Parlez-nous de votre parcours
Je suis issu d'une famille qui compte beaucoup de musiciens
amateurs et d'X. J'ai donc été abreuvé par
l'image de l'ingénieur qui s'épanche dans la musique
le soir pour compenser l'aridité technique de son travail.
J'ai toujours baigné dans la musique, j'en ai toujours
fait : du piano, de l'orgue À dix ans je m'amusais à
composer des choses insignifiantes, tout en envisageant la musique
comme une activité en parallèle (comme on écrit
à cet âge des poèmes sans vouloir pour autant
devenir poète). Je ne me sentais en effet pas assez bon
pour être pianiste professionnel et je ne connaissais pas
du tout la musique contemporaine.
Après le bac, en entrant à Louis-le-Grand, j'ai
arrêté la musique. C'était au moment de la
guerre du Vietnam et j'ai découvert la politique par les
khâgneux qui, dans la mouvance de l'ENS (rue d'Ulm) et d'Althusser,
étaient très politisés. J'étais un
cas isolé parmi les taupins : j'étais un des rares
à suivre les « cours de philosophie pour scientifiques
» d'Althusser. Je faisais aussi partie d'un comité
pour le Vietnam. Je suis entré à l'X en 1967 et
j'ai d'ailleurs hésité : c'était l'époque
de l'établissement maoïste où nous étions
tentés d'aller travailler dans les usines. J'ai finalement
décidé de rentrer à l'X : cela ne pouvait
réellement desservir mes projets ultérieurs.
À l'X, j'ai surtout fait de la politique. J'ai peu suivi
les études et suis donc sorti dans les derniers. Il était
pour moi hors de question de travailler le classement : c'eut
été du pur arrivisme, qui plus est pour un but insignifiant
et sans intérêt véritable.
Les matières enseignées à l'X m'intéressaient
peu. J'étais bon mais pas excellent en mathématiques
et j'avais été déçu par le côté
calculatoire et technique des mathématiques en classes
préparatoires. En taupe, mon prof de maths nous avait cependant
fait un cours passionnant sur la théorie des nombres réels
(les coupures de Dedekind) et j'avais réalisé que
je calculais jusque-là avec les réels sans avoir
jamais pensé si leur existence était ou non fondée.
J'ai alors compris qu'il n'y avait pas que le calcul mais qu'il
existait un espace de pensée propre en mathématiques,
sans visées immédiates en termes de calcul. La raison
et le calcul se rapportent l'un à l'autre mais restent
distincts. Par exemple : une démonstration a une part calculable,
mais ses fondements reposent sur des axiomes par définition
non calculables qui relèvent cependant de la raison. Une
part de la raison ne peut donc être épongée
par le calcul. Je continue depuis à faire des maths pour
mon intérêt personnel.
Par ailleurs, j'avais découvert la pensée par la
politique. Un jour, j'avais à rédiger une dissertation
sur l'État et j'avais développé la théorie
très banale d'un État en charge de l'intérêt
général Puis en en discutant, j'ai pris conscience
d'autres explications très cohérentes (en particulier
la théorie marxiste de l'État comme maintien d'une
domination de classe) : j'ai vécu cette découverte
comme un moment de déchirure : je ne pensais guère
jusque-là, ne faisant en vérité que répéter
les opinions convenues d'un jeune de mon âge et de mon milieu
social !
Et après l'X ?
J'ai choisi la botte-recherche par défaut : il
était pour moi hors de question de devenir PDG : je trouvais
que cette activité ne méritait pas une vie d'homme.
Je devais alors partir comme coopérant en Algérie
et, en attendant une réponse, j'ai fait laveur de carreaux
pendant plusieurs mois. Le contrat pour devenir coopérant
n'est pas venu et j'ai appris que le ministère de l'économie
embauchait. J'y suis entré comme contractuel et je le suis
toujours aujourd'hui. J'avais ainsi un point de chute salarié
et le travail était lié à l'économie.
La musique était toujours sous le boisseau et je continuais
à en jouer chez moi.
Je continuais aussi toujours la politique. La crise économique
de 1973 (hausse du prix du pétrole) a relancé mon
intérêt pour l'économie : qu'allait devenir
le capitalisme ? Tout d'un coup, le système n'apparaissait
plus aussi stable qu'on le disait et il fallait évaluer
cette crise.
Et après la crise ?
