L'Archibudelli & Smithsonian Chambers Players
(Sony SK 48307)
Tout musicien a ses moments favoris, des moments où la musique
lui apparaît une faveur, des moments où la musique se fait
pour lui promesse et non plus simple plaisir, des moments où le
secret de l'art musical lui paraît d'un coup l'atteindre, et cette
touche atteint toujours le musicien par surprise, dans le dos, comme le
fait la grâce pour Bernanos, ou comme opère la foi selon Kierkegaard.
Tout auditeur a ses moments favoris de musique, des moments où
la musique le frappe et l'attache sans recours, l'associant à quelque
secret, comme on s'attache un être en lui confiant une détermination
cachée, en lui faisant recueillir quelque promesse. Car rien ne
lie plus qu'un secret avoué, et ce secret n'en émerge pour
autant nullement dissipé. La musique, plus que tout autre discipline,
sait ainsi s'attacher ses amateurs, et cette puissance d'arrimer l'auditeur
à ses mystères se noue dans ce que j'appelle des &laqno;
moments favoris ».
De ces moments, je voudrais vous parler ces prochains soirs.
Chaque auditeur, chaque musicien ne saurait considérer ses moments
favoris comme sa sensation exclusive, ayant une portée strictement
individuelle, constituant son petit jardin privé. Il en va en cette
affaire, tout au contraire - et comme le disait déjà Kant
- de l'universel, du jugement universel et non du goût particulier.
Il faut donc parler de ses moments favoris, et se disputer à
leur endroit pour que chacun puisse également les éprouver.
Sinon, ce ne seraient plus des moments favoris, ce seraient simplement
de bons moments passés avec la musique.
Mais le moment favori est bien plus qu'un bon moment. C'est le moment
essentiel d'une oeuvre où celle-ci s'avère musique. C'est
le moment où l'oeuvre est arrachée à son train ordinaire
et bascule soudain dans un nouveau cours.
Le moment favori, c'est un brusque &laqno; Qui Vive ? » prononcé
par l'oeuvre, un &laqno; Qui Vive ? » venant surprendre l'auditeur
pour mieux l'asservir au nouveau cours de l'oeuvre.
Mais écoutons
Octuor
Dans cet octuor opus 20 de Félix Mendelssohn, le torrent endiablé
des cordes, le fugato bien installé dans le lit de son fleuve, voit
brièvement se creuser, de l'intérieur même des flots
incessants, un nouvel espace que le thème va pouvoir zébrer
à nouveau.
Seconde jeunesse pour une oeuvre déjà extrêmement
juvénile (Mendelssohn l'a écrite quand il n'avait que 16
ans !), seconde jeunesse qui jaillit dans un vide dessiné par les
tourbillons infatigables des voix.
Poussée de fièvre surgie d'un lieu suspendu au centre
du cyclone.
Ce moment où l'énergie rejaillit est la faveur musicale
même, la grâce éternelle d'une jeunesse indéfiniment
convocable.
Moment favori où l'oeuvre, après avoir démarré,
s'envole à nouveau. Moment de partance - comme dit Schoenberg -
où l'impulsion désigne un nouveau but.
Scarlatti
Coltrane
En ces moments enchaînés, extraits respectivement
- de l'octuor de Mendelssohn,
- de la sonate Longo 449 de Scarlatti,
- d'Alabama de John Coltrane,
s'éprouve cet instant où, pour Adorno, un morceau se
met en marche de par son propre poids et devient ainsi réellement
composition.
Je voudrais citer ici le poète Mandelstam qui écrivait,
dans son Entretien sur Dante :
&laqno; Imaginez un avion qui, en plein vol, construirait
et lancerait un second appareil. Et cette nouvelle machine volante,
bien qu'absorbée par son propre mouvement, parviendrait
néanmoins, de manière identique à la première,
à assembler et à lâcher à son tour un troisième
appareil. Pour rendre plus exacte cette comparaison, j'ajouterai
que le montage et le lancement de ces nouveaux projectiles,
éjectés en plein vol, ne seraient pas des fonctions secondaires
et accessoires de l'avion, mais qu'ils en constitueraient l'attribut
le plus indispensable, et qu'ils seraient, au même titre
que la précision des commandes ou la régularité d'un
moteur, la condition de son existence et de sa sécurité.
