"Schoenberg, une proposition pour notre temps musical"

Entretien de François Nicolas avec Alain Fabbiani autour de La singularité Schoenberg

Revue Horlieu (1999)

 

Horlieu : J'ai compris votre livre comme un livre militant plus encore que savant, même si le savoir n'en est évidemment pas absent. J'espère que cela ne vous gêne pas. Vous écrivez, page 115, « notre temps musical est désorienté ». Pouvez-vous préciser cela ? Qu'est-ce qui dans la situation musicale aujourd'hui a soutenu la nécessité de ce livre ?

F.N. : Le qualificatif de militant attaché à ce livre ne me gêne nullement. On peut dire que ce livre est militant en précisant alors, comme vous m'y invitez, la situation dans laquelle il intervient en sorte de nommer la cause qu'il y soutient.
Aujourd'hui tout le monde semble considérer le sérialisme comme une affaire qui serait non seulement terminée mais surtout resterait sans signification pour notre époque. D'où que celle-ci devienne alors sans repères quant aux enjeux possibles de la pensée musicale, car sans antécédence significative. D'où également le retour à cette vieille idée que composer pourrait simplement consister à suivre ses intuitions, sa sensibilité, son mode d'expression. D'où également le fait qu'il n'y a plus du tout de souci théorique à l'oeuvre chez les compositeurs ou chez les interprètes, ce refus de la théorie accompagnant un retour à une espèce de spontanéité que l'on ne peut même pas dire romantique. On a ainsi la découpe d'une situation qui est très peu stimulante parce que délivrant le sentiment qu'il n'y a plus guère d'enjeu dans la composition musicale.
Deuxième aspect de la situation : le sérialisme a perdu jusqu'à ses adversaires. Il y a eu en effet, dans un passé récent, des tentatives pour, d'une certaine façon, remplacer le sérialisme : en France par exemple une problématique du spectre (où, grossièrement dit, la catégorie de spectre venait en remplacement de celle de série) fut incarnée par un courant intitulé l'Itinéraire, courant assez agressif contre le sérialisme qu'il tenait pour une séquence historique non seulement obsolète mais inutile. Dans cette optique où le sérialisme n'était qu'une parenthèse de l'histoire de la musique qu'on pouvait et devait s'épargner, une généalogie parallèle et secrète était tracée au travers du vingtième siècle, généalogie remontant à Debussy (contre Schoenberg) pour se prolonger, entre les deux guerres, en Varèse (vis-à-vis institué de Webern) et se poursuivre après la deuxième guerre mondiale dans les figures de Scelsi et Ligeti (alternatives à Stockhausen et Boulez), cette filiation aboutissant aux problématiques du spectre qui se sont épanouies dans les années 70. Ce courant fait presque complètement l'impasse sur la séquence ouverte par Schoenberg et prolongée par les sériels des années 50. Or ce courant spectral, important dans les années 80, et qui avait pour mérite de s'opposer au sérialisme et ainsi de le prendre en compte, ce courant est aujourd'hui lui-même évanescent si bien que la situation semble être désormais qu'il n'y aurait plus aucun sens à se définir par rapport au sérialisme, ni positivement, ni négativement. La situation musicale semble ainsi dépourvue de tout principe directeur, chacun se contentant de revendiquer le droit de faire ce qu'il sent, ce qu'il veut, etc.
Pour moi cette vision des choses musicales est assez grave car elle semble valider l'énoncé de Hegel selon quoi l'art serait mort (l'art musical en l'occurrence) si l'on veut bien entendre dans « la mort de l'art » non pas que l'art n'existerait plus comme phénomène (avec ses « artistes », ses « pièces », ses mélomanes consommateurs) mais que l'art n'aurait plus d'enjeu de pensée véritable, ne serait plus qu'une activité particulière parmi bien d'autres de la société des hommes. L'art serait mort pour la pensée tout en restant vivant comme activité sociale. Que la musique ne puisse plus soutenir d'enjeu de pensée serait pour moi un désastre. Et je veux donc bien admettre que ce livre puisse être reçu comme militant pour l'existence d'enjeux musicaux aujourd'hui.
Pour compléter ce bref portrait de l'époque, il faut y ajouter l'existence d'attaques très fortes (fortes voulant ici simplement dire quantitativement importantes, faute d'être argumentées avec beaucoup de soins) contre l'écriture musicale, attaques qui accompagnent la réhabilitation de la musique comme simple jeu sonore lié à un plaisir sensuel. Dans cette vision de la musique, l'écriture ne serait qu'un opérateur fonctionnel neutre qui servirait transitoirement à créer les conditions pour que la sonorité se déploie et la sensualité s'éploie. Ceci entretient la menace contre la pensée musicale comme telle, à mesure du fait qu'il n'y a, à mon sens, de pensée musicale effective que de pensée soutenant sa part irréductible d'écriture. L'écriture organisant la part inconsciente de l'oeuvre, une oeuvre sans écriture serait sans inconscient ce qui lui interdirait de se tenir à hauteur d'une existence musicale autonome.
Déqualifier la catégorie d'écriture au nom d'une critique de la vision sérielle de l'écriture (qui considérait l'écriture comme une sorte d'algèbre combinatoire faisant vérité de l'oeuvre) s'accorde assez bien avec un déni de ce que j'appelle l'intellectualité musicale (c'est-à-dire une manière de réfléchir la pensée musicale dans la langue) et avec une valorisation du seul plaisir auditif sensuel, le tout étant en vérité dressé contre l'idée même qu'il puisse y avoir en musique quelque chose comme de la pensée. D'où l'exigence - que je pratique par ailleurs (comme compositeur) - de tenir sur la problématique de l'écriture sans s'enfermer pour autant dans une problématique sérielle. Tenir l'écriture après le sérialisme implique à mon sens de l'articuler à la dimension de l'écoute musicale, dimension qui s'avère très peu pensée. Dialectiser écriture et écoute musicales me semble le meilleur moyen de penser en quel sens nous sommes effectivement après le sérialisme, en quel sens nous le sommes en pensée et non pas empiriquement, ce qui, en fait, ne va nullement de soi.
Cette question de l'après sérialisme est très peu constituée. On peut faire ici l'analogie avec ce qui se passe dans le champ de la politique avec le marxisme ou le marxisme-léninisme : la manière dont ce temps est (ou peut être) politiquement post-marxiste et post-léniniste reste un travail en cours, une tâche pour la pensée et non pas une donnée brute de la situation. Et de même que renaissent déjà de néo-marxistes, ou de vieux marxistes, on voit de même en musique que s'invente à nouveau un certain néo-sérialisme qui reste imaginatif et que de « vieux » sériels (vieux par la subjectivité, non par l'âge !) émergent qui s'enferment plutôt dans l'académisme.
Tout ceci incite à reprendre la question du sérialisme à sa racine historique, en l'occurrence aux gestes même de Schoenberg. Mon propos n'est pas pour autant de nature historiciste : il ne vise pas à prendre les choses selon une logique historique (si tant est qu'elle existe !) mais à examiner quelles ont été, au regard de Schoenberg lui-même, les hypothèses génératrices du sérialisme, et de réexaminer la question de Schoenberg, en deçà donc de celle de Webern, son élève, qui avait été considéré par le sérialisme comme le véritable fondateur d'une nouvelle manière de penser la musique, précisément au nom du fait que l'élève avait dépassé les limites du maître. Reprendre la question à sa racine, à Schoenberg donc, revenait à se confronter au geste fondateur du sérialisme, geste qui peut se résumer dans le célèbre propos de Boulez : « Schoenberg est mort », qui indiquait la voie de Webern comme désormais la seule musicalement vivante.
Engager tout ceci me semblait requis pour arriver à s'orienter dans cette situation musicale présente.

