François BOHY

Catalogue 

 Bibliographie

Les enjeux du concert en musique contemporaine Éditions Entretemps/CDMC 1997.

L'expérience des Gesprächskonzerte à Stuttgart (1990/91)

 

Lors de ma résidence à Stuttgart, en 1990/91, j'ai eu l'occasion de créer l'une de mes pièces (Traverses, quintette pour deux flûtes, violon, contrebasse et cor) dans un concert d'un type un peu particulier.

Intitulée Gesprächskonzert (concert avec discussion ou débat), la série de ces concerts a été initiée en 1987 par deux étudiants de la Musikhochschule de Lübeck, Barbara Lüneburg (violoniste) et Burkhardt Friedrich (compositeur).

Les premières expériences, menées dans le cadre de la Musikhochschule puis du Kulturzentrum Engelswisch de Lübeck, ont permis de roder le fonctionnement des concerts dont la particularité était d'inclure un temps pour une discussion entre un intervenant (le compositeur ou l'interprète) et le public. La difficulté était de trouver le bon équilibre entre le commentaire, avant et après l'oeuvre, et la discussion proprement dite.

En 1990/91, la série fut reprise à Stuttgart et développée grâce au soutien actif du Kulturzentrum Mitte. Je soulignerai à ce propos l'importance que peut avoir, en Allemagne, la relative indépendance des Centres Culturels dans la promotion de formes culturelles "marginales".

Dans le cas du Centre Mitte à Stuttgart, dont le directeur, M. Sedik Bibouche, était Algérien, la technique promotionnelle était simple : son établissement (municipal) était subventionné par la ville à la condition de respecter un cahier des charges précisément détaillé, destiné à la promotion culturelle et l'animation du quartier. Une fois ces obligations satisfaites, le directeur était libre de consacrer l'excédent éventuel aux activités culturelles de son choix. Le soutien apporté par M. Bibouche aux Gesprächskonzerte était donc tout à la fois lié à ses choix artistiques et à ses qualités de gestionnaire.

Les concerts prirent alors une forme assez stable, regroupant deux ou trois oeuvres dont l'une, en création était jouée avant et après la discussion, les autres, appartenant au répertoire, étant choisies d'un commun accord entre les interprètes et le compositeur. Les oeuvres n'étant pas plus longues qu'au cours d'un concert ordinaire, le temps imparti à la discussion n'était pas nécessairement limité, et cette souplesse donnait probablement plus d'importance à la reprise de l'oeuvre.

La discussion était en général précédée d'une présentation faite par le compositeur. Celle-ci pouvait prendre de nombreuses formes, depuis une description des aspects techniques de la composition jusqu'à une réflexion sur la place de l'oeuvre dans le paysage musical contemporain.

Au cours de plusieurs concerts, la discussion ne fut pas seulement alimentée par les compositeurs. Ce fut le cas dans un concert pour accordéon, donné par Teodoro Anzelotti, où celui-ci présenta l'oeuvre "de référence" (Sonates en Ré majeur, Mib maj et La maj de Scarlatti) en décrivant les moyens utilisés pour la réaliser sur son instrument. De la même manière, lors du premier concert à Stuttgart, Barbara Lüneburg présenta la Sequenza pour violon de Luciano Bério, en relation avec la Chaconne en Ré mineur de J.S. Bach.

Le débat avait lieu au moment de l'intervention du compositeur, et pouvait également reprendre à la fin du concert, comme ce fut le cas plusieurs fois. Dès cette époque, s'était mise en place la dualité caractéristique des "Gespräche" : le point de vue du compositeur y voisinait avec celui de l'interprète élargissant ainsi les points de vue pour une présentation de l'oeuvre.

Installés à Hambourg à partir de 1992, les deux initiateurs des Gesprächskonzerte y ont fondé l'ensemble Tonkollektiv (quartette avec violon, saxophone, piano et percussions) avec lequel ils ont poursuivi le principe de cette série de concerts, en apportant toutefois quelques modifications dans la place des débats car ceux qui avaient lieu à la fin n'étaient pas toujours convaincants et se résolvaient parfois en monologues de l'un ou l'autre des musiciens de l'ensemble.

Ainsi que l'explique Burkhardt Friedrich, le silence des auditeurs ne signifiait pas qu'ils n'avaient rien à dire, mais plutôt qu'il réfléchissaient (nachdenken) sur ce qu'ils avaient entendu, sans pour autant être capables d'en parler immédiatement. Il fallut donc répartir la discussion en une introduction à l'ensemble du concert suivie d'une de l'oeuvre en création et d'un débat avant qu'elle ne soit rejouée dans le concert.

Cette présentation s'étendait parfois aux techniques instrumentales particulières et aux moyens mis en oeuvre pour lever les difficultés de la réalisation. On constate ici encore la prise en compte par le groupe de cette exigence de présentation de tous les aspects de la création, où la seule parole du compositeur n'est plus suffisante. Ainsi, dans l'un des concerts, le compositeur (Maki Ishii) n'étant pas là, la discussion a porté sur la place de l'improvisation dans la création contemporaine, la pièce en création présentant une grande partie improvisée, ce qui donnait immédiatement des aspects différents aux deux versions jouées ce jour-là.

