Théorie de l’écoute
musicale (3)
Confrontations
externes : trois théories non musicales de l’écoute
(ENS, 18 décembre 2003)
François Nicolas
Plan
I. Théorie théologique de l’écoute (fidèle)
fides ex auditu : St Paul (Rm 10,17)
· Ses relectures par St Augustin, Thomas d’Aquin, Luther et Karl Barth
· Formalisations logiques de la circulation d’un vide :
o Le « train » des six catégories pauliniennes (salut-prière-foi-écoute-prédication-mission)
o Un « taquin » à trois places (écoute-foi-prière)
II. Théorie psychanalytique de l’écoute (analytique)
· L’attention flottante (écoutant l’inconscient) chez Freud (Conseils aux médecins sur le traitement analytique, 1912) et sa relecture par Theodor Reik
· [La
pulsion invocante (thématisant la dimension d’adresse de l’écoute) chez Lacan
(Séminaire XI – 29 mai 1964) et son interprétation par
Alain Didier-Weil]
III. Théorie philologique de l’écoute (généalogique)
L’écoute comme lecture lente
(déchiffrant la généalogie d’un texte) chez Nietzsche
(Aurore, Avant-propos - 1886) et son interprétation
par Marc Crépon
IV. Comparaison de l’écoute musicale
aux écoutes fidèle, analytique et généalogique
12 propriétés et 3 puissances de l’écoute musicale
V. Analyse d’un moment-faveur
Les mesures 101 et suivantes (début du développement) dans le premier mouvement de la 40° symphonie de Mozart
· Mozart : « Quelle est au juste ma façon de composer ? [… Quand l’œuvre est achevée,] je peux embrasser le tout d’un seul coup d’œil comme un tableau ou une statue. Dans mon imagination, je n’entends pas l’œuvre dans son écoulement, comme ça doit se succéder, mais je tiens le tout d’un bloc pour ainsi dire. […] Quand j’en arrive à super-entendre ainsi la totalité assemblée, c’est le meilleur moment. » [1]
· Beethoven : « Elle [l’idée] monte, elle pousse, j’entends et je vois l’image dans tout son développement, elle se dresse devant mon esprit comme une coulée, et il ne me reste plus que le travail de la mettre par écrit. » [2]
Par delà le contexte poïétique de ces propos, ils décrivent une expérience ouverte à tout auditeur, celle que j’appelle du « comprendre » : tenir l’ensemble de la coulée comme un bloc devant le regard, en un seul « point de vue » (qui n’est pas « point d’écoute »…).
— La figure de l’ensemble – du « bloc » — relève ici plus du global que du « total » (au sens précis du terme). Il y a en effet deux modalités pour dire « un » ensemble : le tout et le global. On verra qu’il y a deux modalités pour compter-pour-un le global : extérieure (par enveloppement) / intérieure (par traversée).
— La figure ainsi produite est l’image (statique) d’une dynamique. Ce n’est pas le schéma de l’ouïr, lequel est résolument « hors-temps » — le schéma de l’ouïr n’est pas temporel, ce n’est pas une représentation où le temps serait l’axe des abscisses : le temps comme paramètre n’y est pas représenté — ; le temps y est proprement ignoré ; dans l’ouïr, le temps ne peut être restitué que de l’extérieur du schéma : par une paramétrisation exogène du schéma purement spatial
— La figure ainsi comprise est telle qu’on peut l’« embrasser », la « tenir », la « voir » puisqu’elle « se dresse devant mon esprit ». C’est donc une figure en extériorité.
— Mozart appelle ce comprendre un « super-entendre ».
— Qu’est-ce que l’on comprend ainsi ? J’ai dit : on comprend un morceau (de musique). Certes, mais on ouït aussi un morceau, et on l’auditionne aussi. De même qu’on ouït un schéma, on dira alors qu’on comprend (le morceau comme) une trajectoire en imageant son dynamisme. Comprendre, c’est constituer un point de vue global sur l’œuvre (point de vue, et pas point d’écoute).
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Tout |
Partie |
Local |
Global |
En intériorité |
|
Écouter la musique (l’intension) à l’œuvre |
||
Face à… |
Auditionner une pièce |
Percevoir un objet |
Comprendre l’aspect (d’une pièce) |
|
Par abstraction [3] |
|
Ouïr le schéma (éventuel, d’une
pièce) |
On distingue logiquement deux manières de saisir des regroupements-ensembles : par intension-compréhension ou par extension-exhaustion (des éléments).
Intension ? Cf. « tout » nombre ordinal a un successeur. Mais ce « tout » ne fait pas un « tous » : la collection des nombres ordinaux n’est pas un ensemble.
Extension ? Cf. tous les nombres entiers finis appartiennent à N.
On dira : l’intension constitue une globalité, la globalité d’une propriété ; elle est une globalisation. L’extension constitue une totalité ; elle est une totalisation.
Pour nous, intension renvoie à écoute quand extension renvoie à audition.
C’est dire deux choses :
— La musique, ça se pense, ça s’écrit, et ça s’écoute. L’acteur est ici le musicien.
— Mais aussi et surtout la musique se pense elle-même, s’écrit elle-même et s’écoute elle-même [4]. L’acteur est ici l’œuvre musicale.
Thèse : c’est ce second sens (musical) qui éclaire le premier (musicien).
Le musicien pense de deux manières :
— l’une, en faisant de la musique, en la jouant, en l’écrivant, en l’écoutant, sans faire usage de mots, sans verbaliser, en pensant directement en sons comme un peintre pense en couleurs, un mathématicien en équations ou en figures ; ici le musicien participe simplement de la pensée de l’œuvre, de la pensée à l’œuvre. Il n’y a pas ici d’autonomie de pensée (musicienne) par rapport à la pensée musicale.
— l’autre en verbalisant, en catégorisant, en parlant, en projetant la pensée musicale (celle qui est faite de sons) dans la langue, dans le réseau langagier des mots.
Pour clairement distinguer, on dira : l’œuvre pense et réfléchit. Le musicien médite (en verbalisant) ou cogite (en catégorisant).
On parlera donc de pensée et de réflexion musicales (ex. de réflexion : la généalogie dont une œuvre se dote), mais de méditation ou de cogitation musiciennes.
Le musicien a quelque chose de propre à penser, que l’œuvre musicale ne pense pas, ne saurait penser : ce n’est pas l’œuvre (car l’œuvre se pense déjà toute seule), ce n’est pas la musique (car l’œuvre pense déjà la musique à l’œuvre, et l’écrit, et l’écoute), c’est le monde de la musique. Le musicien a à penser ce monde singulier, qu’il voit comme un monde parmi d’autres (il passe son temps à circuler entre différents mondes, il est un visiteur du monde de la musique plutôt qu’un habitant : les véritables « habitants » du monde de la musique, ce sont les pièces de musique, et les œuvres musicales). Pour l’œuvre, le monde de la musique n’existe pas (comme monde), alors qu’il existe comme tel pour le musicien.
Je dis : intellectualité musicale et non pas intellectualité musicienne [5] car la matière de l’intellectualité (de cette méditation et de cette cogitation), c’est la musique plutôt que le musicien. L’enjeu de l’intellectualité musicale, ce n’est pas le musicien mais la musique, entre autre le monde de la musique. Pour l’intellectualité musicale, la musique n’est pas un objet car l’intellectualité musicale se déploie de l’intérieur même de la pratique musicale, de l’intérieur même d’une musique en train de se penser, de s’écrire et (en un certain sens [6]) de s’écouter.
L’intellectualité musicale a donc deux enjeux :
— l’un de forme : méditer et cogiter la pensée musicale,
— l’autre de contenu : penser et réfléchir le monde de la musique comme tel, et en particulier comment ce monde de la musique traite ses musiciens (les suscite, les éduque, les délaisse…).
— Penser [7] l’écriture musicale en musicien : méditer et cogiter sa singularité, par rapport aux autres arts (qui, eux, n’ont pas d’écriture qui leur soit propre), par rapport à la mathématique (cf. Rousseau…), etc. Cela relève du musicien car c’est typiquement un problème découlant d’une vision de la musique comme monde, vision que n’a pas et ne saurait avoir l’œuvre musicale, laquelle ne connaît pas par exemple la mathématique…
— Penser l’écoute musicale en musicien : méditer et cogiter la singularité de l’écoute musicale par rapport à d’autres types d’écoute. La musique n’a pas l’exclusivité de l’écoute, mais elle en a produit et mis à l’œuvre une modalité originale. Comment circonscrire cette originalité ? L’œuvre ne saurait la penser, la réfléchir. Le musicien, qui lui entend de différentes manières [8], se pose légitimement la question. Son enjeu reste, non pas tant de se comprendre lui comme musicien mais de comprendre la singularité de l’écoute musicale.
— Penser en musicien la pensée musicale à l’œuvre, l’œuvre comme pensée musicale. Penser la dialectique et la logique musicales en leur spécificité
— Penser le monde de la musique, et son autonomie non autarcique. Penser aussi les rapports entre mondes, entre le monde de la musique et les autres mondes ou lieux de pensée. Non seulement penser la musique avec d’autres types de pensée mais penser dans quelles conditions ce « penser avec » est-il possible pour le musicien.
Trois
théories non musicales d’écoutes (non musicales) :
Articulation
• Liszt
« Une nouvelle génération [de musiciens] marche et avance. Faisons place à ces nouveaux envoyés ; écoutons la parole, la prédication de leurs œuvres ! » [9]
Ou le paradigme de l’écoute comme foi : soit le modèle de l’écoute fidèle pour l’écoute musicale.
D’où les théories théologiques de l’écoute comme foi (I° partie). Me cantonnant aux théologies chrétiennes, je me limiterai à l’approche paulinienne, relue et commentée par quelques théologiens.
• Schumann
« Lisez beaucoup de musique, cela rend l’audition intérieure plus fine. » [10]
Ou le paradigme de l’écoute comme lecture : soit le modèle de l’écoute-lecture pour l’écoute musicale.
D’où les théories herméneutiques de l’écoute comme interprétation d’un sens. J’examinerai ce que Nietzsche dit de la lecture lente comme généalogie (III° partie).
• Wagner
« Ainsi que le rêve le confirme à chaque expérience, à côté de ce monde, il en est un second qui doit être connu de la conscience au moyen d’une fonction cérébrale dirigée vers l’intérieur que Schopenhauer appelle précisément “l’organe du rêve”. Nous savons d’expérience, avec une égale certitude, qu’à côté du monde dont nous avons des représentations visuelles, il en est un second, présent à notre conscience, perceptible uniquement par l’ouïe, un “monde du son” dont nous pouvons dire qu’il est au premier ce que le rêve est à l’état de veille. De même que le monde contemplé en rêve exige, pour prendre forme, une activité particulière de notre cerveau, de même la musique exige, pour pénétrer notre conscience, une activité cérébrale analogue. […] Nous avons comparé l’œuvre du musicien à la vision du somnambule devenu lucide. » [11]
Ou le paradigme de l’écoute comme vision somnambulique, en rêve, soit le modèle de l’écoute inconsciente pour l’écoute musicale.
D’où les théories psychanalytiques de l’attention comme mise à l’écoute de l’inconscient (II° partie).
Commençons par une lecture attentive du texte, dont la clef de voûte est le verset 17 épinglé par la maxime de la Vulgate : fides ex auditu, maxime le plus souvent traduite par « la foi vient de ce que l’on entend ». On verra l’à-peu-près de cette interprétation.
