Geste et figure

dans Pourtant si proche

de François Nicolas

 

 

 

 

par Makis SOLOMOS

 

 


"La musique vous retient après vous avoir saisi à mesure non d'un triomphe mais plutôt d'une constance dans sa fragilité, d'une permanence dans son éclat".

François Nicolas, "Pour la beauté du geste".


 

 

 

Pourtant si proche s'inscrit dans une époque musicale qui pose à nouveau le problème de la "présence", de l'affirmation, d'une certaine positivité de la chose musicale. Après l'ère sérielle, qui mettait en oeuvre le "thème aussi bien hégélien que mallarméen de la négativité créatrice" (1), on a vu fleurir des compositions qui en prenaient l'exact contre-pied et cherchaient à se résorber dans la pure présence, dans une quasi corporéité de la musique. François Nicolas, en prônant le maintien de la notion d'écriture, n'a pas cédé à cette tentation, sans pour autant rejeter la nécessité d'un certain retour à la positivité ; pour être plus exact, sa musique tente, me semble-t-il, d'instaurer une réflexion sur le rapport entre la présence et l'absence, le positif et le négatif, le visible et l'invisible, réflexion qui, de nos jours, est devenue nécessaire.

Ecrite pour deux pianos et créée en novembre 1994 à Radio France dans le cadre d'un festival en hommage à Michel Philippot (à laquelle elle est dédiée), Pourtant si proche, qui sera brièvement analysée ici (2), n'est pas sans affinités avec deux autres oeuvres de François Nicolas : Dans la distance (pour 12 instrumentistes, deux voix et dispositif électroacoustique, créée à l'IRCAM en février 1994), qui lui est antérieure et Des infinis subtils (pour piano, 1995) qui en est &laqno;dérivée» (3) - une analyse plus approfondie devrait tenir compte de ces affinités. Par ailleurs, pour débattre du rapport de la présence et de l'absence, je me centrerai sur un des aspects de Pourtant si proche, la dialectique geste-figure. Mais de nombreux autres aspects mériteraient une analyse détaillée, entre autres : le travail sur la résonance, aussi bien physique que prise dans un sens plus métaphorique (rapport notamment entre les deux pianos) ; l'élaboration d'une palette de cinq tempi, qui, parce qu'indiqués par des rapports (l'unité métronomique n'étant pas fixée), laisse une certaine latitude à l'interprétation (la durée de la pièce peut aller de onze à quinze minutes) ; plus généralement, la combinaison d'une extrême rigueur et d'une grande fluidité - la métaphore du compositeur étant ici celle du &laqno;rêve» (4).

 

 

Les gestes de Pourtant si proche

 

L'affirmation, la présence, la positivité se manifestent dans Pourtant si proche par le geste. L'oeuvre peut d'ailleurs être appréhendée comme une étude sur celui-ci. Il serait difficile de fournir d'emblée une définition du geste valant pour Pourtant si proche. Disons, pour simplifier, qu'il s'agit d'entités sonores clairement cernées et caractérisées, et qui - c'est ici que se loge l'élément de la présence - sont perçues comme telles. François Nicolas définit quatre gestes qu'il désigne en utilisant des noms très évocateurs : gestes &laqno;rêveur», &laqno;fluide», &laqno;lent» et &laqno;jazz». L'oeuvre entière, à l'exception de zones de transition (ainsi que du geste cadentiel ultime) est fondée sur leur combinatoire, chaque geste revenant huit fois (seul le geste &laqno;lent» n'apparaît que sept fois). Voici la succession des gestes (ils sont désignés par leurs initiales ; &laqno;I» indique les transitions, en général très brèves ; les lettres A, B, C et D correspondent aux quatre grandes parties ; enfin, sont donnés les numéros des pages de la partition) :

Forme Gestes Pages
A R1 1
I 2
F1 3
L1 7
I 8
J1 8
I 9
R2 10
I 11
F2 11
I 13
J2 14
I 15
L2 15
I 16
R3 17
J3 19
I 19
F3 20
B L3 23
R4 24
I 25
J4 25
I 27
L4 27
I 28
C F4 29
I 33
R5 33
L5 35
I 36
J5 36
I 37
F5 38
D R6 41
I 42
L6 42
I 43
F6 44
J6 47
I 48
R7 49
I 50
F7 50
L7 53
J7 54
I 55
R8 55
I 56
F8 57
J8 60
coda / 61