À la fin des années 70 l'économie
perdit pour moi de son intérêt en s'institutionnalisant
(il s'est progressivement agi de pure gestion étatique,
plus de pensée politique). La situation politique devenait
plus confuse et compliquée : continuer le marxisme devenait
plus obscur et plus difficile. Je découvris simultanément
que la musique était aussi une forme de pensée :
j'en ai pris conscience au travers d'écrits théoriques
et grâce à une rencontre avec un compositeur qui
m'a frappé. Avant, je pensais que la musique n'était
que de l'émotion, relevait de la sensibilité et
pas de la raison. Je me suis remis au piano classique et un peu
plus sérieusement au Jazz : c'était l'époque
du free jazz, un mouvement très lié au vent de révolte
qui secouait alors politiquement le monde. Je me mis à
prendre goût à l'improvisation et à donner
des concerts ; mais je trouvais que l'improvisation n'était
pas très satisfaisante du point de vue de la pensée
musicale.
À 33 ans, toujours sous contrat au ministère (il
était hors de question pour moi de rentrer dans un corps
de fonctionnaires ni de me convertir au PS installé au
pouvoir), il était trop tard pour changer de cursus. Je
me suis mis à travailler à mi-temps au ministère,
réduisant ainsi d'autant mon niveau de vie, pour devenir
auditeur libre dans la classe de composition musicale d'un professeur
du conservatoire de Paris. J'avançais beaucoup plus vite
que les élèves traditionnels car je savais exactement
ce que voulais et j'étais habitué à penser
par moi-même. En suivant la classe de compositeur en auditeur
libre, j'ai pu rencontrer d'autres compositeurs et j'ai été
ainsi confronté à une génération de
compositeurs qui avait dix ans de moins que moi. Mais j'avais
quelques atouts supplémentaires comme ma formation intellectuelle
qui m'a bien armé pour la musique. C'est souvent le propre
de tels parcours atypiques
À partir de là, ma situation n'a plus véritablement
changé. Je travaille toujours à temps partiel au
ministère des finances et je consacre l'essentiel de mon
temps à mon uvre musicale.
Dites-nous en plus sur votre activité musicale
?
J'ai terminé mes études musicales en 1985
puis j'ai lancé une revue Entretemps. Comme je l'ai
déjà dit, j'associe la composition à la théorie.
De par ma formation, j'aime, en sus d'écrire de la musique,
pratiquer ce qu'il me plaît d'appeler une « intellectualité
musicale » : une capacité de verbaliser, de théoriser.
J'anime ainsi des séminaires, je donne des conférences,
j'écris des livres.
Cela me constitue un parcours musical atypique. Entre autres désormais
à cause de l'« intellectualité musicale »
que je continue à pratiquer. Elle n'est en effet presque
plus pratiquée par les compositeurs : beaucoup préfèrent
déclarer qu'il vaut mieux faire la musique et ne pas en
parler - mieux vaut en effet aujourd'hui être perçu
comme un « artiste » plutôt que comme un «
intello ». Je me vois comme un « compositeur pensif
», et suis resté un free lance en musique.
L'avantage, c'est qu'on me remarque tout de suite. Et je crois
que ce que je pense, écris et dis est original. En 85-86
j'ai passé un an dans le corps professoral du CNSMP (en
prenant un congé sabbatique d'un an du ministère).
Le choix fut difficile en fin d'année : je n'avais pas
les diplômes musicaux pour rester dans le corps professoral
et je ne voulais pas m'installer dans l'administration musicale.
J'aprouve en effet les thèses de Boulez qui a protesté
à la fin des années 60 avant de partir aux États-Unis
lorsque sous le ministère de Malraux un compositeur (Marcel
Landowsky) a été placé à la tête
de l'administration musicale. Entrer dans l'administration, c'eut
été pour moi prendre le risque de m'académiser.
Sur le long terme, je crois que j'ai eu raison : mon but était
la composition, non l'installation dans le milieu musical, quelle
qu'en soit la forme Et gérer (la musique comme le reste),
ce n'est pas penser, et ce n'était pas à mes yeux
une ambition recevable pour un compositeur.
En quoi votre situation aurait-elle pu être plus
favorable ?
J'aurais pu devenir directeur de recherche au CNRS en
musicologie, mais c'était très difficile avec mon
cursus. Et comme je ne suis pas fonctionnaire, je ne peux être
transféré à l'IRCAM qui est sous la tutelle
d'un autre ministère (celui de la culture).
À cinquante ans on voudrait pouvoir s'asseoir, se reposer
et que tout roule tout seul. Ce qui est dur dans ma vie, c'est
que tout repose constamment sur la qualité de ce que je
propose : je n'ai aucun pouvoir, mais je laisse le goût
du pouvoir aux impuissants. En vérité, avoir du
pouvoir permet surtout des renvois d'ascenseurs mais ne confère
nulle densité musicale à ce que vous composez.
