée par Yves Nat), c’est un espace spécifiquement schumanien qu’il est convenu d’appeler la voix intérieure (Innere Stimme) et qui à mon sens désigne un lieu, intermédiaire entre la voix mélodique — en général à l’aigu — et la basse, lieu d’un contrepoint de mouvements plutôt que de lignes, lieu où le décompte strict de la polyphonie en voix distinctes défaille car l’on ne sait jamais exactement comment décompter les mouvements obliques qui y agissent, qui zèbrent ce lieu.

Ce tourbillon intérieur, enveloppé par les voix extrêmes plus distinctes, est un trait générique de la pensée musicale schumanienne.

Il est bien sûr possible d’y entendre le jeu d’un subconscient, lieu de pulsions et d’énergies profondes qui ne se présentent pas distinctement mais qui sous-tendent et alimentent souterrainement les voix de surface.

Dichterliebe

EMI 7243 5 55598 2

6’ 37”

La durée sera à moduler en fonction de l’heure !

Micro

Extraits des Dichterliebe, dans la première version de 1840 en 20 lieder.

Thomas Hampson (baryton) était accompagné par Wolfgang Sawallisch

 

Circuler de Schoenberg à Schumann, éclairer Schumann par Schoenberg puis, en retour, ressaisir le geste propre de Schoenberg, c’est ce que je propose en reprenant Schoenberg au début de son 2° quatuor, au seuil donc de ce basculement vers l’atonalité, au seuil du pas décisif pour outrepasser cette beauté tonale qui fascinait Schoenberg et qu’il respectait au plus haut point.

Écoutons le premier mouvement du 2° quatuor d’Arnold Schoenberg joué par le Quatuor Prazak

2° quatuor (I)

Le Chant du Monde, Praga Productions PR 250 056

6’ 9”

________

Jeudi

 

Générique

2’ 17”

Micro

Bonjour !

Nous nous intéressons, dans cette série de matinées, à la musique de Schoenberg mais, plus encore, aux différentes manières de s’y référer dans la musique contemporaine.

J’ai proposé de distinguer 5 positions, que je rappelle brièvement :

1. On peut éviter Schoenberg.

2. On peut considérer que Schoenberg est mort.

3. On peut, à l’inverse, s’exclamer : « Vive Schoenberg ! »

4. On peut aimer Schoenberg.

5. On peut enfin vouloir Schoenberg.

Cinq manières de se rapporter à l’œuvre-Schoenberg, et de nommer son apport à notre temps.

Plutôt que de partager notre temps en une exploration séparée de chacune de ces manières, j’ai choisi quelques thèmes pour, chaque matinée, confronter plus librement les œuvres musicales relevant de l’une ou l’autre de ces 5 orientations.

Nous avons parlé mardi de la manière dont les nouvelles constructions musicales soutiennent ou, au contraire, étouffent l’expression.

Nous avons discuté hier de ces tentatives de la musique du XX° siècle pour outrepasser le beau, en nommant « sublime » cet effort qui ne débouche cependant pas sur un au-delà du monde.

Ceci nous conduit à aborder aujourd’hui une question plus particulière, qui pourrait sembler réservée aux dévots mais qui, je crois, ne l’est pas — nous verrons comment — : la question de cette « prière » que Schoenberg semble avoir poursuivie toute sa vie dans son œuvre.

Psaume moderne

Sony S 2K 44 571

5’ 33”

Je vous ai déjà donné à entendre cet opus, l’ultime qu’a composé Schoenberg et qu’il n’a pas eu le temps de terminer, la mort l’ayant interrompu. D’où cette suspension finale sur une voix de soprano énonçant ces derniers mots :

« Und trozdem bete ich » (Et pourtant je prie).

Schoenberg avait composé le texte de ce Psaume. Son projet était en fait de compléter le recueil de 150 psaumes de l’Ancien Testament, si bien que son psaume portait pour Schoenberg le numéro 151.

Ce texte est le suivant :

Micro auxiliaire (2)

O, toi mon Dieu !

Tous les peuples te vénèrent et t’assurent de leur soumission.

mais qu’est-ce que cela peut signifier pour toi s’il en est ou non de même pour moi ?

Qui suis-je pour croire que ma prière te soit nécessaire ?

Quand je dis Dieu, je sais que je parle du Seul, de l’Éternel, du Tout-Puissant, de l’Omniscient et de l’Irreprésentable.

Je parle de qui je ne peux ni ne dois me faire une image.

Je parle de celui à qui je n’ai pas à demander de droit.

Je parle de celui à qui je n’ai pas à demander de satisfaire ma prière la plus ardente.

Et pourtant je prie.

Pourtant je prie car je ne veux pas perdre les sentiments béatifiants de l’unité.

Micro

Comme vous le voyez, ce psaume est en fait une réflexion sur la prière. Il déploie une prière qui prie pour elle-même plutôt que pour telle ou telle chose (pour demander ceci ou cela).

Il constitue une sorte de prière réflexive, ou prière sur la prière.

Il met en œuvre une mise en abîme de la prière qui me semble avoir une certaine signification musicale.

Je m’explique.

Il s’agit ce matin de dégager les questions musicales auxquelles les œuvres dites religieuses de Schoenberg répondent.

Ma méthode, toute cette semaine, est de remonter des réponses que sont les œuvres musicales aux questions, implicites, auxquelles ces œuvres répondent.

Finalement, à quoi répondent ces œuvres religieuses de Schoenberg qui puisse nous intéresser musicalement ?

Je n’ai nulle raison de mépriser les convictions religieuses de Schoenberg mais je voudrais ici m’en tenir aux dimensions proprement musicales.

Que peut alors signifier pour la musique un thème comme celui de la prière ?

Que peut bien vouloir suggérer l’idée qu’une œuvre musicale puisse prier ?

Comment comprendre musicalement, c’est-à-dire pour l’œuvre, la phrase : « Et pourtant je prie ».

Voilà le thème de notre matinée, thème par lequel l’œuvre — Schoenberg va interroger la musique contemporaine.

 

Arnold Schoenberg a évolué dans ses croyances déclarées : agnosticisme apparent, puis conversion au protestantisme dans la Vienne catholique, enfin retour à la foi judaïque de ses ancêtres lors de l’arrivée de Hitler au pouvoir.

La première manifestation la plus frappante de ses croyances se donne, en splendeur musicale, dans ce deuxième quatuor écrit en 1908, quarante ans avant le psaume moderne que nous venons d’entendre.

Écoutons l’apparition de la voix en cours de ce quatuor, dans son 3° mouvement interprété par Christine Whittlesey (soprano) et le Quatuor Prazak

Deuxième quatuor (III)

Le Chant du Monde, Praga Productions PR 250 056

5’ 26”

Micro

Je voudrais rapprocher l’apparition sans précédent d’une voix dans un quatuor à cordes d’une autre apparition, elle aussi sans précédent : celle d’une flûte dans une sonate pour piano.

Ives : Sonate pour piano

Erato 0630-14638-2

5’ (environ)

Micro

Charles Ives : fin de la 2° Sonate pour piano (1909-1915) jouée par Alexei Lubimov ; Sophie Cherrier tenait la partie de flûte.

 

Le dernier mouvement du 2° quatuor de Schoenberg, que nous allons maintenant écouter, énonce un poème de Stefan George, extrait de son recueil Septième anneau daté de 1907, un an donc seulement avant le quatuor. Ceci indique au passage que Schoenberg suivait la production poétique de son temps et ne se contentait donc pas de mettre en musique des poètes du passé.

La poésie de George exalte un curieux personnage nommé Maximin, sorte de Christ païen, prophète sans église, dont George nous dit qu’il était « en quête d’un dieu inconnu » :

« Chevalier tard venu d’une église lassée,

Tu recelais des flots qu’elle ne captait plus ».

