La
mélodie infinie de Wagner : une nouvelle proposition pour l’écoute ?
Colloque
international Mélodie et fonction mélodique comme objet d’analyse
Ircam, 17 octobre
2006
François Nicolas
(compositeur, Ens)
Résumé
La
mélodie infinie de Wagner a fait scandale par son caractère
« informe ».
Cette
mélodie est pourtant particulièrement bien « formée » puisqu’elle
synthétise livret théâtral, texte poétique et musique orchestrale selon le
principe analogique d’une modulation de fréquence. Ce faisant, la mélodie infinie
compose un fil d’écoute immanent à l’œuvre qui la traverse de part en part, fil
rouge auquel l’auditeur peut incorporer sa propre écoute.
Ainsi,
le reproche fait à Wagner de dissoudre l’ancienne mélodie concerne plus
essentiellement une recomposition de l’écoute qui se trouvait engagée dans le
projet wagnérien.
À la
lumière de cette hypothèse, on se demandera si la mélodie infinie ne constitue
pas une proposition réactivable ou transfigurable pour notre présent musical.
_____
I. Mélodie infinie ?
Situation concrète
Exemple
Sa « forme » s’éclaire de ses rapports à l’orchestre
Exemple de leitmotive laissant leur traînée d’ombre dans la
mélodie
« Mélodie infinie » ? Un nom qui vient de
Wagner
Traits synthétiques de la « mélodie infinie »
Modulation de fréquence
Mes hypothèses
Ordre
Parsifal
Porteuse ⊗ Modulante =
Modulée
Démodulation
Monologue de Gurnemanz
Logique générale
Quant à « la forme »
Quant aux leitmotive
Rapport au récitatif
Rapport à la tonalité
II. Enjeux pour l’écoute :
la mélodie infinie comme fil d’écoute
Fil d’écoute…
Trois images
La nouveauté de Wagner
La proposition?
La figure boulézienne de l’enveloppe
Différence entre mélodie wagnérienne et enveloppe boulézienne
Synthèses
Trois cas de synthèses d’ordre cursive
Deutschland
Prenons pour exemple le début du premier monologue de Gurnemanz
au premier acte de Parsifal :
Ce type wagnérien de mélodie a été, à son origine, considéré
comme informe.
Ce reproche, en un certain sens, est justifié, car il s’agit
bien ici d’une forme mélodique d’un type nouveau – tel est le propos de cette
intervention : dégager le caractère nouveau de la mélodie infinie wagnérienne
-.
Or s’approprier l’informe pour édifier non seulement de
nouvelles formes mais des formes en un sens nouveau - des formes d’un type
nouveau - est un geste compositionnel habituel : de même que la composition
vise à musicaliser les nouveaux territoires sonores offerts par une époque, de
même la composition vise à élargir l’idée musicale de forme en lui incorporant
ce qui se présente au premier abord comme informe.
La mélodie infinie est une telle forme mélodique d’un type
nouveau, conquis sur l’informe.
Une forme mélodique déjà toute donnée, c’est par exemple
ceci :
cf. Carmen, bien sûr
(1875)
La forme wagnérienne se dégage de l’informe grâce aux
rapports entre mélodie infinie et orchestre :
La partition relève certains rapports, en particulier de
leitmotives, entre voix et orchestre. En effet, dans Parsifal, presque tous les leitmotive viennent de l’orchestre
pour se projeter partiellement sur/dans la voix, y laissant une sorte de trace
ou d’ombre qui ne se décèle et ne se comprend qu’à la lumière de l’orchestre.
Voici un petit exemple de cette traînée d’ombre laissée par
l’enchaînement des leitmotive dits de la Cène (L1) et de la chute (L9) :
On dira : le leitmotiv est modulé dans la mélodie.
Ma thèse est en effet que la mélodie infinie peut être
comprise comme une synthèse du drame et de la musique orchestrale au sens
métaphorique d’une modulation de fréquence.
