François BOHY

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 Revue Poïesis n°9

 Art et Technique : "La part de l'art"

La Composition Musicale

 

Si la musique est l'art des sons organisés, elle est également un art du temps car c'est bien à la succession des sons dans le temps et à leurs rapports relatifs que nous attribuons le nom de musique. Cette organisation des sons dans le temps fait que l'on convient généralement d'assimiler la musique avec le langage des sons. Cependant, la musique n'est pas une langue, car celle-ci porte un sens que la musique ne peut pas véhiculer.

Dans chaque oeuvre, le langage se renouvelle et progresse, l'oeuvre étant, bien sûr, une pièce de musique écoutée, c'est-à-dire reçue socialement. C'est à travers sa réception sociale qu'existe une oeuvre. Elle n'est pas seulement la "chose" du compositeur mais plutôt sa chose reçue par les auditeurs, elle est un tout.

Si nous ressentons l'évolution du langage musical plus crûment (douloureusement parfois) aujourd'hui, cela tient à une double causalité : d'une part, la disparition, depuis bientôt un siècle, du système tonal comme base commune à l'expression de création musicale et, d'autre part, le maintien, dans le même temps, de ce même système tonal comme fondement des musiques de consommation de masse. C'est pourquoi la réception de l'oeuvre se confond souvent avec la consommation de musique et cette confusion a pour corollaire un rapport de rejet face à la création musicale dont l'auditeur (le consommateur) demande de lui procurer des satisfactions calibrées, équivalentes à celles qu'il est en droit d'attendre face à un produit qu'il vient d'acheter.

Le progrès du langage musical, aujourd'hui comme autrefois, va de pair avec le renouvellement de son matériau. Celui-ci est constitué à la fois par les éléments d'écriture : la note, mais aussi les motifs, les figures, qu'elles soient mélodiques, rythmiques ou harmoniques et par la matière sonore brute (les sons instrumentaux ou vocaux ainsi que leurs combinaisons). On s'en rend compte avec l'apparition des sons électriques puis électroniques ainsi que les techniques d'amplification et de transformation du son qui, depuis le début du siècle, ont modifié profondément notre façon d'écouter la musique. Mais dans le domaine instrumental également, le matériau a changé qui fait que l'on ne joue plus des percussions comme on en jouait au siècle dernier, par exemple.

Un parallèle peut être réalisé ici avec l'architecture (et beaucoup d'autres domaines également) à condition toutefois que l'on puisse parler de langage architectural. Ceci semble possible si l'on opère un parallèle entre la succession des sons dans le temps et la succession des formes dans l'espace. Comme pour l'oeuvre musicale et contrairement au tableau, l'oeuvre architecturale n'est pas appréhensible dans l'instant. Un langage se dégage de sa perception et ce langage, socialement forgé, évolue, progresse dans la suite des oeuvres.

Le progrès du langage musical résulte également de l'évolution des techniques de composition, l'exemple majeur au XXe siècle étant l'apparition du système sériel au début du siècle (Schoenberg) puis de la série généralisée, après la 2° guerre mondiale (Boulez, Stockhausen, Nono). L'un des effets majeurs de ce changement se trouve dans l'évolution des formes musicales. Si une sonate ou une passacaille n'ont plus guère de sens, autre qu'ostentatoire, aujourd'hui, c'est bien parce que leurs principes formels non seulement n'entrent plus en adéquation avec les besoins des compositeurs, mais sont surtout en contradiction avec ceux issus des nouvelles techniques mises en oeuvre.

Si aujourd'hui la technique n'est plus "une", partagée par la communauté des compositeurs (ce qui reste une image réductrice, il faut bien le dire), les procédures restent similaires : mélodies, harmonie, contrepoint, événements musicaux sont des catégories toujours à l'oeuvre même si leurs "produits" re répondent pas au schéma classique.

Trouver à l'intérieur de ce cheminement intellectuel "la part de l'art" n'est pas chose aisée, tant les conditions semblent propres à chaque compositeur. J'essayerai, à travers deux exemples, de montrer comment une décision subjective instaurée au sein d'un processus de développement calculé peut représenter ce que serait "une part de l'art" dans la composition musicale. En effet, lorsque plusieurs solutions se dégagent d'une même procédure technique, le choix qui s'impose n'est plus dicté que par des conditions strictement musicales, subjectives et esthétiques.