Je dois donc constamment me battre et proposer des choses. Au
bout du compte, c'est une situation qui me plaît et qui
m'évite de m'académiser ! J'aime bien les vérités.
Si j'ai vraiment envie de quelque chose, il me faut le défendre
et y rallier des gens : et je dois constater que j'ai toujours
pu monter les projets qui m'intéressaient. Je préfère
donc ne pas avoir de froc (d'habit, de titres plus ou moins ronflants,
ces hochets pour grands gosses) et croire en ce que je fais.
Pour un ingénieur, il est plus facile de savoir si ce que
vous avez fait est bien fait : le pont que vous construisez doit
tenir, vous disposez pour cela de contraintes connues, et l'on
en juge tout de suite. En musique, il est plus difficile d'évaluer
le résultat, mais si vous n'avez pas (ou plus) la foi,
cela finit malgré tout toujours par s'entendre.
Avez-vous cherché la singularité ?
J'ai écrit La singularité Schoenberg
et c'est vrai que j'aime bien la singularité : je suis
d'une génération qui aime bien les singularités.
Sur le long terme, cette attitude paye : les gens devinent si
vous êtes une vraie singularité ou si vous cherchez
seulement à suivre une mode. On peut vraiment exister comme
une singularité dans ce monde même si ce monde n'aime
pas forcément ça. Non, il ne faut pas avoir peur
de la singularité. Je ne suis pas pour l'anticonformisme
qui n'est que le pendant du conformisme. Pour assumer sa singularité,
mieux vaut savoir pourquoi on fait les choses, gérer intelligemment
sa situation, et ne pas prendre des décisions par bravade.
Par exemple, je n'ai pas démissionné de l'X et je
reste assez consciencieux pour ne pas être ennuyé
dans mon travail salarié.
A-t-il été difficile de réduire
votre niveau de vie ?
Le niveau de vie que j'ai est ridicule pour mon cursus
scolaire et mon frère gagne dix fois ce que je gagne. C'est
vrai qu'il est un âge où ces choses deviennent plus
difficiles : mais certaines choses sont importantes et d'autres
non. Je ne regrette rien.
Pourquoi avoir fait l'X ?
Je ne revendique pas d'avoir fait l'X, mais je n'en ai
pas honte non plus : je l'ai laissé dans mon CV. Je pense
que j'ai fait l'X pour tuer symboliquement mon père pour
qui l'X a été la grande affaire de sa vie. Quand
j'étais enfant, j'étais bon en math et donc promis
à l'X dans la lignée de la famille. J'ai voulu prouver
à mon père que je pouvais aussi le faire et ensuite
j'ai pu d'autant mieux soutenir qu'en fin de compte cela n'était
pas grand-chose. Les grandes choses pour moi, c'est la pensée
: en maths, en physique, en musique, ou en politique.
Mais je n'ai pour autant aucun mépris pour mon père
: il a traversé courageusement de grandes épreuves,
bien plus dures et significatives que les miennes.
Auriez-vous pu être ingénieur ?
À 16 ans j'ai cru avoir la vocation d'ingénieur
après avoir vu l'usine marémotrice de la Rance :
j'avais été époustouflé par la prouesse
technique ! Celui qui participe à de tels projets a légitimement
de quoi en être fier. Le travail d'ingénieur me semble
noble mais son activité technique n'est pas à proprement
parler une figure de la pensée. J'ai quand même fait
l'X sous l'influence du milieu familial. Mais pour moi tout s'est
décidé avant vingt ans, et avant même 1968
: la chance de ma vie a été le lycée Louis-le-Grand
de cette époque, non l'X.
Et comment votre famille a-t-elle réagi à
vos choix ?
Mal mal réagi. (sourire) Mais je m'en foutais complètement.
Quand j'étais en taupe à Louis-le-Grand et que je
passais mes journées à faire de la politique, mes
parents de milieu bourgeois s'inquiétaient quand j'étais
tapé par les fascistes ou la police ou lorsque j'allais
dans les usines. Ils avaient raison d'ailleurs car je voyais le
futur avec insouciance. Mon but c'était d'exister vraiment.
Ceci dit, il n'y a jamais eu de rupture entre nous et ils m'ont
toujours aimé. Il ne s'agissait pas de cracher sur mon
père, même si j'ai été amené
à développer mes thèses devant lui. Mon père
n'était pas un homme prétentieux qui prétendait
être autre chose que ce qu'il était et il faisait
son travail avec sérieux. Je ne prenais pas mes parents
pour des niais et aujourd'hui je leur rends hommage. Mais dans
certains cas, il n'y a ni père ni mère qui tiennent.