Soit l’analogie suivante : de même qu’une synthèse par
modulation de fréquence conjoint une porteuse et une modulante pour produire
une modulée, de même la mélodie infinie est une synthèse en ce qu’elle compose
un mixte du texte dramatique et du cours orchestral :
synthèse par
modulation de fréquence |
≡ |
synthèse mélodique
wagnérienne |
porteuse *
modulante |
poème * orchestre |
Le nom de « mélodie infinie » vient de Richard
Wagner lui-même - « Musique de l’avenir » (Lettre sur la musique, à Fr. Villot, 1860) :
« La grandeur du poète se mesure surtout par ce qu’il
s’abstient de dire afin de nous laisser dire à nous-mêmes, en silence, ce qui
est inexprimable ; mais c’est le musicien qui fait entendre clairement ce
qui n’est pas dit, et la forme infaillible de son silence retentissant est la mélodie infinie [unendliche Melodie].
Évidemment, le symphoniste ne pourrait former cette mélodie, s’il n’avait son organe propre : cet organe est l’orchestre. Mais, pour cela, il doit en faire
un tout autre emploi que le compositeur d’opéra italien, entre les mains duquel
l’orchestre n’était qu’une monstrueuse guitare pour accompagner les airs. […] L’orchestre du symphoniste moderne, au
contraire, est mêlé aux motifs de l’action
par une participation intime ; car
si, d’une part, comme corps d’harmonie, il rend
seul possible l’expression précise de la mélodie, d’autre part, il entretient le cours interrompu de la
mélodie elle-même. »
« La grande mélodie, telle que je la conçois, qui
embrasse l’œuvre dramatique tout entière, […] doit produire dans l’âme une
disposition pareille à celle qu’une belle forêt produit, au soleil couchant,
sur le promeneur qui vient de s’échapper aux bruits de la ville. Cette impression
consiste […] dans la perception d’un silence de plus en plus éloquent. […]
Celui qui se promène dans la forêt […] distingue avec une netteté croissante
les voix d’une variété infinie [unendliche], qui s’éveillent pour
lui dans la forêt ; elles vont se diversifiant sans cesse ; il en
entend qu’il croit n’avoir jamais entendue ; avec leur nombre s’accroît
aussi d’une façon étrange leur intensité ; les sons deviennent toujours
plus retentissants ; à mesure qu’il entend un plus grand nombre de voix
distinctes, de modes divers, il reconnaît pourtant, dans ces sons qui
s’éclaircissent, s’enflent et le dominent, la grande, l’unique mélodie de la
forêt. »
Reprenons :
« La grandeur du poète se mesure surtout par ce qu’il
s’abstient de dire afin de nous laisser dire à nous-mêmes, en silence, ce qui
est inexprimable ; mais c’est le musicien qui fait entendre clairement ce
qui n’est pas dit, et la forme infaillible de son silence retentissant est la mélodie infinie [unendliche Melodie].
Évidemment, le symphoniste ne pourrait former cette mélodie, s’il n’avait son organe propre : cet organe est l’orchestre. Mais, pour cela, il doit en faire
un tout autre emploi que le compositeur d’opéra italien, entre les mains duquel
l’orchestre n’était qu’une monstrueuse guitare pour accompagner les airs. […] L’orchestre du symphoniste moderne, au
contraire, est mêlé aux motifs de l’action
par une participation intime ; car
si, d’une part, comme corps d’harmonie, il
rend seul possible l’expression précise de
la mélodie, d’autre part, il entretient le
cours interrompu de la mélodie elle-même. »
L’orchestre est « l’organe propre » de la mélodie.
Il le devient en rejetant la position d’« accompagnement » harmonique.
L’orchestre est alors « mêlé » à la mélodie
« par une participation intime » ; il rend ainsi « possible
l’expression » de la mélodie et entretient son « cours
interrompu ».
Ce nouveau type
de synthèse entre orchestre et mélodie, j’en prendrai pour modèle « la
synthèse par modulation de fréquence » et poserai que l’orchestre en est
l’organe modulant, qui va se trouver
intimement mêlé à la mélodie modulée
dont il entretient l’onde interrompue.
