Moments favoris

 

France-Musique (avril 1998)

par

François NICOLAS

 



I (Jeudi 9 avril 1998)
 
Mendelssohn : Octuor
L'Archibudelli & Smithsonian Chambers Players (Sony SK 48307)
 
Tout musicien a ses moments favoris, des moments où la musique lui apparaît une faveur, des moments où la musique se fait pour lui promesse et non plus simple plaisir, des moments où le secret de l'art musical lui paraît d'un coup l'atteindre, et cette touche atteint toujours le musicien par surprise, dans le dos, comme le fait la grâce pour Bernanos, ou comme opère la foi selon Kierkegaard.
Tout auditeur a ses moments favoris de musique, des moments où la musique le frappe et l'attache sans recours, l'associant à quelque secret, comme on s'attache un être en lui confiant une détermination cachée, en lui faisant recueillir quelque promesse. Car rien ne lie plus qu'un secret avoué, et ce secret n'en émerge pour autant nullement dissipé. La musique, plus que tout autre discipline, sait ainsi s'attacher ses amateurs, et cette puissance d'arrimer l'auditeur à ses mystères se noue dans ce que j'appelle des &laqno; moments favoris ».
De ces moments, je voudrais vous parler ces prochains soirs.
Chaque auditeur, chaque musicien ne saurait considérer ses moments favoris comme sa sensation exclusive, ayant une portée strictement individuelle, constituant son petit jardin privé. Il en va en cette affaire, tout au contraire - et comme le disait déjà Kant - de l'universel, du jugement universel et non du goût particulier.
Il faut donc parler de ses moments favoris, et se disputer à leur endroit pour que chacun puisse également les éprouver. Sinon, ce ne seraient plus des moments favoris, ce seraient simplement de bons moments passés avec la musique.
Mais le moment favori est bien plus qu'un bon moment. C'est le moment essentiel d'une oeuvre où celle-ci s'avère musique. C'est le moment où l'oeuvre est arrachée à son train ordinaire et bascule soudain dans un nouveau cours.
Le moment favori, c'est un brusque &laqno; Qui Vive ? » prononcé par l'oeuvre, un &laqno; Qui Vive ? » venant surprendre l'auditeur pour mieux l'asservir au nouveau cours de l'oeuvre.
Mais écoutons
 
Octuor
 
Dans cet octuor opus 20 de Félix Mendelssohn, le torrent endiablé des cordes, le fugato bien installé dans le lit de son fleuve, voit brièvement se creuser, de l'intérieur même des flots incessants, un nouvel espace que le thème va pouvoir zébrer à nouveau.
Seconde jeunesse pour une oeuvre déjà extrêmement juvénile (Mendelssohn l'a écrite quand il n'avait que 16 ans !), seconde jeunesse qui jaillit dans un vide dessiné par les tourbillons infatigables des voix.
Poussée de fièvre surgie d'un lieu suspendu au centre du cyclone.
Ce moment où l'énergie rejaillit est la faveur musicale même, la grâce éternelle d'une jeunesse indéfiniment convocable.
Moment favori où l'oeuvre, après avoir démarré, s'envole à nouveau. Moment de partance - comme dit Schoenberg - où l'impulsion désigne un nouveau but.
 
Scarlatti
Coltrane
 
En ces moments enchaînés, extraits respectivement
- de l'octuor de Mendelssohn,
- de la sonate Longo 449 de Scarlatti,
- d'Alabama de John Coltrane,
s'éprouve cet instant où, pour Adorno, un morceau se met en marche de par son propre poids et devient ainsi réellement composition.
Je voudrais citer ici le poète Mandelstam qui écrivait, dans son Entretien sur Dante :
&laqno; Imaginez un avion qui, en plein vol, construirait et lancerait un second appareil. Et cette nouvelle machine volante, bien qu'absorbée par son propre mouvement, parviendrait néanmoins, de manière identique à la première, à assembler et à lâcher à son tour un troisième appareil. Pour rendre plus exacte cette comparaison, j'ajouterai que le montage et le lancement de ces nouveaux projectiles, éjectés en plein vol, ne seraient pas des fonctions secondaires et accessoires de l'avion, mais qu'ils en constitueraient l'attribut le plus indispensable, et qu'ils seraient, au même titre que la précision des commandes ou la régularité d'un moteur, la condition de son existence et de sa sécurité. Comme cette série de projectiles s'élaborant en vol et se dégageant l'un de l'autre pour sauvegarder la continuité du mouvement, la parole poétique crée ses instruments en plein élan, et c'est en plein élan qu'elles les anéantit. »
Écoutons la musique quand elle procède comme cette parole poétique, et jaillit, suractivée, de l'intérieur même de ses premiers bonds. Écoutons Murray Perahia dans la fugue op. 35 n° 1 de Mendelssohn.
 