D’où chez George une sorte de prière païenne rêvant de sanctification et de sacralisation, souhaitant, je le cite « donner un corps à Dieu et voir Dieu dans les corps », une poésie en quête de nouveaux rites, de temples rebâtis, une poésie au bout du compte qui en appelle de cette trilogie, plutôt mortifère, de l’extase, du sacré et de la terreur.

Voici ce poème Extase de Stefan George, que nous lit Jean-Marc Mory

Micro auxiliaire (2)

Je sens l’atmosphère d’autres planètes.

Dans le noir, pâlissent les visages

Qui jusqu’alors me souriaient.

 

Arbres et chemins que j’aimais s’estompent,

Devenus à peine perceptibles ; et toi, éclat

Des ombres aimées — hérault de mes tourments —.

 

Tu es désormais entièrement éteint, au cœur des braises,

Pour, passé le tumulte d’un chaos déchaîné,

M’inspirer une terreur pieuse.

 

Je me dissous en sons, tournoyants, agités,

De merci sans raison, de louange sans objet,

Me livrant sans espoir au grand souffle.

 

Un vent impétueux me submerge

Dans l’ivresse de l’initiation où s’élèvent en ferventes clameurs

Les supplications de celles qui prient, jetées dans la poussière :

 

Je vois alors monter les douces nuées,

Dans un espace libre, clair et empli de soleil

Qui nimbe seulement les pics les plus lointains.

 

Le sol tremble, immaculé, mol, tel une mousse de lait…

Je franchis des crevasses, abyssales ;

Je me sens, sur un ultime nuage,

 

Nager en une mer de splendeur cristalline.

Je ne suis qu’une étincelle du feu sacré,

Je ne suis qu’un grondement de la voix sacrée.

Micro

Écoutons le dernier mouvement du 2° quatuor, dans la même interprétation de Christine Whittlesey (soprano) et du Quatuor Prazak

Deuxième quatuor (IV)

Le Chant du Monde, Praga Productions PR 250 056

11’ 01”

Micro

L’extase d’un frisson sacré, voilà ce dont parle le poème de George mis en musique par Schoenberg.

Je ne suis pas sûr que l’œuvre musicale de Schoenberg qu’on vient d’entendre soit, en vérité, homogène à ce thème.

Les « autres planètes » dont il est ici question ne constituent pas à proprement parler un au-delà de la musique puisqu’il s’agit précisément pour l’œuvre de s’y établir. Ce quatuor n’en appelle pas d’une transcendance mais fait plutôt apparaître, de manière purement immanente, une ressource jusque-là insoupçonnée de cet univers, de cet univers qu’on pouvait croire jusque-là limité à la seule tonalité.

Il est vrai que ce deuxième quatuor n’est pas encore entièrement déployé dans une conviction atonale. Il y a, à la fin de cette œuvre, quelque chose qui reste de l’ordre du « je crois que c’est possible » plutôt que du « j’atteste qu’un impossible a été forcé », en l’occurrence l’impossibilité jusque-là avérée de sortir du cadre tonal.

Ce deuxième quatuor est en effet le premier vrai geste musical d’ampleur pour forcer cet impossible, établi depuis près de 300 ans. Il y avait bien quelques œuvres prémonitoires — en particulier dans les dernières petites pièces de Franz Liszt — mais aucune déclaration musicale de grande portée.

En ce moment d’extrême tension subjective, le compositeur Arnold Schoenberg cherche un encouragement pour poser ce geste où il brave l’impossible, où il franchit une limite dont il est tenu qu’elle ne débouche que sur l’abîme du néant.

Schoenberg en appelle alors d’une croyance qu’il trouve dans le poème de George.

Mais cette croyance ne constitue pas à mon sens le cœur de la question, ni même l’essence de son geste musical. Schoenberg ne va pas chercher dehors, ailleurs, ce qu’il sait devoir trouver dedans, ici. La clé de son geste est plutôt une conviction, la conviction qu’on peut ajouter une autre planète musicale et agrandir ainsi cet univers de la musique, lequel apparaît alors bien plus vaste qu’on ne le pensait. Je ne vois guère d’inconvénient à nommer foi ce type de conviction.

Car la foi, en musique, c’est ceci :

Jean-Sébastien Bach : orgue (foi)

Erato 4509-96724-2

3’ 34”

Micro

Jean-Sébastien Bach : Choral « Nous croyons tous en un seul Dieu » joué par Marie-Claire Alain

 

Je convoque ici Jean-Sébastien Bach car il fut une référence majeure pour Schoenberg.

Son œuvre prête, assez facilement, à méprise. On avance souvent que la musique de Bach rendrait sensible une transcendance, révélerait l’existence d’un au-delà, au point même que beaucoup le nomment pour cela le 5° évangéliste.

Je ne partage guère cette compréhension de Bach. Il est vrai qu’il y a dans sa musique le jeu d’une conviction a priori, l’effet d’une détermination préexistant à l’œuvre et donnant la sensation non pas (comme chez Debussy par exemple) que l’œuvre crée à la fois son existence, et les conditions même de possibilité de cette existence mais plutôt que l’œuvre est le fruit d’une détermination plus originelle, qui était là avant même que l’œuvre ait commencé, qui a trouvé, ailleurs qu’en elle, les ressources pour apparaître. La musique de Jean-Sébastien Bach en ce sens, c’est un peu la sensation d’un transcendantal au sens kantien du terme, c’est-à-dire de principes a priori, non déduits de l’expérience mais la rendant possible. Je ne pense pas que s’y inscrive pour autant le pari en l’existence d’une transcendance.

La foi, chez Jean-Sébastien Bach, n’est pas la croyance en un au-delà, en une transcendance entrevue et promise, mais une confiance dans les ressources endogènes de la musique lesquelles excèdent celles de chaque œuvre singulière. Pour lui chaque œuvre n’a pas à réinventer un monde autonome. Elle bénéficie d’une détermination subjective qui la précède, la dépasse et lui donne possibilité de se déployer, avec confiance en la consistance de son apparaître.

La joie, chez Jean-Sébastien Bach, est la jubilation pour ce monde, l’exaltation d’une puissance immanente qui s’éprouve elle-même. La joie de la musique de Jean-Sébastien Bach, c’est l’enthousiasme pour la profusion et la grandeur de ce monde, non pas la rêverie d’un autre monde, moins encore une attente impuissante et implorante.

Jean-Sébastien Bach : orgue (baptême)

4’ 9”

Micro

Jésus-Christ, notre Sauveur joué par Marie-Claire Alain.

 

La musique de Jean-Sébastien Bach déclare et se déploie dans la confiance en elle-même.

Chaque œuvre de Jean-Sébastien Bach énonce la grandeur de la musique, comme cette grandeur qui à la fois déborde l’œuvre de toutes parts et en même temps en constitue le garant le plus intérieur.

Repasser par Bach me permet de distinguer les thèmes de la foi, de la conviction et de la confiance des thèmes de la croyance, de la religion et du rite.

L’opposition entre foi et religion traverse les siècles. Kierkegaard opposait déjà christianisme (pris comme foi chrétienne authentique) et chrétienté (prise comme religion instituée). Et le 20° siècle a accusé ce partage : ne songeons qu’aux théologiens protestants Karl Barth ou Dietrich Bonhoeffer…

Schoenberg, je crois, a porté et traversé ce conflit entre foi et religion, conflit qui se projette, entre autres, en une tension entre prière rituelle et prière plus authentique, celle que recherche Schoenberg, cette prière qui prie sur elle-même pour tenter d’être vraie.

Opus 50 B

Arte Nova Classics 74321 27799 2

4’ 30”

Micro

Psaume 130 pour chœur mixte. Les Chœurs de la Südfunk de Stuttgart étaient dirigés par Rupert Huber.