Comme cette série de projectiles s'élaborant en
vol et se dégageant l'un de l'autre pour sauvegarder
la continuité du mouvement, la parole poétique crée
ses instruments en plein élan, et c'est en plein élan
qu'elles les anéantit. »
Écoutons la musique quand elle procède comme cette parole
poétique, et jaillit, suractivée, de l'intérieur même
de ses premiers bonds. Écoutons Murray Perahia dans la fugue op.
35 n° 1 de Mendelssohn.
Mendelssohn
S'enlever de l'intérieur d'un premier vol, renaître du
sein d'une première naissance, bondir dans le cours même d'un
élan, s'emporter en l'intime d'une précipitation, voilà
quelques moments de partance que Mendelssohn nous offre ; Mendelssohn,
ce compositeur si attaché à l'oeuvre musicale qu'il en oublie,
malheureusement dirais-je, la visée du sublime
Je vous retrouverai la semaine prochaine pour d'autres moments favoris,
cette fois de retrait plutôt que d'avènement.
Je vous laisse en présence d'un magistral moment de percée
au tout début de l'oratorio Elias du même Félix
Mendelssohn.
Elias
Bonsoir !
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II (Jeudi 16 avril 1998)
Mendelssohn : Octuor
L'Archibudelli & Smithsonian Chambers Players (Sony SK 48307)
Tout auditeur a ses moments favoris, moments où son intérêt
pour l'oeuvre bascule d'un coup, vient s'arrimer à un point jusque-là
inaperçu. Et de ces moments favoris, il faut parler, car on ne peut
les éprouver qu'avec la conviction qu'ils sont universels, que ce
sont là des moments de vérité de l'oeuvre, et non
pas quelque fruit accessoire.
En ces moments favoris, l'écoute musicale se constitue comme
telle, et non plus comme perception (d'objets, de thèmes, de mélodies
et d'harmonies).
Quand une oeuvre débute, l'écoute en général
n'est pas encore constituée comme telle. Il faut d'abord que la
conscience musicale de l'auditeur s'éveille. Il faut ensuite qu'elle
se mette au travail, qu'elle s'attache à suivre les méandres
du discours musical, à en déchiffrer les signes. Il faut
donc activer l'audition pour qu'elle entreprenne une synthèse permanente
du matériau exposé.
Tout ceci est bel et bon, car il en va du sensible, de ce que la musique
se donne dans le sensible.
Mais d'une certaine manière la musique n'est pas encore là
tant qu'il n'y a pas eu quelque déchirement impromptu de ce propos
musical.
Tant qu'il n'y a pas eu un tel moment, il n'y a eu que les conditions
pour que la musique advienne mais pas exactement la musique elle-même.
La musique comme écoute n'est pas l'exercice d'un savoir. Elle
n'est pas la projection d'effets et la communication d'impressions.
Pour que la musique soit vraiment à l'oeuvre, il faut plus que
le geste de départ, il faut plus que la prise initiale de l'oeuvre
sur la musique. Il faut, à rebours, que la musique attrape l'oeuvre
par surprise.
J'appelle &laqno; moment favori » de tels moments où l'oeuvre
bascule, renverse la position installée de l'auditeur et le convoque
à une écoute jusque-là incertaine.
Je vous ai parlé la semaine dernière de moments favoris
où l'oeuvre s'envole.
Je voudrais vous faire entendre ce soir des moments favoris où
l'oeuvre se retire brusquement, délimitant d'un coup un silence
intérieur, un vide intime qui va indexer tout ce qui lui succédera.
Mais écoutons, car un tel moment s'annonce :
HÉROÏQUE
Que s'est-il passé ? Au cur du développement de l'Héroïque
de Beethoven, un troisième thème apparaît.
Que surgisse ainsi, en plein centre du développement, une telle
nouvelle entité est déjà, en soi, une chose étonnante.
Mais cette faveur musicale n'advient pas n'importe comment, et c'est là
ce que je voudrais relever.
L'advenue de ce nouveau thème est faveur car elle frappe dans
le dos, car elle jaillit d'un creux soudainement dessiné par un
rapide retrait du discours musical.