H : Vous êtes compositeur. Quel rapport existe-t-il entre le François Nicolas écrivant ce livre et le François Nicolas compositeur ?

FN : Ce qui est sûr, c'est que je ne pourrais pas composer si je ne développais pas conjointement ce que j'appelle une intellectualité musicale. Ceci revient à dire une chose très simple : pour composer il faut des catégories. Et ceci n'est pas une réalité nouvelle. Tout compositeur a besoin de catégories pour mettre en oeuvre la musique et ce même s'il ne formule pas explicitement les catégories qui ossaturent en réalité son travail. Aujourd'hui il s'agit de reformuler des catégories, d'en inventer de nouvelles, et ce travail est en prise sur des questions très concrètes de la composition : quand on commence d'écrire de la musique sur du papier réglé, comment va-t-on structurer le champ sonore qu'on imagine, comment va-t-on orienter son développement ; en ces points l'idée qu'il suffirait de se laisser guider par son intuition rencontre très vite sa limite, sauf à faire des pièces très brèves. Si on vise une oeuvre d'une certaine envergure, on devra forcément clarifier l'idée musicale qui va opérer là-dedans.
Toutes les questions dont je traite dans ce livre ont directement à voir avec ces problèmes. En ce sens, on peut dire que ce livre milite pour des oeuvres musicales de ce temps sachant que la tendance aujourd'hui, c'est de faire des pièces, c'est-à-dire des morceaux de musique sans aucune ambition interne, sans réquisit immanent d'un minimum de pensée musicale propre.
Le difficile, dans l'intellectualité musicale telle que j'essaie de la soutenir, c'est qu'elle ne s'applique pas directement à la composition. De l'intellectualité musicale à la pensée compositionnelle, ce n'est nullement un rapport d'application. Il n'y a pas de transitivité directe de l'une à l'autre. Et cependant pour moi il y a une absolue nécessité de l'intellectualité musicale pour continuer de composer, pour nourrir mes propres idées compositionnelles, pour m'entretenir dans la conviction que composer de la musique aujourd'hui, cela vaut son pesant de peine et de labeur, qu'on peut y inscrire une ambition qui n'a rien à rendre aux autres ambitions de la pensée.
Pour soutenir cela, et le faire au long cours (non pas miser sur une efflorescence momentanée mais arriver à penser ce qu'on a déjà fait, à désirer des pas nouveaux, à les préfigurer pour mieux les mettre en oeuvre), pour tout ceci, il y a absolument besoin de renouveler ses catégories de pensée. Et, encore une fois, ces catégories sont aussi très concrètes ; composer de la musique suppose à chaque fois de décider son matériau : Quel type d'harmonie (d'accords) vais-je utiliser ? Vais-je travailler dans un système tempéré des hauteurs (donc à la manière traditionnelle) ou vais-je plutôt travailler dans des dimensions microtonales qui vont m'orienter vers un certain usage de l'électroacoustique et peut-être vers une certaine prise en compte de spectres ? Des décisions de ce type fourmillent dans le travail de composition : De quelle manière profiler les rythmes convoqués ? La catégorie de développement a-t-elle encore une pertinence ou relève-t-elle inéluctablement d'une rhétorique passée n'ayant plus d'autre signification qu'académique ? Toutes ces questions ont directement des enjeux compositionnels.
Il est frappant de ce point de vue que l'absence, je ne dis pas de réponse mais tout simplement de confrontations sur ces questions conduise aujourd'hui à un retour, plus ou moins explicite, de la musique à programme, retour qui traduit à mon sens ce désarroi devant la possibilité du discours musical d'ossaturer lui-même son avenir. Assurer la structure d'une oeuvre sur un « programme » non musical (d'ordre poétique ou pictural) fonctionne ici comme stimulant pour l'imagination du compositeur mais aussi comme béquille, comme tentative de trouver des catégories structurantes en dehors de l'intellectualité musicale.
Ce que j'appelle l'intellectualité musicale, c'est donc le travail pour dégager ces catégories, les constituer en réseau et permettre ainsi de caractériser dans la langue naturelle ce qu'est la pensée musicale en acte. C'est là une nécessité vitale de compositeur. Je constate qu'elle l'était avant notre temps ; je prends acte qu'elle s'affiche beaucoup moins aujourd'hui mais je prétends que le défaut de catégories s'entend dans la musique ainsi composée : les « oeuvres » tendent à devenir de simples opinions musicales (opinion sur ce qu'est un concerto ou un quatuor, sur ce qu'est un piano ou un grand orchestre, sur ce qu'est un objet musical ou une situation sonore « intéressante »). On peut obtenir ainsi des oeuvres qui sont plus ou moins séduisantes. Mais reste alors intraitée la question de ce que peut être aujourd'hui une nouvelle sensation musicale, au sens fort du terme. Face à cette question, les oeuvres qui ne s'en donnent pas les moyens ne sauraient longtemps donner le change.

H : La singularité Schoenberg déploie tout au long du livre la scène d'un discord avec Boulez et le sérialisme. Sérialisme qui s'est d'une certaine manière ouvert sur, ou avec cet énoncé ou déclaration « Schoenberg est mort »

FN : Ce n'était pas une constatation, c'était une déclaration !