Mendelssohn
 
S'enlever de l'intérieur d'un premier vol, renaître du sein d'une première naissance, bondir dans le cours même d'un élan, s'emporter en l'intime d'une précipitation, voilà quelques moments de partance que Mendelssohn nous offre ; Mendelssohn, ce compositeur si attaché à l'oeuvre musicale qu'il en oublie, malheureusement dirais-je, la visée du sublime
Je vous retrouverai la semaine prochaine pour d'autres moments favoris, cette fois de retrait plutôt que d'avènement.
Je vous laisse en présence d'un magistral moment de percée au tout début de l'oratorio Elias du même Félix Mendelssohn.
 
Elias
 
Bonsoir !
 

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II (Jeudi 16 avril 1998)

Mendelssohn : Octuor
L'Archibudelli & Smithsonian Chambers Players (Sony SK 48307)
 
 
Tout auditeur a ses moments favoris, moments où son intérêt pour l'oeuvre bascule d'un coup, vient s'arrimer à un point jusque-là inaperçu. Et de ces moments favoris, il faut parler, car on ne peut les éprouver qu'avec la conviction qu'ils sont universels, que ce sont là des moments de vérité de l'oeuvre, et non pas quelque fruit accessoire.
 
En ces moments favoris, l'écoute musicale se constitue comme telle, et non plus comme perception (d'objets, de thèmes, de mélodies et d'harmonies).
Quand une oeuvre débute, l'écoute en général n'est pas encore constituée comme telle. Il faut d'abord que la conscience musicale de l'auditeur s'éveille. Il faut ensuite qu'elle se mette au travail, qu'elle s'attache à suivre les méandres du discours musical, à en déchiffrer les signes. Il faut donc activer l'audition pour qu'elle entreprenne une synthèse permanente du matériau exposé.
Tout ceci est bel et bon, car il en va du sensible, de ce que la musique se donne dans le sensible.
Mais d'une certaine manière la musique n'est pas encore là tant qu'il n'y a pas eu quelque déchirement impromptu de ce propos musical.
Tant qu'il n'y a pas eu un tel moment, il n'y a eu que les conditions pour que la musique advienne mais pas exactement la musique elle-même.
 
La musique comme écoute n'est pas l'exercice d'un savoir. Elle n'est pas la projection d'effets et la communication d'impressions.
Pour que la musique soit vraiment à l'oeuvre, il faut plus que le geste de départ, il faut plus que la prise initiale de l'oeuvre sur la musique. Il faut, à rebours, que la musique attrape l'oeuvre par surprise.
J'appelle &laqno; moment favori » de tels moments où l'oeuvre bascule, renverse la position installée de l'auditeur et le convoque à une écoute jusque-là incertaine.
Je vous ai parlé la semaine dernière de moments favoris où l'oeuvre s'envole.
Je voudrais vous faire entendre ce soir des moments favoris où l'oeuvre se retire brusquement, délimitant d'un coup un silence intérieur, un vide intime qui va indexer tout ce qui lui succédera.
Mais écoutons, car un tel moment s'annonce :
 