Aujourd'hui, l'ensemble Tonkollektiv s'appelle Intégrales, et le principe des Gesprächskonzerte n'est pas mis en oeuvre en tant que tel dans ses choix musicaux. Toutefois, comme le fait remarquer Burkhardt Friedrich, dans des structures associatives ou d'animation de quartiers, les organisateurs sont toujours intéressés par cette forme de concert, tout particulièrement lorsqu'il s'agit d'un concert de musique contemporaine. À sa connaissance, ce principe de concert n'est pas courant en Allemagne, malgré l'impression qui se dégage d'une volonté de pédagogie musicale propre à ce pays.

Nous connaissons, en France, des modalités de concert qui se rapprochent des Gesprächskonzerte, mais elles se confinent à un genre : le concert pédagogique destiné, la plupart du temps, à former de jeunes auditeurs à la culture classique. Le Gesprächskonzert, malgré son caractère nécessairement didactique (je montre, j'explique, je tente de justifier), n'a pas de vocation pédagogique et s'adresse à un public adulte. Le fait de prendre la parole au cours d'un concert, ce qui, en France, évoque immanquablement une activité de ciné-club estudiantin, n'a pas la même connotation, et la qualité des concerts n'en était pas affectée.

D'un point de vue pratique, cette série de concerts n'a pu fonctionner que grâce à un soutien financier et organisationnel semi-privé et, surtout, grâce au montant excessivement bas des cachets consentis par les musiciens, ce qui n'influait pas sur leur qualité puisqu'aussi bien un trio formé de solistes de l'orchestre de la Südwestfunk ou l'accordéoniste Teodor Anzelotti ont accepté de se produire dans ces conditions.

Pour un bilan critique sur les quelques concerts auxquels j'ai assisté, et connaissant l'historique de cette série, je remarquerai tout d'abord que l'interruption du concert, pour y développer une discussion avec le public, modifie les conditions de l'écoute et amène chaque auditeur nolens volens à prendre conscience des modalités de sa propre écoute musicale.

Cette interruption crée ce que l'on pourrait appeler un rafraîchissement (au sens d'une remise à zéro) des facultés perceptives et permet une meilleure écoute à la reprise de l'oeuvre, elle en est même l'une des conditions.

Même si l'intervention du compositeur oriente souvent l'écoute en focalisant l'attention sur des détails qui ne peuvent être transitifs à l'oeuvre (je pense à l'intervention que fit Boulez en 1986 à la MC de Bobigny pour présenter Répons), la jonction se fait, pour l'auditeur, entre des impressions ressenties à la première écoute, des souvenirs des différentes interventions dans la discussion et d'autres impressions ressenties à la deuxième écoute, contredisant parfois les premières.

Ces associations ne se font pas dans l'instant mais plutôt dans le temps qui suit le concert et l'écoute musicale apparaît alors comme le résultat d'une activité intellectuelle dont une partie devient consciente.

Le principe de la discussion proprement dite entraîne une deuxième remarque. Même si le débat est difficile à mener, car, comme cela a été dit plus haut, le public n'a souvent "rien à dire", l'intervention des instrumentistes, du compositeur et de quelques spectateurs suffit à créer un échange d'informations, d'impressions, d'images qui contribuent à former l'unité du public dans la réception de l'oeuvre. Par "unité", j'entends cette communauté émotionnelle que l'on ressent parfois en concert, et que l'on vérifie à travers la qualité de silence qui suit. Cette particularité apparaît d'autant plus nécessaire ici qu'il s'agit d'une oeuvre en création dans laquelle chacun doit tracer son cheminement perceptif. Cette "tension" commune l'y aide assurément.

En troisième lieu, c'est la modalité même du concert qui le caractérise. Le mot "découverte(s)" devient pertinent car le petit nombre des oeuvres (2 à 4), exigée par la durée de la présentation, du débat et la répétition de l'oeuvre en création, privilégie cet aspect de découverte, inversant un rapport qui est trop généralement celui d'une oeuvre en création perdue dans un programme-fleuve.

L'oeuvre "de référence" elle-même voit son statut modifié et bénéficie d'une nouvelle écoute, quand il ne s'agit pas tout simplement d'une redécouverte.

Le Gesprächskonzert se compose de trop peu d'oeuvres pour permettre d'aborder la question du rapport entre celles-ci de manière plurielle, que ce soit oeuvre contemporaine et oeuvre du passé, ou entre classique-contemporain et création, mais, par la rupture formelle qu'il propose (peu d'oeuvres, discussion entre les oeuvres) ce type de concert infléchit la relation que chaque auditeur établit entre les oeuvres. En effet, l'oeuvre en création, du fait de sa présentation et de sa réécoute, par la "lisibilité" qui en découle, peut faire apparaître l'oeuvre de référence comme plus complexe et moins accessible. C'est en ce sens que le mot "découverte" s'applique ici.

En conclusion, je dirai que le Gesprächskonzert qui, au milieu même du concert, donne la parole à la fois au compositeur, aux instrumentistes et au public, crée une autre convivialité dans le concert. Acceptant de parler de leur travail dans le sens large du terme, le compositeur ou l'instrumentiste esquissent à travers ces débats un autre rapport concret possible entre l'activité de création musicale et la société qui l'entoure.

C'est pour cela que le Gesprächskonzert représente une réponse (très) partielle à la question de la forme que peut prendre le concert aujourd'hui.

 

Toulouse le 19 août 1996 François BOHY

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