H : Déclaration donc à laquelle vous opposez un « Vouloir Schoenberg ». Relisant l'article de Boulez, j'ai été frappé par son ton très virulent Sa déclaration répondait à la volonté de faire un pas dans la musique : « Schoenberg est mort » n'est pas « Schoenberg n'a pas eu lieu ». Boulez critique le fait que l'on trouve dans l'oeuvre de Schoenberg des éléments du système tonal. Finalement Schoenberg ne serait pas allé assez loin dans la destruction du système tonal. Ce face à face avec Boulez

FN : Attention, ce n'est pas tout à fait le face à face de deux positions dans la mesure où il y a d'autres positions sur Schoenberg qu'il faut aussi prendre en compte.
Une certaine manière de considérer Schoenberg comme un cas qu'il s'agirait de généraliser ne définit pas exactement la position de Boulez. Ce serait plutôt celle des schoenberguiens académiques : disons, pour simplifier, celle à l'époque de René Leibowitz. L'idée de Leibowitz, c'était de systématiser Schoenberg. Boulez s'est opposé à cette voie non pas parce qu'il aurait été contre la systématisation en soi mais parce qu'il trouvait que Schoenberg n'était pas assez cohérent avec lui-même pour être ainsi systématisé et donc, que s'il s'agissait de systématiser, il fallait le faire à partir de Webern qui lui était passé de l'autre côté, en rompant avec les ambiguïtés de Schoenberg. La position de généraliser Schoenberg n'est donc pas celle de Boulez ; ce serait plutôt celle d'un académisme schoenberguien, qui continue d'exister aux États-Unis d'une manière assez étonnante en ce qu'elle produit une combinatoire musicalement de plus en plus insensée.
Je passe sur ceux pour qui Schoenberg n'a pas eu lieu (je les ai évoqués précédemment) pour indiquer une quatrième position qui se noue à l'énoncé aimer Schoenberg soutenu par Olivier Revault d'Allonnes. C'est là l'idée qu'il n'y aurait plus sens à se disputer aujourd'hui à propos de Schoenberg. Il n'y aurait plus finalement qu'à l'aimer, en le considérant comme définitivement intégré à la galerie prestigieuse des grands ancêtres.
Mon propos était alors de m'opposer tant au Schoenberg est mort (qui est au principe du sérialisme inventif) qu'à la généralisation Schoenberg (qui a donné un académisme) et qu'à un aimer Schoenberg (qui l'incluait dans la tradition au prix d'un épuisement de ses enjeux de pensée), toutes ces positions partageant l'hypothèse qu'il faut prendre en compte Schoenberg et non pas considérer qu'il n'aurait pas eu lieu ce qui imposerait alors de remonter à Debussy, un Debussy au passage qui a soigneusement ignoré Schoenberg, là où l'inverse n'est nullement vrai.

H : Il me semble tout de même que votre livre, avec le geste de la traversée comme double temps subjectif, propose une autre idée de la création

FN : Vous faites peut-être là un raccourci entre le début du livre et sa fin. Il faut montrer avant, premièrement en quoi le Schoenberg qu'attaque Boulez, est bien réel, existe bien, et donc que Boulez ne se trompait pas en s'y opposant ; il ne combattait pas un moulin à vent ! Ce qui peut se dire : il est vrai que le constructivisme de Schoenberg était déjà mort en 1951 et qu'à prôner le constructivisme, il fallait alors passer plutôt par Webern ; et deuxièmement que l'hétérogénéité pointée par Boulez dans Schoenberg était également bien réelle.

H : Mais vous proposez une autre pensée de cette hétérogénéité que Boulez appelle « synthèse éclectique ».

FN : Oui mais au prix du dégagement d'une troisième voie.
Il est vrai que dans Schoenberg il y a un type d'expressionnisme qui en lui-même, n'est pas porteur de grand avenir pour la situation musicale d'aujourd'hui. À ce moment, il faut, et c'était un peu l'effort de ce livre, essayer de dégager une troisième position qui n'est pas exactement à côté des deux autres (le constructivisme et l'expressionnisme), mais plutôt leur est diagonale. Cette troisième orientation est elle-même un mode de travail sur l'hétérogénéité que j'appelle précisément diagonal et qui déplace la question de Schoenberg par rapport à la critique qu'en a soutenu Boulez. Dégager ce qui dans Schoenberg est resté impensé par le sérialisme présuppose donc de prendre au sérieux la critique établie en son temps par Boulez.

H : Mais, indirectement peut-être, mais tout de même j'y tiens, vous revenez sur cette idée de la création comme destruction, tabula rasa, qui faisait le discours des avant-garde.

FN : L'idée de destruction était bien une idée sérielle. Stockhausen avait énoncé : « Notre situation est celle où les villes sont rasées » ce qui était objectivement vrai mais organisait aussi chez lui une ressource subjective.
Aujourd'hui, à la fin du XX° siècle, les villes européennes ont été reconstruites, heureusement ! De plus je ne suis pas sûr que le fait pour Stockhausen d'avoir fondé sa conviction musicale sur l'idée que les villes étaient rasées ait été pour lui si fécond au long cours. On voit bien ce que cela a donné dans son cas : quand les villes ont été rebâties, il lui a fallu aller chercher son inspiration dans les étoiles et se faire dicter (depuis 1968 !) sa musique par les astres. Là encore, ce n'est pas qu'affaire d'idéologie intime : cela s'entend !
Tout ceci pour dire que l'idée de destruction, ce n'est pas tellement la chose qui m'intéresse. Je ne crois pas que Schoenberg ait été un destructeur. L'idée de création qui m'intéresse plus, c'est plutôt l'idée d'ajouter quelque chose au monde. Encore faut-il que ce soit quelque chose qui ait un contenu de pensée, dans la musique j'entends. Et cela, ce n'est pas l'idée de destruction qui peut principalement le thématiser : le jeu d'une destruction ne garantit nullement qu'une pensée soit à l'oeuvre (même si à l'inverse, une destruction peut, bien sûr, relever des actes d'une pensée). Ou, dit autrement, il n'y a plus de raisons de privilégier la dimension de destruction dans les actes d'une pensée, pas plus en musique qu'ailleurs.
Mon livre est mis sous le signe de la singularité et j'oppose en cela la singularité à la particularité : la singularité est ce qui est porteur d'universalité là où la particularité relève d'une généralisation et s'assure d'une figure du tout. Ce qui m'intéresse dans la singularité, c'est le fait qu'y opère une dimension de quelconque ou d'anonymat. Cette idée est pour moi captivante et essentielle : alors que la généralité est ce qui ne tolère pas d'exception, valant pour tous les cas, l'universalité est ce qui vaut pour chacun, pour chaque oeuvre, en tant que ce qui est ici pris en compte est la capacité singulière de chacun à soutenir du quelconque. Il me semble que dans la tentative de Schoenberg, il y a une dimension qui travaille musicalement ainsi et c'est ce que j'appelle la singularité Schoenberg. Quand j'énonce tout cela, je sais bien que l'intellectualité musicale soutient des rapports avec les autres intellectualités, artistiques mais également politiques, scientifiques ainsi qu'avec la philosophie

H : Comme c'est le cas également pour le thème de la révolution dont vous vous dégagez.

