Questions de phrasé
(A.
Bonnet, P. Clavier, F. Nicolas, T. Paul)
23-25 septembre 2010 – École normale supérieure
(45, rue d’Ulm)
Ce colloque, organisé par le Cirphles (Centre international de
recherche philosophie, lettres, savoirs
– USR 3308 CNRS/ENS), propose d’explorer de quelles manières la notion de
phrasé (que la musique a initiée) peut être applicable à un ensemble de
disciplines allant des autres arts (cinéma, chorégraphie, peinture) jusqu’aux
sciences (mathématique, chimie, biologie) en passant par la philosophie et la
littérature.
Qu’est-ce que phraser –
segmenter et articuler, envelopper et subsumer par quelque geste corporel… -
peut vouloir dire pour chacun des discours propres à ces disciplines ? Et,
tout aussi bien, qu’est-ce que phraser ne saurait y vouloir dire ?
Jeudi 23 septembre 2010 (salle des Résistants)
Matin (Président de séance : P. Clavier)
9h-9h15 - Claude Debru : Ouverture
9h15-9h30 - François Nicolas : Présentation
— 9h30-10h10 – Antoine Bonnet : Qu’est-ce que phraser veut musicalement dire ?
—
10h10-10h50 – Maël Montévil : Rythmes et géométrie temporelle chez le vivant
— 10h50-11h30 – Jean-Marie Adrien : D’un phraser en amont de la musique et de la danse
Pause : 11h30-12h
— 12h-13h : Discussion générale
Après-midi (Président de séance : F. Nicolas)
— 15h-15h40 – François Regnault : Le phrasé à la scène
— 15h40-16h20 - Yves Meyer : Le phrasé est-il une aide à la compréhension d’un exposé de mathématiques ?
— 16h20-17h - Éric Brunier : Phraser le tableau, une écoute de l’œil
Pause : 17h-17h30
— 17h30-18h30 – Discussion générale
Vendredi 24 septembre 2010 (salle des Résistants)
Matin (Président de séance : A. Bonnet)
— 9h30-10h10 – Geoffroy Drouin : Les enjeux du phrasé dans la musique contemporaine
— 10h10-10h50 – Thierry Paul : À propos des phrasés mathématiques d’énoncés scientifiques
— 10h50-11h30 – Alain Masson : Les frontières cinématographiques du phrasé
Pause : 11h30-12h
— 12h-13h : Discussion générale
Après-midi (Président de séance : F. Nicolas)
— 15h-15h40 - Anne-Marie Paillet : Phraser l’ironie ?
— 15h40-16h20 - Ioulia Podoroga : Le phrasé et la phrase. L’expérience à l’épreuve du concept dans La Nausée de Sartre
—
16h20-17h – Giuseppe Longo : Rétention et protention, entre biologie et
cognition
Pause : 17h-17h30
— 17h30-18h30 – Discussion générale
Samedi 25 septembre 2010 (salle des Actes)
Matin (Président de séance : P. Clavier)
— 9h30-10h10 – Jean-Pascal Chaigne : Phrasé musical et phrasé poétique : à propos de Répétition, sur un texte d’Anne-Marie Albiach
— 10h10-10h50 – Michael Schmidt : L’ambivalence comme forme de phrasé
— 10h50-11h30 – Pierre Laszlo : Phraser une réaction chimique ?
Pause : 11h30-12h
— 12h-13h : Discussion générale
Après-midi (Président de séance : T. Paul)
— 15h-15h40 – Gisèle et Sylvain Vivance : Le phrasé magique de Chou Ming Fu
— 15h40-16h20 – Frédéric Pouillaude : Phrases et phrasé en danse
— 16h20-17h - Frédéric Marteau : Phraser, tracer, toucher - Éloge du tâtonnement
Pause : 17h-17h30
— 17h30-18h30 – Discussion générale
*
Comment un discours se phrase-t-il ?
Cette question, venue de la musique – elle opère au cœur du jeu musical, en particulier dans toute lecture interprétative d’une écriture arrêtée -, nous semble adressable à bien des disciplines.
