La singularité Nicolas
Interview de François Nicolas par Michael Merlange - X 1996 - (juin 2001)

 

Parlez-nous de votre parcours
Je suis issu d'une famille qui compte beaucoup de musiciens amateurs et d'X. J'ai donc été abreuvé par l'image de l'ingénieur qui s'épanche dans la musique le soir pour compenser l'aridité technique de son travail. J'ai toujours baigné dans la musique, j'en ai toujours fait : du piano, de l'orgue À dix ans je m'amusais à composer des choses insignifiantes, tout en envisageant la musique comme une activité en parallèle (comme on écrit à cet âge des poèmes sans vouloir pour autant devenir poète). Je ne me sentais en effet pas assez bon pour être pianiste professionnel et je ne connaissais pas du tout la musique contemporaine.
Après le bac, en entrant à Louis-le-Grand, j'ai arrêté la musique. C'était au moment de la guerre du Vietnam et j'ai découvert la politique par les khâgneux qui, dans la mouvance de l'ENS (rue d'Ulm) et d'Althusser, étaient très politisés. J'étais un cas isolé parmi les taupins : j'étais un des rares à suivre les « cours de philosophie pour scientifiques » d'Althusser. Je faisais aussi partie d'un comité pour le Vietnam. Je suis entré à l'X en 1967 et j'ai d'ailleurs hésité : c'était l'époque de l'établissement maoïste où nous étions tentés d'aller travailler dans les usines. J'ai finalement décidé de rentrer à l'X : cela ne pouvait réellement desservir mes projets ultérieurs.
À l'X, j'ai surtout fait de la politique. J'ai peu suivi les études et suis donc sorti dans les derniers. Il était pour moi hors de question de travailler le classement : c'eut été du pur arrivisme, qui plus est pour un but insignifiant et sans intérêt véritable.
Les matières enseignées à l'X m'intéressaient peu. J'étais bon mais pas excellent en mathématiques et j'avais été déçu par le côté calculatoire et technique des mathématiques en classes préparatoires. En taupe, mon prof de maths nous avait cependant fait un cours passionnant sur la théorie des nombres réels (les coupures de Dedekind) et j'avais réalisé que je calculais jusque-là avec les réels sans avoir jamais pensé si leur existence était ou non fondée. J'ai alors compris qu'il n'y avait pas que le calcul mais qu'il existait un espace de pensée propre en mathématiques, sans visées immédiates en termes de calcul. La raison et le calcul se rapportent l'un à l'autre mais restent distincts. Par exemple : une démonstration a une part calculable, mais ses fondements reposent sur des axiomes par définition non calculables qui relèvent cependant de la raison. Une part de la raison ne peut donc être épongée par le calcul. Je continue depuis à faire des maths pour mon intérêt personnel.
Par ailleurs, j'avais découvert la pensée par la politique. Un jour, j'avais à rédiger une dissertation sur l'État et j'avais développé la théorie très banale d'un État en charge de l'intérêt général Puis en en discutant, j'ai pris conscience d'autres explications très cohérentes (en particulier la théorie marxiste de l'État comme maintien d'une domination de classe) : j'ai vécu cette découverte comme un moment de déchirure : je ne pensais guère jusque-là, ne faisant en vérité que répéter les opinions convenues d'un jeune de mon âge et de mon milieu social !

Et après l'X ?
J'ai choisi la botte-recherche par défaut : il était pour moi hors de question de devenir PDG : je trouvais que cette activité ne méritait pas une vie d'homme. Je devais alors partir comme coopérant en Algérie et, en attendant une réponse, j'ai fait laveur de carreaux pendant plusieurs mois. Le contrat pour devenir coopérant n'est pas venu et j'ai appris que le ministère de l'économie embauchait. J'y suis entré comme contractuel et je le suis toujours aujourd'hui. J'avais ainsi un point de chute salarié et le travail était lié à l'économie. La musique était toujours sous le boisseau et je continuais à en jouer chez moi.
Je continuais aussi toujours la politique. La crise économique de 1973 (hausse du prix du pétrole) a relancé mon intérêt pour l'économie : qu'allait devenir le capitalisme ? Tout d'un coup, le système n'apparaissait plus aussi stable qu'on le disait et il fallait évaluer cette crise.