L’orchestre est intimement mêlé à l’action dramatique et
c’est cette participation qui opère comme support du cours mélodique. On posera
que cette action dramatique constitue la porteuse de la modulation de fréquence.
« La grande mélodie, telle que je la conçois, qui
embrasse l’œuvre dramatique tout entière, […] doit produire dans l’âme une
disposition pareille à celle qu’une belle forêt produit, au soleil couchant,
sur le promeneur qui vient de s’échapper aux bruits de la ville. Cette impression
consiste […] dans la perception d’un silence
de plus en plus éloquent. […] Celui qui se promène dans la forêt […] distingue
avec une netteté croissante les voix d’une variété
infinie [unendliche],
qui s’éveillent pour lui dans la forêt ; elles vont se diversifiant sans
cesse ; il en entend qu’il croit n’avoir jamais entendue ; avec leur nombre s’accroît aussi d’une façon
étrange leur intensité ; les sons deviennent toujours plus
retentissants ; à mesure qu’il entend un
plus grand nombre de voix distinctes, de modes divers, il reconnaît
pourtant, dans ces sons qui s’éclaircissent, s’enflent et le dominent, la
grande, l’unique mélodie de la
forêt. »
La mélodie infinie embrasse le drame de part en part,
par-delà les silences qu’elle enjambe.
Elle agglomère un grand nombre simultané de voix : en
ce sens elle est infinie en chacun de ces moments car ce qui la rend
constamment infinie, c’est son épaisseur synthétique (et non pas le fait de ne
pas avoir de fin avant celle du drame).
Par-delà cette diversité intérieure, elle est bien une et
unique car elle fait synthèse maintenue, prolongée tout au long de l’œuvre.
Résumons :
· La
mélodie infinie existe dans un nouveau rapport à l’orchestre. Elle s’accompagne
d’une nouvelle fonction de l’orchestre à son endroit. L’orchestre ne l’accompagne
plus mais entretient son cours ininterrompu en opérant comme organe modulant,
comme corps rendant possible l’expression mélodique.
· La
mélodie ainsi rendue possible est infinie non pas parce qu’elle ne se
terminerait pas, parce que ce serait une mélodie dont on aurait supprimé la fin
ou qu’on aurait prolongée par une autre mélodie : la mélodie infinie porte
à tout « moment » et de manière immanente sa caractéristique d’être
infinie : elle est d’une épaisseur infinie récollectant des voix d’une
variété infinie.
· Cette
épaisseur infinie en tout point embrasse l’œuvre tout entière ; elle
l’enveloppe de part en part, du début à sa fin, enjambant en particulier les
moments de silence. Elle se prolonge lors même que la voix fait momentanément silence,
pour mieux écouter l’éloquence bruissante de l’orchestre.
· L’œuvre
ainsi embrassée est dramatique ; elle s’organise autour d’une action
dramatique (qui va se trouver intimement mêlée à l’orchestre), action qui opère
comme porteuse de la mélodie.
· La
mélodie, infiniment diverse en tout moment, sans fin propre (commençant et se
terminant avec l’œuvre dramatique qu’elle enveloppe) est une en ce qu’elle est une synthèse : sa manière d’être une est synthétique. Il s’agit
donc ici d’une synthèse vocale où la voix est la modulée, produit de convolution
de la porteuse dramatique (le texte et l’action théâtrale) et de la modulante
orchestrale.
· Dernière
caractéristique essentielle, dont Wagner ne parle pas ici : la voix de la
mélodie infinie (ici voix au sens non
pas musical mais bien physiologique) est un opérateur de synthèse
« naturel » car c’est la même voix qui parle et qui chante.
Il y a donc six traits distinctifs :
1.
L’orchestre est modulant (au sens acoustique et non pas
musical de la modulation).
2.
L’infinité de la mélodie existe à tout moment.
3.
La mélodie infinie embrasse l’œuvre de part en part.
4.
L’embrassement mélodique incorpore l’action dramatique.
5.