La musique l’adresse traditionnellement aux autres arts avec lesquels elle s’allie, le temps d’une œuvre :
— à la poésie, dans le lied ;
— à la littérature, dans le mélodrame ;
— au théâtre, dans l’opéra ;
— à la danse, dans le ballet ;
— au discours de l’image, dans le cinéma ;
— et même au geste pictural, dans certains cas…
Dans chacune de ces occurrences, il s’agit de faire résonner deux logiques discursives hétérogènes, et donc deux manières de phraser en sorte qu’elles s’entrelacent et se rehaussent.
Mais plus généralement, la musique ne pourrait-elle adresser le même type de question aux disciplines scientifiques ?
Si, en première approche, on appelle phraser une manière de nouer momentanément un corps à un discours, nouage qui oriente le découpage linéaire du discours en unités régionales de sens (selon une dynamique des profils, des attaques et des chutes), de telles opérations – une telle logique du phraser, donc - ne sont-elles pas également à l’œuvre dans la compréhension d’une démonstration, dans la transmission d’une expérience, dans la lecture d’une équation ou d’une formule, dans l’appréhension d’un graphe ou d’un diagramme, que chacune de ces pratiques relève alors de la mathématique, de la physique, de la chimie, de la biologie ou d’autres sciences encore ?
Pour avancer un pas de plus, phraser ne consiste pas seulement à produire des phrases ; c’est aussi et avant tout découper, profiler, rythmer ; c’est envelopper une structure donnée d’un souffle à la fois improbable et nécessaire ; c’est topologiser une algèbre selon une logique des voisinages et des connexités, des césures et des séparations.
Ainsi phraser une écriture en sorte de vraiment la lire (c’est-à-dire de com-prendre le geste de pensée dont elle est dépositaire) constitue une manière de projeter la logique immanente d’un discours écrit dans l’hétérogène d’un corps.
Cette logique du phraser se retrouve :
— en musique : comment projeter un discours musical dans le corps à corps d’un instrument de musique et d’un musicien ? Comment la logique du phraser se trouve-t-elle déformée par l’opération traditionnelle de transposition (songeons par exemple à cette transposition extrême, réalisée par Jean-Sébastien Bach lui-même, d’une de ses Sonates pour violon solo en un concerto pour orgue et orchestre ! ?)
— mais également dans les lectures poétiques, théâtrales ou simplement littéraires [1] ;
— et tout autant dans les sciences : comment lire une équation (de gauche à droite ?), une démonstration (avec quels retours en arrière, quels raccourcis, à quelle vitesse, etc. ?), une carte, un graphe ou un diagramme (comment les « parcourir » intégralement ?), etc. Mais également de quelle manière une nouvelle théorie scientifique, relisant d’anciens résultats, ne revient-elle pas à les rephraser, c’est-à-dire à les vêtir d’un nouveau profil, de nouvelles attaques et points de rebroussement, de nouvelles retombées, de nouvelles accélérations ou pauses, etc. ? [2]
Mais la logique du phraser comporte également un autre versant, dual du précédent : il ne s’y agit plus, selon le paradigme de la lecture, de plonger l’homogène d’une écriture dans l’hétérogène d’un corps mais, à l’inverse, de plonger des phrases prélevées dans l’hétérogénéité des discours dans une nouvelle logique discursive, en les rephrasant donc selon une dynamique propre à la nouvelle discipline.
— Pour la musique, on pourra par exemple se demander comment musicaliser la langue arabe non plus dans l’espace de la musique dite traditionnelle arabe mais dans celui de la musique dite contemporaine. Tout aussi bien on se demandera comment rephraser la langue chinoise ou française pour qu’elle puisse swinguer et s’ajuster ainsi à la logique particulière du jazz.
— Tout de même, formaliser ou diagrammatiser tel ou tel raisonnement intuitif, c’est remodeler son phrasé naturel selon un phrasé proprement mathématique qui s’attache alors à ossaturer une plasticité première, à modeler la chair du raisonnement sur un squelette inférentiel…
Tout ceci suggère également les questions transdisciplinaires suivantes :
— L’attachement des mathématiciens aux « belles » démonstrations n’intuitionne-t-il pas la fécondité d’un phrasé musical pour le discours mathématique, apte en particulier à en rehausser cette liberté qui s’avère inattendue aussi bien qu’implacable ?