La définition de chacun des gestes s'opère par son caractère global, celui que son seul nom suffit à préciser, à condition de le compléter en ajoutant que &laqno;rêveur» signifie porté vers la résonance, &laqno;lent» une sorte de hocquet et &laqno;jazz» des mouvements très syncopés (&laqno;fluide» s'explicitant par lui même). Nous sommes ici dans le degré le plus prégnant de la présence, où le geste s'identifie au &laqno;visible» (à l'audible), donné d'un bloc, immédiatement identifié par la perception comme il a été dit. La théorisation du geste par François Nicolas confirme le propos musical de Pourtant si proche. En effet, dans &laqno;Pour la beauté du geste», il affirme que le geste ne se construit pas, mais s'obtient par ossaturation. La &laqno;construction» suppose, selon la métaphore mathématique qu'il propose, une &laqno;algèbre à topologiser» : on procède pas à pas, brique à brique, en progressant vers des &laqno;ensembles de plus en plus vastes tout en contrôlant le type de topologie sonore qui sera ensuite compatible avec cette structure algébrique». Par contre, avec l'»ossaturation», qu'il renvoie à l'»algèbre d'une topologie», &laqno;on travaille directement sur la forme à donner» et on calcule ensuite l'algèbre qui sera nécessaire à cette forme (5).

La question qui se pose alors est : comment produire des séquences différentes issues d'un même geste de base, en d'autres termes, comment le faire proliférer ? Pour ce faire, le compositeur définit un certain nombre de variables, dont les valeurs confirment le geste dans sa présence tout en le faisant proliférer. Il serait fastidieux d'énoncer les valeurs de toutes les variables pour tous les gestes. Je citerai seulement quatre variables (les plus prégnantes) : le tempo, le travail de pédale, la degré d'horizontalité ou de verticalité, la &laqno;figuration» (dans le sens boulezien du terme) et leurs valeurs pour le geste &laqno;rêveur» : tempo le plus lent parmi les cinq possibles ; pédale tenue ; &laqno;pas horizontal» (c'est-à-dire des sons tenus, attaqués en alternance par les deux pianos, consistant en des notes isolées, de simples intervalles ou, plus rarement, des accords) ; trilles, tremolos et petites notes pour la figuration. Nous pouvons ainsi comparer deux occurrences de ce geste :

On peut le constater aisément, le geste en question est nettement reconnaissable dans ces deux occurrences, tout en étant varié.

 

 

La figure de Pourtant si proche

 

La seconde question qui se pose, beaucoup plus cruciale et, surtout, beaucoup moins facile à traiter est : comment passer d'un geste à l'autre ? Une chose est certaine : le geste tel qu'il a été défini (avec une présence très forte) ne se développe pas, il ne peut s'enchaîner naturellement à un autre geste - seuls des procédés illusionnistes tels que la transformation continue pourraient le faire ; un geste à l'essence aussi concrète reste un univers clos sur lui-même, qui ne peut que se juxtaposer à un autre geste : le développement passerait en quelque sorte par la fragmentation du geste, lequel perdrait alors une partie de sa nature. On peut par contre envisager une succession de gestes comme un collier de perles : comme le souligne François Nicolas, on peut établir un parcours ""à-travers" la guirlande des gestes» (6) - l'expression &laqno;à-travers» renvoie à l'idée de &laqno;traversée» qui lui est chère (7). Ce qui va faire le lien entre les gestes en les traversant - ce qui, pour poursuivre la métaphore du collier de perles, constituera le collier lui-même -, est l'élément qui, dans Pourtant si proche, tempère la présence du geste (tel qu'il vient d'être défini) et nous amène du côté d'une certaine absence : la figure(8).

Parallèlement à sa problématique sur les gestes, Pourtant si proche a pour point de départ l'extrait suivant des Night Fantasies d'Elliot Carter (cet extrait est intégralement cité à la p.40 dans le geste &laqno;fluide» F5 : il constitue peut-être le modèle de base de ce geste) :

De ces mesures, François Nicolas, par une &laqno;opération analytique d'abstraction puis d'engendrement» (9), va déduire une figure cruciale pour l'oeuvre. Tout d'abord, il en extrait le rythme (en supprimant les silences ou en les remplaçant par des valeurs) :

Ensuite, il l'inscrit sur un diagramme qui porte en abscisses le temps et en ordonnées les valeurs rythmiques (mesurées selon leur fréquence par blanche pointée) :

Enfin, après simplification, il en déduit une figure plus abstraite, &laqno;aux fortes propriétés perceptives» (10), qu'il nomme crux en référence aux travaux de Kirkpatrick sur les sonates de Scarlatti (11) : (c.f. ci-contre)

Cette figure abstraite (au sens littéral du terme : abstraite d'un contenu musical concret), dans laquelle deux états d'abord écartés se rapprochent, se croisent et finissent par s'inverser, constitue le &laqno;collier» dont il était question et cela, à un double niveau, macroscopique et microscopique.