Présentons quatre versions du texte : l’orignal grec (je me contenterai ici d’en présenter les mots-clefs), sa traduction par la Vulgate (IV° siècle), une traduction près du grec — mais je ne suis malheureusement pas helléniste —, et la TOB (Traduction œcuménique de la Bible).
Rm 10,13-18 : fides ex auditu
|
Grec |
Vulgate |
Traduction
près du grec |
Traduction
« TOB » |
13 |
|
Quicumque invocaverit Domini, salvus erit. |
|
Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. [13] |
14 |
epikaleswntai
/ episteusan |
Quomodo ergo invocabunt, in quem non crediderunt ? |
Comment donc invoqueront-ils (celui) en qui ils n’ont pas eu foi ? |
Comment l’invoqueraient-ils, sans avoir cru en lui ? |
|
pisteuswsin / hkousan |
Aut quomodo credent ei, quem non audierunt ? |
Comment auront-ils foi en celui qu’ils n’ont pas écouté ? |
Et comment croiraient-ils en lui, sans l’avoir entendu ? |
|
akouswsin / khrussontoV |
Quomodo autem audient sine prædicante ? |
Comment encore écouteront-ils sans « proclamant » ? |
Et comment l’entendraient-ils, si personne ne le proclame ? |
15 |
khruxwsin
/ apostalwsin |
Quomodo vero prædicabunt nisi mittantur ? |
Comment enfin proclameront-ils s’ils n’ont pas été envoyés ? |
Et comment le proclamer sans être envoyé ? |
|
euaggelizomenwn |
sicut scriptum est : Quam speciosi pedes evangelizantium pacem, evangelizantium bona! |
Ainsi qu’il a été écrit : Comme ils sont bienvenus les pieds des annonçants les bonnes nouvelles. |
Aussi est-il écrit : Qu’ils sont beaux les pieds de ceux qui annoncent de bonnes nouvelles. [14] |
16 |
[All] uphkousan / euaggeliw [gar] |
Sed non omnes obediunt Evangelio. Isaias enim dicit : |
Mais pas tous ont « bien écouté » l’Évangile. Esaïe en effet dit : |
Mais tous n’ont pas obéi à
l’Évangile. Esaïe dit en effet : |
|
episteuseu / akoh |
Domine, quis credibit auditui nostro ? |
Seigneur, qui a eu foi en nous écoutant ? |
Seigneur, qui a cru à notre prédication ? [15] |
17 |
ara h pistiV ex akohV,
h de akoh… ara ê pistis
ex akoês |
Ergo fides ex auditu, auditus autem per verbum Christi. |
Donc la foi à partir de l’écoute, et l’écoute par la Parole du Christ. |
Ainsi la foi vient de la prédication et la prédication, c’est l’annonce de la parole du Christ. |
18 |
hkousan |
Sed dico : Numquid non audierunt ?… |
Pourtant je dis : est-ce qu’ils n’ont pas écouté ? |
Je demande alors : N’auraient-ils pas entendu ? |
Remarques
· Polarité (en gras) pistis : foi (mais en latin credire : croire) / akoê : écoute (mais en latin audire : entendre)
· L’obéissance (du verset 16) se compose à partir de l’écoute : hypakoê / akoê. Ce renvoi est explicité dans la citation d’Esaïe qui, parlant d’écoute, fait jouer akoê…
· L’annonce (fin du verset 15) renvoie à l’Évangile (du début du verset 16). Ainsi le défaut d’obéissance (début du verset 16) renvoie à un refus d’écouter les prédicateurs.
St Paul met ici en œuvre :
· 6 catégories (en ordre) : salut, prière, foi, écoute, prédication, envoi (ou mission) ;
· 5 enchaînements : salut—prière, prière—foi, foi—écoute, écoute—prédication, prédication —mission (je les numéroterai de 0 à 4) ;
· 4 interrogations : Existe-t-il une prière s’il n’existe pas de foi ? Existe-t-il une foi s’il n’existe pas d’écoute ? Existe-t-il une écoute s’il n’existe pas de prédication ? Existe-t-il une prédication s’il n’existe pas de mission ?
· 2 catégories traversent les versets 14 à 18 : celles de pistis (foi) et d’akoê (écoute). Ces deux catégories sont le cœur de ce passage puisque la conclusion de ce développement (« Ainsi ») porte sur leur articulation (ara ê pistis ex akoês— ergo fides ex auditu). C’est la nature exacte de cette articulation qui constitue la cible de notre investigation.
· Quiconque priera (Dieu) sera sauvé.
· Mais comment (le) prier, sans avoir foi (en lui) ?
· Et comment avoir foi (en lui), sans (l’)avoir écouté ?
· Et comment (l’)écouter, si personne ne (le) proclame ?
· Et comment (le) proclamer sans avoir été missionné ?
· […] Mais tous n’obéissent pas (à la bonne nouvelle). En effet Esaïe a dit : qui a cru en nous écoutant ?
· Ainsi la foi provient de l’écoute et l’écoute parvient de la parole du Christ.
En simplifiant encore :
· S’il y a salut de ce qu’il y a prière,
· Comment prier sans foi ?
· Comment avoir foi sans écouter ?
· Comment écouter sans prédication ?
· Comment prêcher sans être chargé de mission ?
· Mais il y a des « prêchés » qui n’écoutent pas.
· En effet ( ?) Esaïe a bien lieu de demander : qui a foi après avoir écouté ?
· Ainsi ( ?!) la foi sort de l’écoute.
Le raisonnement est donc celui-ci :
· Le salut vient de la prière (étape 0).
· Mais la prière présuppose la foi (1° étape).
· Et la foi présuppose l’écoute (2° étape).
· Et l’écoute présuppose la prédication (3° étape).
· Et la prédication présuppose la mission, l’envoi (4° étape).
Question : mais alors, pourquoi la suite ? Pourquoi ne pas enchaîner tout de suite (et même dès la seconde étape) sur fides ex auditu ? Pourquoi cet énoncé est-il précédé d’un « ainsi » (ara - Ergo), tout à fait étrange ? Étrange car il semblerait que fides ex auditu ne fasse que reformuler, cette fois positivement, la 2° étape (celle du verset 14) qui avait posé « pas de foi sans écoute » en posant ici « la foi vient de l’écoute ».
Pourquoi donc ces versets intermédiaires pour passer de la première formulation à la seconde ? Pourquoi St Paul n’a-t-il pas tout simplement écrit : « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. Or, comment l’invoqueraient-ils sans avoir cru en lui ? Et comment croiraient-ils sans l’avoir entendu ? Ainsi la foi vient de la prédication ! » ?
La réponse est claire : c’est parce que les conditions nécessaires qu’énoncent les versets 13 à 15 ne constituent pas des conditions suffisantes.
À ce titre, les versets 15 et 16 explicitent deux enchaînements :
· Celui de la 3° étape : la prédication ne garantit pas l’écoute. Ainsi toute prédication n’est pas obéie (verset 16) : tout « prêché » ne se met pas à bien écouter (cf. le rapprochement introduit, à la fin du verset 15, entre « obéir » — comme « bien écouter » — et « bonne nouvelle » prêchée).
· Celui de la 2° étape : l’écoute ne garantit pas la foi : en effet, comme s’angoisse Esaïe, toute écoute (d’une prédication, d’un ordre de mission) n’engendre pas de foi.
On est donc face à la chaîne logique suivante :
Salut Þ Prière Þ Foi Þ Écoute Þ Prédication Þ Mission
Et l’on se demande si la réciproque est effective, existentiellement valide :
Salut ¬ Prière ¬ Foi ¬ Écoute ¬ Prédication ¬ Mission
Ce que le texte de St Paul dit explicitement des réciproques, c’est que :
· il n’est pas vrai que « Écoute¬Prédication » ;
· il n’est pas vrai que « Foi¬Écoute ».
Qu’en est-il alors des autres étapes de la chaîne ? Explorons pour cela les commentaires de ce passage successivement chez St Augustin, Thomas d’Aquin (qui s’avère le plus attentif à la logique de ce passage), Luther et Karl Barth.
Quelques extraits. Je commenterai les plus significatifs pour notre démarche.
· « Vous ne saurez prier Dieu sans croire en lui, car l’Apôtre dit : “Comment l’invoqueront-ils s’ils ne croient pas en lui ?” » (VI.280)
· « Pour montrer que la foi est la source de la prière et que le ruisseau ne peut couler si la source est à sec, il [l’Apôtre] ajoute : “Comment l’invoqueront-ils s’ils ne croient pas en lui ?” » (VI.480)
Image à retenir : celle d’un
ruisseau, d’un flux doté d’un sens. La question est :
comment passer de la mission au salut, comment la source de la Parole divine
va-t-elle engendrer un flot entraînant le salut ? On proposera plus
loin la métaphore apparentée de la circulation d’un convoi
ferroviaire sous l’impulsion d’une motrice…
· « “Comment l’invoqueront-ils s’ils ne croient pas en lui ?” La fin de la vraie foi est donc d’invoquer celui en qui l’on croit pour en obtenir la force d’accomplir ses préceptes : la foi obtient ce que la loi commande. » (II.400)
· « C’est la foi qui prie, mais la foi a été donnée quand on ne priait pas et sans elle on ne pourrait prier. » (II.543)
Ici St Augustin réciproque le premier Quomodo : pour lui, on a non seulement
« PrièreÞFoi » (cf. VI.280) mais également
« Prière¬Foi » (« c’est la foi qui
prie »). En effet l’acte même de la foi, c’est de
prier (« sans la foi on ne saurait prier »). Ce qui
atteste d’une foi, c’est la prière. Et une foi sans
prière n’en est pas une.
· « On a donc envoyé des prédicateurs, ils ont annoncé le Christ, et les peuples les ont entendus parler de lui : en entendant ils ont cru, et en croyant ils l’ont invoqué. » (VI.270)
Il décrit ici le flux harmonieux, circulant de
la mission jusqu’à la prière garante du salut final. Mais
si la possibilité d’une telle descente du ruisseau existe, elle
n’est pas garantie par l’existence de la source, et tout le
problème est là.
· « Lorsque <l’Apôtre> dit : Comment donc invoqueront-ils, etc., il expose l’ordre selon lequel chacun est appelé au salut, qui procède de la foi. Et à cet effet, il fait deux choses : A) Il commence par montrer que ce qui, dans cet ordre, vient en second lieu, ne peut exister sans ce qui précède. B) Puis, que ce qui a été fait d’abord ne suppose pas nécessairement ce qui vient en second lieu : Mais tous n’obéissent pas à l’Évangile. » (§ 835)
Thomas d’Aquin explicite ici qu’une
condition nécessaire n’est pas pour autant suffisante. Et il prend
pour cela exemple sur le verset 16 : on a peut-être
« ÉcouteÞPrédication » mais pas
nécessairement « Écoute¬ Prédication ».
· « Il <l’Apôtre> expose par ordre cinq choses [18], en commençant par l’invocation, à la suite de laquelle, selon l’autorité du prophète, vient le salut. » (§ 836)
Thomas d’Aquin explicite la logique de ce
passage. Remarquons qu’il enchaîne bien les cinq catégories
des versets 14-15 à la sixième catégorie, ultime : celle
de salut, point
d’aboutissement (car Salut¬Prière).