— À l’inverse, l’attachement de nombre de musiciens à la composition écrite n’intuitionne-t-il pas la fécondité, en matière de développement musical, d’un phrasé doté d’une apparence déductive (ce qui n’est pas dire mécanique) dont le modèle est alors prélevé sur le phrasé logico-mathématique ?
— Et, tout de même, ne doit-on pas interpréter en termes de phrasé nombre des questions suivantes : en quel sens la même équation pourra-t-elle être lue/phrasée différemment par un mathématicien et par un physicien ? En quel sens une même formule pourra-t-elle être lue/phrasée différemment par un physicien, par un chimiste et par un biologiste ? En quel sens telle carte pourra-t-elle être lue/phrasée différemment par un géographe, par un géologue ou par un historien ?
Où l’on retrouve, au demeurant, notre conviction : l’action de phraser prime sur les objets-phrases qu’elle dépose.
*
Qu’est-ce que phraser
veut musicalement dire ?
Phraser la musique paraît relever de l’évidence intuitive : ne dit-on pas d’un instrumentiste qu’il est « musicien » lorsqu’il s’avère spontanément capable de donner un souffle à ce qu’il joue, aptitude qui se cultiverait plutôt qu’elle ne s’acquerrait ?
D’où vient alors ce constat amer de Schœnberg : « ma musique n’est pas moderne, elle est simplement mal jouée » ? Et consécutivement celui de l’intérêt pour le moins mesuré des mélomanes pour la musique contemporaine ? La compétence des interprètes ne saurait être en cause : les obstacles techniques n’en sont plus.
La question ne renverrait-elle pas alors aux œuvres elles-mêmes ? N’y aurait-il pas, au sein de la composition, des conditions de possibilités du phrasé ? L’enjeu n’est pas ici la réalisation objective des partitions, leur exécution, mais leur infléchissement subjectif : leur interprétation. Autrement dit, que faut-il que recèle une composition pour qu’un musicien puisse se l’approprier en sorte de la phraser ?
Si est vrai, comme on s’efforcera de le montrer à partir d’exemples précis, que le phrasé suppose une articulation comme expression en puissance, soit la mise sous tension d’un discours, quelles en sont les conditions actuelles après un siècle d’émancipation de la dissonance ?
Et si le paradigme général de la tonalité - dont le XX° siècle, sérialisme compris, n’aurait finalement été qu’un ultime avatar - était désormais saturé ? Quels pourraient être alors les indices d’un nouveau paradigme musical auxquels il conviendrait d’être attentif ?
Rythmes et géométrie
temporelle chez le vivant
Nous observons que le temps physique usuel, linéaire, est insuffisant pour comprendre les phénomènes propres au vivant tels que les rythmes tant physiques (circadiens, circannuels, ...) que proprement biologiques (cardiaques, respiratoires, métaboliques, ...). En particulier, le rôle des rythmes biologiques ne semble pas avoir de contrepartie dans la formalisation des horloges physiques, basée sur des fréquences correspondant au temps linéaire usuel (potentiellement thermodynamique, donc orienté).
Nous proposons ensuite une représentation fonctionnelle du temps biologique par un tube bidimensionnel, permettant de tenir compte des rythmes biologiques.
Cela conduit à introduire un système de référence tridimensionnel comme espace de plongement, interprétable biologiquement. Cette approche a des applications en terme de diagnostic médical, lorsque l’on introduit des données empiriques, par exemple une série de battements de coeur, dans le cadre théorique proposé.
Nous essaierons de produire quelques éléments de comparaison avec les rythmes musicaux.
D’un phraser en amont
de la musique et de la danse
Pour les arts temporels
comme la musique ou la danse, ce que l’on nomme phrase ou phraser ressort de la représentation :
le phraser n’existe réellement qu’au sein de la relation qui se développe, au cours
d’une représentation, entre un interprète et son auditoire ; plus
précisément, le phraser affecte le message qu’un exécutant délivre à
l’intention d’un observant.