En 1953, Pierre Boulez composait Le marteau sans maître, pour voix et ensemble instrumental. oeuvre de la période dite du "sérialisme généralisé", elle est entièrement composée à l'aide d'une technique dont le principe est (succinctement) d'organiser la succession dans le temps de tous les paramètres musicaux par un calcul matriciel ayant pour origine une même série de 12 valeurs.

Boulez développe cette généralisation du calcul sériel sous forme de différentes techniques :

-Multiplication d'accords : la série n'est plus considérée comme une succession de sons isolés mais elle est divisée en blocs, lesquels sont multipliés les uns aux autres, générant des accords de densités variables. Cette technique, comme les autres, assure une prolifération du matériau des hauteurs.

-Croisement de la série par elle-même. Le croisement de deux séries (les hauteurs par les durées, toutes deux étant la même série originelle) se présente sous la forme d'un tableau où les cases sont remplies par les résultats du calcul (sous forme de notes). La technique particulière fait que la densité des résultats est variable selon les cases, certaines étant vides.

-Gel du registre : chaque hauteur de la série est affectée à un registre (aigu ou grave) quelles que soient les opérations effectuées sur cette série.

Dans le cas présent, c'est la deuxième technique qui nous intéresse. Au lieu de recourir à la simple transposition des 12 formes sérielles, Boulez opère un croisement où la valeur de chaque élément de la série est soustraite de chacune des valeurs de cette même série, le résultat n'étant plus, alors, une valeur mais le rang de cet élément dans les douze formes sérielles obtenues. La matrice des résultats présente alors une répartition en densités irrégulières, selon les positions, certaines étant occupées par 2, 3 ou 4 notes quand d'autres sont vides. Si l'utilisation des notes ainsi obtenues ne semble pas problématique a priori, que faire en revanche de ces cases vides?

La première correspondance entre case et événement musical (au sens où Stockhausen utilise ce mot, c'est-à-dire comme un élément structurant du discours) serait d'avoir du silence. Boulez réagit autrement (en fonction des impératifs musicaux d'ensemble) et les vides deviennent le signe de jeu pour les maracas (percussions non accordées, donc sans "notes"). Ce choix de remplir les "vides" par de la percussion, avec un son sec et presque "métallique", et de leur faire répéter des valeurs rythmiques régulières, fait ressortir de manière insistante l'aspect "premier" de la percussion comme générateur de la pulsation, dans une musique où celle-ci ne s'entend jamais en tant que telle.

Il s'agit d'une caractéristique musicale forte, propre à ce passage où une opposition se construit ainsi, qui façonne directement la forme musicale. C'est pourquoi j'appellerai ce choix "la part de l'art" dans une technique qui sinon, semble autosuffisante. On remarquera également que, si la lecture du tableau constitue le remplissage de la musique, il n'est pas anodin d'en choisir le point de départ, ce que Boulez fait... au milieu du tableau.

Trouver "la part de l'art" et celle de la technique, dans ce cas, revient à distinguer, dans le développement d'une technique (appelé parfois " automatisme " chez certains compositeurs comme Franco Donatoni, par exemple) le moment où, en dehors des déterminismes propres à celle-ci, une décision intervient qui, pour infime qu'elle puisse paraître, va caractériser profondément le résultat final.

Je voudrais prendre maintenant un autre exemple tiré d'Entre parenthèses..., une pièce pour 7 instruments que j'ai écrite en 1987. Dans la première partie, je voulais organiser le discours de chaque instrument en durées variables, auxquelles seraient affectées différents modes de jeu présentant des sons (simples ou complexes) propres à l'instrument. Le contrepoint ainsi réalisé devait entremêler tous ces sons dans une logique catégorielle plutôt qu'instrumentale.

La technique utilisée fut celle du criblage d'un continuum, consistant à scinder celui-ci en différentes valeurs dont la somme est toujours un multiple des valeurs de référence sur le crible. Un crible à deux valeurs, par exemple 5 et 7, génère la succession suivante :

5

 

5

 

 

3

 

 

1

 

5

 

 

4

 

 

2

 

 

7

 

 

2

 

 

4

   

 

1

 

 

3

 

 

5

De même, 11 et 17 génèrent la succession suivante :

11

 

11

 

 

5

   

 

10

 

 

4

   

 

9

 

 

3

   

 

8

 

 

...