Et ce moment favori tire son secret de ceci : sa puissance tient moins
dans l'affirmation inattendue du troisième thème que dans
le retrait des vents laissant les cordes à nu engager un rapide
decrescendo qui laisse alors le champ libre aux bois pour l'énonciation
du nouveau thème. Le flux sonore semble d'un coup être aspiré
par quelque sol poreux, le cours musical semble épongé et,
de ce vide intérieur, pointe alors la nouvelle entité thématique.
Ce qui est proprement miraculeux en ce moment, c'est que j'ai beau
le connaître par cur, j'ai beau me préparer : quand je l'entends
en situation, en cours d'oeuvre, j'en reste à chaque fois surpris
car il survient toujours trop tôt par rapport à mon attente,
et trop tard pour que je puisse me dire : &laqno; çà y est,
j'y suis ! ».
Le succès de ce moment est dans ce retrait inattendu du sol,
dans cet effacement du socle tonal, dans ce tapis sonore qui se retire
sous les pas sans pour autant créer un déséquilibre
mais dessiner bien plutôt un bref suspens.
Ce moment m'est favori à mesure de sa retenue, comme si la puissance
musicale de l'oeuvre s'affirmait avec plus de force de pouvoir temporairement
s'effacer, d'user ainsi du blanc et non plus seulement du noir, de ne pas
craindre une transparence qui révèle d'autant mieux les couleurs
nouvelles du troisième thème.
Réécoutons tout ceci en y superposant quelques indications
:
L'HÉROÏQUE
Scansions à deux temps par le tutti
Retrait des vents et decrescendo des cordes
Suspens et troisième thème
Moment de vertige où l'attention bute sur un vide, se trouve
soudainement retenue par le col devant un appui qui se dérobe.
Moment favori où l'oeuvre surprend l'auditeur d'un &laqno; Qui
vive ? »
&laqno; Moment le plus risqué dans le cours d'un jour ou
d'une oeuvre d'art » - écrivait Hölderlin - &laqno;
quand l'esprit se trouve au comble de sa puissance et doit se suspendre
pour que la seconde moitié prenne feu ».
Moment favori où la puissance se donne comme retenue, comme
capacité d'arrêter brusquement l'élan pour mieux repartir
à côté.
En ces moments, la musique est tel ce Dieu qui, toujours selon Hölderlin,
fait l'homme comme la mer fait les continents : en se retirant.
WOZZECK
(CD BÖHM II, 2)
OCTOBRE
Ce qui m'importe, ce qui dessine ici des moments favoris, ce sont les
brefs passages qui précèdent l'affirmation d'un orchestre
de scène dans le premier exemple tiré de Wozzeck,
d'une nouvelle formation instrumentale dans le second tiré de la
cantate Octobre de Prokofiev. C'est ce travail musical pour enchâsser
dans un silence de nouveaux collectifs instrumentaux.
La faveur est ici dans le retrait, dans la soustraction.
Apprécions-la une dernière fois avec Thelonious Monk
qui, en une fameuse improvisation du 24 décembre 1954, va se retirer
au moment même de son solo, laissant courir la contrebasse et la
batterie et suscitant ainsi une angoisse du vide à laquelle Miles
Davis ne saura répondre que par une salve rageuse de trompette.
Et Monk s'exécutera, en un chorus devenu dérisoire car
meublant ce qui pour lui n'aurait pas dû l'être.
Je vous laisse en cette formidable compagnie.
THE MAN I LOVE
Bonsoir !
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III (Jeudi 23 avril 1998)
Mendelssohn : Octuor
L'Archibudelli & Smithsonian Chambers Players (Sony SK 48307)
Ce passage de l'octuor de Mendelssohn - qui me sert de générique
- inclut une brève séquence que j'appelle moment favori
car la musique s'y donne comme faveur et non pas comme développement
tranquille ou assuré. Il y a bien le cours ordinaire du fleuve musical,
ici torrent impétueux, mais il y a, en plus de cela, ou plutôt
en retrait de cette évidence, il y a la chance d'un bref passage
à vide, d'un effacement soudain, d'un rétrécissement
inattendu du flot. Ce retrait autorise un nouveau jaillissement, une occasion
pour le fugato de rebondir, naissance dans la naissance, renaissance de
la musique de l'intérieur même de son mouvement.
Les moments favoris sontde types très différents.