Généralement, le phraser
résulte d’un effort d’intelligibilité de la part de l’exécutant : il
s’agit essentiellement de grouper, à l’intérieur d’une fenêtre temporelle
glissante, un certain nombre d’événements de telle sorte que leur succession
s’intègre en un tout. Ainsi, un message, constitué au départ de très nombreux
événements disparates, est phrasé en un nombre réduit d’entités agrégées, et sa
perception, du point de vue de l’observant, en est facilitée, orientée.
Poser ceci comme
définition du phraser permet de déplacer l’attention du message à proprement
parler vers la triade exécutant-message-observant. Notamment, les notions
d’intelligibilité et d’observant éclairent d’un jour particulier les analyses
que l’on peut porter sur les constituants, les mécanismes et les objectifs du
phraser.
Dans les domaines de la
musique et de la danse, il semble que le groupage résulte d’un lien local,
causal ou logique, entre des événements successifs, la rupture de ce lien
constituant la frontière de l’entité agrégée, sa terminaison. Le lien causal ou
logique est envisagé ici de façon générale ; l’important est que ce lien
ne soit pas théorique, spéculatif, mais pertinent et opérant dans la perception
de l’observant.
Plus encore, dès
l’instant où ce lien est localement constitué et perçu par l’observant, alors
il est possible d’engager avec ce dernier une relation d’une autre
nature : que va-t-on faire de ce lien jusqu’à la fin de la phrase ?,
que va-t-on dire ?, allons-nous émouvoir l’observant jusqu’aux larmes,
comme récompense de l’attention qu’il porte à ce que nous faisons, de la compréhension
qu’il en a, de son empathie ?, le lien sur lequel nous nous appuyons le
permet-il ?, est-il assez riche ?, est-il assez puissant ?
Nous nous intéressons à
ces questions d’un point de vue particulier qui se trouve en amont de la danse
et de la musique, là où la danse et la musique n’existent pas au sens où on
l’entend aujourd’hui dans notre culture, un point de vue où musique et danse ne
font qu’un : le matériau correspondant résulte du couplage entre mouvement
et son.
Concrètement, ce
mouvement est, par exemple, celui d’un chef d’orchestre dansant : le son
vivant est alors déterminé par le mouvement du chef, et le mouvement du chef
est déterminé par le son. Il s’agit d’une relation bilatérale et causale entre
mouvement et son, une relation de couplage constituant un matériau qui se situe
en amont de la danse et de la musique, un matériau antérieur, dont la danse et
la musique vivantes sont issues et sont des projections spécifiques.
Ce matériau générique
est celui qui fait jubiler Cro-Magnon avec ses grelots, ou Fred Astaire avec
ses claquettes : il est accessible sur scène par le biais d’une approche
polyvalente danse-musique ; il suffit d’être musicien et danseur.
Un tel matériau peut être
reçu par l’observant soit dans sa dimension chorégraphique, soit dans sa dimension
musicale : à ce titre, ce matériau est doublement intelligible. Son
phraser peut notamment s’appuyer sur des liens musicaux et sur des liens
chorégraphiques : nous explorerons par de brefs exemples les effets des
correspondances, de la convergence et de la synchronie entre ces différents
liens, voire l’émergence de liens d’une nature nouvelle.
Le phrasé à la
scène
Le phrasé peut être rapporté à la phrase (protase/apodose, montée et descente dans la « période »), ou bien à une opposition prose/vers (dire les vers comme de la prose, déclamer de la prose comme des vers), ou bien à l’intonation (courbe, hauteur, Sprechgesang, jusqu’au chant ?), voire à la différence de l’énoncé (objectif) et de l’énonciation (subjective). Si on dit, comme Buffon, que « le style, c’est l’homme, même », on avancera que le phrasé, c’est le sujet.
Est-il nécessaire de choisir une définition univoque dans ce disparate ?
On tentera de se borner au phrasé sur une scène de théâtre.
Le phrasé est-il
une aide à la compréhension d’un exposé de mathématiques ?
Phraser le
tableau : une écoute de l’œil
Question : À quelle condition intrinsèque au tableau, à quelle condition de sa construction ou de sa logique, le passage de la peinture peut-il être son phrasé ?