 

17

 

 

6

 

 

11

 

1

 

 

7

 

 

11

 

2

 

 

8

 

 

11

 

3

 

 

9

 

Chaque instrument se voit affecter un crible différent qui réglera les valeurs de durées (le rythme) de ses interventions et la polyphonie instrumentale proviendra de la superposition des différentes couches de criblage.

Mais, dès que l'on dépasse deux ou trois instruments, le résultat présente un grand degré de complexité et devient une texture. Celle-ci est la perception que l'on a d'une superposition de plusieurs discours musicaux indépendants les uns des autres. C'est une perception globale, dans laquelle passent au premier plan des notions d'enveloppe (dynamique/événementielle) et de surface (rugosité/lisse). Ce résultat allait de pair avec la volonté d'obtenir un contrepoint de catégories sonores plutôt que de lignes mélodiques. Mais là n'était pas mon seul but et mon attention s'est portée, dans les différents cribles, sur les grandes valeurs de durées que je pouvais superposer. J'obtenais ainsi des plages de temps "lisse" dans lesquelles le principe général de ma polyphonie disparaissait, laissant la place à d'autres organisations. C'est dans les choix que j'ai effectués pour remplir ces plages de temps que j'inscrirai, à mon sens, "la part de l'art".

J'ai affecté à ces plages des valeurs de silence, avec toutes leurs formes possibles : résonance instrumentale, mais aussi silence virtuel comme celui que l'on obtient en fermant le bouton de la radio, qui implique que la musique se poursuit dans l'entre temps et qu'on la retrouve plus loin dans une autre phase de son développement. Cette dernière conception se retrouvera au niveau formel comme principe d'organisation entre les trois premiers mouvements.

Bien sûr, ce choix était induit par le contenu musical donné initialement. N'y aurait-il pas eu de texture rythmique, j'aurais alors opté (peut-être) pour d'autres formes musicales. Il n'en demeure pas moins une hiérarchie dans le recours à la technique qui me permet de qualifier ce développement des silences interruptifs comme "ma part de l'art ".

À travers ces deux exemples, j'ai voulu montrer comment la technique est doublement personnelle au compositeur, par le choix des procédures algorithmiques et par les modalités de leur mise en oeuvre.

Nous avons vu deux techniques sérielles, l'une stricte et l'autre dérivée, mais il en existe d'autres comme la technique spectrale, dérivée de l'analyse harmonique des sons, dans laquelle le matériau des hauteurs est déduit des résultats de cette analyse, ou la technique aléatoire, chère à John Cage, dans laquelle le matériau des hauteurs est obtenu par tirage au sort.

Mais de plus, au sein du groupe des compositeurs utilisant la technique sérielle par exemple, les modalités de développement utilisées par Stockhausen ne sont pas les mêmes que celles de Boulez ou de Nono, et les procédés en musique spectrale qu'utilise Grisey ne sont pas les mêmes que ceux de Murail ou de Dufourt.

Bien qu'il me semble toujours possible de distinguer "la part de l'art" comme le moment où la décision s'affranchit de l'impératif technique générateur, la frontière n'est pourtant pas simple à tracer comme l'illustre le cas de Franco Donatoni. Dans sa technique de sérialisme "automatique", le choix des automatismes qu'il met en oeuvre et expose à l'oreille aussi "crûment" qu'il le fait, relève à mon sens de la "part de l'art" dans sa musique, mais il serait tout autant possible de dire que, grâce à la forme "en panneaux" qu'il adopte, c'est la juxtaposition des différents automatismes les uns à la suite des autres qui porte véritablement la "patte" du compositeur dans l'oeuvre mettant ainsi en avant le primat de la forme sur le contenu. Dans tous les cas, chez ce compositeur, c'est avant "la technique" que "l'art" semble s'appliquer.

Enfin, les exemples choisis nous rappellent combien une technique nouvelle peut être le support d'avancées artistiques fécondes, et le mouvement sériel de l'après-guerre en fut l'exemple éclatant. C'est en explorant des techniques de composition nouvelles pour l'époque que les compositeurs, et le public avec eux, ont découvert de nouvelles formes d'expression musicale.

Toulouse 1999 - François BOHY

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