FN : Si cela se dégage de l'idée de révolution (de révolution sérielle ou schoenberguienne en l'occurrence), idée à laquelle nous avons tous été, à juste titre, très attachés, idée qu'il ne s'agit pas aujourd'hui de renier mais de dépasser, c'est encore une fois en se dégageant au moins autant de l'idée de généralité que de celle de destruction.
L'idée de révolution soutenait qu'il y avait des coupures, des ruptures, qui avaient portée immédiatement générale, pour tous les pays, pour tous les peuples, pour toutes les situations. Ainsi toutes les luttes de libération nationales pouvaient s'inspirer des principes exemplairement dégagés par celle du Vietnam. Et le modèle d'une rupture politique valant immédiatement pour tous est bien sûr Octobre 17. Mais on voit bien que ce qui soutenait cette idée de généralité, c'était le postulat d'existence d'un Tout (Histoire mondiale) à même de récollecter l'extension de tous les cas.
Pour ma part, et surtout pour celle qui concerne le musicien (attention à ne pas rabattre intellectualité politique et intellectualité musicale, comme si leurs catégories étaient les mêmes), ce serait par rapport à l'idée de généralisation que je prendrais plutôt mes distances, en retrouvant bien sûr en ce point le thème mallarméen de l'action restreinte prise non pas comme action sans ambition autre que locale mais comme action singulière, s'assumant comme la seule voie d'accès à l'universel, c'est-à-dire d'accès au pour quiconque.
Sur toutes ces questions, Schoenberg était à l'évidence partagé. Arnold Schoenberg avait déclaré qu'avec le dodécaphonisme il avait assuré le triomphe de la musique allemande pour les cent prochaines années. On a l'impression qu'Arnold Schoenberg déclare ainsi son ambition de créer une configuration musicale habitable, stable ; et puis d'un autre côté, il y a dans son oeuvre un travail qui relève d'une tout autre thématique : non pas créer une configuration sédentaire mais effectuer une traversée, ce qui renvoie toujours chez lui à l'image de Moïse, celui qui traverse une situation, celui qui rêve sans doute d'une terre promise à habiter mais qui s'arrêtera immanquablement sur son seuil.
Il n'y a pas que les gens qui doivent choisir entre habiter ou traverser les situations historiques dans lesquelles ils se trouvent pris. Il y a aussi les oeuvres musicales qui ont le même type de dilemme au regard des situations sonores tant constituées que constituantes qu'elles traitent. Si on pense que les oeuvres de Schoenberg tentaient de créer des situations musicalement habitables, alors les critiques de Boulez à leur endroit étaient valides. Mon propos est, à l'inverse, de penser ces oeuvres comme une traversée des situations qui la composent, et une traversée qui cette fois se conçoit sans terre promise à l'horizon, c'est-à-dire sans lieu habitable au-delà d'elle, sans utopie, une traversée qui se soutient d'elle-même et non d'un but en dehors d'elle.
Il est clair que l'homme Arnold Schoenberg était partagé (autant que son oeuvre, mais autrement) entre ces figures de l'habitable ou de la traversée, du sédentaire ou du nomade.

H : Ce qui soutient votre livre c'est l'idée que la musique, c'est une pensée ; et que les oeuvres sont le réel de cette pensée et non l'effet d'une pensée qui serait celle du compositeur. C'est là une proposition philosophique. Quel est votre rapport à la philosophie ? Quel est le rapport de l'intellectualité avec la philosophie ?

FN : Je suis un ami de la philosophie d'Alain Badiou. Cette philosophie est pour moi un repère extrêmement important dans la situation de la pensée aujourd'hui. Il est clair que certains énoncés que j'emploie se situent à la frontière de la philosophie et de l'intellectualité musicale. Par exemple, quand j'emploie le mot sujet, je ne le définis pas. Je ne définis pas plus celui de musique mais cela ne signifie pas la même chose. Ne pas définir la musique quand on est musicien est habituel. Ne pas définir le mot sujet l'est moins. C'est en fait une catégorie que je trouve à l'oeuvre dans les discours musiciens auxquels je réponds et que j'utilise pour mon propre compte parce qu'elle m'aide à travailler.
Je m'intéresse à la philosophie d'Alain Badiou de très près, mesurant ainsi d'autant mieux ce que voudrait dire pour moi faire de la philosophie, ce que je pourrais faire mais ne fais pas, par décision consciente pour mieux me consacrer à la composition et l'intellectualité musicales. Mais il n'est pas si facile de toujours séparer ce qui relève de la philosophie et ce qui relève de l'intellectualité musicale, ne serait-ce que parce que toute intellectualité musicale a nécessairement rapport à d'autres intellectualités.

H : Vous considérez donc la philosophie comme une intellectualité.

FN : Non, pas exactement si l'on entend par intellectualité une pratique qui nécessite la complémentation d'un épithète : intellectualité politique, poétique Parler d'intellectualité philosophique n'aurait ici pas grand sens car on ne voit pas bien ce que serait une pratique de la philosophie qui ferait l'économie de l'intellectualité (alors que c'est courant en musique).
Mais ces questions sont difficiles à traiter de l'intérieur de l'intellectualité musicale parce que j'essaie ici de parler de l'intérieur de la musique. Par exemple, de ce point de vue, la catégorie d'Art n'a guère de pertinence et me semble relever de la pensée philosophique beaucoup plus que de l'intellectualité musicale. J'ai personnellement rapport à d'autres arts que la musique : la poésie avant tout, l'architecture aussi, le cinéma bien sûr mais bien d'autres arts ne me requièrent guère et je ne ressens nullement l'exigence de les penser, moins encore de penser ce que peut être l'art « en général ». Il me semble que cela, c'est la philosophie qui s'en occupe. L'intellectualité musicale s'occupe de musique, pas de « l'Art »

H : L'énoncé l'art est une pensée est donc un énoncé philosophique. Mais vous énoncez la musique est une pensée

FN : Ça, c'est un énoncé de l'intellectualité musicale et pas de la philosophie.

H : Oui mais c'est un énoncé fortement appuyé, pour ne pas dire plus, sur un énoncé philosophique.

FN : Appuyé, je ne sais pas si c'est le terme. En tous les cas, il est en rapport, en interlocution, avec la philosophie.
Il me semble que la philosophie dira : « l'art est une pensée », ou « tout art est une pensée » plutôt que « la musique est une pensée ». Une phrase rencontrée dans la bouche ou sous la plume d'un philosophe n'est pas ipso facto constituée en énoncé philosophique ! Un énoncé proprement philosophique aura d'autres exigences que celle de relever la dimension de pensée dans un art donné. Il proposera par exemple de penser telle corrélation entre tel art et telle science en vue de dégager tel temps de la pensée.
Bien sûr, je n'ai pas à décider à la place des philosophes ce qu'ils disent ou non mais je tiens qu'un musicien est en droit de compter sur ses propres forces pour soutenir que la musique est une pensée sans avoir besoin pour cela de recourir au discours philosophique, et je ne crois pas que les philosophes nous disputent d'ailleurs d'aucune façon ce droit ! En tous les cas, si une philosophie énonçait philosophiquement « la musique est une pensée », je tiendrais qu'il s'agirait alors là d'un énoncé différent du mien, de celui d'une intellectualité musicale donc, par-delà la stricte équivalence des termes et de la phrase, car leur cohérence ne serait pas du tout la même. Pour préciser, repartons de l'énoncé philosophique : « l'art est une pensée » ; dans cet énoncé et dans l'énoncé de l'intellectualité musicale - « la musique est une pensée » - le mot pensée n'a pas exactement le même sens. On pourrait thématiser cette différence en disant que pensée dans le premier énoncé est un concept alors que dans le second il est une catégorie. J'essaie ce faisant de délimiter les choses de l'intérieur de mon propos, et je n'ai pas nécessairement à « conceptualiser » (opération philosophique !) la différence entre concept et catégorie. Qu'on me laisse le droit de faire opérer les mots dans une cohérence d'un autre type que philosophique. Quand je dis la musique est une pensée, c'est pour m'opposer, dans les termes même d'un débat entre musiciens, à l'idée de la musique comme pur jeu sensuel, comme dispensatrice d'objets présentés à la jouissance d'un individu ou, à l'inverse, comme communiquant une information ; dans tous les cas comme pratique utilitaire.