Mon propos s’appuiera sur Le Massacre des innocents et L’enlèvement des Sabines, de Poussin à Picasso.
Les enjeux du
phrasé dans la musique contemporaine
Nous ferons travailler la question du phrasé à la lumière du compositeur Brian Ferneyhough (1943). Nous verrons comment au sein d’une rhétorique musicale pourtant traditionnellement centrée sur la hauteur, son œuvre renouvelle radicalement cette question pour en fonder une proposition inédite, déployée autour des catégories de la figure et du geste. Cette œuvre singulière nous amènera alors à nous interroger sur la nature du phrasé : doit-il être considéré comme un constitué ou un constituant, comme déterminé par l’écriture ou au contraire déterminant pour cette dernière ?
À propos des
phrasés mathématiques d’énoncés scientifiques
Les frontières
cinématographiques du phrasé.
Le phrasé s’étend aux alentours de la phrase, qui
constitue ses limites internes, mais jusqu’où s’étend-il vers l’extérieur ?
S’il contribue à l’énonciation et à la performance, dans quelle mesure
gouverne-t-il le geste, la définition temporelle et spatiale du dialogue et par
conséquent le découpage et le montage ?
Tel est le programme de l’examen où l’on entend évaluer
la relation entre des formes proprement filmiques et les formes de ce qui est
filmé.
Phraser
l’ironie ?
Je m’interrogerai sur la prosodie de l’ironie, en rapport avec l’idée de mélodie intonative suggérée par l’écrit littéraire, ou actualisée à l’oral dans le discours des acteurs ou des comiques par exemple (on a beaucoup insisté dans l’ironie sur la dimension intonative de ses manifestations à l’oral, moins évidentes à l’écrit). On se demandera en particulier si l’on peut définir des clichés intonatifs de l’ironie. Y a-t-il une seule manière de phraser l’ironie pour un énoncé donné?
Trois points pourraient être développés :
— en marge du phrasé, les faits d’accentuation (stress ou emphase) du mot ou du syntagme sur lequel porte un type d’ironie paradigmatique – ou au contraire, l’intonation plate du « pince sans rire » ;
— l’effet de chute ironique (dans la dimension syntagmatique de l’ironie) en rapport avec la mélodie intonative de la période : protase/apodose ;
— la prosodie de l’ajout ironique : en décrochage dans la phrase de base, ou après une fausse clôture, sur laquelle se greffe un élément imprévu déclencheur d’ironie (qui souvent implique un retraitement de l’énoncé à gauche).
Le phrasé et
la phrase. L’expérience à
l’épreuve du concept dans La Nausée
de Sartre
Il est assez commun de dire que La Nausée est un roman destiné à illustrer les thèses philosophiques de Sartre. On fait, par exemple, observer que Sartre tend à systématiser sa pensée dans le roman, à la boucler, en donnant à Antoine Roquentin le moyen de devenir conscient de sa Nausée, de la nature de cette chose à laquelle il est si sensible, bref, de son existence en tant qu’ultime contingence. La preuve en est que l’idée de nausée sera reprise et développée davantage sous une forme conceptuelle dans l’Être et le néant. Mais supposer que le roman illustre des thèses théoriques, c’est considérer qu’il est le fruit d’un projet philosophique préexistant qui est seul capable d’en déterminer l’architectonique et le déroulement d’ensemble. Le roman serait donc tout simplement complémentaire à notre compréhension de l’œuvre théorique de Sartre, dépositaire de ses idées, et dans ce cas, n’existera plus intrinsèquement en tant que roman, c’est-à-dire en tant qu’une création d’un monde poétique chaque fois singulier et unique.