Et après la crise ?
À la fin des années 70 l'économie perdit pour moi de son intérêt en s'institutionnalisant (il s'est progressivement agi de pure gestion étatique, plus de pensée politique). La situation politique devenait plus confuse et compliquée : continuer le marxisme devenait plus obscur et plus difficile. Je découvris simultanément que la musique était aussi une forme de pensée : j'en ai pris conscience au travers d'écrits théoriques et grâce à une rencontre avec un compositeur qui m'a frappé. Avant, je pensais que la musique n'était que de l'émotion, relevait de la sensibilité et pas de la raison. Je me suis remis au piano classique et un peu plus sérieusement au Jazz : c'était l'époque du free jazz, un mouvement très lié au vent de révolte qui secouait alors politiquement le monde. Je me mis à prendre goût à l'improvisation et à donner des concerts ; mais je trouvais que l'improvisation n'était pas très satisfaisante du point de vue de la pensée musicale.
À 33 ans, toujours sous contrat au ministère (il était hors de question pour moi de rentrer dans un corps de fonctionnaires ni de me convertir au PS installé au pouvoir), il était trop tard pour changer de cursus. Je me suis mis à travailler à mi-temps au ministère, réduisant ainsi d'autant mon niveau de vie, pour devenir auditeur libre dans la classe de composition musicale d'un professeur du conservatoire de Paris. J'avançais beaucoup plus vite que les élèves traditionnels car je savais exactement ce que voulais et j'étais habitué à penser par moi-même. En suivant la classe de compositeur en auditeur libre, j'ai pu rencontrer d'autres compositeurs et j'ai été ainsi confronté à une génération de compositeurs qui avait dix ans de moins que moi. Mais j'avais quelques atouts supplémentaires comme ma formation intellectuelle qui m'a bien armé pour la musique. C'est souvent le propre de tels parcours atypiques
À partir de là, ma situation n'a plus véritablement changé. Je travaille toujours à temps partiel au ministère des finances et je consacre l'essentiel de mon temps à mon uvre musicale.

Dites-nous en plus sur votre activité musicale ?
J'ai terminé mes études musicales en 1985 puis j'ai lancé une revue Entretemps. Comme je l'ai déjà dit, j'associe la composition à la théorie. De par ma formation, j'aime, en sus d'écrire de la musique, pratiquer ce qu'il me plaît d'appeler une « intellectualité musicale » : une capacité de verbaliser, de théoriser. J'anime ainsi des séminaires, je donne des conférences, j'écris des livres.
Cela me constitue un parcours musical atypique. Entre autres désormais à cause de l'« intellectualité musicale » que je continue à pratiquer. Elle n'est en effet presque plus pratiquée par les compositeurs : beaucoup préfèrent déclarer qu'il vaut mieux faire la musique et ne pas en parler - mieux vaut en effet aujourd'hui être perçu comme un « artiste » plutôt que comme un « intello ». Je me vois comme un « compositeur pensif », et suis resté un free lance en musique.
L'avantage, c'est qu'on me remarque tout de suite. Et je crois que ce que je pense, écris et dis est original. En 85-86 j'ai passé un an dans le corps professoral du CNSMP (en prenant un congé sabbatique d'un an du ministère). Le choix fut difficile en fin d'année : je n'avais pas les diplômes musicaux pour rester dans le corps professoral et je ne voulais pas m'installer dans l'administration musicale. J'aprouve en effet les thèses de Boulez qui a protesté à la fin des années 60 avant de partir aux États-Unis lorsque sous le ministère de Malraux un compositeur (Marcel Landowsky) a été placé à la tête de l'administration musicale. Entrer dans l'administration, c'eut été pour moi prendre le risque de m'académiser.
Sur le long terme, je crois que j'ai eu raison : mon but était la composition, non l'installation dans le milieu musical, quelle qu'en soit la forme Et gérer (la musique comme le reste), ce n'est pas penser, et ce n'était pas à mes yeux une ambition recevable pour un compositeur.