La mélodie est une (par-delà sa diversité extrême) en donnant
figure synthétique au multiple à l’œuvre : la mélodie infinie est une car elle est une synthèse.
6.
La synthèse mélodique a pour organe une voix physiologique
qui à la fois parle et chante.
Réexaminons sur cette base une situation wagnérienne
concrète.
Rappelons d’abord succinctement ce qu’est une modulation de
fréquence.
Dans la modulation de fréquence, l’onde porteuse comme la
modulante ont des amplitudes constantes mais voient modifier leur fréquence.
L’information qu’il importe d’y transmettre – donc de greffer sur la porteuse
en sorte de pouvoir ensuite la séparer – tient aux variations de fréquence de
la modulante.
Soit le schéma suivant :
Mon analogie est la suivante :
· Modulante = orchestre
· Modulée = ligne vocale
· Porteuse = texte dramatique (écrit en premier)
L’ordre de composition adopté par Richard Wagner conforte
cette analogie : on sait en effet qu’il composait en premier son poème
(son texte et donc son drame théâtral), et ce parfois très longtemps à
l’avance.
Ensuite il composait simultanément mélodie et orchestre,
commençant par des esquisses (en particulier une particella pour l’orchestre) pour terminer par l’orchestration
détaillée.
Dans le cas examiné de Parsifal, on a ainsi la chornologie suivante :
Premier projet provisoire en prose : août 1865
Nouvelle esquisse (lue à Liszt) : octobre 1872
Achèvement du poème : avril-Noël 1877
Esquisses : septembre 1877-avril 1879
Acte I : 4 mois, fin le 31 janvier 78
Acte II : 9 mois (février-octobre 78)
Acte III : 6 mois, fin avril 79
Orchestration : août 1879-janvier 1882
Le Prélude fut orchestré dès l’automne 1878.
Achèvement (13 janvier 1882) 4 ans et 3 trimestres après
l’achèvement du poème
Avril 1882 : partition chant et piano
Création : 26 juillet 1882 (Bayreuth n°2)
On a donc :
|
Analogie |
Ordre |
Porteuse |
Poème (texte*drame) |
1 |
Modulante |
Orchestre |
2 |
Modulée= porteuse⊗modulante |
Mélodie (infinie) |
La « compréhension » de la mélodie infinie comme
synthèse implique une analyse qu’on dira de « démodulation ».
En l’occurrence il s’agit de démoduler selon les dimensions
suivantes :
· phrases
littéraires
· forme :
petits bars, bars moyens, grand bar (cf. analyse de Lorenz)
· leitmotive
· tonalités
(en se rappelant que chez Wagner, la tonalité est surtout affirmée par sa
dominante, les cadences étant généralement rompues, grâce en particulier aux
septièmes diminuées).
Prenons pour cela le monologue entier de Gurnemanz dont on a entendu tout à l’heure les premières phrases.
Ce monologue est très long : prés d’un quart
d’heure ! Cf. celui d’Amfortas (à l’acte I) ne dure que 8 minutes.
Il occupe plus de 200 mesures.
Sa structure est ramassée dans le tableau suivant qui distingue la structure emboîtée des bars de différentes tailles, le réseau des leitmotive, les ponctuations cadentielles (soit trois dimensions de la modulante) et la structure prosodique (qui concerne la porteuse) :
Le résultat de la synthèse-modulation est par exemple celui-ci :
Qu’est-ce que révèle cette analyse-démodulation ?
Le phrasé du texte ne correspond pas toujours au phrasé
musical de la forme en bar : les périodisations de la porteuse et de la modulante ne sont donc pas synchrones.
La voix n’épouse pas en général la forme en bar, mais cette
forme porte cependant son empreinte sur l’onde vocale (elle la module donc
bien).
Comme on sait, dans Parsifal, tous les leitmotive viennent de l’orchestre (à une seule
exception : L7).