Au niveau de la forme globale de Pourtant si proche, la crux détermine le rapport entre les deux pianos, un rapport qui évolue de la façon suivante dans les quatre grandes parties de l'oeuvre : dans la première, ceux-ci sont distincts ; puis (p.23), ils tendent à se rapprocher ; ensuite (p.29), ils s'inversent ; enfin (p.41), ils se séparent à nouveau.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quant à la microforme, la figure de la crux constitue une des variables de trois des quatre gestes fondamentaux de Pourtant si proche : le geste &laqno;jazz» l'applique au niveau des attaques, celui &laqno;fluide» aux rythmes et celui &laqno;lent» aux dynamiques (12). Ecoutons l'extrait suivant, une variante du geste &laqno;lent» :

Le premier piano décroît progressivement en intensités (ff, f, mf, mp, p, pp) puis, lorsqu'il est sur le point d'atteindre la nuance de départ du second piano, il effectue un saut et inverse son parcours (f, ff, fff) ; le cheminement inverse est appliqué au second piano (ppp, pp, p, mp, mf, f, pp, ppp).

 

 

Geste et figure

 

On l'aura compris, la figure de la crux permet non seulement de concevoir une &laqno;traversée» de l'oeuvre (un &laqno;à-travers la guirlande des gestes»), mais aussi, précisément parce qu'elle les &laqno;traverse», de tempérer l'individualité trop prégnante des gestes, leur trop forte présence. Parce qu'elle leur est commune et parce qu'elle est abstraite (en ce sens, à présent, qu'elle peut être concrétisée diversement), elle nous mène du côté d'une certaine absence. Il serait d'ailleurs intéressant de comparer sur ce point Pourtant si proche avec la célèbre oeuvre pour violoncelle solo de Xenakis, Nomos alpha (1966) (13). Cette dernière consiste aussi en une combinatoire de gestes - au nombre de huit et que Xenakis nomme &laqno;complexes sonores» (14), mais qui correspondent à la définition du geste qui a été donnée ici (15). Cependant, à la différence de Pourtant si proche, la combinatoire des gestes de Nomos alpha ne réduit nullement leur prégnance : car aucune figure ne les traverse (16) ; de ce fait, ils restent du côté d'une positivité totale, qui a pour modèle le corps.

En le dissolvant en quelque sorte à travers la figure, François Nicolas refuse d'asseoir le geste sur le modèle du corps (du geste instrumental ou, plus généralement, du geste au sens littéral du terme). Ou du moins, son intérêt porte, comme il l'affirme, moins &laqno;au geste proprement dit qu'à sa défaillance», au &laqno;vertige d'un retrait plutôt que d'un déploiement», à &laqno;l'instant de vertige» qui ne peut, somme toute, être un geste au sens littéral du terme (17) - cet instant qu'il décrit ailleurs comme le moment &laqno;où le mode musical de présence sonore vacille d'un coup»1 (18) -, intérêt que la citation mise en exergue à cette brève analyse illustre pleinement : &laqno;La musique vous retient après vous avoir saisi à mesure non d'un triomphe mais plutôt d'une constance dans sa fragilité, d'une permanence dans son éclat» (19).

Se profile alors une redéfinition du geste, tel qu'il est remodelé par la figure : &laqno;Le mode de présence du geste apparaît comme celui d'un tracé : moins le résultat d'un tracé que l'acte même de tracer» (20). Le geste dans ce sens permet peut-être - c'est une hypothèse - de restaurer une certaine discursivité de la musique. Lorsque celle-ci passe toute entière du côté de la présence (notamment, avec le geste comme analogon du corps), tout dialogue est rompu - les corps communient peut-être, mais, en tout cas, ne communiquent pas. La trop forte négativité du sonore (cas du sérialisme) aboutit aussi au même résultat, soit parce qu'il n'y a plus rien à entendre, tout étant devenu, d'une certaine manière, absent, soit parce que, là aussi, mais par défaut, émergent des sortes de condensations qu'on peut rapprocher du corps. En travaillant avec des gestes dont la &laqno;structure topologique sous-jacente» serait la figure (21), la musique peut, peut-être, tenter de restaurer la dialectique entre le visible et l'invisible, entre la présence et l'absence, une dialectique nécessaire à ce que l'on nomme expression.