En quoi votre situation aurait-elle pu être plus favorable ?
J'aurais pu devenir directeur de recherche au CNRS en musicologie, mais c'était très difficile avec mon cursus. Et comme je ne suis pas fonctionnaire, je ne peux être transféré à l'IRCAM qui est sous la tutelle d'un autre ministère (celui de la culture).
À cinquante ans on voudrait pouvoir s'asseoir, se reposer et que tout roule tout seul. Ce qui est dur dans ma vie, c'est que tout repose constamment sur la qualité de ce que je propose : je n'ai aucun pouvoir, mais je laisse le goût du pouvoir aux impuissants. En vérité, avoir du pouvoir permet surtout des renvois d'ascenseurs mais ne confère nulle densité musicale à ce que vous composez.
Je dois donc constamment me battre et proposer des choses. Au bout du compte, c'est une situation qui me plaît et qui m'évite de m'académiser ! J'aime bien les vérités. Si j'ai vraiment envie de quelque chose, il me faut le défendre et y rallier des gens : et je dois constater que j'ai toujours pu monter les projets qui m'intéressaient. Je préfère donc ne pas avoir de froc (d'habit, de titres plus ou moins ronflants, ces hochets pour grands gosses) et croire en ce que je fais.
Pour un ingénieur, il est plus facile de savoir si ce que vous avez fait est bien fait : le pont que vous construisez doit tenir, vous disposez pour cela de contraintes connues, et l'on en juge tout de suite. En musique, il est plus difficile d'évaluer le résultat, mais si vous n'avez pas (ou plus) la foi, cela finit malgré tout toujours par s'entendre.

Avez-vous cherché la singularité ?
J'ai écrit La singularité Schoenberg et c'est vrai que j'aime bien la singularité : je suis d'une génération qui aime bien les singularités. Sur le long terme, cette attitude paye : les gens devinent si vous êtes une vraie singularité ou si vous cherchez seulement à suivre une mode. On peut vraiment exister comme une singularité dans ce monde même si ce monde n'aime pas forcément ça. Non, il ne faut pas avoir peur de la singularité. Je ne suis pas pour l'anticonformisme qui n'est que le pendant du conformisme. Pour assumer sa singularité, mieux vaut savoir pourquoi on fait les choses, gérer intelligemment sa situation, et ne pas prendre des décisions par bravade. Par exemple, je n'ai pas démissionné de l'X et je reste assez consciencieux pour ne pas être ennuyé dans mon travail salarié.

A-t-il été difficile de réduire votre niveau de vie ?
Le niveau de vie que j'ai est ridicule pour mon cursus scolaire et mon frère gagne dix fois ce que je gagne. C'est vrai qu'il est un âge où ces choses deviennent plus difficiles : mais certaines choses sont importantes et d'autres non. Je ne regrette rien.

Pourquoi avoir fait l'X ?
Je ne revendique pas d'avoir fait l'X, mais je n'en ai pas honte non plus : je l'ai laissé dans mon CV. Je pense que j'ai fait l'X pour tuer symboliquement mon père pour qui l'X a été la grande affaire de sa vie. Quand j'étais enfant, j'étais bon en math et donc promis à l'X dans la lignée de la famille. J'ai voulu prouver à mon père que je pouvais aussi le faire et ensuite j'ai pu d'autant mieux soutenir qu'en fin de compte cela n'était pas grand-chose. Les grandes choses pour moi, c'est la pensée : en maths, en physique, en musique, ou en politique.
Mais je n'ai pour autant aucun mépris pour mon père : il a traversé courageusement de grandes épreuves, bien plus dures et significatives que les miennes.

Auriez-vous pu être ingénieur ?
À 16 ans j'ai cru avoir la vocation d'ingénieur après avoir vu l'usine marémotrice de la Rance : j'avais été époustouflé par la prouesse technique ! Celui qui participe à de tels projets a légitimement de quoi en être fier. Le travail d'ingénieur me semble noble mais son activité technique n'est pas à proprement parler une figure de la pensée. J'ai quand même fait l'X sous l'influence du milieu familial. Mais pour moi tout s'est décidé avant vingt ans, et avant même 1968 : la chance de ma vie a été le lycée Louis-le-Grand de cette époque, non l'X.

Et comment votre famille a-t-elle réagi à vos choix ?
Mal mal réagi. (sourire) Mais je m'en foutais complètement. Quand j'étais en taupe à Louis-le-Grand et que je passais mes journées à faire de la politique, mes parents de milieu bourgeois s'inquiétaient quand j'étais tapé par les fascistes ou la police ou lorsque j'allais dans les usines. Ils avaient raison d'ailleurs car je voyais le futur avec insouciance. Mon but c'était d'exister vraiment.
Ceci dit, il n'y a jamais eu de rupture entre nous et ils m'ont toujours aimé. Il ne s'agissait pas de cracher sur mon père, même si j'ai été amené à développer mes thèses devant lui. Mon père n'était pas un homme prétentieux qui prétendait être autre chose que ce qu'il était et il faisait son travail avec sérieux. Je ne prenais pas mes parents pour des niais et aujourd'hui je leur rends hommage. Mais dans certains cas, il n'y a ni père ni mère qui tiennent.
Pour ma part, j'ai eu la sagesse d'avoir des enfants sur le tard, à partir de 33 ans. Je pense en effet qu'on ne devient vraiment homme qu'autour de la trentaine (on est avant un jeune homme). Et cela ne m'a pas empêché pas d'avoir une progéniture nombreuse. (sourire)