· « Il <l’Apôtre> dit donc : Comment donc invoqueront-ils Celui en qui ils n’ont pas cru ? Comme s’il disait : Sans aucun doute, l’invocation ne peut procurer le salut, à moins que la foi ne précède. » (§ 836)
Thomas d’Aquin introduit ici une condition, un
bémol : la prière procure le salut à condition que
cette prière provienne de la foi, non d’ailleurs. Remarquons ici
cette possibilité logique (d’une prière sans foi ne
procurant alors pas le salut).
· « Puis de la foi il monte ou passe à l’audition, en disant : Ou comment croiront-ils à Celui qu’ils n’ont pas entendu ? » (§ 837)
Pour Thomas d’Aquin, St Paul remonte une suite
logique de termes, il remonte le cours du ruisseau dont parlait St Augustin.
· « Il y a deux sortes d’audition : l’une intérieure, par laquelle on entend Dieu qui révèle : “J’écouterai ce que dira au-dedans de moi le Seigneur Dieu.” ; l’autre, par laquelle on entend une personne qui parle extérieurement : “Pierre, parlant encore, l’Esprit-Saint descendit sur tous ceux qui écoutaient la parole [19]”. Or la première sorte d’audition n’appartient pas communément à tous mais relève à proprement parler de la grâce de prophétie, qui est grâce donnée gratuitement et distinctement à quelques-uns, mais non à tous. » (§ 837)
À nouveau Thomas d’Aquin apporte ici une
précision, un bémol : l’écoute ne
procède de la prédication que sous condition
supplémentaire de la grâce. Ceci en un sens commente alors la
première partie du verset 16.
· « Quand <l’Apôtre> dit : Mais tous n’obéissent pas à l’Évangile, <l’Apôtre> montre que ce qui précède n’a pas toujours de suite. Car, bien qu’il ne puisse pas arriver que l’on croie sans avoir entendu celui qui prêche, cependant tous ceux qui écoutent celui qui prêche ne croient pas, et voilà pourquoi <l’Apôtre> ajoute : Mais tous n’obéissent pas à l’Évangile. Il s’exprime ainsi pour montrer que la parole extérieure de celui qui parle n’est pas la cause suffisante de la foi. » (§ 842)
À nouveau, Thomas d’Aquin rappelle la
différence entre condition nécessaire et condition suffisante.
S’il faut la prédication pour qu’il y ait écoute, la
prédication ne suffit pas à garantir l’écoute.
· L’Apôtre « introduit l’autorité d’un prophète, lorsqu’il ajoute : Isaïe dit en effet : “Seigneur, qui a cru à ce que nous avons fait entendre ?” Comme s’il disait : Ils sont rares. » (§ 843)
Thomas d’Aquin restitue la
rareté — donc l’incertitude — de
l’enchaînement foi¬écoute.
· L’Apôtre « déduit de ce qui précède la conclusion, en disant : Donc, du fait que quelques-uns ne croient pas s’ils n’ont pas entendu, la foi provient de l’audition [20]. » (§ 844)
Il y a eu raisonnement et le fides ex auditu qui se déduit de ce qui précède
est la conclusion, la pierre de touche du passage.
· « Deux conditions sont requises pour la foi : la première de celles-ci est l’inclination du cœur à croire, et cela ne vient pas de l’audition, mais du don de la grâce ; tandis que l’autre est la détermination à l’égard de ce qui doit être cru et cela vient de l’audition. » (§ 844)
Autre manière d’indiquer que
l’écoute ne suffit pas à provoquer la foi ; il faut
une autre condition pour qu’il y ait foi chez qui écoute : la
grâce…
· « Or, comment entendront-ils, si personne ne prêche ? et même s’ils prétendent écouter, ce n’est que vaine présomption, s’ils n’entendent pas de vrais prédicateurs, car ce n’est pas entendre que d’entendre de faux docteurs ; ils entendent et n’entendent pas, ils ont des oreilles mais ce n’est pas pour entendre : [ce ne sont] pas des oreilles d’auditeur. [22] »
L’écoute qu’il s’agit ici de
soutenir est, pour Luther, sous condition d’une vraie prédication.
Les enchaînements ici examinés ne sont donc pas purement logiques
mais nécessitent une évaluation de leur contenu (pour
différencier le vrai prédicateur du faux, celui qui entend
réellement des faux auditeurs…). En un certains sens, la foi
désigne non seulement un terme de la chaîne mais aussi cette puissance
évaluante en tant qu’elle intervient en différents
enchaînements et pas seulement en un maillon : la foi est investie
dans la prédication (comme elle s’avèrera
l’être dans l’écoute — voir mon
interprétation du verset 17).
· « “Audition” est pris au sens de “parole entendue”, [entendue] au sens [grammaticalement] passif [du terme], et non pas d’écoute comprise comme acte : “croire à l’audition d’un autre” ne serait autrement qu’une manière absurde de parler. »
· « Pour des Latins, il serait sans doute plus clair de dire audito ([de ce qui est] entendu), ou auditis ([des paroles] entendues) (plutôt que ex auditu, ou ex auditione [de l’audition]), de même qu’il vaudrait mieux dire “Actes des Apôtres” en pensant aux faits accomplis plutôt qu’à l’action. »
Luther met ici l’accent non sur la forme logique
du raisonnement mais sur le contenu réel de ce qui est transporté
par le « ruisseau ». Son souci propre
d’interprétation s’éloigne ici du nôtre, nous
qui explorons la formalisation théologique de l’écoute
fidèle plutôt que son « contenu ». Ce souci
sera repris par Karl Barth [23]…
· « Ce cri même de l’homme […] ne s’élèverait pas s’il n’avait pas, de Dieu, une connaissance invisible, qui a lieu au-delà de toutes les réalités perceptibles, mais comme leur prémisse à elles toutes, prémisse donnée en Dieu. Cette connaissance de Dieu, cependant, dans son état entièrement caché, c’est la foi ; cette connaissance présuppose une audition, également cachée, une annonce, également cachée, un envoi, également caché, de l’annonciateur. En un mot, elle présuppose, la possibilité, non, la réalité de l’Église cachée de Jacob, Église dont l’oreille entend la Parole de Dieu et dont la bouche prononce la Parole de Dieu. » (pp. 366-367)
Barth remonte aussi le fil du ruisseau (il utilise annonce pour prédication, envoi
pour mission). Le sens à
donner au caractère caché de tout cela peut se rattacher pour nous au fait que les enchaînements
ne sont pas assurés par leurs prémisses, et donc que les
conditions supplémentaires (ce que Thomas d’Aquin indiquait comme
étant la grâce nécessaire) sont plus enfouies que celles
sur lesquelles St Paul raisonne.
Plus encore, la foi est ici présentée
comme connaissance permanente « invisible et
cachée », autant dire qu’elle agit globalement (comme
condition pour que les enchaînements opèrent) et non pas seulement
dans ses connexions immédiates avec l’écoute et la
prière…
· « Obéir veut dire : en cet homme-ci, en l’homme que nous connaissons, se produit cette percée, ce creux où l’homme nouveau peut respirer et se mouvoir. […] Obéir veut dire être partisan, quoiqu’il arrive. » (p. 368)
Obéir
est corrélé à écouter (cf. étymologie grecque, jouant à
l’intérieur du verset 16) d’une manière qui peut
signifier en matière d’écoute musicale :
l’écoute musicale procède également d’une
percée à partir de quoi un écouteur nouveau se met
à exister, à se mouvoir dans le cours de l’œuvre,
obéissant en quelque sorte à l’intension à l’œuvre et en devenant ainsi son
« partisan »…
Obéir, c’est « bien
écouter », et bien écouter, c’est écouter
selon la foi intérieurement à l’œuvre. En musique,
cette « foi » à l’œuvre, je la nommerai
intension (soit la conviction
musicale propre de l’œuvre).
Nous avons vu successivement :
La suite du verset d’Esaïe explicite que les prédicateurs sont les bienvenus car cette prédication entraîne l’écoute ; soit :
Écoute¬Prédication
« Mais pas tous ont bien écouté l’Évangile » : s’agit-il ici de l’écoute par les prédicateurs de leur ordre de mission ou plutôt de l’écoute de la prédication par les prêchés ? S’agit-il donc ici du couple {Prédication, Mission} ou du couple {Écoute, Prédication} ?
Le grec tranche sur le fait qu’il s’agit du couple {Écoute, Prédication} ce qui justifie le « mais » enchaînant avec ce même couple à l’œuvre dans le verset précédent (« la prédication suscite l’écoute » — 15.2). Cette interprétation converge avec celle de Thomas d’Aquin (§ 842).
Cette première partie du verset pose donc :
ÉcoutejPrédication
« En effet Esaïe dit » :
FoijÉcoute
Mais pourquoi cet « en effet » s’il s’agit ici du couple {Foi, Écoute} et non plus, comme dans la première partie du même verset, du couple{Écoute, Prédication} ?
Ma réponse : car la foi est déjà ce qui enchaîne l’écoute à la prédication, car la foi est à l’œuvre dans une écoute véritable de la prédication, dans sa bonne écoute c’est-à-dire dans l’obéissance à cette prédication. C’est donc la foi déjà qui fait passer de la prédication à l’écoute car, en un sens, c’est la foi qui écoute.
Et qu’écoute donc cette foi dans la prédication qu’elle entend ? Une autre foi, celle du prédicateur, du « vrai » prédicateur, dirait Luther.
Soit
(ƒoi)
Écoute¬¾¾Prédication
Cette interprétation est confirmée par le verset d’Esaïe qui précède immédiatement celui qui est ici cité par St Paul (Es. 52,15) : « Ils observent ce qu’ils n’avaient pas entendu dire », ce qui revient à poser que la bonne écoute peut venir d’ailleurs que de la prédication :
ÉcoutejPrédication
Thomas d’Aquin introduit en ce point la nécessité de la Grâce, précisément en tant qu’elle délivre la foi et l’écoute selon des voies impénétrables, en l’occurrence des voeis non consécutives à une prédication.
Où en sommes-nous avant de passer au verset 17 conclusif ? À ce schéma :
Ara ê pistis ex akoês (Ergo fides ex auditu), soit désormais
Foiƒcoute
Mais à quel titre peut-on déduire cet enchaînement de ce qui précède ?
À mon sens, pour la même raison pour laquelle St Paul a inscrit un « en effet » (enim) avant la précédente citation d’Esaïe — la foi (venue de la Grâce) était déjà à l’œuvre dans la bonne écoute de la prédication —.
Ceci conduit à une interprétation singulière du « ex » spécifiant la relation de l’écoute vers la foi : cet « ex » — qui désigne la provenance de la foi dans l’écoute — n’est pas de création, de genèse, d’engendrement, de production mais bien plutôt de mise au jour, de manifestation, de passage à une existence phénoménale, d’exhaussement, d’explicitation, d’expression de quelque chose jusque-là resté « caché » (cf. K. Barth) et inapparent, une sorte d’exsudation ; bref : l’écoute est l’épiphanie de la foi.
Cette interprétation du ergo fides ex auditu est immédiatement signifiante pour l’écoute musicale : la conviction chez qui écoute musicalement qu’une intension est à l’œuvre provient de la conviction déjà portée par l’œuvre elle-même, et l’écoute de l’auditeur peut s’inaugurer (dans le moment-faveur) à mesure du fait que l’œuvre est elle-même à l’écoute de la musique, toujours déjà à l’écoute.