HÉROÏQUE
 
Que s'est-il passé ? Au cur du développement de l'Héroïque de Beethoven, un troisième thème apparaît.
Que surgisse ainsi, en plein centre du développement, une telle nouvelle entité est déjà, en soi, une chose étonnante. Mais cette faveur musicale n'advient pas n'importe comment, et c'est là ce que je voudrais relever.
L'advenue de ce nouveau thème est faveur car elle frappe dans le dos, car elle jaillit d'un creux soudainement dessiné par un rapide retrait du discours musical.
Et ce moment favori tire son secret de ceci : sa puissance tient moins dans l'affirmation inattendue du troisième thème que dans le retrait des vents laissant les cordes à nu engager un rapide decrescendo qui laisse alors le champ libre aux bois pour l'énonciation du nouveau thème. Le flux sonore semble d'un coup être aspiré par quelque sol poreux, le cours musical semble épongé et, de ce vide intérieur, pointe alors la nouvelle entité thématique.
Ce qui est proprement miraculeux en ce moment, c'est que j'ai beau le connaître par cur, j'ai beau me préparer : quand je l'entends en situation, en cours d'oeuvre, j'en reste à chaque fois surpris car il survient toujours trop tôt par rapport à mon attente, et trop tard pour que je puisse me dire : &laqno; çà y est, j'y suis ! ».
Le succès de ce moment est dans ce retrait inattendu du sol, dans cet effacement du socle tonal, dans ce tapis sonore qui se retire sous les pas sans pour autant créer un déséquilibre mais dessiner bien plutôt un bref suspens.
Ce moment m'est favori à mesure de sa retenue, comme si la puissance musicale de l'oeuvre s'affirmait avec plus de force de pouvoir temporairement s'effacer, d'user ainsi du blanc et non plus seulement du noir, de ne pas craindre une transparence qui révèle d'autant mieux les couleurs nouvelles du troisième thème.
Réécoutons tout ceci en y superposant quelques indications :
 
L'HÉROÏQUE
 
Scansions à deux temps par le tutti
Retrait des vents et decrescendo des cordes
Suspens et troisième thème
 
Moment de vertige où l'attention bute sur un vide, se trouve soudainement retenue par le col devant un appui qui se dérobe.
Moment favori où l'oeuvre surprend l'auditeur d'un &laqno; Qui vive ? »
&laqno; Moment le plus risqué dans le cours d'un jour ou d'une oeuvre d'art » - écrivait Hölderlin - &laqno; quand l'esprit se trouve au comble de sa puissance et doit se suspendre pour que la seconde moitié prenne feu ».
Moment favori où la puissance se donne comme retenue, comme capacité d'arrêter brusquement l'élan pour mieux repartir à côté.
En ces moments, la musique est tel ce Dieu qui, toujours selon Hölderlin, fait l'homme comme la mer fait les continents : en se retirant.
 
WOZZECK
(CD BÖHM II, 2)
OCTOBRE
 
Ce qui m'importe, ce qui dessine ici des moments favoris, ce sont les brefs passages qui précèdent l'affirmation d'un orchestre de scène dans le premier exemple tiré de Wozzeck, d'une nouvelle formation instrumentale dans le second tiré de la cantate Octobre de Prokofiev. C'est ce travail musical pour enchâsser dans un silence de nouveaux collectifs instrumentaux.
La faveur est ici dans le retrait, dans la soustraction.
 
Apprécions-la une dernière fois avec Thelonious Monk qui, en une fameuse improvisation du 24 décembre 1954, va se retirer au moment même de son solo, laissant courir la contrebasse et la batterie et suscitant ainsi une angoisse du vide à laquelle Miles Davis ne saura répondre que par une salve rageuse de trompette.
Et Monk s'exécutera, en un chorus devenu dérisoire car meublant ce qui pour lui n'aurait pas dû l'être.
Je vous laisse en cette formidable compagnie.
 
THE MAN I LOVE
 
Bonsoir !
 

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III (Jeudi 23 avril 1998)

Mendelssohn : Octuor
L'Archibudelli & Smithsonian Chambers Players (Sony SK 48307)
 
Ce passage de l'octuor de Mendelssohn - qui me sert de générique - inclut une brève séquence que j'appelle moment favori car la musique s'y donne comme faveur et non pas comme développement tranquille ou assuré. Il y a bien le cours ordinaire du fleuve musical, ici torrent impétueux, mais il y a, en plus de cela, ou plutôt en retrait de cette évidence, il y a la chance d'un bref passage à vide, d'un effacement soudain, d'un rétrécissement inattendu du flot. Ce retrait autorise un nouveau jaillissement, une occasion pour le fugato de rebondir, naissance dans la naissance, renaissance de la musique de l'intérieur même de son mouvement.
Les moments favoris sontde types très différents.
Je voudrais ce soir vous faire entendre ces moments favoris que j'appellerai de douce violence instrumentale, des moments qui engagent l'existence d'un instrument comme tel, qui le révèle en déplaçant son image convenue.
Tout instrument a des particularités qui tendent à se constituer en champ clos de spécialités.
Écoutons ainsi le violon de Saint-Saëns :
 