La voix porte cependant l’empreinte de certains leitmotive,
ne faisant alors que reprendre les leitmotive exprimés d’abord par
l’orchestre :
· elle
n’énonce pas un leitmotiv que l’orchestre ignorerait ;
· elle
n’initie pas un énoncé orchestral mais opère toujours en écho ou en
simultanéité ;
· parfois,
elle n’énonce que le squelette du letimotiv (première et dernière notes par
exemple) ;
· bien
souvent, le contour mélodique de la voix paraît indifférent au leitmotiv ;
· cas
particulier : un leitmotiv (L12) se continue dans la voix.
L’onde modulée prend de temps en temps la forme d’un
récitatif caractérisé par :
· une
simplification verticale du discours orchestral qui se limite alors à scander
d’harmonies la ligne vocale ;
· une
disparition du travail leitmotivique ;
· une
transformation momentanée de l’onde vocale en simple arabesque.
Dans l’ensemble la voix suit les modulations harmoniques
(elle n’initie la modulation que dans un cas).
La voix cadence parfois mais pas toujours.
Point important : la mobilité harmonico-tonale est
moins le fait de la voix (comme dans le récitatif) que celui de l’orchestre.
*
Cette clarification faite de ce qu’est la mélodie infinie
wagnérienne, quels en sont les enjeux musicaux, en particulier pour
l’écoute ?
Ma thèse va être la suivante : la mélodie infinie
wagnérienne constitue un vecteur privilégié de ce que j’appelle « le fil
d’écoute ». À ce titre, l’enjeu musical de la mélodie infinie, qui
concerne l’écoute au premier chef, est de tracer à même l’œuvre, le point où la
musique se rassemble et se ramasse.
Soit l’idée que la mélodie infinie, techniquement synthèse
par modulation, est esthétiquement la ligne d’écoute tracée par l’œuvre
elle-même en sorte qu’il devient loisible d’écouter Parsifal en s’incorporant à cette ligne, à tout le moins en
mesurant sa propre ligne d’écoute à cette ligne immanente.
L’enjeu de la mélodie infinie pour l’écoute serait donc
l’hypothèse qu’une œuvre peut elle-même
tracer en elle-même une ligne
d’écoute de la musique qu’elle met en œuvre.
Déplions un peu tout ceci.
La notion même de fil d’écoute procède de l’idée
suivante : écouter une œuvre - ce qui n’est pas l’auditionner – revient à
suivre à la trace sa tension intérieure, son intension (ou instress) en sorte de pouvoir en récapituler le parcours.
Une image, pour ce faire, empruntée au poète
Mandelstam :
« Traverser en un éclair toute la largeur du fleuve
qu’encombrent d’agiles jonques chinoises faisant voile en tous sens -
ainsi naît le sens de la parole poétique. Cet itinéraire, impossible de le retracer
en interrogeant les bateliers : ils ne sauraient dire de quelle manière ni
pourquoi nous avons sauté d’une jonque à l’autre. »
Écouter une œuvre, c’est épouser l’œuvre comme traversée
d’une situation musicale par une série de bonds. C’est comprendre comment
l’œuvre a parcouru la situation musicale qu’elle a elle-même convoquée et l’a
traversée de moment en moment en y inscrivant son élan global.
Jouons d’une seconde image, empruntée cette fois au
mathématicien Henri Poincaré : écouter une œuvre, c’est comme comprendre
une partie d’échecs.
« Si vous assistez à une partie d’échecs, il ne vous
suffira pas, pour comprendre la partie, de savoir les règles de la marche des
pièces. […] Comprendre la partie c’est tout autre chose [que reconnaître que
chaque coup a été joué conformément aux règles] ; c’est savoir pourquoi le
joueur avance telle pièce plutôt que telle autre qu’il aurait pu mouvoir sans
violer les règles du jeu. C’est apercevoir la raison intime qui fait de cette
série de coups successifs une sorte de tout organisé. »
Comprendre une partie, c’est être capable de suivre d’un
bout à l’autre le fil de la partie, s’entend le fil tracé par le point
stratégique de convergence des forces en présence.
Troisième image, cette fois directement mathématique :
le fil d’écoute est telle une intégrale curviligne, soit l’intégrale d’un
vecteur-force le long d’une courbe.