En conséquence, le statut des termes comme « Contingence », « Nausée » ou « Existence » n’est pas le même, qu’il s’agisse du roman, ou qu’il s’agisse de l’œuvre philosophique. Les mots, dans le premier cas, engendrés par l’écriture romanesque et qui aident à nommer les choses, les nommer différemment en fonction de leur singularité, deviennent des concepts, dans le deuxième cas, dans la théorie de l’intersubjectivité sartrienne. Ainsi, dans le roman, la Nausée n’est pas un concept universel (malgré sa lettre majuscule), mais elle désigne toute expérience concrète qui s’articule ou se « phrase » différemment en fonction de son mode de déploiement dans le temps, de son régime temporel particulier. La chose échappe au concept pour « se perdre » en une multiplicité d’expériences individuelles. Ne serait-il pas plus vrai alors de dire que ce sont les textes philosophiques qui servent comme autant de fixations théoriques des expériences littéraires ? Car on ne pourra jamais remonter des concepts vers l’expérience, sans d’abord faire le chemin inverse, qui mène de l’intuition phénoménologique première vers sa formalisation en concepts.
Dans mon exposé, il s’agira de démêler ces moments d’échappement au concept, de fuite dans l’expérimental, qui percent le roman « philosophique » de Sartre et qui nous permettent avant tout de parler de la littérature, loin d’en venir à la formulation des thèses philosophiques. En nous penchant sur les détails de ces expériences temporelles diverses, nous entreprendrons une lecture micro-logique du type de celle prônée par Adorno et Benjamin. Cette micro-lecture permettra d’éviter le piège des schématisations ou des vues d’ensembles qui ont été d’ailleurs abondamment proposées comme possibles approches de la littérature sartrienne, et mettra en évidence l’irréductibilité du pré-discursif ou du non-discursif au discursif.
Rétention et protention,
entre biologie et cognition
Nous proposons un cadre mathématique abstrait pour décrire certaines propriétés du temps biologique et cognitif. Nous nous concentrons sur la notion de « présent étendu » comme conséquence des activités protensives et rétensives (mémoire et anticipation). La mémoire, comme rétention, est traitée dans certaines théories physiques (comme phénomène de relaxation, inspirant notre approche), alors que la protention (ou l’anticipation) semble être au delà du champ de la physique. Nous suggérons donc une représentation fonctionnelle simple de la protension biologique. Ceci nous permet de définir la notion abstraite d’inertie biologique.
Phrasé musical et phrasé
poétique : à propos de Répétition,
sur un texte d’Anne-Marie Albiach
Ce qui frappe, à la lecture du recueil Mezza Voce d’Anne-Marie Albiach, c’est la théâtralité de son écriture poétique. Je montrerai tout d’abord comment, par la spatialisation des énoncés, par les choix typographiques et par la spécificité des grammaires, cette théâtralité induit un phrasé particulier, radicalement différent de celui qui correspondrait à un texte respectant la logique propre au langage. Dans un second temps, je présenterai les différents moyens mis en œuvre dans les quatre poèmes de Mezza Voce que j’ai choisi de mettre en musique – Césure : le corps, La voix extrême la lumière, Strates et Répétition – pour traduire musicalement ce phrasé particulier et retrouver, dans le phrasé musical obtenu, la théâtralité de l’écriture d’Anne-Marie Albiach. C’est alors que je montrerai comment les qualités structurelles particulières d’un poème, transposées musicalement, permettent d’établir efficacement des liens cohérents et significatifs entre l’œuvre poétique et l’œuvre musicale.
L’ambivalence
comme forme de phrasé
Il est classique de dire qu’une des tâches de la philosophie consiste à percevoir et éliminer la connaissance non fondée. Il s’agirait pour la philosophie de créer un savoir stable, dont le statut épistémologique ne peut pas être mis en cause. Il y a cependant des philosophes qui ont accordé dans leurs pensées une place importante aux phénomènes ambivalents. Benjamin et Foucault donnent une position importante à l’écriture dans son aspect se rapportant au savoir. En fait la question directrice se pose ainsi : comment est-il possible, pour ces deux philosophes, de penser l’ambivalence ? Comment et pourquoi s’approche-t-elle des intérêts et connaissances philosophiques ? Nous partons du principe selon lequel l’ambivalence contiendrait une revendication de vérité et qu’elle ne constituerait pas une relativisation de celle-ci.
Il me semble que les livres Ursprung des deutschen Trauerspiels de Walter Benjamin et Naissance de la clinique de Michel Foucault traitent l’écriture comme un phénomène ambivalent. Ainsi peut-on dire pour résumer : c’est l’ambivalence de l’écriture elle-même qui est en question chez Benjamin et chez Foucault. La critique immanente à l’allégorie et à l’écriture clinique porte nécessairement sur celles-ci, dans la façon même dont elles évoquent, malgré elles, le sentiment ambivalent de l’instant de l’évènement vécu.