 

J’inscrirai cette matinée sous le signe de Mallarmé, en prélevant dans son œuvre l’idée que la modernité se déploierait sous le signe d’une prière devenue proscrite. Mallarmé le suggère en parlant, à propos de Baudelaire, de ces « déchirures bleues qu’a faites la Prière proscrite ».

Mallarmé s’est lui-même longuement débattu (du temps surtout où il projetait son œuvre plutôt qu’il ne l’écrivait) avec l’idée de transcendance. Il est sorti de cette crise en quelques énoncés décisifs (1867) :

« Dans ma lutte terrible avec ce vieux et méchant plumage, Dieu, je tombai victorieux ».

Il ne s’agissait nullement pour lui de s’établir ce faisant dans quelque religion de l’art ; comme il l’écrivait, plus tard (1898) :

« L’instinct religieux reste un moyen offert à tous de se passer de l’Art, il le contient à l’état embryonnaire et l’Art n’émane, soi ou pur, que distrait de cette influence ».

Proscrire donc, pour l’artiste, la religion, et pour l’œuvre la prière : telles seraient les directives léguées par Mallarmé.

À ma connaissance, on ne trouve pas trace d’un quelconque rapport de Schoenberg à Mallarmé. À la même époque, avant la guerre de 14-18, ce qui fait référence à Mallarmé, c’est par exemple Maurice Ravel :

Ravel

Sony SMK 64 107

3’ 35”

Micro

Surgi de la croupe et dui bond, Extrait des Trois poèmes de Stéphane Mallarmé, par Maurice Ravel. Jill Gomez, (soprano), Membres de l’Orchestre Symphonique de la BBC, direction Pierre Boulez.

 

Schoenberg, en déclarant, dans une de ses lettres de 1915, « vouloir apprendre à prier », et en écrivant en 1951 : « Ô toi, mon Dieu, qui suis-je pour croire que ma prière puisse t’être nécessaire ? », bafoue-t-il alors la prescription mallarméenne de « proscrire la prière » ?

Si Schoenberg se tient incontestablement du côté de la foi dans son opéra Moïse et Aron, il est cependant frappant que son Moïse ignore jusqu’au bout la consolation de la prière : ni la prière rituelle, ni cette prière intériorisée qu’il est traditionnel d’appeler oraison.

Je décèlerai la clé musicale du tourment de Schoenberg dans ce qu’il écrit mais qu’il n’a pas le temps de mettre en musique dans son Psaume moderne, dans cette phrase : « Et pourtant je prie car je ne veux pas perdre les sentiments béatifiants de l’unité ».

D’un côté Arnold Schoenberg voudrait prier car il désire l’unité. Et de l’autre, il endure le tourment que cette prière puisse ne pas être vraie et rester une simple consolation sentimentale.

Qu’est-ce que tout cela peut vouloir dire, non pas tant pour l’individu Arnold Schoenberg que pour son œuvre musicale ?

Que peut vouloir dire pour une œuvre qu’un tel tourment de la prière : d’un côté désir d’unité, de l’autre crainte du sentimentalisme ?

Pour trouver au XX° siècle une prière rituelle, il faut, je crois, s’adresser à Stravinsky. Il en a composé de conventionnelles, qui peuvent être très belles. Il en a composé de beaucoup moins conventionnelles, et qui sont encore plus belles.

Écoutons les Requiem Canticles d’Igor Stravinsky.

Susan Bickley (contralto), David Wilson-Johnson (baryton-basse), New London Chamber Choir dirigés par James Wood, le London Sinfonietta est sous la direction d’Oliver Knussen

Requiem Canticles

DG 447 068-2

14’ 27”

Micro

Ce type de prière reste, me semble-t-il, interne à ce que j’appelle le constructivisme de Stravinsky, c’est-à-dire cette manière de constamment cadrer au plus juste l’effet souhaité, de diriger son auditeur d’une main de maître.

Hitchcock aimait à dire qu’il exerçait son métier de cinéaste comme un art de la direction de spectateur. La musique de Stravinsky, c’est un peu cela : de la direction d’auditeur. D’où une écoute constamment orientée, saisie et menée par le bout de l’oreille où l’œuvre le décide.

Ce n’est pas que cette musique de Stravinsky soit une musique du pur effet, Stravinsky est bien trop grand compositeur pour cela. Mais c’est une musique de la maîtrise. C’est en fait une liturgie réglée, ordonnée, calibrée au plus près.

Si l’on désire une prière plus authentique, on la trouvera plutôt à la fin d’un Survivant de Varsovie, lorsque le peuple des Juifs, entassés dans le camp, se dresse pour proclamer sa croyance traditionnelle.

Écoutons d’Arnold Schoenberg Un survivant de Varsovie. Günther Reich (récitant), Orchestre Symphonique et Chœurs de la BBC ; dir. Pierre Boulez

Survivant de Varsovie

Sony S2K 44 571

7’ 26”

Micro

Quelle est donc la question musicale qui me semble circuler sous ce thème de la prière ?

J’avance ceci :

Le difficile, qui compose le tourment de bien des compositeurs, c’est de produire de l’unité dans le fini. Car l’œuvre d’art est finie, et c’est bien cela qui est étonnant. L’infini, lui, en fait n’a rien d’étonnant. C’est lui qui est devenu l’ordinaire d’une conception moderne du monde.

Mais le fini, cela reste rare. C’est sans doute même le propre de l’œuvre d’art que de créer une telle finitude

Comment alors ce qui est fini ne se disloque-t-il pas en ses constituants élémentaires, en plus petit, en plus fini que soi ? Comment ce qui est fini peut-il avoir quelque unité ?

La réponse romantique était : par le rêve d’infini. Ce qui fait l’unité propre du fini, pour un romantique, c’est d’ambitionner l’infini. Car, pour le romantique, le fini, c’est l’inachèvement, l’entretien sans fin, le fragment tendu vers son destin d’infini.

Mais Schoenberg s’écarte de cette réponse. Pour lui, l’œuvre musicale ne doit pas seulement s’arrêter, s’interrompre mais elle doit finir. Et finir ne veut pas dire, ne peut pas dire seulement s’arrêter, en un moment : le moment de la fin. Parce que c’est à tout moment que ce qui est fini doit porter trace de son être fini, et pas seulement à son terme, sauf à retomber dans un schème pathétique du fini, où seule la mort inscrit de la finitude en interrompant ce qui n’était fait que pour l’infini.

D’où le souci de Schoenberg de récapituler constamment en cours d’œuvre et non pas seulement au moment de la fin puisque l’œuvre doit porter constamment le principe de sa fin, de son être fini et non pas seulement au terme de son parcours.

D’où vient alors, pour une œuvre qui est finie, son principe d’unité ?

L’idée néo-classique est que cette unité est d’ordre architectural : l’unité procéderait d’une construction en arche, ou d’une forme ABA, cette architecture qu’on retrouve d’ailleurs dans les Requiem Canticles de Stravinsky entendus précédemment.

L’idée alternative, que je prélève chez Schoenberg, est que cette unité pourrait venir d’un mouvement constant de l’œuvre et non pas d’un moment localisable, mouvement que j’appellerai d’introjection.

Il s’agit alors que l’œuvre sache retourner sur elle la tension qu’elle projette. Il s’agit ici que l’œuvre soit en état d’intérioriser l’expression qui la déborde. Et c’est là, me semble-t-il, ce que tente de nommer le mot prière chez Schoenberg.

Jean-Sébastien Bach : orgue

Micro

Christ, notre Seigneur, est venu au Jourdain joué par Marie-Claire Alain.

 

La nomination d’un problème somme toute d’ordre esthétique par le mot prière peut sembler très étrange. Elle a pourtant été utilisée, dans un tout autre contexte, mais d’une égale grandeur, par le poète allemand Paul Celan.

Entendons son poème Tenebræ.