H : Il y a la même question avec la catégorie ou le concept de sujet, puisque vous parlez de musicien-sujet et de sujet musical concernant l'oeuvre elle-même.

FN : Il est vrai que j'utilise dans ce livre la catégorie de sujet de manière parfois un peu imprudente car sans me soucier d'une délimitation précise d'avec le concept philosophique de sujet. Je l'ai fait car la catégorie de sujet est omniprésente dans le discours musicien, et pas seulement en raison de l'influence d'Adorno sur ce discours. Peut-être que l'intellectualité musicale que je déploie devra dans l'avenir tenter plus rigoureusement de s'en passer. Il est vrai que c'est une catégorie que ne peut pas fonder l'intellectualité musicale et qui « circule » entre différentes intellectualités, mais en même temps je ne pense pas que l'intellectualité musicale doive trop se méfier de la circulation d'un certain nombre de catégories, parce que somme toute, quand on travaille, il faut bien faire avec ce que l'on a, et le point important reste ce que l'on en fait. L'intellectualité musicale ne doit pas prétendre à une « pureté » de ses énoncés ; elle peut travailler avec des catégories venues d'ailleurs.
Pour en revenir à la catégorie de sujet que je n'établis pas, mon objectif était de sortir de la confrontation entre le compositeur et son oeuvre. L'enjeu pour moi était d'établir un espace où penser que c'est l'oeuvre elle-même qui pense, que l'enjeu réel, c'est l'oeuvre. En musique on est encombré par la tripartition de Molino (poïétique, niveau neutre, esthésique), par la « théorie » de la communication, par des discours où tout ce qui est caractérisable comme pensée est renvoyé à la figure psychologique de l'individu, somme toute à une vieille vision psychologique du sujet comme individu. Il faut quand même rompre avec cela (du type : Schoenberg, sa vie et son oeuvre !) sans pour autant s'embarquer dans la musicologie positiviste qui va circonscrire ses objets, cumuler les savoirs, et se contenter de décrire l'état des choses. C'est à tout cela que me sert la catégorie de sujet, et en particulier à soutenir que l'oeuvre musicale est en elle-même un geste apte à couper dans une situation. Aujourd'hui, chaque fois que vous affirmez l'ambition de rompre en un point avec une situation, on vous objecte que tout coagule et qu'on ne saurait se détacher en quelque manière que ce soit de l'état existant des choses. On vous accorderait à la rigueur l'utopie d'une révolution générale mettant « tout » à l'envers mais on vous interdit d'ambitionner la rupture en un point, la coupure locale, l'action restreinte. Et l'on vous accuse alors de totalitarisme, de dogmatisme ou de nostalgique de l'Absolu. Et ce « vous » ne désigne pas seulement des individus mais aussi et avant tout des oeuvres. Je tiens que si l'oeuvre adhère bien à une situation, en même temps elle s'en détache par ses propres décisions. Et c'est cela que je tente de traquer, de cerner, de discerner. C'est à épingler cela que me sert la catégorie de sujet appliquée à l'oeuvre musicale.

H : Si l'on pense l'oeuvre comme sujet musical, comment penser la subjectivation de l'oeuvre ?

FN : Je vous renvoie à la conférence Horlieu sur Gerard Manley Hopkins : la subjectivation c'est l'intension (avec un s : l'instress d'Hopkins). Il est essentiel de considérer qu'une oeuvre a un devoir-dire et un vouloir-dire qui sont sa subjectivation propre et, plus encore, son procès subjectif. Il est clair qu'une oeuvre musicale est inscrite dans une situation musicale en même temps qu'elle y pose ses actes propres. Prenons par exemple les dernières symphonies de Haydn. Elles bénéficient clairement de la tonalité, mais ne la créent pas : elles s'y inscrivent. Si l'on écoute alors les introductions de ces symphonies (comme de certains quatuors), on entend bien, dans le jeu entre l'introduction et l'apparition du premier thème, comment la tonalité travaille au point même où la surprise va inscrire la subjectivation propre de l'oeuvre. Je ne vois pas comment catégoriser cela autrement. Il y a dès le départ une subjectivation à l'oeuvre à travers l'opposition entre l'introduction lente et l'effet de surgissement qu'il y a dans l'allegro ; cette subjectivation est ici une évidence sensible. Qu'ensuite il y ait un procès subjectif, un travail pour devoir-dire quelque chose, pour se tenir dans les conséquences de ce que l'on a posé (on sent ensuite très bien que l'oeuvre est enchaînée à ses propres décisions liminaires), c'est une chose qui a également une immédiate réalité sensible. Il y a des bifurcations notables dans le cours de l'oeuvre qui sont la présentation par l'oeuvre de ses propres choix stratégiques. De même qu'une pensée axiomatique pose des décisions liminaires puis met en oeuvre une stratégie qui va orienter ses démonstrations, de même une oeuvre expose décisions et stratégie, subjectivation et procès subjectif dont il est alors pleinement légitimes de dire qu'ils sont à l'oeuvre. Ceci vaut pour toute oeuvre musicale. Le pour soi y opère bien, mais c'est moins un pour l'oeuvre qu'un pour la musique. Car le soi c'est ici celui de la musique plutôt que de l'oeuvre. C'est là une dimension capitale que d'arriver à écouter comment une oeuvre poursuit la musique à sa manière propre. Ce pour soi est à l'oeuvre au sens propre : le pour-la-musique est à l'oeuvre. Toute oeuvre musicale porte elle-même, de l'intérieur d'elle-même, une telle détermination subjective sur ce qu'est la musique qu'elle met en oeuvre.

H : Vous écrivez « il est possible et nécessaire d'immanentiser la quasi intégralité des soucis de Schoenberg ». N'y a-t-il pas là le danger d'annuler des tensions (avec la politique, le religieux) qui animent l'oeuvre, la nourrissent ?

FN : L'immanence dont je parle est une immanence de la pensée. On peut en un point introduire une décision de pensée ou un énoncé, en tirer des conséquences et constituer des champs d'immanence. Mais l'immanence n'est pas une autarcie ! L'immanence musicale n'est pas une fortification mettant la musique à l'abri de toute influence extérieure. C'est seulement la constitution et la découpe d'un en soi et d'un pour soi qu'il peut y avoir alors lieu de rapporter à d'autres en soi et pour soi

H : La difficulté vient du fait de penser l'oeuvre comme le réel de la pensée et non son effet.