Achevons notre récapitulation avec les apports propres des exégètes de St Paul que nous avons convoqués.
St Augustin pose ici :
Prière¬Foi
Thomas d’Aquin précise l’enchaînement de Rm 10,13 (lui-même prélevé dans Joël 3,5) : (Salut¬Prière) en indiquant que seule une prière nourrie de foi ouvre au salut.
Il pose donc :
Salut¬[Prière¬Foi…
La prière qui ouvre au salut est une prière « enchaînée » au train des autres catégories par la foi. Il n’y a donc pas ici possibilité d’une prière salvatrice qui ne serait pas fidèle, soit d’un :
Salut¬PrièrejFoi
Dans l’enchaînement (Écoute¬Prédication), il faut la Grâce. C’est la Grâce qui oriente la prédication vers l’écoute et qui évite (ÉcoutejPrédication).
Idem pour l’enchaînement (Foi¬Écoute) : pour que l’écoute soit orientée vers la foi et qu’il n’y ait pas (FoijÉcoute), il faut la Grâce.
Ainsi pour Thomas d’Aquin la Grâce agit tout au long des enchaînements pour bien les orienter de même que la foi — dont il est canonique de dire qu’elle est une grâce [25] — intervient, on l’a vu, non seulement comme étape (entre écoute et prière) mais comme détermination subjective, à l’œuvre dans d’autres enchaînements.
Nous transposerons cette logique en relevant
— que le moment-faveur est précisément une faveur,
— que l’écoute musicale n’est pas l’apanage de l’auditeur mais circule entre l’œuvre, son interprète et son public (voir 5° cours),
— que l’intension musicale devient partageable par qui écoute l’œuvre à mesure précisément de ce qu’elle est elle-même à l’œuvre.
Récapitulons nos enchaînements entre les six catégories pauliniennes de départ selon le schéma suivant :
La subjectivation de ce schéma, c’est comment y circuler de droite à gauche, c’est-à-dire comment aboutir au salut à partir d’une mission révélée.
Ce schéma fait intervenir trois « sujets » différents : le sujet divin missionnant, le sujet prédiquant et le sujet prédiqué.
Un enchaînement a ici fonction stratégique et pas seulement tactique : le deuxième — celui entre écoute et foi — dont parle notre fameux verset 17. Il est stratégique à différents titres, mais en particulier car il est le premier (dans l’ordre de progression : de droite à gauche) à être interne au même « sujet » quand les deux autres (passage de la mission à la prédication, passage de la prédication à l’écoute) concerne l’interaction entre deux sujets. J’ai explicité ces différents sujets par des distinctions typographiques (soulignés, majuscules, italiques) :
Salut¬Prière¬Foi¬Écoute¬Prédication---Mission
Cet enchaînement est d’autant plus stratégique que, comme on l’a vu, la foi dont il y est question n’opère pas seulement comme terme local de la chaîne mais comme enveloppement global des rapports examinés : la foi n’est pas seulement un résultat de l’écoute, mais elle est une condition pour que l’ordre de mission soit accepté par le prédicateur, pour que l’écoute du prédicateur soit, comme dit Luther (voir son commentaire du verset 14), vraie, mais aussi — comme le dit Thomas d’Aquin (§ 836) —, pour que la prière soit bien productrice de salut.
La foi n’intervient donc pas seulement explicitement dans les 1° et 2° étapes (lien avec la prière et l’écoute) mais aussi implicitement (comme « cachée » dirait Karl Barth, p. 366-367) dans l’étape 0 (seule la prière fidèle porte le salut, nous dit Thomas d’Aquin § 836), dans la 3° (c’est la foi qui écoute, qui écoute d’ailleurs une autre foi : la foi du prédicateur) et dans la 4° (la foi du prédicateur est bien ce qui lui fait accepter de devenir « chargé de mission »).
Le terme de foi est donc à la fois un maillon de la chaîne — à propos duquel on se demande dans quelles conditions il arrive ou non à s’enchaîner à ses voisins — mais aussi un principe de consistance de la chaîne comme telle, un principe d’arrimage entre les maillons, une partie (avec la catégorie de « Grâce », mais la foi n’est rien d’autre qu’une grâce…) de ce qui permet de faire lien entre les maillons.
C’est à ce titre que je propose de comprendre la foi non comme engendrée et provoquée par l’écoute mais comme manifestée et exposée par elle.
Finalement, il est donc bien vrai qu’on ne passe pas si facilement (naturellement, logiquement) du « pas de foi sans écoute » (verset 14) à « la foi sort de l’écoute » (verset 17).
On voit aussi que la foi, par essence, est communication. : elle est contagieuse plutôt qu’un bien privé. Et c’est aussi en ce sens qu’elle s’extériorise dans l’écoute : comme une force circulante, comme une énergie investissant les diverses pratiques du sujet prédiqué. Comme on le verra, l’intension musicale aura les mêmes propriétés…
Pour passer plus systématiquement de cette écoute fidèle à l’écoute musicale, il nous faut abstraire notre raisonnement d’un cran supplémentaire et en proposer une formalisation générale susceptible d’éclairer le fonctionnement musical de l’écoute.
Cette abstraction, Luther la condamne comme théologien (voir supra). Elle nous est cependant indispensable pour passer à la musique.
Karl Barth a dénoncé par avance mon entreprise lorsqu’il condamnait une tendance générale de la musique à abstraire le verbe de ses déterminations substantielles : « Quelle erreur de réduire la théologie à une pistéologie. Comme si, au lieu de croire en Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, l’homme devait s’attacher plutôt à la foi de l’Église, c’est-à-dire croire finalement à sa propre foi et en témoigner ! (Il y a malheureusement une Messe de Mozart dans la quelle le terme credo revient sans cesse et qui peut donner lieu à ce malentendu — c’est pourquoi elle est connue sous le nom de « Messe du Credo »). » [26]
Il est vrai, en effet, que la musique peut formuler un « je crois » sans assortir ce verbe d’un complément d’objet, en maniant le verbe « croire » comme un verbe intransitif [27]. Et il nous faut nous installer à ce niveau d’abstraction pour traiter la théorie théologique non pas en théologien mais en musicien c’est-à-dire comme théorie apte à rendre compte (fictivement) de l’écoute musicale — je m’expliquerai plus loin (voir la théorie freudienne de l’attention flottante) sur ce jeu d’un modèle fictif attribuable à une théorie construite à de tout autres fins).
Pour conduire cette abstraction, je commencerai par un certain nombre de remarques d’ordre logique.
St Paul, en enchaînant 4 questions (« Comment invoqueront-ils Celui en qui ils n’ont pas cru ? »…), procède à quatre raisonnements par l’absurde successifs : comment y aurait-il A s’il n’y avait pas B ? Puisqu’on n’a pas A si l’on n’a pas B, c’est donc que B est nécessaire pour qu’il y ait A. Ceci établit B comme condition nécessaire pour qu’il y ait A.
Remarquer qu’il s’agit ici d’une liaison logique : « A entraîne B » veut dire : l’existence de A implique l’existence de B.
Remarque : il y a ici deux sens différents donnés à l’enchaînement « A entraîne B ».
· Premier sens : la cause entraîne l’effet (liaison physique, matérielle, qu’on dira ontologique).
· Second sens : s’il y a effet, c’est donc qu’il y a (eu) cause (liaison qu’on dira logique, inverse de la précédente). C’est une inférence entre deux propositions, entre énoncés, quand la première est entre des actions, ou des choses.
Distinguons donc la liaison ontologique (®, ¬, «) de la liaison logique (Þ,Ü, Û).
On écrira :
· Cause ® effet
· Mais {Effet} Þ {cause} où {x} désigne l’énoncé : « il y a x ».
Dans les verset 14 et 15, St Paul travaille logiquement. Son quadruple enchaînement revient à poser : {Prier} Þ {Croire} Þ {Entendre} Þ {Prêcher} Þ {Être envoyé} (« Þ » signifiant « nécessite de », « suppose »). Il se demande ensuite si ces déterminations « logiques » (entre existences possibles) correspondent, à l’inverse, à des enchaînements « ontologiques » (entre existences cette fois véritables).
Le fait que St Paul travaille (versets 14-15) avec des raisonnements par l’absurde mis en chaîne indique qu’il met en circulation un vide, en l’occurrence l’impossibilité par exemple du « ne pas croire » s’il y a prière : retirons la foi, dit-il, et il ne saurait y avoir la prière. Retirons ensuite l’écoute, ajoute-t-il, et il ne saurait alors y avoir la foi…
Pour établir la consistance d’une liaison, St Paul joue ainsi d’un vide qu’il va déplacer le long d’un parcours : si je veux retirer ou déplacer la prière, je dois d’abord le faire de la foi. Si je veux retirer-déplacer le foi, je dois d’abord le faire de l’écoute, etc.
Soit : pour comprendre « logiquement » les rapports entre salut, prière, foi, écoute, prédication et mission, il faut raturer chacun à tour de rôle, examiner alors les conséquences logiques de cette négation-absentement d’un terme pour le remettre ensuite à sa bonne place…
Ces opérations logiques s’apparentent à ces jeux logiques familiers où il s’agit de faire glisser des pièces dans une structure prédéterminée ; l’intelligibilité sous-jacente des glissements de pièces procède en fait du déplacement d’un vide.
Ces jeux se trouvent présentés dans un livre très égayant d’Edward Hordern : Sliding piece puzzles [28].
Interprétons notre schéma des six catégories pauliniennes non plus comme un « ruisseau » circulant d’amont (droite) en aval (gauche) (métaphore de St Augustin) mais comme un convoi ferroviaire destiné à circuler de droite à gauche.
Je rapproche ce faisant notre schème des petits jeux logiques consistant à déplacer des wagons sur une voie ferrée selon des règles très précises. Soit par exemple celui-ci :
Remarque : il faut ici au minimum 17 déplacements de la motrice pour que les deux convois arrivent à se croiser.
Notre convoi paulinien est, lui, composé de cinq wagons et d’une motrice nommée « Mission ». :
L’objectif du convoi est de mettre en mouvement le dernier wagon nommé « Salut » avec les contraintes suivantes :
— le wagon « Salut » ne peut être valablement mis en branle que par un wagon « prière » déjà enchaîné au convoi global via le wagon « foi » ;
— des aiguillages latéraux ouvrent à deux voies de garage, en impasse : à partir de la prédication et à partir de l’écoute ;
— une possibilité latérale de circulation existe en amont de l’écoute par intervention d’une seconde motrice, ici invisible : « la Grâce ».
D’autres jeux logiques tirent également parti de ces glissements de pièces jouant d’un vide en constant déplacement.
On a ainsi la famille des jeux de parkings :
I
Le but est ici de sortir la voiture 5. Chaque véhicule ne peut qu’avancer ou reculer, sans tourner.
Nombre minimum de déplacements : 59
II
Le but est toujours de sortir le véhicule A selon les mêmes règles que précédemment.
Nombre minimum de déplacements : 29
(ici tous les véhicules doivent à un moment ou à un autre être déplacés pour permettre au véhicule A de sortir).
On a également la famille des taquins, qui va nous être d’une grande utilité :
Ce principe du taquin va nous servir pour formaliser la circulation d’une place vide, le déplacement case par case d’un vide autorisant pour les pièces une mobilité des places, une permutation des fonctions.