Pour ma part, j'ai eu la sagesse d'avoir des enfants sur le tard,
à partir de 33 ans. Je pense en effet qu'on ne devient
vraiment homme qu'autour de la trentaine (on est avant un jeune
homme). Et cela ne m'a pas empêché pas d'avoir une
progéniture nombreuse. (sourire)
À vous entendre, on comprend que vous avez fait
tous vos choix seuls.
Chacun fait ses choix seuls. Ma décision de devenir
compositeur a généré des tensions dans mon
couple d'alors. Nous en avons parlé, mais c'est moi qui
assumait (forcément, c'est moi qui m'astreignais au travail
d'écriture musicale, non ma femme). Cela a seulement révélé
des tensions déjà existantes entre nous. Votre femme
peut accompagner ou dénigrer vos choix mais votre décision
ne peut pas être « sa » décision. Votre
décision, vous la prenez forcément seul, avec ou
contre elle
Dans la vie, il vous arrive des choses. Les gens qui ont peur
que leur arrive des choses sont déjà morts. S'il
ne vous arrive rien, c'est la catastrophe complète. Passer
sa vie à survivre, c'est là l'horreur : ce sont
les animaux qui survivent. Exister, c'est vivre des choses intenses,
faire des choix difficiles et en être librement responsable.
Et pour tout ce qui touche à votre existence, vous êtes
seul. Quand j'étais enfant, j'étais militant catholique,
puis je suis devenu athée vers vingt ans. Ce sont des parties
de ma vie que j'assume, seul.
Il ne faut pas non plus se comporter pour autant comme un funambule
et chercher le risque à tout prix, comme ses sauteurs à
l'élastique qui provoquent toute occasion d'intensifier
une existence qui visiblement pour eux manque de sel. Il faut
juste faire face aux événements comme ils vous arrivent.
Quant au cours de ma vie aujourd'hui : tout aurait pu être
très différent. J'aurais pu rencontrer un brillant
physicien, mais ce ne fut pas le cas, en particulier à
l'X Et j'ai rencontré en fait des militants politiques,
puis un compositeur
Ce qui arrive au monde m'arrive aussi. Aujourd'hui, je suis ainsi
très engagé dans une campagne pour que la France
fournisse à l'Afrique les traitements pour soigner le sida.
L'attitude des pays occidentaux en cette matière est un
vrai crime contre l'humanité et j'espère que ses
dirigeants passeront un jour devant un tribunal pour cela (les
vies en jeu se comptent par millions !). Je n'aime pas du tout
la bonne conscience cynique de cette époque.
Et le mot de la fin ?
J'ai toujours pensé que j'allais rester actif intellectuellement
jusqu'à 80 ans. Il faut savoir entretenir sa foi pour soutenir
ses convictions sur le long court : je trouve morbides les gens
qui sont révolutionnaires à vingt ans et sénateurs
à cinquante ans Je me suis toujours promis qu'à
cinquante ans je ne représenterai pas la figure de ce que
je rejetais à vingt ans. J'ai une admiration particulière
pour Victor Hugo, académicien et Pair de France à
trente ans, en exil à cinquante ans après avoir
découvert les vertus de la République à partir
de 1849. Les misérables qu'il a écrit à
cinquante ans me semble beaucoup plus abouti que ses uvres de
jeunesse telle Hernani. J'aime ces figures ascendantes
(contraires à la trajectoire fulgurante d'un Rimbaud) car
j'ai toujours misé sur un travail au long court.
On peut se dire qu'on est un adulte de 20 à 80 ans, et
qu'à cinquante ans on est alors au milieu de sa vie d'homme.
La vie d'adulte me semble en effet très différente
de celle d'enfant. Et avec huit enfants à la maison, je
sais de quoi je parle (rire). Il me reste donc énormément
de temps à consacrer à mon uvre. Pour moi, c'est
le contraire de la vie de fonctionnaire et de l'idée de
carrière.
Pour finir, je dirai que c'est une des vertus du monde moderne
que de pouvoir avoir plusieurs vies. À 33 ans, c'était
peut-être un peu tard, mais beaucoup de gens changent d'activité
plus tôt et sans aucuns problèmes.
C'est possible et cela en vaut la peine. Mais tout cela est propre
à mon histoire et je n'ai guère de conseils généraux
à donner : tout est affaire de singularité.