FN : Est-ce vraiment une difficulté ? Si on pense à rebours l'oeuvre comme un effet de la pensée, alors de quelle pensée est-elle l'effet ? Si l'on répond : la pensée du compositeur, on n'a en fait rien dit car qu'est-ce alors que la pensée du compositeur en dehors de ce que l'oeuvre a fixé ? Celle de l'individu, fait de bric et de broc ? Et comment alors discerne-t-on dans son activité cérébrale touffue ce qui relève d'une pensée musicale proprement dit de ce qui relève de sa vie affective et sentimentale, de ses soucis quotidiens ? La réflexion devient alors condamnée aux sciences sociales (psychologie, sociologie, histoire, anthropologie, ethnologie) qui n'éclaireront en rien le point qui m'importe : l'existence d'actes de pensée qui n'adhèrent pas à leur contexte. Et l'oeuvre musicale est bien telle : elle n'adhère pas en tout point à son contexte, qu'il soit pensé comme la situation musicale où elle s'inscrit ou, poïétiquement, comme le compositeur qui l'a engendrée. La seule pensée musicale en actes, c'est l'oeuvre et c'est à cela qu'il convient de se tenir, y compris si l'on voulait, ce qui n'est pas mon cas, éclairer la manière dont la figure individuelle du compositeur a été confrontée à la pensée musicale.

H : Quand vous proposez de concevoir la sensation, dont le nud avec la construction et l'expression fait toute oeuvre, comme n'étant pas la perception, ce qui objectiverait l'oeuvre qui ne serait plus alors une pensée, vous construisez là un opérateur d'immanentisation.

FN : Il s'agit en effet de mettre l'accent sur la dimension sensible de l'oeuvre non pas comme une apparence adressée à un auditeur préexistant qui viendrait la rencontrer de l'extérieur mais comme une opération pour soi de l'oeuvre elle-même. La sensation, en tant qu'elle oriente l'oeuvre vers une écoute, est immanente à l'oeuvre en ce que l'écoute musicale elle-même doit ici être pensée comme pratiquée par l'oeuvre elle-même plutôt que comme sa réception exogène. C'est en ce sens que j'essaye de distinguer l'écoute non seulement de la perception mais aussi de l'audition.

H : Toute oeuvre, posez-vous, est le nud de la sensation, d'une construction et d'une expression. Lorsque vous dites de la sensation qu'elle est « la manière dont l'oeuvre musicale se déploie en une matière sonore et sensible », que faites-vous alors des catégories de construction et d'expression ? N'entrent-elles pas dans le sensible ?

FN : Je me suis demandé si cette troisième dimension de l'oeuvre avait été correctement nommée par sensation. J'aurai maintenant tendance à employer une autre catégorie et à parler désormais d'introjection en considérant alors que la sensation serait en fait le nud des trois : de la construction, de l'expression et de l'introjection. Il est vrai que la manière dont j'ai nommé le troisième terme est donc discutable.
Quand je dis sensation, il faut bien comprendre que ce terme s'oppose au sensuel, au pur jeu des sens. Dans ce livre, la catégorie de sensation recouvre deux choses un peu différentes qu'il faudrait sans doute mieux distinguer qui est d'abord la capacité de l'oeuvre d'introjecter l'excès qu'elle porte elle-même au lieu simplement de le construire ou de l'exprimer, la capacité de le faire travailler de l'intérieur d'elle-même ; et puis un autre aspect de la sensation est de nommer comment tout ceci opère au regard d'une écoute possible. Il faudrait peut-être déplier ce mot de sensation (comme sans doute le mot diagonal) car il conjoint deux notions ou deux catégories qu'il faudrait séparer.
La sensation comme nud constitue ce qui est offert à l'écoute. Cette catégorie de sensation désigne l'oeuvre comme pensée sensible disposée pour l'écoute. La pensée musicale est en effet une pensée à la fois qui s'écoute et une pensée de ce que veut dire qu'écouter. Que pour ça elle ait besoin d'une écriture c'est sa force propre, mais le terme de sensation vient rattacher la musique à sa réalité sensible.

H : Vous faites de ce que vous appelez le « moment favori » ce qui, à même l'oeuvre, est la marque du sujet. Peut-on concevoir une oeuvre sans moment favori ? Que faudrait-il alors en penser ?

FN : Le moment favori dépend d'une interprétation au sens musical du terme. Si une oeuvre n'a pas (encore) de moment-faveur, c'est peut-être qu'elle attend toujours une interprétation qui fasse apparaître son moment favori et ce faisant la révèle à elle-même en révélant sa puissance musicale propre.

H : Le paradoxe c'est que c'est Boulez, le tenant du « Schoenberg est mort », qui vous aura fait entendre le moment favori dans Farben.

FN : Bien sûr. Là on retrouve le principe que l'oeuvre excède le musicien. Boulez qui est un immense musicien, quand il réalise la musique avec toute sa sensibilité, sa force et sa puissance musicales fait apparaître quelque chose qui est en excès par rapport à sa propre théorie de la chose. Donc la première chose que l'on peut dire, c'est que la sensation du moment favori est absolument dépendante d'une interprétation. J'en donne dans le livre la démonstration à propos de Farben.
La deuxième chose, c'est qu'un moment favori, on ne peut pas en limiter la résonance au seul moment où il est joué. On pourrait ainsi imaginer qu'un moment favori dans une oeuvre de Schoenberg rejaillisse sur d'autres oeuvres du même compositeur. Et c'est là, d'ailleurs, tout l'intérêt des situations de concert que de mettre ainsi en rapport sensible des oeuvres musicales. Il n'y a donc pas de dogmes à soutenir sur ce point. Mon souci est de saisir qu'il y a, à un moment donné, quelque chose qui se passe, qui illumine ou génère l'écoute. Mais la capacité de générer l'écoute peut opérer bien au-delà du moment chronologique. Une oeuvre peut bénéficier du moment favori provenant d'une autre oeuvre. Le moment favori, s'il n'est pas un événement proprement dit, est quelque chose qui advient ; c'est comme une ouverture de l'intérieur de l'oeuvre à un endroit donné, quelque chose se dépliant qui avant était refermé.

H : Vous énoncez qu'il ne peut y avoir plus d'un moment favori par oeuvre ; on pourrait vous reprocher alors de théologiser le moment favori.