Simplifions pour cela les six catégories pauliniennes et réduisons-les à trois pour constituer un petit tourniquet logique entre la foi, la prière, et l’écoute.
Mettons pour cela en place notre schème logique.
On dira :
1) Être fidèle (avoir foi), c’est prier. Il n’y a en effet pas d’autre matérialisation acceptable de la foi que celle de prier. Qui ne prie pas n’est pas dans la foi. Et qui est dans la foi doit prier.
2) Prier, si c’est vraiment prier (c’est-à-dire prier en fidèle, en homme de foi et non pas en superstition religieuse), c’est laisser prier, c’est-à-dire écouter plutôt que parler.
Deux citations pour asseoir cette dernière proposition :
· Claudel :
« Quand nous prions, c’est Dieu qui s’associe à nous pour prier. » [29]
« Ne prie pas : laisse Dieu prier avec toi. » [30]
· Kierkegaard :
« Dans le vrai rapport de la prière, ce n’est pas Dieu qui entend ce qu’on lui demande, mais l’orant qui continue de prier jusqu’à être lui-même l’entendeur, jusqu’à entendre ce que veut Dieu. La vraie prière ne fait qu’entendre. » [31]
Posons donc : prier, c’est écouter.
3) Mais, bien sûr, écouter, c’est consolider sa foi. Cf. notre fides ex auditu.
Soit cette fois non plus une voie en ligne droite mais la boucle suivante :
Remarque : on pourrait tourner dans l’autre sens, de manière cette fois logique (et non plus, comme précédemment, de manière« ontologique » c’est-à-dire en circulant de cause à effet) : si l’on est fidèle, c’est parce qu’on a écouté ; si l’on a (su) écouter, c’est parce qu’on était orant, tourné vers la Parole de Dieu ; et si l’on s’est mis en prière, c’est bien parce qu’il s’agit là d’un acte de foi.
C’est de cette manière logique (et non ontologique) que le déplacement d’une place vide est le plus directement explicitable. Voyons comment.
Imaginons un taquin circulaire à trois cases dont deux sont occupées par des pièces, la troisième restant vide et permettant le déplacement par rotation autour du centre.
Indexons nos trois places de nos trois dispositions : « foi », « prière » et « écoute » :
Pour pouvoir jouer de ce taquin, disposons nos deux pièces sur les cases « foi » et prière » et laissons inoccupée, vide donc, la case « écoute » :
On lira ce schéma simultanément selon une double grille :
— « ontologiquement » : F ® P (la foi cause la prière) ;
— mais « logiquement » : non-E Þ non-P (s’il n’y a pas d’écoute, c’est qu’il n’y a guère de prière). Or il y a P, c’est donc qu’il doit y avoir E.
D’où le déplacement « logique » qui amène la pièce du Nord-Ouest au Sud pour conduire à cette nouvelle disposition :
Ici
— « ontologiquement » : P ® E (la prière génère l’écoute) ;
— mais « logiquement » : non-F Þ non-E (s’il n’y a pas de foi, c’est qu’il n’y a guère de véritable écoute). Or il y a E, c’est donc qu’il doit y avoir F.
D’où le déplacement « logique » qui amène la pièce du Nord-Est au Nord-Ouest pour conduire à cette nouvelle disposition :
Ici
— « ontologiquement » : E ® F (l’écoute entretient la foi : fides ex auditu) ;
— mais « logiquement » : non-P Þ non-F (s’il n’y a pas de prière, c’est qu’il n’y a guère de foi). Or il y a F, c’est donc qu’il doit y avoir E.
D’où le déplacement « logique » qui amène la pièce du Sud au Nord-Est et nous ramène à la position de départ :
Si l’on suit le tourniquet ainsi mis en branle, on constate que les pièces se déplacent dans le sens trigonométrique quand le vide, lui, se déplace, dans le sens des aiguilles d’une montre. Rotations « ontologique » et « logique » se font en sens inverses…
On reprendra un tel type de formalisation pour théoriser l’écoute musicale dans le cours n°5.
Arrêtons ici l’examen de ces théories théologiques de l’écoute fidèle pour résumer ce que les théories théologiques de l’écoute fidèle nous suggère quant à une théorie musicienne de l’écoute musicale.
L’écoute fidèle est sous condition d’une foi-grâce déjà à l’œuvre / L’écoute musicale est sous condition d’un intension déjà à l’œuvre.
Les deux écoutes sont donc conditionnées.
L’écoute fidèle est articulée à la prière (via la foi), c’est-à-dire à une adresse. D’où une contagion de l’adresse et par là de l’écoute (Dieu écoute la prière de son fidèle).
De même l’écoute musicale est contagieuse.
La foi sous-jacente se manifeste par l’écoute. L’écoute fidèle est expressive ; elle n’est pas une opération mécanique de réception puis transmission d’une information.
L’écoute musicale n’est pas non plus une réception (cela, c’est la perception, ou l’audition). Elle est elle aussi expressive, elle est adresse. Elle est indexée d’une dimension active.
Comme l’écoute fidèle, l’écoute musicale est à la fois le maillon d’une chaîne et le principe même de consistance de cette chaîne. L’écoute est un principe à la fois local et global : il est simultanément un placement local parmi d’autres et l’enveloppement global du système de différenciation et d’articulation de ces places.
Cette position, topologiquement tordue, de l’écoute musicale, se retrouve dans le fait que l’activité d’écoute est très localisable parmi les différentes activités musicales en même temps qu’elle en constitue le principe global de consistance.
L’écoute n’est pas à proprement parler un terme du processus musical (l’équivalent du « salut » dans la problématique paulinienne examinée) ; elle n’est pas la réception terminale d’un message poïétiquement élaboré puis transmis par l’œuvre et enfin réceptionné par l’auditeur. L’écoute est à proprement parler le cœur de la musique, un cœur qui bat à différents niveaux et qui légitime de thématiser la musique comme art de l’écoute.
D’où que nos formalisations logiques oscille — commute — entre un type de schéma où « écoute » nomme une place parmi d’autres et un autre type où « écoute » désigne la consistance globale du jeu — on privilégiera ce second type de formalisation dans le taquin qui sera présenté au cours n°5 —.
L’écoute musicale procède de l’œuvre comme l’écoute fidèle procède de la foi : non qu’elle soit engendrée ou suscitée par l’œuvre comme une sorte de nouvelle instance mais plutôt qu’elle est révélée par l’œuvre comme étant toujours déjà à l’œuvre : l’écoute musicale — celle qui naît au moment-faveur — est la manifestation en l’auditeur de ce qui était déjà à l’œuvre. Elle est le ralliement de l’auditeur à un processus déjà engagé sans lui. C’est ce ralliement qui transforme d’un coup l’auditeur en écouteur — nous verrons à quelles conditions —. De même que la foi s’expose à partir de l’écoute fidèle, comme étant déjà à l’œuvre dans l’attitude même d’écouter la prédication, dans l’acte même de se mettre à prêcher après avoir reçu l’ordre de mission, comme restant à l’œuvre dans l’acte de prier, comme étant le garant que cette prière sera ipso facto un salut, de même l’écoute s’expose chez l’auditeur de musique à partir de sa mise en route préalable (mais encore « cachée », dirait Karl Barth) par l’œuvre elle-même. Soit : c’est parce que l’œuvre écoute la musique que l’auditeur peut se mettre ultérieurement à l’écouter. Et il faut, à cette transmutation expressive, également d’autres conditions : comme il faut qu’il y ait la grâce pour alimenter constamment la série paulinienne des catégories, il faut qu’il y ait « la musique » qui joue (plutôt qu’elle n’est jouée) tout au long de l’acte musicien.
Rien là qui nécessite une quelconque transcendance. Rien là qui ne nous sorte d’une immanence matériellement constituée. Il suffit simplement que cette immanence soit conçue comme suffisamment riche, et vaste, et impénétrable, et profuse ; bref, comme dit le philosophe, il suffit pour cela de considérer que l’infini est la situation naturelle de toute chose, que l’infini est bien la constitution native de toute chose, et que la rareté est seulement du côté du fini…
Foi nomme un rapport constituant — constituant d’un nouveau sujet (le sujet fidèle) — et non pas constituée par la rencontre d’entités préalablement existantes.
De même l’écoute musicale est constituante (d’une position : celle de l’écoutant).
1. Elle est une relation à trois places et non pas à deux. L’écoute fidèle engage la Parole divine, le prédicateur et le prédiqué. L’écoute musicale engagera l’œuvre, le musicien et le public.
2. Elle est une relation par essence mobile, sans distribution fixe des places : chacun écoute à tour de rôle. L’écoute opère en relais.
3. Comme l’écoute fidèle, l’écoute musicale n’est ni symétrique, ni réflexive, ni transitive.
La différence formelle essentielle entre écoute fidèle et écoute musicale tient, me semble-t-il, à ceci : l’écoute musicale n’est nullement une pratique intersubjective mais le processus même de constitution d’un sujet et d’un seul : l’œuvre comme sujet musical. Ni le public ni le musicien ne constituent à proprement parler un autre sujet : « public » et « musicien » désignent une place, une position qu’instaure la structure même du monde de la musique et dont s’empare l’œuvre pour instaurer sa propre dynamique d’écoute.
Et lorsqu’une œuvre musicale en écoute une autre — ce qui est un élément tout à fait habituel du travail de pensée d’une œuvre — soit en la citant, soit en prolongeant les opérations de cette œuvre, soit en intervenant avant ou après elle lors d’un même concert, il faut plutôt concevoir qu’il s’agit là d’un seul sujet musical, d’une seule intension musicale traversant différents opus.
À proprement parler, il n’y a donc pas place dans cette interprétation de l’écoute musicale pour une intersubjectivité : l’écoute musicale n’est pas écoute d’un sujet (musical) par un autre sujet (musical ou musicien) mais mouvement endogène d’un sujet par lequel il déploie son projet subjectif — une intension — en s’incorporant transitoirement les corps dont il a pour cela besoin.
L’écoute musicale ne met pas en rapport des sujets différents mais elle est le nom même par lequel une œuvre se constitue comme sujet musical effectif (et non plus en projet, comme dans la partition).
· gleichschwebende Aufmerksamkeit : attention en égal suspens
· freischwebende Aufmerksamkeit : attention en libre suspens
Freud emploie également l’expression pour la libido redevenue libre et prête à se transformer en angoisse. Cf. frei flottierende Angst: angoisse librement flottante.
· Les règles techniques exposées ici m’ont été enseignées à mes propres dépens.
· Nous ne devons attacher d’importance particulière à rien de ce que nous entendons et il convient que nous prêtions à tout la même attention « flottante », suivant l’expression que j’ai adoptée. […] On échappe ainsi au danger inséparable de toute attention voulue, celui de choisir parmi les matériaux fournis.
L’attention-écoute ne procède pas
d’une perception discriminant l’important du moins important (cf.
cette discrimination est, en musique, forgée par la seconde audition et
produit la « jauge » de la troisième audition)
L’impératif est : ne pas choisir,
c’est-à-dire ne pas sélectionner, ne pas trier.
· En conformant son choix à son expectative, l’on court le risque de ne trouver que ce que l’on savait d’avance.
Cf. il n’y a pas de surprise dans la perception
et l’audition mais appropriation objectivante et vérification…
· L’obligation de ne rien distinguer particulièrement […] Éviter de laisser s’exercer sur sa faculté d’observation quelque influence que ce soit et se fier entièrement à sa « mémoire inconsciente », écouter sans se préoccuper de savoir si l’on va retenir quelque chose.