Bande Tenebræ (en allemand)

50”

Micro auxiliaire (2)

Nous sommes proches, Seigneur

proches et saisissables.

 

Saisis déjà, Seigneur,

engriffés l’un dans l’autre, comme si

le corps de chacun de nous

était ton corps, Seigneur.

 

Prie, Seigneur,

prie-nous,

nous sommes proches.

 

Tout déjetés nous sommes allés,

sommes allés nous courber

vers le creux et le cratère.

 

Nous sommes allés à l’abreuvoir, Seigneur.

 

C’était du sang, c’était,

ce que tu as versé, Seigneur.

 

Il brillait.

 

Il nous jeta ton image aux yeux, Seigneur.

Les yeux, la bouche sont si ouverts, sont si vides, Seigneur.

 

Nous avons bu, Seigneur.

Le sang et l’image qui était dans le sang, Seigneur.

 

Prie, Seigneur.

Nous sommes proches.

Micro

Et voici, toujours lu en allemand par Beate Perrey et en français par Jean-Marc Mory, son autre poème Psaume.

Bande Psaume (en allemand)

37”

Micro auxiliaire (2)

Personne ne nous pétrit à nouveau de terre et de glaise,

personne ne parle sur notre poussière.

Personne.

 

Loué sois-tu, Personne.

Pour l’amour de toi nous

voulons fleurir.

Contre

toi.

 

Un rien

nous étions, nous sommes, nous

demeurons, en fleur :

la rose de Rien, la

rose de Personne.

 

Avec

le style clair d’âme,

l’étamine désert-des-cieux,

la couronne rouge

du mot de pourpre que nous chantions

sur, ô sur

l’épine.

Micro

Écoutons le premier poème de Celan, Tenebræ, mis en musique par Harrison Birtwistle en 1989

Christine Whittlesey (soprano), Ensemble InterContemporain, dir. Pierre Boulez

Birtwistle

DG 439 910-2

4’ 52”

Micro

Sous le nom de prière, je propose de remonter de l’œuvre-Schoenberg à la question suivante :

L’expressivité moderne ne doit-elle pas dépasser l’expressionnisme, ce qui veut dire deux choses à la fois :

D’abord que l’expressivité doit être enracinée dans l’œuvre et non pas résider dans une gesticulation instrumentale, plaquée sur une construction indépendante.

Ensuite que l’expressivité ne doit pas être dans la seule ressource du cri, adressé sans réponse, mais doit assurer un retour vers l’intérieur de l’œuvre.

Pour que tout cela soit possible, il faut alors doter l’œuvre d’une topologie singulière, où son extérieur communique avec son intérieur. Et c’est ce point je crois qu’Arnold Schoenberg tente de réfléchir sous le signifiant prière.

 

Comment ce qui sort de l’œuvre peut-il y être réinjecté ? Comment composer la sensation que l’excès exprimé revient à l’intérieur de l’œuvre, pour la creuser, l’épaissir et la nourrir au lieu de l’épuiser dans l’attente d’une réponse ? Telle serait la question de l’expressivité moderne.

En son versant négatif, désigné par la maxime mallarméenne « Proscrire la prière », ceci voudrait dire : refuser l’alternance, si caractéristique de bien des œuvres contemporaines, entre moments fortement expressifs et plages d’intimité rêveuse.

Proscrire la prière serait à la fois proscrire la théâtralité expressive du geste — tourné vers l’extérieur, vers la prière rituelle — et proscrire l’hédonisme intimiste, la complaisance pour les menus plaisirs narcissiques, l’oraison se parlant en fait à elle-même.

Proscrire à la fois une rhétorique de la théâtralité et la consolation narcissique, c’est alors pour l’œuvre tenter d’introjecter son expression, de faire se retourner l’expression pour qu’elle creuse l’œuvre de l’intérieur d’elle-même, pour que les rives de l’œuvre loin d’être un horizon, porteur d’attente en un au-delà, deviennent ses bords internes.

Proscrire l’alternance entre un certain formalisme (par exemple sériel) et une expressivité immédiate du pur geste instrumental, serait ainsi la question que Schoenberg poserait à la musique contemporaine sous le signifiant prière.

 

Je voudrais maintenant interroger, à la lumière de ces quelques questions, l’œuvre de Luigi Dallapiccola.

C’est pour cela que j’accueille mon invité du jour Pierre Michel.

Générique invité

48”

Micro

Pierre Michel, merci d’être avec nous pour discuter de Luigi Dallapiccola sur lequel vous venez de publier un bel ouvrage aux Éditions Contrechamps.

J’ai déjà un peu parlé de ce compositeur mardi dernier. Pour nous remémorer sa musique, écoutons un extrait de son opéra Le Prisonnier : écoutons le chœur, priant sur ces mots : « Fiat misericordia tua, Domine, super nos. »

Chœurs de la radio suédoise, Orchestre symphonique de la radio suédoise, dir. Esa-Pekka Salonen

Le Prisonnier

Sony SK 68 323

1’ 38”

Deux micros

Il me semble que son œuvre s’incline vers ce trait assez singulier que je nommerai une intimité expressive : intimité car elle donne le sentiment d’une forte intériorité, d’allure assez méditative, d’un dialogue permanent avec elle-même, en même temps que d’une non moins significative extraversion, une manière de projeter hors de soi cette intimité, en un cri, en une adresse, en une orientation hors de soi.

Dallapiccola : Canti di Liberazione (2° mouvement)

6’ 39”

Deux micros

Ploratus (extrait de Tempus destruendi — tempus ædificandi : 1° mouvement) (1970-1971)

New London Chamber Choir, dir. James Wood

Ensemble InterContemporain, dir. Hans Zender

Tempus

Erato 4509-98509-2

4’ 34”

Micro

Ce trait que j’appelais d’intimité expressive n’est-il pas assignable à certaines orientations techniques, j’entends par là une manière d’être attaché à des techniques dodécaphoniques assez strictes qui contribuent à assécher son matériau, à en convoquer sans cesse une modalité squelettique qu’il faut alors animer d’opérations un peu conventionnelles et sans surprises : canons, contrepoints, réservant ainsi les possibilités de bifurcation du discours musical à quelques gestes très marqués, un peu extérieurs parfois, presque des signaux ?

Il me semble — c’est une hypothèse musicale sur laquelle j’aimerais avoir votre avis — que ce type d’intimité expressive rend peut-être plus difficile une transformation endogène des situations musicales, je veux dire une évolution immanente amenant la situation à se convertir en une autre de par ses propres composantes internes et non plus en raison d’occurrences extérieures

Finalement cette intimité expressive ne conduit-elle pas à une sorte de Moment-Form (Stockhausen) c’est-à-dire à une succession juxtaposée de moments distincts ?

Klaus Huber : Cantiones de Circulo Gyrante (1985)

Ensemble Les jeunes solistes, dir. Rachid Safir

Ensemble instrumental, dir. Denis Rouger

Huber (voir si on a le temps de le passer !)

Aucvidis Montaigne MO 782060

7’ 32”

Micro

Je conclurai cette matinée en vous faisant entendre une de mes propres œuvres, composée sur un vaste poème de Gerard Manley Hopkins qui est à la fois une prière et le récit d’un naufrage.

Dans une intervention marquée sous le signe du vouloir Schoenberg je ne saurais effacer mon propre travail de compositeur.

Le principe de se compter soi-même dans la situation est un principe essentiel auquel il n’y a nulle bonne raison de déroger. La fausse modestie n’en est pas une, pas plus que ne le serait la peur de la critique. Si l’on crée, c’est-à-dire ajoute au monde de nouvelles œuvres, il n’y a nulle raison de ne pas en tenir compte dans la vision qu’on a de ce monde.

J’ai donc choisi, bafouant les réserves et la prudence qu’inspirerait un conformisme du « je m’efface moi-même », de vous faire entendre une de mes œuvres qui est en prise directe sur les questions évoquées ce matin.