Je voudrais ce soir vous faire entendre ces moments favoris que j'appellerai
de douce violence instrumentale, des moments qui engagent l'existence d'un
instrument comme tel, qui le révèle en déplaçant
son image convenue.
Tout instrument a des particularités qui tendent à se
constituer en champ clos de spécialités.
Écoutons ainsi le violon de Saint-Saëns :
Saint-Saëns : Troisième concerto pour violon (1°
mouvement)
Henryk Szeryng, Orchestre National de l'Opéra de Monte-Carlo,
dir. Edouard Van Remoortel (Philips 442 609-2)
L'attaque relève le crin de l'archet arrachant la corde à
son immobilité ; le phrasé exhausse le grain du frottement
et le poids du portamento. Les corps physiques en contact nous sont
ici présentés en leurs atouts individualisés.
Écoutons, à l'autre extrême du spectre instrumental,
le Grand Orgue triomphant, celui de la III° République française.
Saint-Saëns : Troisième symphonie avec orgue (1°
mouvement)
Daniel Chorzempa, Rotterdam Philharmonic Orchestra, dir. Edo de Waart
(Philips 442 609-2)
Nous avons ici l'instrument impérial écrasant l'assemblée
de toute sa superbe, moins souveraineté que faste, moins gloire
qu'apparat, moins puissance que pouvoir.
Un moment favori se distingue de telles évidences instrumentales
car il procède à une neutralisation instrumentale. J'entends
par là une manière de dérouter les conformismes, de
détourner les particularismes établis, de mettre provisoirement
hors-jeu les traits répertoriés de tel ou tel instrument,
en sorte de le doter d'une nouvelle transparence.
Il s'agit de ramener l'instrument à une position plus anonyme,
non pas en le fondant dans une grande masse orchestrale mais en exhibant
son potentiel propre d'incognito, en extrayant de son corps quelque aptitude
à être quelconque.
Moment où l'oeuvre fait violence à l'instrument, lui
refusant la sécurité des places convenables, des fonctions
répertoriées, des divisions orchestrales du travail instrumental
savamment consignées dans les traités.
Douce violence et non pas brutalité, car il ne s'agit ici nullement
de détruire l'instrument, d'attenter à sa liberté
musicale mais plutôt de la regénérer en l'arrachant
aux schèmes établis, à la routine.
Il s'agit d'appeler l'instrument à une puissance musicale jusque-là
inconnue, en neutralisant ses traits reconnus, en indifférenciant
telle ou telle conformité dite naturelle.
L'enjeu est que l'instrument, sous la douce violence de l'oeuvre, acquière
ainsi une singularité c'est-à-dire sa manière propre
d'être quelqu'un - en étant personne, sa manière propre
d'être égal à tous les autres et que tous les autres
égalent.
Finalement l'enjeu de tels moments favoris, c'est la faveur offerte
à l'instrument d'acquérir une gloire. Car la gloire, la vraie
gloire, celle qui procède de la puissance, non du pouvoir, la gloire
véritable est celle du nom propre devenu nom commun. La gloire -
par exemple - c'est lorsque le nom Bach n'épingle plus l'individu
Jean-Sébastien mais indexe cette énergie musicale devenue
le nom même de la musique.
La gloire de la flûte pour moi c'est ceci :
Jean-Sébastien Bach : Sonate en mi mineur (1° mouvement)
BWV 1034
Maxence Larrieu & Rafael Puyana (Philips 438 809-2)
Dans ce passage l'oeuvre distend les registres de la flûte et
étale, sur plus de deux octaves, une ligne mélodique qui
pourrait rester contenue dans un ambitus restreint.
Cette distension violente la continuité du souffle, et
oblige l'instrumentiste à maintenir une unité d'émission
enveloppant de vastes intervalles.
C'est un peu comme le geste de qui, examinant un tissu, écarte
vigoureusement ses bords et distend les mailles de la toile pour mieux
en percevoir la constitution secrète. Ce faisant il efface sans
doute la moire du tissu mais, gommant l'effet, il en révèle
la constitution cachée.
Réécoutons cette gloire de la flûte.