Cf. l’écart de l’écoute
d’avec la perception qui distingue, discerne, fixe et
« sait »…
· Les meilleurs résultats thérapeutiques s’obtiennent lorsque l’analyste procède sans s’être préalablement tracé de plan, se laisse surprendre par tout fait inattendu, conserve une attitude détachée et évite toute idée préconçue.
Cf. il faut qu’il se passe quelque chose
d’imprévu et que l’écoutant s’y soit rendu
disponible…
· L’inconscient de l’analyste doit se comporter à l’égard de l’inconscient émergeant du malade comme le récepteur téléphonique à l’égard du volet d’appel. De même que le récepteur retransforme en ondes sonores, de même l’inconscient du médecin parvient, à l’aide des dérivés de l’inconscient du malade qui parviennent jusqu’à lui, à reconstituer cet inconscient dont émanent les associations fournies.
· Se servir de son propre inconscient comme d’un instrument.
·
L’expérience montra bientôt que le
médecin analysant se comporte ici de la façon la plus appropriée
s’il s’abandonne lui-même, dans un état
d’attention en égal suspens, à sa propre
activité d’esprit inconsciente, évite le plus possible
la réflexion et la formation d’attentes conscientes, ne veut,
de ce qu’il a entendu, rien fixer de façon
particulière dans sa mémoire, et capte de la sorte
l’inconscient du patient avec son propre inconscient. [34]
· Ma proposition d’appréhender l’inconscient de l’analysant avec son propre inconscient, lui tendre pour ainsi dire l’oreille inconsciente comme un récepteur, a été formulée dans un sens modeste et rationaliste ; mais je sais qu’elle dissimule d’autres problèmes importants. Je voulais simplement dire qu’on devait se libérer de l’intensification consciente de certaines attentes. [35]
L’écoute n’est pas en attente du
moment-faveur…
« L’essentiel de la technique analytique ne s’apprend pas mais on en fait l’expérience. » (127)
· La prescription de tout enregistrer en nous-mêmes de la même manière est la contrepartie nécessaire de la règle imposée aux patients : exprimer sans le critiquer ni faire de choix tout ce qui leur vient à l’esprit. L’attention flottante peut paraître une attitude facile à adopter. Mais elle n’est gère plus facile à adopter que, pour le patient, un comportement dont elle représente la contrepartie. (61-62)
Cf. l’attention flottante, contrepartie du
côté de l’analyste d’une règle du
côté de l’analysant : il y a le même type de
« liberté » dans tous les échanges, dans la
mise en réseau des inconscients…
· Comment
éviter les dangers du choix si l’on veut être
attentif ? (62) Dans l’analyse l’attention paraît
« flotter » : ce sur quoi elle porte ne laisse
reconnaître qu’ultérieurement sa signification. (64)
Logique rétroactive plutôt que
prédictive…
· L’attention
volontaire porte sur un contenu recherché, l’attention
involontaire sur un contenu qui s’impose. (66)
· La
métaphore du phare peut illustrer le caractère de
l’attention flottante. (67) Notre attention n’a pas précédé
la perception, elle l’a suivie. C’est le cas de l’attention
involontaire. (68)
· C’est
l’attention flottante dont la fonction correspond électivement au
type d’action suivant : ne pas s’attacher à un point
mais scruter un large secteur. (68)
· L’attention
involontaire protège beaucoup moins [que l’attention volontaire]
contre le danger d’être surpris. […] L’attention
flottante se trouve à mi-chemin entre ces deux extrêmes. (68)
Trois types d’attention donc : volontaire,
involontaire et flottante…
Cf. la préécoute (musicale) n’est
ni l’attention orientée de l’auditionneur, ni
l’attention involontaire de qui « pense à autre
chose », ou somnole…
· Lorsqu’on
approche de la solution d’un problème, de nouvelles questions se
posent. […] « Là
où il y a beaucoup de lumière, il y a beaucoup d’ombres. »
(70)
· La
solution d’un rébus nous renseigne un peu sur la nature de
l’attention flottante. (72)
La théorie de la « lecture
sonore » d’un rébus prise comme
« formalisation » de l’attention flottante
(modèle fictif). Soit le rébus comme métaphore pour
l’attention flottante…
· Nous
devons l’aptitude à résoudre le rébus pas tant
à la tension de notre attention ordinaire qu’à son
relâchement. (72) Le retrait de l’attention active ne
mène pas comme on pourrait le croire à l’inattention mais
à la mobilité de l’attention. (75)
Nos trois termes à nouveau, avec deux types
différents de négation de l’attention active :
inattention ou attention mobile.
Noter « le retrait » : la
soustraction, la mise en jeu d’un vide apte à être
occupé et par là à mettre en mouvement la
pensée : cf. notre taquin…
· Ce
n’est que lorsque nous avons renoncé à fixer notre
attention, que nous lui avons permis de prendre d’autres directions, que
nous sommes tombés sur la solution. (75)
Et on « tombe » alors sur la solution,
par surprise, et brusquement (ce n’est pas une lente conquête, car
la progression dans la lecture du rébus se fait par sauts brusques et
imprévus).
· La
pratique analytique nous montre quotidiennement combien cette forme rigide de
l’attention qui concerne des représentations de but conscientes
est un obstacle à la tâche heuristique et combien ce n’est
qu’en lui substituant l’attention flottante que nous sommes en
mesure de comprendre les processus inconscients. (75)
L’attention flottante pour écouter le travail propre de l’inconscient…
· Il
serait naturellement stupide d’affirmer que l’analyste ne travaille
qu’avec l’attention flottante. Ce serait faux déjà
parce que l’attention flottante doit se transformer en attention
active ou involontaire, en particulier quand on a reconnu la signification
d’un symptôme, d’un texte lattent, et qu’il faut
considérer ce symptôme ou ce texte ou l’apprécier.
[…] Une forme d’attention prend le relais de l’autre.
(76)
La transposition attention—> écoute
suggère un relais équivalent entre différentes formes
d’écoute musicale.
Cf. le moment-faveur comme symptôme.
L’écoute musicale sera alors différente avant et
après. Cf. préécoute avant (écoute flottante), et fil d’écoute après (écoute orientée, qui suit
une trace, une piste)…
· Si
dans la résolution du rébus nous avons adopté
l’attitude de l’attention flottante, en ce qui concerne le dernier
mot, l’intérêt pour l’objet a été levé
pendant un fragment de seconde et l’attention flottante a
été suspendue par un instant d’« inattention ».
(77)
Reik nous fournit l’analytique du
moment-faveur : attention flottante avant, surprise par le moment-faveur
correspondant à une « inattention » car le
moment-faveur apparaît d’un côté inattendu, puis attention
active pour suivre le travail du symptôme…
· L’analyse
prépare la surprise et l’on se demande souvent après
coup comment celle-ci s’est produite. (78)
Trop tôt, trop tard… Pas encore,
déjà…
· On
se rend nettement compte de la grande importance du facteur temporel pour
l’appréciation de divers types d’attention .
L’attention flottante s’accompagne la plupart du temps du renoncement
à la reconnaissance immédiate des relations entre les
données. (79)
Cf. le renoncement musicien à la perception
comme identification, nomination…
·
Cette attention flottante dont, depuis les quelques
cinquante millions d’heures d’analystes qui y ont trouvé
leurs aises et leur malaise, il semble que personne ne se soit demandé
quel il est ?
Car si Freud a donné
cette sorte d’attention comme la contrepartie (Gegenstück) de l’association libre,
le terme de flottante n’implique pas sa fluctuation, mais bien
plutôt l’égalité de son niveau, ce
qu’accentue le terme allemand : gleichschwebende.
Remarquons d’autre part
que la troisième oreille […] n’en est pas moins de fait
l’invention d’un auteur, Reik (Theodor), plutôt sensé
dans sa tendance à s’accommoder sur un en-deçà de la
parole.
Mais quel besoin peut avoir
l’analyste d’une oreille de surcroît, quand il semble
qu’il en ait trop de deux parfois à s’engager à
pleines voiles dans le malentendu fondamental de la relation de compréhension ?
Nous le répétons
à nos élèves : “Gardez-vous de
comprendre !” et laissez cette catégorie nauséeuse
à Mrs Jaspers et consorts.
Le flottement de l’attention n’est pas
instabilité mais indifférence.
L’enjeu de l’écoute musicale
n’est pas non plus la compréhension, c’est-à-dire
cette manière de prendre l’œuvre avec soi (en
l’englobant de l’extérieur) ; l’écoute est
à l’inverse une manière qu’a l’œuvre de
vous prendre avec elle, de vous emporter dans son flot, de vous rendre partie
prenante de son aventure…
D’où l’attention flottante (analytique) comme modèle hérétique de la théorie du rébus (Reik), et l’écoute musicale comme modèle hérétique de l’attention flottante (psychanalytique)
I. Théorie
des modèles
Rappel : le théorème de Lowenheim-Skolem démontre l’existence d’une modèle pathologique pour toute théorie (cohérente).
II. Deux
fictions enchaînées
Attention ! Les modèles hérétiques (ou fictifs), pas plus que les métaphores, ne composent entre eux.
Exemple d’intransitivité des métaphores :
« Soleil, cou coupé » « Mon soleil ! »
mais pas « Mon cou coupé ! »
De même que la théorie du rébus sert à Reik pour comprendre l’attention flottante de l’analyste, de même cette théorie analytique de l’attention flottante peut servir à comprendre l’écoute musicale. Soit le jeu comparé de deux métaphores (non transitives)
· Différence entre attention (écoute) et perception-audition…
· Il y a différents types d’attention ; cf. les différences entre perception, écoute…
· L’attention flottante est un des types d’attention au principe de l’analyse : dans le « contrat » avec l’analyste (cf. contrepartie de sa libre association) et au départ de la séance. Cf. l’écoute musicale est au principe de la mise en rapport d’un musicien avec une œuvre : cf. nécessité d’une préécoute…
· L’attention flottante est appropriée au discernement du symptôme comme apparition (être-là) fugace, légère, évanouissante du travail de l’inconscient. L’écoute musicale est appropriée au discernement du moment-faveur comme apparition (être-là) de l’intension musicale à l’œuvre.
· Il y a un enchaînement temporel de différents types d’attention : l’attention flottante, au début / la surprise d’un instant d’inattention / une attention orientée. Id. pour l’écoute : préécoute / moment-faveur / ligne d’écoute.
· Cela concerne à nouveau la question de l’intersubjectivité qui à mon sens n’existe pas en musique. Ceci dit, y a-t-il en vérité intersubjectivité dans l’analyse ? Pas sûr ! Peut-être faut-il plutôt penser la cure analytique comme constitutive d’un sujet, d’un nouveau sujet à deux composantes : l’analysant et l’analyste…
Et son interprétation par Alain Didier-Weil.