À vous entendre, on comprend que vous avez fait tous vos choix seuls.
Chacun fait ses choix seuls. Ma décision de devenir compositeur a généré des tensions dans mon couple d'alors. Nous en avons parlé, mais c'est moi qui assumait (forcément, c'est moi qui m'astreignais au travail d'écriture musicale, non ma femme). Cela a seulement révélé des tensions déjà existantes entre nous. Votre femme peut accompagner ou dénigrer vos choix mais votre décision ne peut pas être « sa » décision. Votre décision, vous la prenez forcément seul, avec ou contre elle
Dans la vie, il vous arrive des choses. Les gens qui ont peur que leur arrive des choses sont déjà morts. S'il ne vous arrive rien, c'est la catastrophe complète. Passer sa vie à survivre, c'est là l'horreur : ce sont les animaux qui survivent. Exister, c'est vivre des choses intenses, faire des choix difficiles et en être librement responsable.
Et pour tout ce qui touche à votre existence, vous êtes seul. Quand j'étais enfant, j'étais militant catholique, puis je suis devenu athée vers vingt ans. Ce sont des parties de ma vie que j'assume, seul.
Il ne faut pas non plus se comporter pour autant comme un funambule et chercher le risque à tout prix, comme ses sauteurs à l'élastique qui provoquent toute occasion d'intensifier une existence qui visiblement pour eux manque de sel. Il faut juste faire face aux événements comme ils vous arrivent.
Quant au cours de ma vie aujourd'hui : tout aurait pu être très différent. J'aurais pu rencontrer un brillant physicien, mais ce ne fut pas le cas, en particulier à l'X Et j'ai rencontré en fait des militants politiques, puis un compositeur
Ce qui arrive au monde m'arrive aussi. Aujourd'hui, je suis ainsi très engagé dans une campagne pour que la France fournisse à l'Afrique les traitements pour soigner le sida. L'attitude des pays occidentaux en cette matière est un vrai crime contre l'humanité et j'espère que ses dirigeants passeront un jour devant un tribunal pour cela (les vies en jeu se comptent par millions !). Je n'aime pas du tout la bonne conscience cynique de cette époque.

Et le mot de la fin ?
J'ai toujours pensé que j'allais rester actif intellectuellement jusqu'à 80 ans. Il faut savoir entretenir sa foi pour soutenir ses convictions sur le long court : je trouve morbides les gens qui sont révolutionnaires à vingt ans et sénateurs à cinquante ans Je me suis toujours promis qu'à cinquante ans je ne représenterai pas la figure de ce que je rejetais à vingt ans. J'ai une admiration particulière pour Victor Hugo, académicien et Pair de France à trente ans, en exil à cinquante ans après avoir découvert les vertus de la République à partir de 1849. Les misérables qu'il a écrit à cinquante ans me semble beaucoup plus abouti que ses uvres de jeunesse telle Hernani. J'aime ces figures ascendantes (contraires à la trajectoire fulgurante d'un Rimbaud) car j'ai toujours misé sur un travail au long court.
On peut se dire qu'on est un adulte de 20 à 80 ans, et qu'à cinquante ans on est alors au milieu de sa vie d'homme. La vie d'adulte me semble en effet très différente de celle d'enfant. Et avec huit enfants à la maison, je sais de quoi je parle (rire). Il me reste donc énormément de temps à consacrer à mon uvre. Pour moi, c'est le contraire de la vie de fonctionnaire et de l'idée de carrière.
Pour finir, je dirai que c'est une des vertus du monde moderne que de pouvoir avoir plusieurs vies. À 33 ans, c'était peut-être un peu tard, mais beaucoup de gens changent d'activité plus tôt et sans aucuns problèmes.
C'est possible et cela en vaut la peine. Mais tout cela est propre à mon histoire et je n'ai guère de conseils généraux à donner : tout est affaire de singularité.