C’est d’abord l’œuvre musicale d’un athée sur le texte d’un croyant, jésuite en l’occurrence.

Plus essentiellement il s’agit dans cette œuvre de lier une expression à cette introjection dont j’ai parlé ce matin.

L’opérateur privilégié de cette intériorisation est ici la voix qui s’appuie sur le rythme bondissant du poète (sprung rythm) pour traverser, parfois à toute allure, les situations musicales, instrumentalement assez denses.

Le projet est que cette trace de la voix à l’intérieur des textures soit à la fois dotée d’une puissance expressive et en même temps renvoyée dans la situation comme si elle en extrayait un excès pour mieux aussitôt l’y réinjecter.

Raison supplémentaire de vous faire entendre aujourd’hui cette œuvre : en sa coda, après les grandes tempêtes qui l’agitent, et les situations tumultueuses qu’elle a traversées, l’œuvre cite Schoenberg, plus particulièrement Moïse et Aron.

Écoutons Deutschland dans l’interprétation qu’en a donné en 1988 Monika Jordan (mezzo), et l’ensemble de l’Itinéraire dirigé par Pascal Rophé.

Deutschland

________

Vendredi

 

Générique

2’ 17”

Micro

Bonjour !

Je voudrais terminer cette série de matinées en abordant la question de l’instrument dans la musique contemporaine.

Schoenberg a soutenu un rapport assez original à l’instrument, et ce rapport va nous permettre d’analyser l’évolution de la musique dans l’après-guerre.

Il y a d’abord une tentative de singulariser chaque instrument (je vais en donner un exemple tout de suite avec l’utilisation du violon chez Schoenberg) ;

Ensuite il y a le projet de neutraliser quelque chose de l’instrument (nous le ferons entendre dans le traitement du piano avec l’opus 11 N°2) ;

Enfin il y a chez Schoenberg une manière de rendre quelconque, incognito, ou générique la petite formation instrumentale de chambre (nous y reviendrons en analysant Farben, la troisième pièce de l’opus 16).

Neutraliser, singulariser, rendre quelconque, voilà 3 aspects du traitement schoenbergien des instruments, aspects que je voudrais relever avant de m’en servir comme projecteurs sur la musique contemporaine, ce que je ferai dans la seconde partie de cette matinée en compagnie d’Alain Poirier, mon invité du jour.

Commençons par le travail pour singulariser l’instrument de musique.

Écoutons ce violon proprement incroyable de Schoenberg.

Moïse et Aron (fin acte II)

DG 449 174-2

2’

Micro

J’aime appeler ce violon, fait de grands intervalles parcourus de manière imprévisible, telle l’errance d’un géant capable de s’attarder quelques instants sur place avant d’enchaîner d’énormes pas de côté, j’aime appeler ce violon le grand violon nomade.

Ce violon est caractéristique de Schoenberg, et n’est pas cantonné à cette fin de Moïse et Aron. On le trouve par exemple dans le Prélude à la Genèse, écouté lundi.

Ce grand violon nomade, j’aime à en retrouver trace, locale, chez Mozart, Mozart qui reste stupéfiant d’inventivité en matière de traitement instrumental pour nos oreilles pourtant saturées de nouveaux modes de jeux.

Écoutons cette trace

Mozart

Sony SK 46 494

Cette trace du grand violon nomade est extraite du Divertimento en Ré (K.334) pour cordes.

Écoutons le thème et variations qui constitue le 2° mouvement de ce Divertimento, joué par l’ensemble L’Archibudelli

Mozart

Sony SK 46 494

8’

Micro

Schoenberg peut donc singulariser un instrument : non pas le rendre virtuose en exhibant ses particularismes mais le caractériser selon une idée instrumentale : la musique n’est pas ici soumise à la tyrannie exhibitionniste du corps instrumental. C’est la musique qui révèle de ce corps une puissance inaperçue et l’y ordonne.

 

Un autre type de travail de Schoenberg consiste à neutraliser l’instrument, c’est-à-dire à neutraliser ses traits constitués.

Ce parti pris est complémentaire du précédent. Il s’agit désormais moins de dégager un nouveau visage que d’effacer l’ancien.

Je voudrais illustrer ce parti pris en reprenant le débat qui a opposé Schoenberg à Busoni à propos du piano et ce à l’occasion d’un arrangement de la deuxième pièce de l’opus 11 auquel Busoni avait cru nécessaire de procéder.

Écoutons d’abord cet arrangement de Busoni en quelques moments particuliers.

Prenons par exemple les mesures 4 & 5.

Voici l’original, tel qu’écrit par Schoenberg et joué, comme tous les exemples qui vont suivre, par Daniel Barenboïm.

Bande opus 11 (1a)

10”

Micro

Et voici l’arrangement qu’en a fait Federico Busoni

Bande opus 11 (1b)

23”

Micro

Comme on le voit, Busoni répète en déplaçant, d’une octave vers l’aigu, transformant ce qui était de forme A-B en A-A’-B’-B.

Reportons-nous maintenant mesures 6 et suivantes

Voici l’original de Schoenberg

Bande opus 11 (2a)

29”

Micro

Et voici comment Busoni arrange ce passage

Bande opus 11 (2b)

37”

Micro

Là aussi, les transformations apportées par Busoni sont massives : Busoni non seulement répète en déplaçant de registre mais il ajoute des doubles croches, arpégeant en quelque sorte les accords précédents.

Voyons maintenant la fin de la pièce telle que Schoenberg l’a écrite :

Bande opus 11 (3a)

36”

Micro

Et voici comment Busoni arrange cette fin de la 2° pièce de l’opus 11 :

Bande opus 11 (3b)

1’ 07”

Micro

Il suffit de remarquer que cette coda, qui durait chez Schoenberg une trentaine de secondes, double de durée chez Busoni pour relever combien Busoni arrange — en fait en répétant — ce qui conduit à une véritable redondance. Busoni, pianiste, s’arrange de la composition de Schoenberg.

 

Schoenberg découvrant cette initiative de Busoni monte sur ses grands chevaux.

La correspondance Schoenberg-Busoni nous restitue quelques aspects de ce débat où Busoni plaide qu’une pièce pour piano doit être au service du piano quand Schoenberg soutient la nécessité d’une forme de violence exercée par la musique sur le piano : c’est la musique qui dirige, non les conformités acquises de l’instrument. Cette œuvre n’est pas pour le piano, c’est le piano qui doit être pour l’œuvre.

Pour reconstituer la vivacité de ce débat, nous allons, Jean-Marc Mory et moi vous lire quelques extraits de cette correspondance. Ma voix sera ici le porte-parole de Busoni alors que celle de Jean-Marc Mory continuera, comme pendant toute cette semaine, d’être pour nous le porte-parole de Schoenberg.

Deux Micros

6’ 30”

Busoni

Il s’agit pour moi de traverser la barrière de feu qui rend votre œuvre inaccessible, et de la tirer du sommeil de l’œuvre non encore jouée.

     Schoenberg

L’interprétation des deux pièces requiert en effet foi et conviction.

Busoni

Il me semble que la tâche qui incombe au public est de « collaborer ».

     Schoenberg

Je n’ai pas pensé au public ; mais je ne l’ai pas oublié.

Nous créons inconsciemment ! Mais d’autant plus sûrement. Et c’est cette force inconsciemment créatrice seule qui possède un pouvoir de suggestion. En elle, pas d’erreurs de calcul, car elle ne calcule pas. Elle agit.

Plus le créateur est lié de façon intense à quelque chose de général — dans le présent ou dans le futur — plus le cercle de ceux à qui son art s’adresse sera grand.

Le public collabore uniquement lorsqu’il est convoqué. Mais la question de savoir s’il sera requis échappe entièrement aux calculs et aux efforts du créateur.