Cf. ma conférence : « Pulsion invoquante et
expressivité musicale : L’écoute musicale, une
prière athée ? » Séminaire Musique
| Psychanalyse (Ircam, novembre 2002)
Et son interprétation par Marc Crépon : Nietzsche. L’art et la politique de l’avenir
· La musique de Bizet tient l’auditeur pour intelligent, et même pour musicien — par là aussi elle est l’exacte antithèse de Wagner. […] Je deviens meilleur quand ce Bizet s’adresse à moi. Meilleur musicien, aussi, et meilleur auditeur. Peut-on écouter encore mieux ?… Mes oreilles vont fouiller sous cette musique, j’en écoute l’origine, et la cause première. Il me semble que j’assiste à sa naissance. (VIII.22)
Fouiller sous la musique…
Généalogie de la musique comme circonscrivant son moment de naissance…
· La
lente flèche de la beauté. - La plus noble sorte de
beauté est celle qui ne ravit pas d’un seul coup, qui ne
livre pas d’assauts orageux et enivrants (celle-là provoque
facilement le dégoût), mais qui lentement s’insinue,
qu’on emporte avec soi presque à son insu et qu’un
jour, en rêve, on revoit devant soi, mais qui enfin, après nous
avoir longtemps tenu modestement au cœur, prend de nous possession
complète, remplit nos yeux de larmes, notre cœur de désir.
(Humain…§149)
Cf. le moment-faveur ne ravit pas, moins encore
n’enivre. Il vous touche à votre insu, et, même si on sait
qu’il a eu lieu, on ne sait pas pour autant ce qui a eu lieu. Le
moment-faveur questionne plutôt qu’il ne répond…
· Je hais tous ceux qui lisent en badauds. (Zarathoustra - 111)
· Pourquoi
nous faut-il dire si haut et avec une telle ardeur, ce que nous sommes, ce que
nous voulons et ce que nous ne voulons plus ? […] Disons-le comme
cela peut être dit entre nous, à voix si basse que le monde entier
ne l’entend pas, que le monde entier ne nous entend pas ! Avant
tout, disons-le lentement… Cette préface arrive tardivement,
mais non trop tard ; qu’importent, en somme, cinq ou six
ans ! Un tel livre et un tel problème n’ont nulle
hâte ; et nous sommes, de plus, amis du lento, moi tout aussi bien
que mon livre. Ce n’est pas en vain que l’on a été
philologue, on l’est peut-être encore. Philologue, cela veut dire
maître de la lente lecture. […] La philologie est cet art
vénérable qui, de ses admirateurs, exige avant tout une
chose : se tenir à l’écart, prendre du temps,
devenir silencieux, devenir lent — un art
d’orfèvre […] qui ne réalise rien s’il ne
s’applique avec lenteur. […] Cet art enseigne à bien
lire, c’est-à-dire lentement. […] Amis patients, ce
livre ne souhaite pour lui que des lecteurs et des philologues parfaits :
apprenez à me bien lire ! (Aurore, Avant-Propos)
Philologie, art du dévoilement
généalogique par lente mise en résonance…
· Malheureux ceux dont le destin est d’attendre. (Zarathoustra - 407)
Ne pas attendre ! L’écoute musicale
n’attend pas le moment-faveur.
· J’aime celui qui tient toujours plus qu’il n’a promis. (Zarathoustra - 65)
· Cette Terre Promise qui ne me promet rien de bon. (Zarathoustra - 425)
· Le bouddhisme ne promet pas, mais tient ; le christianisme promet tout, mais ne tient rien. (VIII.202)
Ne pas promettre, ne pas subjectiver les
promesses ! L’écoute musicale ne consiste pas à suivre
une promesse en laquelle, après un « beau
passage », on s’est mis à croire… [38].
· « Un animal qui ait le pouvoir de promettre (das versprechen darf) […] N’est-ce pas là le problème véritable de l’homme ? » Généalogie de la morale (citée p. 1)
La promesse comme nom d’un type particulier de
lien d’un futur au présent : un présent qui promet un futur…
· « Disposer à l’avance de l’avenir […] Comme le fait quelqu’un qui promet, répondre de lui-même comme avenir » Généalogie de la morale (citée p. 2)
· « Le nihilisme : il n’y a plus rien à attendre de l’avenir. Une promesse s’est épuisée [la promesse chrétienne]. » (2)
Cf. l’espoir en un futur détaché
du présent, espoir fondé sur une croyance (futur simple) :
« un jour viendra… »
Tout autre est l’espérance, qui anticipe
un futur adhérent au présent (futur antérieur) :
« ceci, ce jour présent, aura
été… »
· « Les valeurs adoptées orientent l’avenir. Le fait d’y croire trouve son sens dans l’espérance que je fonde sur cette croyance. C’est ainsi que les valeurs portent en elles une promesse d’avenir. » (3) « Le nihilisme implique un certain désespoir de l’avenir. » (4)
Cf. trois types de positions : No
Future !, futur simple, et futur
antérieur.
· « “Méditerraniser la musique” signifie aussi : affranchir l’écoute musicale de toute référence au bien et au mal, de toute perspective de rachat et de consolation. “Un méridional de ce genre devra avoir à l’oreille le prélude d’une musique plus profonde et plus puissante.” » (122)
Je dirai : affranchir l’écoute
musicale de toute promesse.
Mais il me faut ici laisser de côté la dimension proprement anti-philosophique de Nietzsche que ce livre en quelque sorte épouse (la musique serait promesse… pour la politique — promesse d’une grande politique, qui soit d’après le nihilisme — à mesure de sa capacité de produire de nouvelles manières d’être ensemble — de nouveaux « nous », de nouvelles figures du collectif —, de nouvelles figures du corps — de nouvelles physiologies —) pour me concentrer sur ce qui nous intéresse aujourd’hui : la lente lecture comme déchiffrage d’une généalogie implicite.
· « Dans la politique de l’écriture s’inscrit une pratique de l’oreille du lecteur. Ce que Nietzsche nomme généalogie s’apparente à l’exploration de cette oreille. » (166)
Cf. l’écoute musicale comme
généalogie de l’intension…
· « Quel martyr que les livres allemands pour qui possède une troisième oreille ! […] un art qu’il s’agit de deviner si l’on veut comprendre la phrase ! C’est ainsi que se méprendre sur le rythme de la phrase, c’est se méprendre sur le sens même de la phrase. […] Les Allemands ne se soucient pas de discerner tout ce qui peut entrer d’intention et d’art dans le maniement de la langue. » (Nietzsche, cité p.168-169)
Une troisième oreille pour écouter
l’intension…
Première oreille pour perception-audition, seconde oreille pour comprendre,
troisième pour écouter [39].
· « Les conditions d’une lecture attentive, disponible pour l’événement qui doit venir au lecteur » (172)
Cf. moment-faveur…
· « Attendre, espérer » (179)
Attention : l’espoir, c’est attendre
mais l’espérance n’est pas attendre, tout au
contraire ; le verbe « espérer » ne fait pas
la différence…
· « Être de l’avenir, appartenir à « un temps à venir » désignent moins une relation avec le passé (ni vraiment avec le futur, dont Nietzsche ne révèle pas grand-chose) qu’avec le présent. L’art du contretemps. » (181)
Une caractéristique de l’espérance
est que l’avenir y appartient au présent (plutôt que le
présent à l’avenir) puisqu’on peut s’assurer
d’un point de l’avenir par le présent : dans
l’avenir, ce présent aura été. Le présent-futur
comme contretemps…
Question : l’écoute musicale
est-elle homogène à une telle espérance ? Le
moment-faveur comme ouverture inaugurant une espérance ?
L’écoute comme contretemps ? Cf. son passé est
généalogique, mais son futur est au présent.
· « Expérimenter, c’est accomplir le pas au-delà du passé et du présent (et donc aussi du scepticisme et de la critique). Expérimenter, c’est créer des valeurs. » (186)
Sortir de la critique, laquelle attache le
présent au passé et tente de penser le présent à
partir du passé. Or le point est de créer un présent-futur
qui pourra alors établir son passé. Il s’agit moins de critiquer
la critique ( !) que de la dépasser.
L’écoute ne procède pas par
critique de la perception, même pas par sa dépose mais
plutôt par affirmation d’un présent, son
présent…
La théorie de l’écoute ne saurait
procéder de la critique des autres approches mais d’une puissance
affirmative, thétique, axiomatique.
Cf. il faut pour lire-écouter une troisième oreille : ni celle de la perception-audition, ni celle de la compréhension mais celle de l’écoute.
L’écoute comme généalogie d’une intension à l’œuvre dans le texte.
La question est alors : cette intension est-elle promesse, intention ? Non !
L’écoute musicale n’est pas promesse. L’écoute musicale n’est pas le jeu d’un secret [40].
Espérance / espoir : futur antérieur/ simple.
Le futur antérieur est à la fois le présent comme passé du futur et le futur conçu comme présent (à venir) : on se situe « au présent » dans le futur. Cette disposition en présent du futur s’indexe du fait que ce présent (futur) sera doté d’un nouveau passé : le présent actuel de l’énonciation.
Le futur est pris comme adhérent au présent. Le futur n’est pas coupé du présent. Ce qui est coupé du présent, c’est « son » passé ».
Le futur est indexé non pas d’une nouvelle réalisation (« on sera heureux ») mais d’un nouveau passé. Le futur antérieur est une anticipation du futur à mesure de ce que ce futur adhère au présent. Ce n’est pas un présent qui est gros d’un futur qu’il accouchera, c’est un présent qui est déjà une partie du futur. C’est un futur qu’on pourrait dire ex-présent comme on a vue que la foi était ex-écoute…
Cf. l’utopie en promesse du futur simple et l’espérance anticipante et assurée (« l’espérance ne trompe pas ») du futur antérieur.
L’écoute, ce faisant, a-t-elle rapport au temps ?
La musique comme art de l’écoute transite-t-elle avec la musique comme art du temps ?
On verra (cours n°5) qu’il y a bien une temporalisation nécessaire de l’écoute musicale, comme de toute écoute d’ailleurs. Ceci suffit-il à passer au temps ? Non !, on ne passe pas comme cela de la simple temporalité au temps !
Ma proposition : on ne transite pas de la musique comme art de l’écoute à la musique comme art du temps [41].
Au total, l’écoute travaille au présent. Elle n’a pas vraiment de passé. Elle n’a pas non plus de futur. Finalement l’écoute ne relève pas du temps au sens fort du terme. La musique, art de l’écoute, n’est pas pour autant art du temps.
Récapitulons les douze propriétés de l’écoute musicale et ses trois puissances.
Douze propriétés : 10 affirmatives et 2 négatives (les 7° et 11°)
1. L’écoute comme relation constituante (et pas constituée) des places qu’elle instaure par le jeu de relations qu’elle institue.
2. L’écoute comme opération contagieuse, et donc circulante :
— L’écoute comme tourniquet (et pas arborescence),
— L’écoute comme interchangeabilité des positions par mise en circulation d’une place vide.
3. L’écoute comme étant à l’œuvre avant de l’être à l’auditeur : dans l’écoute, c’est l’œuvre qui accroche et capte l’auditeur, non l’inverse.
4. L’écoute comme expression (d’une intension) et non pas comme réception (d’une intention poïétiquement émise).
5. L’écoute comme torsion entre le local et le global
6. L’écoute comme relation ternaire (et pas binaire)
7. L’écoute comme étant non intersubjective : elle ne relève pas des rapports entre sujets, ni d’un rapport à l’autre.
8. L’écoute est conditionnée par une attention singulière qui n’est pas celle de l’audition ou de la perception, cette attention que Freud énonce comme étant flottante, en suspens. Nous l’appellerons préécoute.
9. L’écoute connaît une évolution temporelle en cours d’œuvre. Elle est distinguable selon la coupure du moment-faveur, soit trois modalités : avant, pendant et après le moment-faveur. Nous parlerons successivement de préécoute, de surécoute et de ligne d’écoute.
