Un
modle inattendu dĠadjonction et dĠextension : la constitution dĠune
grammaire arabe au VIIIĦ sicle
(sminaire mamuphi, Ens, 6 dcembre 2014)
Franois Nicolas
[ diapositives ]
La constitution, au cours du VIIIĦ sicle, dĠune grammaire de la langue arabe (le Persan Sbawayhi dgage, vers 796, la premire grammaire arabe crite [1] qui deviendra Ç le Coran de la grammaire È) va tre ici analyse comme un processus dĠadjonction et dĠextension.
Lgitimation minimale : cette constitution intervient trs tt dans la langue concerne, contrairement par exemple au cas de la langue grecque o la grammaire se constitue trs tardivement comme discipline autonome [2], et bien aprs que se doit dploye la conceptualit philosophique quĠon sait [3]. En langue arabe, lĠinversion de cet ordre (la grammaire prcde la philosophie) doit particulirement nous requrir.
La formalisation thorique de lĠadjonction-extension nous sera fournie par la mathmatique (voir lĠexpos mamuphi du 5 avril 2014). On repartira des trois tapes cumulatives suivantes, rsumant le processus en question :
1. constitution immanente dĠun rseau de mots nouveaux, ajouts au lexique existant dĠune situation donne ;
2. transformation endogne de ce rseau de mots en un systme de noms qui viennent dsigner ce qui nĠexiste pas encore dans la situation considre et quĠil sĠagit dĠy ajouter-adjoindre ;
3. mise en Ïuvre de ce systme de nomination dans un corps dĠnoncs de type nouveau venant caractriser la situation tendue (celle qui rsultera de lĠinteraction globale – cĠest ce titre quĠil sĠagira dĠadjonction et pas dĠun simple ajout - entre les Ç choses È de lĠancienne situation et les nouvelles Ç choses È dsignes par les nouveaux noms).
On synthtisera : ajout lexical, adjonction nominale, extension nonciative.
De quelle manire lĠajout dĠune grammaire une langue (ici la langue arabe) peut-elle tre interprte comme modle inattendu, Ç hrtique È (thorme de Lowenheim-Skolem) dĠune telle adjonction-extension ?
On explorera cette hypothse en examinant successivement :
1. le rseau des nouveaux mots introduit par Sbawayhi : le nouveau vocabulaire de son lexique [4] ;
2. le systme de noms que supporte ce nouveau lexique – cĠest ici que la complexit sera pour nous la plus grande [5] ;
3. le corps des noncs de type nouveau (chez Sbawayhi, plus Ç linguistiques È que purement grammaticaux [6]) mettant en Ïuvre ce nouveau mode de pense langagire dans et sur la langue arabe.
On examinera ensuite le destin proprement grammatical de ce travail linguistique en comparant trois grammaires arabes ultrieures :
- au
XIIĦ sicle, celle de Zamak̲šar [7],
- au
XIIIĦ sicle, la al-fyah
dĠIbn-Mlik [8],
- au
dbut du XIVĦ sicle, la al-ajurrmyah dĠIbn ċjurrm [9].
On mettra ce faisant lĠaccent sur les discontinuits de cette gnalogie puisque la logique de Sbawayhi va progressivement se scinder : dĠun ct (refonte par Jurjn au dbut du XIĦ sicle) la fondation dĠune problmatique proprement linguistique, de lĠautre, le dpt dĠune conception plus administrative du langage o la grammaire vient en quelque sorte tatiser la langue arabe. On examinera en particulier cette scission gnalogique la lumire
- du partage originaire de cette histoire en deux coles linguistiques rivales Basra et Kfa (avec leurs diffrences grammairiennes, en particulier en matire lexicale et nominale) ;
- de la constitution partir du XIĦ sicle dĠune rhtorique (balXah) qui vient concurrencer la grammaire au sein des sciences arabes du langage ;
- des transformations opres dans la conception linguistique (plutt que strictement grammairienne) du couple fondateur maεn/lafZ (sens/expression pour Sbawayhi puis terme/signifi [10]) mais galement du couple musnad/musnad Ôilayhi (connect / ce quoi on se connecte)É [11] ;
On interrogera ensuite les effets de cette nouvelle puissance langagire (elle-mme assise sur lĠadjonction antrieure – premire partie du VIIIĦ sicle - dĠune phonologie et dĠune lexicographie par al-Khall) sur les autres modes de pense sĠexprimant, peu ou prou, dans cette langue arabe dsormais Ç tendue È : en matire
- de thologie : voir la naissance et le dveloppement dĠune thologie rationnelle au IXĦ sicle (le muεtazilisme) mais galement la curiosit suivante : si Dieu parle bien en langue arabe (Coran), cette grammaire serait-elle entendre comme Ç grammaire des cÏurs È (al-Quchayr, XIĦ sicle) engageant quelque nouvelle comprhension hermneutique de la parole divine (kalm) ?