FN : Il est vrai que j'essaie de penser les choses sur la musique en tenant sur certaines figures de l'un. J'attache par exemple beaucoup d'importance à l'unité de l'oeuvre. La manière dont l'oeuvre est capable de faire un me semble un souci très important pour l'oeuvre elle-même. Je ne pense pas qu'il faille s'en débarrasser trop aisément en disant qu'elle opère dans le multiple, parce que musicalement cela justifie le triomphe des « pièces » c'est-à-dire de morceaux de musique sans enjeux immanents. Je dirai que ce qui est théologique c'est l'union c'est-à-dire l'idée de considérer qu'il y a une unité entre les différentes manières de faire des unités. Ça devient théologique quand on scelle le un par le haut, quand on tient que les diverses manières de faire un sont elles-mêmes comptées pour un quelque part et plus particulièrement du point d'une figure du Tout. C'est cela que j'appelle l'union. Le théologique consiste me semble-t-il à tenir une unicité de l'Un et à assurer cette unicité de l'un (ainsi promu Un) par sa corrélation à un Tout. En ce sens là je ne pense pas théologiser l'unité requise de l'oeuvre.
Par exemple la manière dont l'audition fait un de l'oeuvre n'est pas la même que celle de l'écoute : l'écoute en tant qu'elle procède justement d'un moment favori va traverser toute l'oeuvre et à partir de là va tramer une unité de l'oeuvre qui n'a rien à voir avec l'unité produite par l'audition. Je ne pense pas qu'il y ait alors d'Un supérieur qui unifierait l'unité propre de l'écoute et l'unité spécifique de l'audition. Je théologiserais, en fait, si je posais cet Un supérieur mais je ne le fais pas. Il y a une sorte de feuilleté d'uns qui n'est pas lui-même unifié. De même l'un de la partition n'est pas le même que l'un de l'écoute et justement il ne s'agit pas d'unifier ces unités. Le propos du sérialisme (« L'écoute doit suivre l'écriture ») consistait à tenir que l'un de l'écriture doit normer les autres modalités d'un et que la manière dont l'écriture fait un de la partition doit prescrire les autres formes d'unité. Je considère au contraire qu'une oeuvre a plusieurs manières d'être une qui ne sont pas entre elles unifiées. L'unité qui est décisive pour la pensée musicale, à mon sens c'est l'unité de l'écoute (ou unité de la sensation) et c'est elle qui musicalement décide en dernière instance de l'oeuvre. Mais ce n'est pas pour autant cette unité par l'écoute qui peut et doit définir l'unité de l'oeuvre par l'écriture. Il se passe dans l'écriture plein de choses très importantes mais qui ne s'entendent pas et qui ne relèvent pas plus d'une fonctionnalité en vue de l'écoute. Cette diversité, ce feuilleté d'unités, c'est ce qui va faire l'épaisseur de l'oeuvre, y compris le déploiement propre d'un inconscient.

H : Schoenberg était très attaché à l'idée de l'oeuvre comme totalité. Le moment favori ne fait-il pas « tomber » l'oeuvre comme totalité ?

FN : Il faut préciser plusieurs choses. Si je renvoie la catégorie de totalité à l'activité d'audition et si en ce sens je la déqualifie (pour l'écoute du moins), c'est pour faire émerger la catégorie de globalité. Deuxièmement la position du musicien Arnold Schoenberg varie selon les époques ; or mon souci c'est celui de l'oeuvre Schoenberg beaucoup plus que celle du musicien Arnold. Il ne s'agit pas d'être fidèle à ce que Arnold Schoenberg a pu, à tel ou tel moment, dire de son propre souci de compositeur. Il ne s'agit pas d'un ouvrage musicologique sur un compositeur ; il s'agit d'essayer de ressaisir ce qu'une oeuvre propose comme contenu de pensée. Il est vrai qu'Arnold Schoenberg - mais c'était aussi le fait de son époque - formulait toutes ces questions dans des termes où la totalité avait un grand rôle. Mais si on traite de l'oeuvre, celle-ci a une capacité de surplomber son époque beaucoup plus grande que celle d'Arnold Schoenberg. Avec le moment favori je pense mettre le doigt sur quelque chose qui donne sa cohérence à l'oeuvre elle-même. Il est vrai que cette catégorie de moment favori ne se trouve pas dans la théorie de Schoenberg.
Par contre, je prends au sérieux des critiques qui ont été formulées sur le nom même de moment favori, critiques qui m'amèneraient à proposer plutôt aujourd'hui le nom de moment-faveur parce qu'il est vrai que ce moment est avant tout un moment favorable (s'entend un moment où la musique se donne comme faveur) là où le terme de moment favori pourrait laisser croire que chacun choisit ad libitum son moment dans l'oeuvre. Le nom de moment-faveur conjoint alors l'idée d'un moment favorable (objectivement dispensé) et d'un moment favori (subjectivement identifié). La question est alors : est-ce que cette notion donne aujourd'hui une intelligence des oeuvres musicales ?

H : « Le style diagonal, écrivez-vous, procède à cette opération singulière de présenter, selon la loi d'un moment spécifique (le moment favori), une présence dispersée et erratique, répartie sur toute l'étendue de l'oeuvre » (104). La catégorie de diagonal porte à la fois sur le moment et sur le style de pensée.

FN : Oui. Cette bivalence de la catégorie de diagonal(e) qui porte à la fois sur le moment et sur le style de pensée pose en effet un problème.

H : Peut-on dire que le style diagonal caractérise une séquence. Au fond, pour reprendre la catégorie d'Alain Badiou, peut-on parler de nouvelle configuration ?

FN : Dans mon livre l'idée d'un style diagonal de pensée ne recouvre pas l'idée d'une configuration artistique au sens où Alain Badiou l'a avancée : le style diagonal ne préfigure nul ensemble d'uvres susceptible d'établir une configuration musicale. En ce sens le mot style n'a pas ici le même sens que dans le syntagme style classique tel que Charles Rosen en a parlé. C'est en ce sens que le style diagonal de pensée peut être dit diagonal aux styles historiques répertoriés Style veut plutôt dire ici un mode musical de pensée.

H : Peut-on pour autant dire avec François Wahl, qu'avec Schoenberg, le geste musical est mis à nu. Comme si avec Schoenberg, ce geste musical comme geste diagonal, que l'on rencontrerait de manière encore disséminée dans les oeuvres antécédentes (ce que peut-être vous appelez les primitifs) était cette fois dévoilé. Ne perdrait-on pas alors la singularité de Schoenberg ?