10. L’écoute comme travail rétroactif, généalogique
11. L’écoute comme non prospective : elle n’anticipe pas sur une promesse à laquelle elle croirait. Si l’écoute est bien fidèle (à ce qui apparaîtra lors du moment-faveur), elle n’est pas « croyante » pour autant.
12. L’écoute comme faisant fond, en matière de futur, sur son travail au présent. L’écoute n’est pas « utopique ».
Nos trois théories non musicales de l’écoute éclairent ce qu’on pourrait appeler les trois puissances de l’écoute musicale :
· L’écoute comme conviction en une intension à l’œuvre,
· L’écoute comme épousailles de cette intension,
· L’écoute comme travail présent du futur (antérieur) de cette intension.
Si puissance peut se dire, depuis Spinoza au moins, vertu, alors on a ainsi dégagé trois vertus de l’écoute musicale : sa foi, sa charité et son espérance !
Le moment-faveur au début du développement : mes. 101-105…
Déchirure dans l’apparente continuité tranquille et sereine. Cf. cette infime déchirure si fréquente chez Mozart (par exemple par altération de la tierce : majeur ® mineur) qui donne ici la clef d’une écoute en délivrant un autre visage aux secondes mineures descendants du thème : dissonance à grande échelle par amplification de la seconde mineure descendante mélodique (au principe du premier thème : mi bémol — ré) en seconde mineure descendante entre deux tonalités (sol mineur — fa # mineur) — voir mesures 101-105 —. D’où une grande dérive, tel un glissement de terrain qu’il s’agira ensuite de ravauder : remonter la pente tonale pour revenir, dans la réexposition, à la tonique…
fa # : la note
{fa #} l’accord mineur / {Fa #} : l’accord majeur
[fa #] : la tonalité mineure / [Fa#] : la tonalité majeure.
· 98-99 : Tonalité de [Si bémol]
· 100 : accord-pivot de {Ré7} faisant passer (comme 7° de dominante) à la tonalité de [sol] (relative mineure de [Si bémol]).
· 101 : [sol]. Mais aussitôt dérive : accord de 7° diminuée, polymorphe. Vers [do] (cf. la fondamentale fait penser à un accord de {Sol} en V2) ?
· 102 : effacement de la fondamentale et des basses (vc + cb). Tierce mineure de quel accord ??
· 103 : Descente de tierces (cf. mes. 20 pour introduire à la reprise du thème dans l’exposition). D’où {La} (comme II de [Sol]) ? puis {Mi} (comme II de [ré]) ?? Rentre alors le thème qui pose clairement [fa#] et fait entendre rétroactivement le second accord de la mesure 103 comme {Do #}, ou V de [fa #].
· 104 : cadence (I-V) de [fa #]
· 105 : Tonalité de [fa #] bien posée (cf. retour de la fondamentale et des graves). Donc passage en 4 mesures de [sol] à [fa #], soit la seconde mineure descendante qui entame le thème principal (mi b—ré ; ici ré—do#).
· 107 : {Sol} comme II de [fa #] par altération locale (si# et non pas bécarre) par rapport à une transposition stricte de la mesure 5.
· 108 : accord incertain qui va s’éclairer mesure suivante.
· 109 : {Do # 7} comme V7 de {fa #}
· 111 : Même transformation qu’en 107 par rapport à une pure et simple transposition de la mesure 9 (la # et non pas bécarre). D’où une 7° diminuée en lieu et place d’un {fa #} = accord-pivot pour une nouvelle modulation qui va s’avérer plus loin être [mi].
· 112 : L’accord se transforme et va s’avérer un {Si} fonctionnant comme V de [mi].
· 113 : {Si7} = V de [mi]
· 115-116 : cadence en [mi].
Puis cela repart pour de nouvelles modulations.
Donc [sol]—[fa #]—[mi]—…
Brèche, puis dérive, puis ravaudage pour revenir en [sol] pour la réexposition mes. 164.
À proprement parler, le moment-faveur durerait 3 mesures : 102 à 104 (très bref donc). Il est caractérisé par une désorientation tonale et une perte des appuis dans les graves et les fondamentales (ce qui n’était pas le cas de la même manière dans la mes. 20, équivalente de la mes. 103, sachant qu’en plus la mesure 102 n’équivaut pas à ce qu’on trouvait précédemment mesure 19).
Le dérapage, la glissade (perte du sol en 102) retrouve un fondement en 105, mais le glissement n’a fait que se rattraper à [fa #] si bien que la dérive va bien vite repartir de plus belle : alertes en 107 par altération du si #, puis mes. 111 l’appui n’est pas vraiment repris sur [fa #] comme il aurait dû l’être s’il s’agissait d’une simple transposition de l’exposition, d’où [mi] inattendu en 113 suivi de nouvelles modulations…
· Il est précisément situable, écrit et par là structurellement ancrable.
· Il est bref.
· Il est doté d’une intériorité en mouvement : il s’y passe quelque chose.
· Ses frontières sont ouvertes. Il n’est pas fermé. Ici il est particulièrement ouvert « à droite », dans son prolongement possible.
· Il fait contraste avec ce qui le précède (ici avec la tranquillité mélodique et l’assise tonale, et avec la seconde mineure descendante comme délicate mise en relief de la dominante).
· Il ouvre à quelque chose de nouveau : il sépare un avant d’un après.
· Sa saisie sensible comme moment-faveur (c’est-à-dire comme brèche surprise déstabilisante et impulsant un nouveau mode d’énergie musicale) dépend cependant de l’interprétation : son identité structurale de moment thématique, perceptible à tout coup, ne garantit pas son efficace sensible pour l’écoute. Ici l’interprétation devrait rendre le dérapage, l’incertitude et non pas traverser ce moment avec la même tranquillité d’esprit que dans l’exposition.
–––––––
Notes : do# si# si la# la sol fa#
Accords : {fa#} {Sol#} {Do#7} {Fa#7} {Si7} {mi}…
Tonalités : [fa#] ? [mi] …
[1] Propos rapporté. Cf. Mozart de J. et B. Massin, p. 474
[2] Propos rapporté. Cf. Beethoven de J. et B. Massin, p. 406
[3] du temps et par là du sensible…
[4] À proprement parler l’écoute musicale (au sens précis du terme) n’est pas réflexive, mais la perception peut l’être, et donc plus généralement l’entendre : on ne peut musicalement s’écouter, mais on peut musicalement s’entendre…
[5] Pour des raisons apparentées, le musicien pratiquant l’intellectualité musicale sera dit musicien « pensif » plutôt qu’« intellectuel ».
[6] Voir notre n°3…
[7] sous entendu : méditer et cogiter
[8] L’œuvre, elle, ne perçoit pas, n’auditionne pas. Et elle ne connaît et pratique comme écoute que l’écoute musicale, bien sûr.
[9] Artiste et société, p. 23
[10] Lettres, p. 113
[11] Beethoven, pp. 87 & 147
[12] Rm 10,17
[13] Joël 3,5
[14] Es. 52,7 : « Comme ils sont les bienvenus au sommet des montagnes, les pas du messager qui nous met à l’écoute de la paix, qui porte un message de bonté, qui nous met à l’écoute du salut, qui dit à Sion : “Ton Dieu règne !”. »
[15] Es. 53,1 : « Qui donc a cru à ce que nous avons entendu dire ? », précédé de (52,15) « Des foules de nations vont être émerveillées, des rois vont rester bouche close, car ils voient ce qui ne leur avait pas été raconté, et ils observent ce qu’ils n’avaient pas entendu dire. Qui donc a cru… ».
St Paul ajoute un peu plus loin (10,20-21) :
« Esaïe, lui, va jusqu’à dire : J’ai
été trouvé par ceux qui ne me cherchaient pas, je me suis
révélé à ceux qui ne demandaient rien. Mais au sujet d’Israël, il dit : Tout
le jour j’ai tendu les mains vers un peuple indocile et rebelle. ». Cf. Esaïe (65,1-2) :
« Je me suis laissé rechercher par ceux qui ne me
consultaient pas, je me suis laissé trouver par ceux qui ne me
cherchaient pas, j’ai dit : “Me voici, me voici,”
à une nation qui n’invoquait pas mon nom. J’ai tendu mes
mains, à longueur de jour, vers un peuple rebelle, vers ceux qui suivent
le chemin qui n’est pas bon, qui sont à la remorque de leurs
propres pensées. »
[16] Œuvres complètes. Direction M. Raulx — Bar-le-Duc, Éd. Louis Guerin (1871)
[17] Commentaire de l’épître aux Romains
[18] Remarquons au passage : Quand Thomas d’Aquin parle de « cinq choses » [Ponit autem primo quinque per ordinem], les traducteurs en français indiquent en note que Thomas d’Aquin exposerait en fait « quatre choses » : ils confondent ce faisant, sous le vague du mot « chose », les catégories et les relations entre ces catégories ; Thomas d’Aquin reprend les quatre interrogations de Paul (les quatre Quomodo des versets 14-15), portant sur quatre relations, entre cinq catégories…
[19] qui audiebunt verbum
[20] fides est ex auditu.
[21] Tome XI des Œuvres complètes. Labor et Fides (1983) ; pp.144…
[22] (aures)
auditionis : des oreilles faites pour
entendre (littér. : d’audition)
[23] Voir sa critique de la musique de Mozart comme énonçant un Credo sans compléments d’objets…
[24] L’Épître aux Romains— Labor et Fides (1972)
[25] Remarquons qu’ici l’action de la Grâce est rappelée par Thomas d’Aquin aux moments mêmes où la foi apparaît jouer un rôle : dans la deuxième étape bien sûr, mais aussi dans la troisième. Il y a donc un jumelage Grâce-foi.
[26] Introduction à la théologie évangélique, p. 80 (Labor et Fides – 1962). Cf. la « Grande Messe du Credo » K.257 et la « Petite Messe du Credo » K.192.
[27] Pierre Schaeffer avait pour sa part suggéré que la musique « parlait » avec les seules conjonctions de coordination : « mais », « ou », « et », « donc »…
Karl Barth suggère, de manière plus pertinente, que la musique parle seulement avec des verbes à la première personne (du singulier ou du pluriel), sans compléments…
[28] Coll. Recreations in Mathematics (Oxford University Press, 1986). Je dois la découverte de cet ouvrage à l’amitié de René Guitart.
[29] Journal I.845
[30] Journal II.392
[31] Journal I.385
[32] Cf. Traduire Freud – PUF (p. 148)
[33] 1912 (in La Technique psychanalytique PUF)
[34] Psychanalyse et théorie de la libido (1922) Vol. XVI (p.187-188)
[35] Correspondance avec Ludwig Binswanger (1908-1938) : le 22-11-1925
[36] Le psychologue surpris (Denoël, 1976 ; publié en 1935)
[37] Écrits, 471
[38] À distance de ce que Peter Szendy dit d’une écoute qui s’avère indiscernée d’une audition…
Voir en particulier la discussion de son livre Musica
practica aux Samedis d’Entretemps en
mon intervention : Écoute, ça promet !
[39] Ouïr, ultimement, est à peine affaire musicale. C’est bien pour cela que Xenakis s’y trouve tant à l’aise…
[40] Là aussi, voir la contraposition de ces déterminations chez Peter Szendy
[41] Voir la discussion du livre de Christian Accaoui…