- de philosophie et de logique : la nouvelle puissance dont se dote la langue arabe lui offre une nouvelle capacit [12] accueillir, par traduction, les textes de langues grecque ou syriaque [13], tout spcialement ( partir du IXĦ sicle) ceux dĠAristote ;
- de nouvelles sciences : lĠalgbre avant tout (on rappellera comment la langue arabe a constitu le Ç berceau È de lĠalgbre [14]), mais galement un renouvellement des sciences de la nature : astronomie, gographie, physiologie, thologie, etc. ;
- de nouvelles techniques tatiques de gestion : impts, hritages, cadastre, golocalisation, etc.
On conclura par deux questions :
- Le processus en deux temps (adjonction-extension linguistique par Sbawayhi crant une nouvelle situation linguale o se dpose ensuite une grammaire tatisant la langue concerne) suggrerait-elle quelque dialectique plus gnrale ?
- Toute adjonction-extension dĠun monde donn (ici de type lingual), gagnant la pense de nouveaux territoires jusque-l en jachre, ne gnre-t-elle pas, par raisonances de ces nouveaux territoires gagns la pense, dĠimportants remaniements dans dĠautres domaines de la pense ?
Bien sr, ces raisonances ont t ici maximales puisque le domaine boulevers a t celui de la langue (qui plus est, de la langue officielle) mais elles ont galement concern une discipline de pense essentiellement non langagire : une algbre qui, en se constituant en discipline mathmatique propre, va progressivement autonomiser sa logique spcifique de pense sans lĠenfermer dans son mode primitif dĠexposition langagire. [15]
*
Dans toute cette rflexion, il sĠagira finalement de comprendre comment la thorie mathmatique de lĠadjonction et de lĠextension peut clairer le carrefour stratgique des dcisions prendre dans une situation sature : table rase Ç moderniste È (destruction-soustraction : logique de lĠÇ en-moins È et du Ç par le bas È), conservation Ç traditionnaliste È (amnagement-rforme : logique du Ç train du monde È et de lĠÇ horizontal È), ou rvolution Ç culturelle È (dpassement-supplmentation : logique de lĠÇ en-plus È et du Ç par le haut È).
***
[1] Comme, dix sicles plus tard, pour le Cours de linguistique gnrale de Saussure, il sĠagira ici dĠune rdaction posthume partir de notes prises par ses lves.
[2] Apollonios Dyscole (IIĦ sicle av. J.-C.)
[3] Voir Frdrique Ildefonse : La naissance de la grammaire dans lĠAntiquit grecque (Vrin, 1997)
[4] Grard Troupeau : Lexique-index du Kitb de Sbawayhi (Klincksieck, 1976)
[5] Amjad Talafeh : La terminologie grammaticale complexe dans le Kitb de Sbawayhi (Thse de doctorat, Universit Lumire Lyon 2, 2003)
[6] La tradition arabe le prsente comme lĠun Ç des savants [faqh] de la langue È plutt que comme un Ç grammairien È [naHwy].
[7] Djamel Kouloughli : Le rsum de la grammaire arabe par Zamak̲šar (Ens ditions, 2007)
[8] A. Goguyer : La Alfiyyah dĠibnu-Malik (Libraire du Liban Publishers, 1990)
[9] Ibn Ajurrm : Grammaire lmentaire de lĠarabe (ditions Sabil, 2009)
[10]
Djamel Kouloughli : Ë propos de LafZ et MaĠn
[11] Djamel Kouloughli : Tradition grammaticale arabe & historicit
[12] qui va particulariser lĠpoque des Abbssides (environ 750-1050)
[13]
Ë commencer, ds le VIIIĦ sicle, par les vangiles (voir Sidney H.
Griffith : The Bible in Arabic)
[14] Mohammed Aouaz et Franois Nicolas : La langue arabe, berceau de lĠalgbre (Revue Al-Mukhtabt, nĦ11, juillet 2014)
[15] Voir mon expos de la veille au sminaire MaMuX (Ircam, 5 dcembre 2014) : Comment, Bagdad (IXĦ-XIIĦ sicles), la pense algbrique sĠest progressivement mancipe de son berceau langagier (arabe)