Busoni

Ce qui m’inspire les premières réserves à l’encontre de votre musique « en tant que pièce pour piano », c’est le peu d’ampleur de l’écriture du point de vue temporel et spatial. Le piano est un instrument au souffle court, et on ne saurait trop faire pour l’aider.

Cela ne veut être ni un jugement ni une critique mais seulement le compte rendu de l’impression que j’ai ressentie et mon opinion en tant que pianiste.

     Schoenberg

Je crois pouvoir dire qu’il s’agit, dans votre objection à l’égard de mon style pianistique, d’une insuffisance enracinée dans la nature même de cette musique.

Je pense que dans une musique qui fait une consommation aussi rapide des harmonies, l’ampleur de l’écriture doit être aussi rare qu’elle peut être fréquente lorsque les accords sont répartis de façon plus lâche.

Ces deux pièces, dont la couleur sombre, compacte, est un élément constitutif, ne pourraient soutenir une écriture flattant trop le sens de la sonorité.

Busoni

J’ai éprouvé le besoin de faire sonner la pièce.

     Schoenberg

Je place l’aspiration à la vérité au-dessus de la vérité.

Les mérites de mon style pianistique consistent peut-être plus dans ce que je ne fais pas que dans ce que j’apporte de neuf.

La composition est au premier plan ; l’instrument est pris en compte. Non pas le contraire.

Mon programme : en finir avec le style de réduction pour piano. En finir avec une écriture pianistique qui n’est rien d’autre qu’une transposition plus ou moins réussie d’une musique orchestrale.

Peut-être mettrai-je encore longtemps avant de pouvoir écrire la musique à laquelle j’aspire, dont j’ai l’intuition depuis plusieurs années, mais que, pour le moment, je ne peux pas saisir.

En finir avec le « travail motivique ». En finir avec l’harmonie comme ciment ou pierre à bâtir d’une architecture. L’harmonie est expression et rien d’autre.

Non pas construire, mais « exprimer » ! Pas d’émotions stables, stylisées et stériles. Cela n’existe pas chez les gens : il est impossible pour une personne de n’avoir qu’une émotion à la fois.

J’ai besoin de m’habituer d’abord moi-même à ma propre musique.

Busoni

Le laconisme, dans votre 2° pièce pour piano, devient à mon sens un maniérisme.

L’« ascétisme » de l’écriture pianistique me semble être une vaine renonciation à ce qui était déjà acquis. Vous substituez une valeur à une autre au lieu d’ajouter la nouvelle à l’ancienne. Vous devenez différent et non pas plus riche.

     Schoenberg

Il n’existe pas d’art qui soit entièrement du côté de celui qui l’a créé, et dans le même temps entièrement de celui qui en jouit. L’un des deux doit céder, et je crois que ce doit être celui qui en jouit.

Je ne crois pas au vin nouveau que l’on verse dans de vieilles outres.

Il faut, comme moi, avoir compris, admiré et contemplé bouche bée les merveilles secrètes de notre harmonie tonale, l’équilibre incroyablement subtil de ses valeurs architectoniques et sa mathématique cabalistique, pour sentir, lorsqu’on y renonce, que, n’en ayant plus besoin, on dispose d’autres moyens. En comparaison, les questions de sonorité, dont le charme n’appartient pas dans la même mesure à l’éternité, apparaissent comme des bagatelles.

Dans mes nouvelles pièces pour orchestre [op. 16], je me détourne clairement de la sonorité pleine, celle des « dieux et des surhommes » de l’orchestre wagnérien. Tout devient plus tendre, plus fin. Des couleurs réfractées apparaissent là où ne se trouvaient que des couleurs claires, lumineuses.

Mon écriture pianistique présente une sonorité absolument nouvelle. Elle n’est pas le résultat d’une incapacité, mais l’expression d’une volonté ferme, de désirs déterminés, de sentiments clairs et tangibles. Ce qu’elle ne fait pas n’est pas ce qu’elle ne peut pas, mais ce qu’elle ne veut pas. Ce qu’elle fait n’est pas quelque chose qui aurait pu se réaliser autrement, mais ce qu’elle doit faire.

Une transcription éveille en moi la crainte

     qu’elle introduise ce que j’évite ;

     qu’elle ajoute ce qui m’est étranger, ou inaccessible ;

     qu’elle omette ce qui m’apparaît nécessaire ;

     qu’elle améliore là où je suis imparfait et dois le rester.

Trouvez-vous vraiment une valeur aussi infinie à la perfection ? Estimez-vous vraiment qu’elle est accessible ? Croyez-vous vraiment que les œuvres d’art soient ou doivent être parfaites ? Je ne le trouve pas. Je trouve même les œuvres d’art divines — celles de la nature — hautement imparfaites.

Je vois trop bien que toujours, dans ce qui était raté, quelque chose de très particulier était recherché, et je n’ai pas le courage de remplacer par une sonorité « sûre » une idée intéressante qui n’a pas été totalement réalisée.

Je ne peux pas forcer le processus ; il faut que j’attende jusqu’à ce qu’une pièce réussisse entièrement d’elle-même comme je l’ai imaginée.

Ma seule intention est : n’avoir aucune intention !

Ne rien mettre en travers du flux de mes sensations inconscientes.

Il n’y a rien là d’inorganique, rien d’une « esthétique de pisse-copie » ; c’est un impératif qui a engendré ce résultat.

Je trouve qu’il est injuste d’exiger que l’on révolutionne la musique trois fois de trois façons différentes dans trois petites pièces pour piano. Ne semblerait-il pas légitime, quand on s’est placé si loin en dehors des conventions, de reprendre souffle un instant, de réunir de nouvelles forces, avant de repartir à l’attaque ?

Busoni

Il me semble que l’exécution de la 2° pièce de l’opus 12 exige du pianiste une interprétation « flottante ».

     Schoenberg

Peut-être pourriez-vous renoncer aux rallonges, aux ajouts harmoniques qui produisent des déplacements dans l’équilibre.

Busoni

Votre manière de vous exprimer est neuve, mais pas votre écriture pianistique, qui est seulement plus pauvre. Je crois que, par exemple, vous avez une tout autre maîtrise de l’orchestre.

Vous êtes un maître de l’orchestration.

J’ai amplifié dans votre deuxième pièce les passages par trop laconiques, afin de permettre à l’auditeur de les assimiler et de faire en sorte que l’instrument sonne bien.

     Schoenberg

Il m’est impossible de laisser faire du tort à mon imagination. Car mon imagination, c’est moi-même, car je ne suis moi-même qu’une créature de cette imagination.

————

Après lecture de ces extraits de la correspondance Busoni-Schoenberg (publiée aux Éditions Contrechamps), écoutons successivement les deux versions complètes de la deuxième pièce de l’opus 11, Les deux seront jouées par Daniel Baremboïm.

Voici d’abord la version Schoenberg.

Opus 11 (version Schoenberg)

Teldec 4509-98256-2

8’ 08”

Micro

Voici maintenant l’arrangement qu’en a fait Busoni. Il dure près de 10 minutes, contre 8 minutes pour l’original. Comme les deux sont joués par le même interprète au même tempo, c’est indiquer l’ampleur des transformations qu’y a apportées Busoni pour tenter de rendre la pièce plus efficace. Il a ajouté, par répétition, près d’un quart de l’œuvre initiale.

Vieux débat : une œuvre doit-elle se conformer à « ce qui marche », aux effets qui fonctionnent, une œuvre musicale doit-elle être réaliste ?

Opus 11 (version Busoni)

Teldec 4509-98256-2

9’ 53”

Micro

Troisième originalité du travail instrumental de Schoenberg après la volonté de singulariser et le parti pris de neutraliser l’instrument.

Il s’agit cette fois de la manière qu’a Schoenberg d’extraire du très vaste orchestre symphonique une petite formation de chambre.