Saint-Saëns : Troisième concerto pour violon (1° mouvement)
Henryk Szeryng, Orchestre National de l'Opéra de Monte-Carlo, dir. Edouard Van Remoortel (Philips 442 609-2)
 
L'attaque relève le crin de l'archet arrachant la corde à son immobilité ; le phrasé exhausse le grain du frottement et le poids du portamento. Les corps physiques en contact nous sont ici présentés en leurs atouts individualisés.
Écoutons, à l'autre extrême du spectre instrumental, le Grand Orgue triomphant, celui de la III° République française.
 
Saint-Saëns : Troisième symphonie avec orgue (1° mouvement)
Daniel Chorzempa, Rotterdam Philharmonic Orchestra, dir. Edo de Waart (Philips 442 609-2)
 
Nous avons ici l'instrument impérial écrasant l'assemblée de toute sa superbe, moins souveraineté que faste, moins gloire qu'apparat, moins puissance que pouvoir.
Un moment favori se distingue de telles évidences instrumentales car il procède à une neutralisation instrumentale. J'entends par là une manière de dérouter les conformismes, de détourner les particularismes établis, de mettre provisoirement hors-jeu les traits répertoriés de tel ou tel instrument, en sorte de le doter d'une nouvelle transparence.
Il s'agit de ramener l'instrument à une position plus anonyme, non pas en le fondant dans une grande masse orchestrale mais en exhibant son potentiel propre d'incognito, en extrayant de son corps quelque aptitude à être quelconque.
Moment où l'oeuvre fait violence à l'instrument, lui refusant la sécurité des places convenables, des fonctions répertoriées, des divisions orchestrales du travail instrumental savamment consignées dans les traités.
Douce violence et non pas brutalité, car il ne s'agit ici nullement de détruire l'instrument, d'attenter à sa liberté musicale mais plutôt de la regénérer en l'arrachant aux schèmes établis, à la routine.
Il s'agit d'appeler l'instrument à une puissance musicale jusque-là inconnue, en neutralisant ses traits reconnus, en indifférenciant telle ou telle conformité dite naturelle.
L'enjeu est que l'instrument, sous la douce violence de l'oeuvre, acquière ainsi une singularité c'est-à-dire sa manière propre d'être quelqu'un - en étant personne, sa manière propre d'être égal à tous les autres et que tous les autres égalent.
Finalement l'enjeu de tels moments favoris, c'est la faveur offerte à l'instrument d'acquérir une gloire. Car la gloire, la vraie gloire, celle qui procède de la puissance, non du pouvoir, la gloire véritable est celle du nom propre devenu nom commun. La gloire - par exemple - c'est lorsque le nom Bach n'épingle plus l'individu Jean-Sébastien mais indexe cette énergie musicale devenue le nom même de la musique.
La gloire de la flûte pour moi c'est ceci :
 
Jean-Sébastien Bach : Sonate en mi mineur (1° mouvement) BWV 1034
Maxence Larrieu & Rafael Puyana (Philips 438 809-2)
 
Dans ce passage l'oeuvre distend les registres de la flûte et étale, sur plus de deux octaves, une ligne mélodique qui pourrait rester contenue dans un ambitus restreint.
Cette distension violente la continuité du souffle, et oblige l'instrumentiste à maintenir une unité d'émission enveloppant de vastes intervalles.
C'est un peu comme le geste de qui, examinant un tissu, écarte vigoureusement ses bords et distend les mailles de la toile pour mieux en percevoir la constitution secrète. Ce faisant il efface sans doute la moire du tissu mais, gommant l'effet, il en révèle la constitution cachée.
Réécoutons cette gloire de la flûte.
 