Jean-Sébastien Bach : Sonate en mi mineur (1° mouvement)
BWV 1034
Maxence Larrieu & Rafael Puyana (Philips 438 809-2)
Jean-Sébastien Bach est l'emblème de cette neutralisation
momentanée des particularités qui institue une nouvelle puissance
musicale de tel ou tel instrument.
Écoutons son violoncelle, qui inlassablement sillonne les registres
et tresse des harmonies telle une araignée tissant sa toile. Écoutons
ce violoncelle ourdisseur d'harmonies :
Jean-Sébastien Bach : Cantate BWV 41 &laqno; Jesu, nun sei
gepreiset »
Christophe Coin, Chur de chambre Accentus, Ensemble baroque de Limoges
(Audivias - Astrée E 85
Des moments favoris de douce violence instrumentale, j'en trouve aussi
dans ce piano de Schubert où la percussion des marteaux devient
cri :
Schubert : Sonate en Sol Majeur, D894 (1° mouvement)
Radu Lupu (Decca 417 604-2)
De tels moments favoris concentrent l'aptitude propre d'un instrument
à être traversé par la musique, d'être à
son service et non pas d'exhiber les traits particuliers de son corps.
Je vous laisserai ce soir sur deux autres corps instrumentaux tels
qu'ils sont cette fois mis en oeuvre dans le jazz.
Il y a d'abord la contrebasse de Charlie Haden :
Old and new dreams
Don Cherry, Dewey Redman, Charlie Haden, Ed Blacwell (ECM 1154 829379-2)
Je vous laisse juge, l'oreille j'espère aiguisée par
ce qui a précédé, juge de ce qui fait ici douce violence
aux particularités établies pour mieux donner gloire à
la contrebasse et, pour vous quitter, à la trompette de Don Cherry.
Bonsoir !
Old and new dreams
Don Cherry, Dewey Redman, Charlie Haden, Ed Blacwell (ECM 1154 829379-2)
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IV (Jeudi 30 avril 1998)
Mendelssohn : Octuor
L'Archibudelli & Smithsonian Chambers Players (Sony SK 48307)
Je termine ce soir mon panorama de ces moments favoris qui donnent
à espérer en la musique, ces moments favoris où l'écoute
jusque-là flottante accroche à un symptôme de l'oeuvre,
autant dire à une vérité musicale à l'oeuvre.
Car ces moments favoris sont, pour reprendre une expression de Roland Barthes,
des moments de vérité, des moments où s'enclenche
ce qu'est en vérité la musique, ce qu'est en vérité
une écoute musicale, ce qu'est en vérité un sujet
de la musique.
Un moment favori n'est pas un morceau choisi.
Un morceau choisi, ce serait - par exemple - cet extrait de la Sonate
pour piano de Dutilleux :
Dutilleux : Sonate pour piano
Geneviève Joy (Erato 4509-91721-2)
Un moment favori n'est pas un beau passage. Un beau passage, cela peut
être de formidables entrées en matière, telle cette
installation dans le monde de la symphonie par Johannes Brahms
Brahms : Première Symphonie (1° mouvement)
Orchestre Philharmonique de Berlin, dir. Herbert von karajan (DG 423
141-2)
Un beau passage cela peut être un phrasé chez Beethoven,
phrasé bondissant et plein d'entrain :
Beethoven : Première Sonate piano - violon op.12 n°1
(3° mouvement)
Martha Argerich & Gidon Kremer (DG 415 138-2)
Un beau passage, cela peut être encore une coda rageuse, comme
celle du second Livre de Structures de Pierre Boulez :
Boulez : Structures (Livre II)
Pi-Hsien Chen & Bernahrd Wambach (CBS MK 42619)
Un moment favori, c'est autre chose que de tels beaux passages.
Car un moment favori, d'abord, est bref : il dure quelques secondes
seulement.
Ensuite un moment favori est situé : hors de son contexte, il
perd sa faveur.
Enfin un moment favori est doté d'une évolution interne.
Il n'est pas élémentaire, comme l'est par exemple un signal.
Ainsi un moment favori suspend le cours musical pour y ajouter un nouveau
principe musical.