FN : Si je comprends bien votre question, vous me demandez si le rapport entre Schoenberg et ceux que j'appelle « les primitifs du style diagonal de pensée » est un rapport de mise au jour, d'élucidation, de dévoilement ? S'il est vrai que cette dimension de « mise à nu » est bien active, elle ne suffit pas à caractériser ce qui se passe avec Schoenberg ne serait-ce que parce que la situation musicale a été complètement bouleversée entre son temps et celui des primitifs évoqués (sans ordre chronologique : Haydn, Bach, Schumann). Il est vrai qu'il y a une radicalité nouvelle du geste de pensée chez Schoenberg mais les circonstances musicales l'exigeaient. Vous me direz : elles ont changé à raison des oeuvres antérieures, y compris celles des primitifs, ce qui est vrai. Mais je ne suis pas sûr qu'on soit en état de penser une histoire complète de toutes ces évolutions. Sans doute les situations musicales évoluent-elles à mesure des oeuvres qui y interviennent et en déplacent les termes mais également à mesure d'autres facteurs, plus hasardeux, plus exogènes. De ce point de vue, l'histoire musicale en soi ne m'intéresse guère. Ce qui m'importe, c'est de repérer des lignes de force, des sortes de champ magnétique qui polarisent les subjectivités musicales, de faire apparaître les parti pris (décisions, stratégies) qui irradient les oeuvres elles-mêmes, de dégager les conditions pour que ces subjectivités musicales déploient leur ambition et leur vertu (au sens spinoziste du terme).
Par ailleurs, évoquer un dévoilement rejoint une idée somme toute assez courante sur l'art du XX° siècle : l'idée qu'il y a eu dans ce siècle une sorte de mise à nu des conditions fondamentales de l'art qui opéraient précédemment. L'art du siècle exhiberait ce qui avant était dissimulé ou du moins n'apparaissait pas immédiatement. Il est vrai qu'à écouter une oeuvre de Schoenberg, on ne peut pas échapper au sentiment que l'oeuvre veut quelque chose, que l'oeuvre adopte une sorte d'héroïsme musical qui se refuse constamment à s'installer dans une jouissance sonore, une complaisance pour ses effets, un déploiement de ses résultats, une magnificence des situations qu'elle a composées, tout simplement à profiter d'une beauté pourtant parfois laborieusement conquise. Il y a dans les grandes oeuvres de Schoenberg l'idée qu'il s'agit d'outrepasser cette beauté. Cette dimension d'outrepassement (que j'ai cru pouvoir nommer, à la suite d'une longue tradition, du mot de sublime) est plus à nu dans une oeuvre de Schoenberg que dans une oeuvre de Bach quoique je pense par ailleurs que cette dernière porte elle-même de manière sensible et manifeste ce même type de volonté. La différence c'est que dans une oeuvre de Bach la possibilité d'un tel outrepassement semble être donné à l'oeuvre comme un préalable alors que dans une oeuvre de Schoenberg, il s'agit à l'évidence d'une conquête permanente : l'oeuvre de Schoenberg est menacée de retomber dans quelque chose qui ne serait plus à hauteur du propos musical. Je suis toujours frappé que lorsque démarre une oeuvre de Bach, on a le sentiment qu'elle est appuyée sur une sorte d'élan qui lui est déjà donné, sur un principe affirmatif de loi, sur un vouloir-être qui capte aussitôt l'oeuvre et la propulse en avant d'elle-même. D'où le sentiment que l'oeuvre de Bach bénéficie dès son départ d'une sorte d'élan général donné par toute la situation musicale alors qu'il est vrai qu'une oeuvre de Schoenberg ne se présente pas ainsi mais apparaît beaucoup plus laborieuse, dans un effort pour assurer la persistance de sa propre subjectivation. En ce sens là les choses sont plus présentées comme telles chez Schoenberg que chez Bach.

H : Avec le style diagonal, le vouloir-la-musique est explicitement présent dans le moment favori. Si vouloir Schoenberg c'est vouloir le style diagonal et que ce dernier correspond à l'existence d'un vouloir-l'oeuvre explicitement présent en un moment, peut-on dire alors que vouloir Schoenberg, c'est vouloir le vouloir la musique ?

FN : Oui on peut dire ça, mais c'est malgré tout forcer le trait. On ne pourrait dire qu'il s'agit de vouloir le vouloir qu'en donnant un sens légèrement différent aux deux occurrences du mot vouloir dans le syntagme, en déplaçant le sens du vouloir d'une place à l'autre en sorte de ne pas faire de cette expression une réflexion du vouloir, ou un vouloir avec exposant (un vouloir au carré, un vouloir2) comme aurait dit Jankélévitch. Le premier vouloir pourrait être alors dit un « vouloir l'oeuvre » quand le second serait un « vouloir la musique » ce qui conduirait à préciser qu'il s'agit, dans ce second vouloir, d'un vouloir pratiqué cette fois par l'oeuvre ce qui, au total, désignerait qu'il s'agit de vouloir une oeuvre qui veut elle-même la musique.

H : Cette volonté explicitement à l'oeuvre dans le moment favori ne serait-elle pas ce qui contraint à repenser l'unité de l'oeuvre comme si l'oeuvre elle-même était menacée par sa propre volonté d'être ?

FN : Oui. C'est la question des résultats du vouloir. Le vouloir, c'est la subjectivation alors que la question de l'unité, c'est le procès subjectif. Est-ce qu'une subjectivation qui traverse est capable à elle seule de découper une séquence donnée ? La subjectivation pure, c'est en effet assez limité ; c'est avant tout la dimension de l'hystérie et cela donnerait une oeuvre qui serait constamment dans la crête maximale d'elle-même, sans aucune assurance qu'elle a su transformer effectivement quelque chose. Il est vrai qu'une oeuvre moderne est peu assurée du type de procès qu'elle a su établir alors qu'une oeuvre de Bach engage une confiance donnée dès le départ dans le fait qu'une séquence d'un procès subjectif peut être établie avec les ressources dont l'oeuvre hérite. C'est très frappant quand on regarde les chorals de Bach : il y a une confiance liminaire dans le fait que, oui, il est possible de découper des séquences significatives. l'oeuvre moderne n'a plus cette assurance.
Il y a un terme qu'Alain Badiou a réintroduit récemment dans le débat philosophique et que je trouve pertinent à ce propos, c'est le concept de transcendantal. On pourrait dire en effet qu'opère dans chaque oeuvre de Bach une confiance dans le transcendantal de la situation musicale (situation thématique, tonale et métrique). C'est là une confiance donnée par la situation elle-même et qui est une condition pour déployer subjectivation et procès subjectif plutôt qu'elle n'est produite ou engendrée par l'oeuvre. C'est pour l'oeuvre une sorte de donation liminaire par la situation elle-même. Dans l'oeuvre de Schoenberg, ce type de confiance n'existe plus vraiment. On a le sentiment qu'il n'y a plus de transcendantal clairement donné par la situation musicale et une des gageures de l'oeuvre sera de constituer petit à petit les conditions pour qu'un tel transcendantal puisse malgré tout s'affirmer. On est alors ici dans une tension beaucoup plus immédiate. Et c'est, je pense, ce qui fait que beaucoup de gens ont du mal à supporter l'oeuvre de Schoenberg

H : Ils doivent inscrire leur écoute dans un vouloir. Ils doivent décider quelque chose pour eux. La musique n'est alors plus « consommable ».

FN : Oui, et surtout ils doivent supporter l'oeuvre musicale au sens du gerere latin, qui est celui d'un assumer. Ceci met l'auditeur dans une posture subjective très instable.

H : C'est ce qui fait écrire à François Wahl que « cette musique s'impose sans savoir accueillir » et que « la musique chez Schoenberg échoue à être heureuse ».

FN : C'est très vrai mais c'est aussi pour cela que l'oeuvre de Schoenberg est une proposition très stimulante. C'est aussi pour cela que je trouve cette oeuvre très ouverte (et sans retomber pour cela dans un pathos heideggerien de l'ouvert). Cette oeuvre reste une proposition pour notre temps musical. Pour un compositeur c'est là quelque chose qui s'entend, et quelque chose qui donne confiance.