Jean-Sébastien Bach : Sonate en mi mineur (1° mouvement) BWV 1034
Maxence Larrieu & Rafael Puyana (Philips 438 809-2)
 
Jean-Sébastien Bach est l'emblème de cette neutralisation momentanée des particularités qui institue une nouvelle puissance musicale de tel ou tel instrument.
Écoutons son violoncelle, qui inlassablement sillonne les registres et tresse des harmonies telle une araignée tissant sa toile. Écoutons ce violoncelle ourdisseur d'harmonies :
 
Jean-Sébastien Bach : Cantate BWV 41 &laqno; Jesu, nun sei gepreiset »
Christophe Coin, Chur de chambre Accentus, Ensemble baroque de Limoges (Audivias - Astrée E 85
 
Des moments favoris de douce violence instrumentale, j'en trouve aussi dans ce piano de Schubert où la percussion des marteaux devient cri :
 
Schubert : Sonate en Sol Majeur, D894 (1° mouvement)
Radu Lupu (Decca 417 604-2)
 
De tels moments favoris concentrent l'aptitude propre d'un instrument à être traversé par la musique, d'être à son service et non pas d'exhiber les traits particuliers de son corps.
Je vous laisserai ce soir sur deux autres corps instrumentaux tels qu'ils sont cette fois mis en oeuvre dans le jazz.
Il y a d'abord la contrebasse de Charlie Haden :
 
Old and new dreams
Don Cherry, Dewey Redman, Charlie Haden, Ed Blacwell (ECM 1154 829379-2)
 
Je vous laisse juge, l'oreille j'espère aiguisée par ce qui a précédé, juge de ce qui fait ici douce violence aux particularités établies pour mieux donner gloire à la contrebasse et, pour vous quitter, à la trompette de Don Cherry.
Bonsoir !
 
Old and new dreams
Don Cherry, Dewey Redman, Charlie Haden, Ed Blacwell (ECM 1154 829379-2)

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IV (Jeudi 30 avril 1998)

Mendelssohn : Octuor
L'Archibudelli & Smithsonian Chambers Players (Sony SK 48307)
 
Je termine ce soir mon panorama de ces moments favoris qui donnent à espérer en la musique, ces moments favoris où l'écoute jusque-là flottante accroche à un symptôme de l'oeuvre, autant dire à une vérité musicale à l'oeuvre. Car ces moments favoris sont, pour reprendre une expression de Roland Barthes, des moments de vérité, des moments où s'enclenche ce qu'est en vérité la musique, ce qu'est en vérité une écoute musicale, ce qu'est en vérité un sujet de la musique.
Un moment favori n'est pas un morceau choisi.
Un morceau choisi, ce serait - par exemple - cet extrait de la Sonate pour piano de Dutilleux :
 
Dutilleux : Sonate pour piano
Geneviève Joy (Erato 4509-91721-2)
 
Un moment favori n'est pas un beau passage. Un beau passage, cela peut être de formidables entrées en matière, telle cette installation dans le monde de la symphonie par Johannes Brahms
 
Brahms : Première Symphonie (1° mouvement)
Orchestre Philharmonique de Berlin, dir. Herbert von karajan (DG 423 141-2)
 
Un beau passage cela peut être un phrasé chez Beethoven, phrasé bondissant et plein d'entrain :
 
Beethoven : Première Sonate piano - violon op.12 n°1 (3° mouvement)
Martha Argerich & Gidon Kremer (DG 415 138-2)
 
Un beau passage, cela peut être encore une coda rageuse, comme celle du second Livre de Structures de Pierre Boulez :
 
Boulez : Structures (Livre II)
Pi-Hsien Chen & Bernahrd Wambach (CBS MK 42619)
 
Un moment favori, c'est autre chose que de tels beaux passages.
Car un moment favori, d'abord, est bref : il dure quelques secondes seulement.
Ensuite un moment favori est situé : hors de son contexte, il perd sa faveur.
Enfin un moment favori est doté d'une évolution interne. Il n'est pas élémentaire, comme l'est par exemple un signal.
Ainsi un moment favori suspend le cours musical pour y ajouter un nouveau principe musical.
 