Schoenberg le fait d’abord en composant des symphonies de chambre par sélection d’une petite formation à l’effectif stable (par exemple de 15 pupitres comme dans la première KammerSymphonie écoutée mardi). Mais le plus intéressant de son travail intervient me semble-t-il quand Schoenberg entreprend de varier constamment ce petit effectif en cours d’œuvre.

L’idée musicale me semble alors devenir celle-ci : comment rendre quelconque un petit effectif ? Comment, par une permutation incessante des rôles instrumentaux, faire en sorte que la petite formation sélectionnée devienne un représentant indifférencié du collectif instrumental, cette sorte de tiers tournant d’un groupe dont parle Jean-Paul Sartre dans sa Critique de la raison dialectique ?

La pointe extrême de cette idée se joue vers la fin de la troisième pièce de l’opus 16, Farben, et je voudrais consacrer maintenant une séquence de notre matinée à une petite analyse de cette œuvre.

Écoutons d’abord dans son intégralité cette pièce jouée par l’Orchestre symphonique de la BBC, dir. Pierre Boulez

Farben (Boulez)

Sony SMK 48 463

2’ 50”

Micro

Le moment que je voudrais relever dans cette pièce m’a servi, toute cette semaine, de générique. Pour en restituer la singularité, il me faut d’abord présenter les principales composantes de cette œuvre.

Il y a en premier lieu un accord de 5 hauteurs sur lequel toute la pièce repose :

Bande Farben (1)

Micro

Il y a ensuite un bref motif, de 3 hauteurs, qui organise un travail canonique constant :

Bande Farben (2)

Micro

Le croisement de cet accord et de ce motif génère une sorte de choral à 5 voix qui ossature tout le parcours de cette pièce.

Pour mieux relever cette grande évolution harmonique, je vais vous la faire entendre, en accéléré, dans une réalisation due à l’ordinateur avec des timbres de synthèse, sans aucun phrasé donc et dans une sècheresse absolue mettant en relief l’évolution des seules hauteurs. La pièce, qui dure autour de 3 minutes, est ainsi réduite à un choral de 30 secondes.

Bande Farben (3)

30”

Micro

Il y a ensuite quelques ponctuations de la pièce :

un motif en secondes majeures descendantes :

Bande Farben (4)

17”

Micro

et un signal en forme de question puis de réponse :

Bande Farben (5)

8”

Micro

Réécoutons toute la pièce, avec quelques commentaires surajoutés, dans l’interprétation qu’en donne cette fois l’Orchestre symphonique de Chicago sous la direction de Daniel Barenboïm.

Farben (Barenboïm)

Garder le Micro ouvert

Teldec 4509-98256-2

3’ 58”

Le moment qui m’importe dans cette pièce se caractérise par une précipitation dans la modification des timbres instrumentaux. Alors qu’au début de la pièce, on avait un lent balancement, on se trouve ensuite pris dans une évolution accélérée où de multiples petites formations de chambre succèdent les unes aux autres sans qu’on puisse en discerner aucune tant les modifications se font désormais rapidement.

Il y a là l’idée, me semble-t-il, de composer une sorte de petite formation de chambre rendue quelconque par son incessante conversion en une autre aussitôt qu’affirmée.

Pour mieux vous faire entendre ce travail tout à fait particulier de Schoenberg, je vous propose de comparer différentes interprétations de ce moment. Je n’aime guère d’habitude ce petit jeu des comparaisons d’interprétations musicales mais il a, je crois, ici toute sa pertinence.

Réécoutons d’abord, dans ce moment caractéristique, l’Orchestre symphonique de Chicago sous la direction de Daniel Barenboïm.

Bande Farben (6)

41”

Micro

L’interprétation de Daniel Barenboïm a une sonorité soyeuse et moelleuse, assez wagnérienne par la prééminence du fondu entre les timbres. Elle ne délimite pas notre moment mais l’anime de l’intérieur, en particulier en y faisant entendre en sa chute un crescendo dynamique dû aux variations de densité instrumentale.

Écoutons maintenant Ernest Bour avec l’Orchestre Symphonique de la Südwestfunk

Bande Farben (7)

37”

Micro

L’interprétation d’Ernest Bour déploie une sonorité plus analytique et plus râpeuse qui restitue mieux le côté granuleux du moment. Son profil général est celui d’un dégradé, d’un fondu enchaîné, où la sensation est moins celle d’un moment comme tel que d’une dispersion.

Écoutons enfin Pierre Boulez avec l’Orchestre Symphonique de la BBC

Bande Farben (8)

32”

Micro

L’interprétation de Pierre Boulez aborde cette pièce dans le tempo le plus rapide et, à mon sens, restitue au mieux la sensation d’un moment grâce somme toute à cette qualité d’interprétation qu’on lui connaît et qui tient à la précision de l’exécution. Cette fois notre moment se donne en sa précipitation finale comme un geste expressif et non plus comme le simple terme d’une fuite.

 

Au total, dans l’interprétation de Daniel Barenboïm mais surtout dans celle de Pierre Boulez, notre moment est discernable comme un « quelque chose se passe », la sensation d’un « quelque chose » difficilement identifiable quoique présent, j’aimerais dire la sensation d’un « indistinct discerné » qui associe d’une part le discernement (que quelque chose se passe), et d’autre part l’impossibilité de fixer exactement le « ce qui se passe ».

En un sens, le discernement se fait ici dans l’après-coup, après que le tourbillon s’est évaporé et que l’œuvre se retrouve au repos si bien qu’il faudrait dire plutôt que la sensation est ici celle d’un « quelque chose s’est passé ».

 

Tel est le mouvement pour rendre quelconque la petite formation instrumentale prélevée dans le grand orchestre.

Cette sensation que quelque chose se passe qui reste cependant indistinct, cette sensation d’une visitation incognito, me semble opérer souvent dans l’œuvre de Schoenberg, mais aussi dans l’Allegro misterioso de la Suite lyrique d’Alban Berg.

Berg

EMI 7243 5 55190 2 3

Alban Berg : Suite lyrique pour quatuor à cordes [3° et 4°mouvements] (1925-1926)

Quatuor Alban Berg

Micro

Je ne saurais mieux parler de cette sensation de prolifération de groupes instrumentaux dans une vaste masse orchestrale sans qu’aucun ne soit jamais clairement identifiable, que par métaphore.

En ces temps d’anniversaire de mai 68, j’en irai de mon propre souvenir.

 

C’était le vendredi 1er mai 1968, quelques jours avant le début officiel des « événements ». La manifestation traditionnelle du 1er mai écoulée, chacun s’était retrouvé place de La Bastille.

La place restait occupée par des groupes plongés en des discussions passionnées.

Le point original tenait d’abord à la composition de ces groupes informes de discussion. On y trouvait des gens de tout horizon : il y avait le militant syndical, l’étudiant, le monsieur raisonnable, costume-cravate et chevelure stricte, le vieux monsieur, digne et circonspect ; il y avait la femme du peuple venue parler de la vie chère, et le jeune des faubourgs ; il y avait tous ces visages anonymes, attentifs aux débats. Il y avait là tout ce que cette ville compte comme gens ; chaque strate sociale était présente sans être pour autant représentée puisqu’à l’évidence aucun des participants n’avait été désigné pour venir discuter, en ce jour, place de la Bastille.

Mais s’il y avait tout le monde, c’est aussi qu’il n’y avait — en un certain sens — personne car ce qu’était chacun en cette circonstance n’était nullement réductible au discours typé qu’il pouvait y tenir.