Intégration d’une force F le long d’une courbe Γ :
Si le vecteur est l’intension à l’œuvre, la courbe le fil d’écoute, le résultat de ce travail
d’intégration sera l’inspect de l’œuvre
c’est-à-dire la manière même dont l’œuvre ressaisit de l’intérieur d’elle-même
et dynamiquement sa Forme :
L’inspect (ou Forme interne)
comme intégration d’une intension le long d’une ligne d’écoute :
On peut dire aussi que l’écoute musicale tricote du temps
autour de ce fil global, traversant la durée de l’œuvre de part en part.
La particularité du propos de Wagner est alors d’expliciter
de l’intérieur même de l’œuvre un tel fil d’écoute en sorte qu’il ne soit plus
seulement un fil musicien (tracé par le
musicien qui écoute l’œuvre – l’opéra Parsifal en l’occurrence -) mais bien un fil musical c’est-à-dire un véritable fil d’écoute à
l’œuvre, immanent au corps musical œuvrant.
Il faut bien comprendre que le fil d’écoute, tel que je l’ai
caractérisé généralement, n’est pas a priori unique : il est possible d’en
tracer un grand nombre qui traverse la même œuvre musicale de part en part (un
peu comme il est possible de traverser le même fleuve par toute une série de
bonds successifs de jonque en jonque ou comme il est possible de raconter une
même partie d’échecs selon plusieurs fils stratégiques globaux).
Wagner en composant sa mélodie infinie compose un tel fil
qui non seulement appartient bien à l’œuvre mais plus encore y agit, y opère
comme tel (comme fil d’écoute). L’œuvre Parsifal est ainsi dotée d’un point d’intension mobile qui se trouve agir de manière immanente à
l’œuvre : somme toute l’œuvre est mise en scène comme écoutant la musique
qu’elle-même met en œuvre.
Du point de la mélodie infinie qui la traverse de part en
part, l’œuvre wagnérienne est ainsi disposée en position explicite
d’écoute ; non pas d’écoute de sa
mélodie infinie mais bien d’écoute à partir de sa mélodie infinie. La directive pour nous, simples
écouteurs de cette musique, n’est donc pas de concentrer notre écoute sur cette
mélodie infinie mais de disposer notre point d’écoute à partir de cette mélodie
infinie, d’écouter l’œuvre comme la mélodie elle-même l’écoute.
Somme toute cette mélodie infinie est un modèle possible
pour notre écoute active du drame, du texte, de l’action, de l’orchestre, de
l’enchevêtrement des motifs et des harmonies, etc. : il s’agit d’écouter
la musique à l’œuvre à partir de cette ligne de crête et de creux, de cette
ligne de partage des eaux musicales, à partir de cette sorte de filigrane
dessiné à même l’œuvre.
Pour reprendre l’image initiale de Richard Wagner - celle de
l’écoute d’une forêt que l’on traverse attentif à son bruissement diversifié -,
il s’agit d’écouter la musique comme la mélodie infinie l’écoute, d’écouter les
mille bruissements et silences à l’œuvre comme le fait la mélode infinie. Soit
la mélodie infinie comme ligne irradiant l’œuvre de part en part.
En quoi cette mélodie infinie ainsi comprise
constitue-t-elle alors une nouvelle proposition ?
Pour le faire ressortir, le plus simple est sans doute
d’opposer cette figure wagnérienne à la figure boulézienne de l’enveloppe.
Boulez théorise l’écoute qu’il compose à partir de deux
opérations principales : le signal et l’enveloppe.
Le signal constitue une marque ponctuelle, instantanée,
indiquant une bifurcation, un changement d’état, attirant l’attention auditive.
Une œuvre sera à ce titre dotée d’un réseau de signaux, un
peu comme une paroi d’escalade sera équipée d’un réseau de pitons fixés à
l’avance aux points cruciaux de l’ascension.