Brahms : Deuxième Symphonie (2° mouvement)
Cleveland Orchestra, dir. George Szell (Sony SBK 47652)
 
Prenons par exemple le deuxième mouvement de la deuxième symphonie de Brahms. Il faut s'avancer en cours de l'oeuvre, presque jusqu'à la fin du mouvement, pour être saisi par un tel moment favori. C'est là un mystère de la diversité musicale : ces moments favoris qui inaugurent peuvent cependant apparaître en fin d'oeuvre donnant alors à l'écoute cette capacité d'opérer à rebours, de comprendre dans l'après-coup ce qui se jouait précédemment. La lumière propre du moment favori s'exerce ainsi tout autant en amont qu'en aval.
Écoutons !
 
Deuxième symphonie de Brahms
 
Le moment favori tient ici à l'espace soudainement creusé à partir du soulèvement de la basse. Ce soulèvement est d'autant plus inattendu qu'il répète un mouvement plus ancien mais dont les conséquences sont ici toutes neuves : c'est l'amorce d'un ébranlement de la polyphonie qui va conduire au surgissement d'un cri poignant aux violons, délivrant ensuite par retombées de vastes coulées de doubles croches. Il y a en ce point un saisissement musical qui opère même pour cette écoute flottante dont Freud nous suggère qu'elle est la plus apte à résonner avec de tels moments de grâce.
Je vous le fais réentendre avec quelques mots de commentaire :
 
Deuxième symphonie de Brahms
 
effacement des cordes (81)
nouvelle poussée des contrebasses et violoncelles (83)
cordes à nu dans le grave (84)
cri des violons
torrent de sextolets de doubles croches
Il y a là quelque chose d'essentiellement brahmsien et qui est son tragique, le tragique de Brahms, au plus loin de cette bonhomie dans laquelle on l'enferme souvent.
Le tragique de Brahms tient souvent à un écartèlement entre les voix extrêmes, comme ici entre la basse et la mélodie, les deux énonçant implicitement des logiques harmoniques différentes. Le tragique de Brahms tient à un partage sans médiation, sans réconciliation composée entre les deux pôles opposés.
Ce cri des cordes dans la deuxième symphonie, ce pourrait être, dans un tout autre contexte, le cri de colère de Donna Anna dans Don Juan, ou celui de surprise de Senta dans le Vaisseau Fantôme :
 
Mozart : Don Juan &laqno; Or sai chi l'onore »
Carol Vaness, London Philharmonic Orchestra, dir. Bernard Haitink (EMI CDS 7 47037 8)
 
Wagner : Le Vaisseau Fantôme (Acte II, fin de la Scène II)
Leonie Rysanek, Orchestre et Chur du Royal Opera House, Covent Garden, dir. Antal Dorati (DECCA 417 319-2)
 
Je termine cet effeuillage de mon album de moments favoris par des cris, car tout moment favori est exemplairement un cri de l'oeuvre. Il n'est nullement nécessaire ici que ce cri indique la détresse, ou la désolation. Ce cri peut être cri de bonheur, ou cri de joie, ou cri d'étonnement mais il est vrai qu'en un moment favori, l'oeuvre émet un cri.
Et, somme toute, ce qu'on appelle expression musicale a bien le cri pour modèle.
Un moment favori est une coupure, une bifurcation de l'oeuvre qui peut se donner comme un doux cri car il est des cris qui restent calmes et non démonstratifs. Le moment favori n'est pas nécessairement manifestation hystérique de l'oeuvre où celle-ci prendrait l'auditeur en otage de ses difficultés propres.
C'est pour indiquer cela, c'est pour conclure sur cette sensation qu'il est des jaillissements tranquilles, des puissances impromptues et cependant apaisées, qu'il y a donc place pour une douce violence qui ne doit rien à la brutalité guerrière, c'est pour inscrire tout mon parcours sous le signe de l'épiphanie, une épiphanie qui rompt et interrompt, qui coupe et détourne au plus loin d'une logique de l'effet, c'est pour toutes ces raisons que je terminerai cette série en vous laissant sur la voix de Mahalia Jackson mettant en mouvement le monde sonore, propulsant la musique d'une énergie qu'on ne trouve que dans le jazz.
 
Mahalia Jackson : Elijah Rock
Columbia 468663 2
 
Moment d'envol, moment de partance, moment de promesse ; moment d'espérance, moments de grâce où la musique vous touche d'un doigt léger et vous frappe doucement dans le dos.
Au revoir !

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