Un autre trait singulier de cette situation était que, tout en se prolongeant, les discussions voyaient changer petit à petit leurs interlocuteurs. Vous étiez fatigués d’un échange sans issue, échange que suivait avec intérêt un cercle improvisé d’auditeurs ? Vous vous retiriez discrètement, profitant de ce qu’un autre était intervenu, et l’ensemble se reconstituait, par-delà la disparition de tel protagoniste qui avait initialement suscité le regroupement. Vous alliez vous promener sur la place pour écouter ce qui pouvait se dire ailleurs. Et quinze minutes plus tard vous reveniez à votre point de départ, curieux de découvrir ce qu’était devenue la discussion depuis que vous l’aviez laissée en plan. Vous retrouviez un groupe, situé à peu près au même endroit mais vous n’étiez pas sûr que ce fut bien le même. Vous ne reconnaissiez aucun des visages qui vous faisaient face il y a un quart d’heure à peine et cependant la discussion semblait la même ; le fil ne semblait pas rompu quoiqu’il fût infléchi. Vous repreniez tout naturellement place dans le débat, progressant de strate en strate vers le cœur du regroupement au fil des échanges renoués et vous pouviez quelques instants plus tard vous croire poursuivant le même débat quand tous les interlocuteurs avaient cependant changé. L’expérience se poursuivait ainsi tout l’après-midi.

Dans votre désir de savoir ce qui se disait ailleurs, les groupes vous apparaissaient bien vite innombrables, non point qu’il y en ait eu trop mais plutôt qu’il n’était pas clair qu’il y en ait eu au moins un : il vous était en effet impossible de compter exactement ce qu’aurait été « un » groupe. Ses frontières étaient trop floues, trop mouvantes. Il suffisait qu’à sa périphérie deux auditeurs s’apostrophent pour que le regroupement dispose aussitôt de deux foyers, puis peut-être se scinde, à moins que les interlocuteurs latéraux n’abandonnent l’échange ou prennent la place de l’ancien centre. Les groupes se côtoyaient souvent, se mélangeaient au fil des apostrophes. Ne pouvant trancher sur ce qu’aurait été exactement « un » groupe, il vous était impossible de les compter.

C’était l’appariement divers de gens de ce pays en train de se parler, d’éprouver leur pensée de la situation, de discuter politiquement du monde et de la France…

Ce jour-là, je sentis que quelque chose se passait

Berg

EMI 7243 5 55190 2 3

Micro

Alban Berg : Suite lyrique pour quatuor à cordes [5° mouvement] (1925-1926)

Quatuor Alban Berg

 

La manière qu’a Schoenberg de traiter l’instrument de musique, en le neutralisant, en le singularisant, et en lui donnant figure d’incognito, tout ceci permet d’analyser ce qu’il en a été, ensuite, de l’instrument dans la musique contemporaine.

C’est ce que je me propose de faire dans un instant avec mon invité du jour, Alain Poirier.

 

Mais avant cela je voudrais vous donner à entendre, au moins une fois, la voix personnelle d’Arnold Schoenberg.

C’était fin 1936-début 1937 à Los Angeles lors de l’enregistrement privé de ses 4 quatuors par le Quatuor Kolisch.

Jean-Marc Mory nous traduira ensuite ce que déclare ici Schoenberg, en un anglais rugueux et savoureux.

Schoenberg : Voix

ARC-103 / 4

54” (plage 11)

Micro auxiliaire (2)

Ceci est un enregistrement privé, aussi privé que ma musique l’est aujourd’hui. Personnellement, j’apprécie ce cercle privé, mais je souhaite y inclure mes amis — les amis de mes pensées, de ma musique. Néanmoins je suis étonné que d’autres personnes aiment mon monde personnel, l’aiment depuis longtemps et continuent encore de l’aimer. Je suis très heureux de cette occasion que je dois à la générosité de M. Alfred Newman et de ses excellents collaborateurs du studio d’enregistrement des Artistes Réunis. Je les remercie de me donner ainsi la possibilité d’envoyer un message à mes amis d’aujourd’hui et du futur.

Micro

De même qu’Arnold Schoenberg, composant son 2° quatuor, souhaitait, au bout de quelques mouvements, y inclure une voix qui contraste avec l’aridité des cordes, de même que Charles Ives, composant sa 2° sonate, souhaitait y incorporer au bout d’un certain temps une flûte qui s’ajoute au timbre du piano (nous avons entendu tout cela hier matin), de même ces matinées radiophoniques pour se poursuivre sans lassitude excessive ont besoin de l’apport d’une autre voix que celle de son producteur.

Le temps est donc venu ce matin d’accueillir mon dernier invité de la semaine : Alain Poirier avec qui je vais m’entretenir du rapport de la musique contemporaine à l’instrument.

Générique invité

48”

Micro

Stockhausen

DG 447 761-2

Micro

Karlheinz Stockhausen : Gruppen (1957) [extraits]

Orchestre Philharmonique de Berlin

dir. Friedrich Goldmann, Claudio Abbado et Marcus Creed

 

Cf. cependant le Berio des duetti, qui dépasse le répertoire des œuvres dites pédagogiques.

Écoutons ainsi quelques-uns de ses duos pour violons joués ici par Maryvonne Le Dizès et Christophe Poiget

Luciano Berio : Duetti [1 à 7] (1979-1983)

Adda 581259

6’ 26”

Micro

Instrument : neutralisation par exploitation de registres inusités.

Arnold Schoenberg : Nacht [8° pièce du Pierrot Lunaire]

Yvonne Minton (récitante), Daniel Barenboïm (piano), Anthony Pay (clarinette basse), Lynn Harrell (violoncelle)

Nacht

Sony SMK 48 466

2’ 12”

Micro

C’était déjà le cas dans la première sonate pour violon et piano de Schumann.

On le retrouve dans une œuvre d’un contemporain de Schoenberg. J’ai nommé Prokofiev.

Prokofiev

Adda 581195

7’

Micro

Serge Prokofiev : 1° mouvement de la 1° Sonate piano-violon, op. 80 (1938-1946)

Régis Pasquier & Pascal Rogé

 

Arnold Schoenberg : Cadence du Concerto pour piano op. 42 (1942)

Alfred Brendel (piano), Orchestre Symphonique de la radio de Bayern, dir. Rafael Kubelik

Schoenberg : Cadence

DG 431 740-2

Micro

Helmut Lachenmann : Allegro sostenuto [extraits] (1986-1988)

Pierre-Laurent Aimard (piano), Alain Damiens (clarinette) et Pierre Strauch (violoncelle)

Lachenmann

Accord 202082

environ 7’ 30”

Micro

Brian Ferneyhough : La chute d’Icare (1988)

Ernesto Molinari et Ensemble Contrechamps, dir. Giorgio Bernasconi

Ferneyhough

Accord 205772

9’ 43”

Micro

N’oublions pas également, dans l’histoire de l’instrument contemporain, tout l’apport du jazz. J’ai commencé cette semaine en vous faisant entendre Charlie Parker. Je voudrais la terminer avec le piano débridé de Cecil Taylor, dialoguant ici avec celui, plus traditionnel, de Mary Lou Williams

Cecil Taylor & Mary Lou Williams : The blues never left me (17 avril 1977)

Jazz

Pablo live PACD-2620-108-2

environ 5’

Micro

Avant de vous quitter, je voudrais indiquer à tout auditeur intéressé par tel ou tel détail de ce qui a pu être présenté cette semaine, que le contenu de ces matinées radiophoniques sera accessible, dès la semaine prochaine, sur Internet à l’adresse suivante :

www.entretemps.asso.fr

Merci Alain Poirier pour votre présence aujourd’hui !

Merci à Jean-Marc Mory pour sa précieuse contribution durant toute cette semaine.

Je vous laisse en compagnie de Moïse et Aaron au terme de leur longue marche, qui fut aussi un peu la nôtre, en cette fin d’un opéra que je tiens, en vérité, pour musicalement terminé, comme l’est également cette série d’émissions.

Au revoir !

Moïse et Aaron (fin de l’acte II)

————