 Makis Solomos


François Nicolas

Biographie

 

Ancien élève de l'Ecole Polytechnique, François Nicolas est né en 1947. Diplômé de philosophie (DEA), il étudie l'orgue avec Albert Alain, le piano avec Carlos Roque Alsina et l'écriture avec Michel Philippot.

Son expérience musicale le conduit à pratiquer quelque temps la scène du jazz puis, se tournant vers la musique contemporaine, il participe en 1981 et 1983 aux stages Acanthes dirigés par Mauricio Kagel et Luciano Berio et suit les cours d'été de Darmstadt en 1982 et 1984.

Co-fondateur en 1986 de la revue de musique contemporaine Entretemps, il enseigne au CNSM de Paris, à l'Ecole Normale Supérieure et intervient comme producteur invité de France Musique.

Il travaille à partir de 1989 à l'IRCAM en qualité de compositeur-consultant pour la réalisation du logiciel Modalys (synthèse par modèles physiques).

De 1993 à 1995, il assure la direction artistique de l'ensemble Entretemps., puis fonde les éditions EntretempS.

En 1996, il organise, en collaboration avec le CDMC, un colloque consacré aux enjeux du concert de musique contemporaine et dirige depuis un séminaire sur cette même question à la Cité de la musique.

Depuis 1988, il est membre du comité de rédaction de la Revue de musicologie.

 

Oeuvres

Passage II pour 3 flûtes (1984).
Tableaux pour piano (1985).
L'ombre où s'y Claire pour 5 instruments (1986).
Ligne d'ombre pour 11 instruments (1988).
Deutschland pour 13 instruments et mezzo (1989).
Choral pour orgue (1993).
Raisonances pour piano (1993).
Dans la distance pour 12 instruments, mezzo, baryton et dispositif électro-acoustique (1994).
Prélude pour Victor pour 12 instruments et mezzo (1994).
Pourtant si proche [La hantise des cause I] pour 2 pianos (1994).
Des infinis subtilsä [La hantise des cause II] (1995), pour piano.
Veränderung, pour orgue (1996).
Trio, pour clarinette, violon et piano (1996).

 

Ecrits

Le parti-pris d'écrire/Compte-tenu des sons: Anton Webern, Revue de Musicologie n°72/1, 1986.
Visages du temps: Rythme, Timbre et Forme, Entretemps n°1, 1986.
Partages d'écriture: Mathématiques et Musique sont-elles contemporaines?, Cahiers du C.I.R.E.M. n°1-2, 1986.
Franco Donatoni: une figure» (en collaboration avec A. Bonnet, Entretemps n°2, 1986.
Comment passer le tempsä selon Stockhausen, Analyse Musicale n°6, 1987.
Eloge de la complexité (Br. Ferneyhough), Entretemps n°3, 1987.
Le souci du développement chez Barraqué, Entretemps n°5, 1987.
Le monde de l'art n'est pas le monde du pardon (I. Xenakis), Entretemps n°6, 1988.
Moments de Stockhausen, Contre-champs-Festival d'Automne (Paris), 1988.
Cela s'appèle un thème (Quelques thèses pour une histoire de la musique thématique», Analyse Musicale n°13, 1988.
Les preuves et les traces, ou les calculs qui ne s'entendent pas, Contrechamps n°10, 1989.
Vertiges, moments favoris, Revue du Festival Ars Musica (Bruxelles), 1990.
Le feuilleté du tempo (essai sur les modulations métriques, Entretemps n°9, 1990.
Huit thèses sur l'écriture musicale, Analyse Musicale n°23, 1991.
Pour une intellectualité musicale, Inharmoniques n°8-9, 1991.
Musique et ordinateur: quelques questions, Entretemps n°10, 1992.
L'orgue, instrument contemporain?, Cahiers de l'Orgue (numéro spécial Cavaillé-Coll), 1992.
Utopie du sérialisme?, Les Cahiers de l'IRCAM n°4, 1993.
L'oeuvre musicale peut-elle contribuer à l'éducation de son auditeur?, Editions du Centre Georges Pompidou, 1994.
Ce doit être ! (sur M. Philippot), dans Michel Philippot (14-19 Novembre 1994), éd. Entretemps, 1994.
Théories et invention musicales : quelques remarques introductives, Musurgia n°2, 1995.
Un singulier hasard, Hexameron n°7, 1996.

Par ailleurs, François Nicolas a donné de nombreuses conférences, dont certaines sont citées dans l'article.


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