Brahms : Deuxième Symphonie (2° mouvement)
Cleveland Orchestra, dir. George Szell (Sony SBK 47652)
Prenons par exemple le deuxième mouvement de la deuxième
symphonie de Brahms. Il faut s'avancer en cours de l'oeuvre, presque jusqu'à
la fin du mouvement, pour être saisi par un tel moment favori. C'est
là un mystère de la diversité musicale : ces moments
favoris qui inaugurent peuvent cependant apparaître en fin d'oeuvre
donnant alors à l'écoute cette capacité d'opérer
à rebours, de comprendre dans l'après-coup ce qui se jouait
précédemment. La lumière propre du moment favori s'exerce
ainsi tout autant en amont qu'en aval.
Écoutons !
Deuxième symphonie de Brahms
Le moment favori tient ici à l'espace soudainement creusé
à partir du soulèvement de la basse. Ce soulèvement
est d'autant plus inattendu qu'il répète un mouvement plus
ancien mais dont les conséquences sont ici toutes neuves : c'est
l'amorce d'un ébranlement de la polyphonie qui va conduire au surgissement
d'un cri poignant aux violons, délivrant ensuite par retombées
de vastes coulées de doubles croches. Il y a en ce point un saisissement
musical qui opère même pour cette écoute flottante
dont Freud nous suggère qu'elle est la plus apte à résonner
avec de tels moments de grâce.
Je vous le fais réentendre avec quelques mots de commentaire
:
Deuxième symphonie de Brahms
effacement des cordes (81)
nouvelle poussée des contrebasses et violoncelles (83)
cordes à nu dans le grave (84)
cri des violons
torrent de sextolets de doubles croches
Il y a là quelque chose d'essentiellement brahmsien et qui est
son tragique, le tragique de Brahms, au plus loin de cette bonhomie dans
laquelle on l'enferme souvent.
Le tragique de Brahms tient souvent à un écartèlement
entre les voix extrêmes, comme ici entre la basse et la mélodie,
les deux énonçant implicitement des logiques harmoniques
différentes. Le tragique de Brahms tient à un partage sans
médiation, sans réconciliation composée entre les
deux pôles opposés.
Ce cri des cordes dans la deuxième symphonie, ce pourrait être,
dans un tout autre contexte, le cri de colère de Donna Anna dans
Don Juan, ou celui de surprise de Senta dans le Vaisseau Fantôme
:
Mozart : Don Juan &laqno; Or sai chi l'onore »
Carol Vaness, London Philharmonic Orchestra, dir. Bernard Haitink (EMI
CDS 7 47037 8)
Wagner : Le Vaisseau Fantôme (Acte II, fin de la Scène
II)
Leonie Rysanek, Orchestre et Chur du Royal Opera House, Covent Garden,
dir. Antal Dorati (DECCA 417 319-2)
Je termine cet effeuillage de mon album de moments favoris par des
cris, car tout moment favori est exemplairement un cri de l'oeuvre. Il
n'est nullement nécessaire ici que ce cri indique la détresse,
ou la désolation. Ce cri peut être cri de bonheur, ou cri
de joie, ou cri d'étonnement mais il est vrai qu'en un moment favori,
l'oeuvre émet un cri.
Et, somme toute, ce qu'on appelle expression musicale a bien le cri
pour modèle.
Un moment favori est une coupure, une bifurcation de l'oeuvre qui peut
se donner comme un doux cri car il est des cris qui restent calmes et non
démonstratifs. Le moment favori n'est pas nécessairement
manifestation hystérique de l'oeuvre où celle-ci prendrait
l'auditeur en otage de ses difficultés propres.
C'est pour indiquer cela, c'est pour conclure sur cette sensation qu'il
est des jaillissements tranquilles, des puissances impromptues et cependant
apaisées, qu'il y a donc place pour une douce violence qui ne doit
rien à la brutalité guerrière, c'est pour inscrire
tout mon parcours sous le signe de l'épiphanie, une épiphanie
qui rompt et interrompt, qui coupe et détourne au plus loin d'une
logique de l'effet, c'est pour toutes ces raisons que je terminerai cette
série en vous laissant sur la voix de Mahalia Jackson mettant en
mouvement le monde sonore, propulsant la musique d'une énergie qu'on
ne trouve que dans le jazz.
Mahalia Jackson : Elijah Rock
Columbia 468663 2
Moment d'envol, moment de partance, moment de promesse ; moment d'espérance,
moments de grâce où la musique vous touche d'un doigt léger
et vous frappe doucement dans le dos.