Par ailleurs, une enveloppe faisant cette fois synthèse
régionale sera tracée dans l’intervalle entre deux signaux consécutifs en sorte
que l’oreille soit contenue et guidée selon une orientation générale rendant
sensible le fil de la déduction musicale.
En suivant la métaphore de la paroi d’escalade, l’enveloppe
est le tracé régional et non détaillé de la progression d’une difficulté
l’autre.
Cette enveloppe diffère de la mélodie infinie au moins à un
double titre.
D’abord l’enveloppe boulézienne n’est pas tracée comme telle
dans l’œuvre : elle peut être un allant, une agogique (de manière souvent
prépondérante l’agogique d’une attaque, d’un entretien ou d’une résonance, puis
d’une extinction), un élan, une dynamique, une circulation, mais elle ne prend
pas la forme d’une ligne tracée dans la partition comme peut l’être une
mélodie.
Ensuite et surtout cette enveloppe synthétise la situation
musicale embrassée d’une tout autre manière que ne le fait la mélodie infinie
wagnérienne.
La question de ce qu’est une synthèse musicale est
vaste : elle mériterait à elle seule tout un colloque. Elle mériterait de
prendre appui sur la philosophie la plus contemporaine, sur le Deleuze de la Logique
du sens (avec ses trois synthèses connective, conjonctive et disjonctive), sur le
Badiou de Logiques des mondes (avec
ses synthèses phénoménologiques, algébriquement emboîtées).
Contentons-nous ici de suggérer ce qu’il en est des
synthèses musicales prenant la forme particulière d’une sorte de voix musicale,
potentiellement donc d’une ligne mélodique [1].
J’en distinguerai trois cas, suivant en l’occurrence la
tripartition deleuzienne précédemment évoquée.
La ligne mélodique synthétise l’énergie à l’œuvre en mettant
en série consécutive les principaux foyers d’énergie : c’est le cas
traditionnel de la basse continue, mais également le cas de la connexion boulézienne
des signaux et des enveloppes (mise en série perceptive à partir de ce qui est
scripturalement déduit).
Ici la ligne mélodique est la conjonction ou convergence des
grandes énergies à l’œuvre : c’est notre synthèse wagnérienne par mélodie
infinie.
Reste un troisième cas, pour moi le plus stimulant :
celui où la ligne mélodique se trouve synthétiser la situation musicale
traversée selon un principe de diagonalisation, soit une logique de perpétuelle
disjonction entre les points mélodiquement reliés.
Pour en donner une image, c’est un peu comme si la mélodie
convergente traçait une ligne de creux quand la mélodie disjonctive traçait une
ligne de crête.
Trois exemples musicaux de cette proposition :
1.
les lignes de basse discordantes chez Brahms qui, loin de
faire converger la trame harmonique d’ensemble, au contraire la déstabilisent,
la déséquilibrent et, par là, la dynamisent ;
2.
les mélodies schoenbergiennes qui déchirent les trames
orchestrales, les diagonalisent quand celles de Wagner les faufilent ;
3.
mon propre travail compositionnel – un compositeur ne saurait
parler d’une situation en extériorité, en effaçant ce qui constitue le principe
même de son intervention.
Je terminerai donc cet exposé en vous faisant entendre un
cours extrait d’une de mes toutes premières œuvres – Deutschland – où la mélodie chantée-parlée traverse une
situation musicale chahutée (il est ici question dans le texte d’un naufrage)
selon ce principe d’une synthèse en vérité divergente.
Si la mélodie infinie wagnérienne est bien une proposition
renouvelée pour l’écoute musicale, ce n’est pas, bien sûr, au titre de sa pure
et simple répétition ou prolongation : c’est bien plutôt parce qu’elle constitue,
aujourd’hui encore, aujourd’hui plus que jamais, une des principales interlocutions
possibles pour le compositeur du 21ème siècle soucieux de nouvelles
synthèses musicales.
––––––
[1] Ceci se distingue, a minima, de synthèses par axe vertical (par exemple selon un spectre harmonique), selon une oblique (synthèse arpegiando) mais aussi par figures en pointillés ou effrangées…