C’est à partir de ces réflexions que je voudrais montrer comment la notion de Phrasé peut être mise en relation avec l’ambivalence de l’écriture : il s’agit de comprendre à partir d’une certaine structure son propre déroulement et son articulation dans le temps.
Le temps joue en effet un rôle décisif pour comprendre l’ambivalence de l’écriture. C’est pourquoi L’intuition de l’instant de Gaston Bachelard est un lien possible entre les deux ouvrages de Benjamin et Foucault. Il nous a semblé que le texte de Bachelard sur l’intuition de l’instant, avec ses analyses sur ‘temps et écriture’, peut servir de lien entre les conceptions de l’allégorie chez Benjamin et de la clinique chez Foucault. En effet ces derniers questionnent implicitement le rapport entre écriture et temps dans leur façon de mettre en scène les objets étudiés. Chez ces auteurs il ne s’agit pas de phraser, d’articuler, directement l’individuel mais de l’évoquer dans une écriture dans laquelle la signification reste « ouverte ».
L’ambivalence de l’écriture peut donc bien être traduite
comme une forme de Phrasé.
Phraser une réaction
chimique ?
Durant une période assez
longue, des années 1930 jusqu’à la fin du vingtième siècle, la dynamique chimique
fut décrite par une métaphore unique et prégnante, celle d’un paysage alpestre.
L’expression « dynamique chimique » se rapporte au déroulement des
transformations chimiques en leur plus intime, aux échelles microscopique
(nanomètre), et microtemporelle, cette dernière s’exprimant en des temps
caractéristiques entre la picoseconde et la femtoseconde.
Ces transformations font
passer d’un état initial, celui des réactants, à un état final, celui des
produits. L’influence de la chimie physique, qui date des années 1880 lorsque
Wilhelm Ostwald introduisit cette sous-discipline, se traduisit, entre autres,
par une problématique mécanistique, dérivant de la physique newtonienne et donc
de la mécanique rationnelle — avant qu’elle ne s’enrichisse aussi dans les
années 1930 des apports de la mécanique quantique. Il s’agit d’élucider le
déroulement de la transformation, sa trajectoire, c’est-à-dire tenter de
déterminer la structure, la durée de vie et le contenu énergétique des états
intermédiaires successifs.
Durant les mêmes années
1930, trois chercheurs, Michael Polanyi, Henry Eyring et M. G. Evans, mirent au
point une théorie de l’état de transition, applicable au maximum de la courbe d’énergie
potentielle, lors du passage des réactants aux produits. Elle s’inscrivit dans
une épistémé foucaldienne, qu’on pourrait qualifier d’Appel des cimes, qui
s’ouvrit dans les années 1880 par la première ascension du Cervin, la fondation
du club alpin français et les débuts de la Houille Blanche.
Toute réaction chimique
s’effectue par une séquence d’étapes élémentaires. Le chemin réactionnel s’inscrit
dans un paysage d’alpages, avec une topographie caractéristique :
il franchit un col,
séparant deux vallées ; la première, celle de l’état initial ; la seconde, celle de
l’état final. L’un des rapprochements présenté dans l’exposé usera d’un texte
de Georges Darzens dans son Initiation chimique (1909), participant du
même Zeitgeist
alpin. Je mentionnerai aussi les réactions en cascade, une appellation que je
crois avoir introduit dans la littérature chimique, en 1975.
Avec cette métaphore,
les chimistes plaquèrent leur phrasé sur la « réalité » matérielle.
Il s’avéra une riche heuristique, une source de récits à la fois
non-fictionnels et mythologiques, et une aporie fondatrice à l’exceptionnelle
fécondité.
Certes, les étapes
réactionnelles s’apparentent aussi aux mouvements d’un morceau musical, avec
ses indications de tempo, adagio, largo, allegro con fuoco …
Le phrasé magique
de Chou Ming Fu
Chou Ming Fu, magicien chinois, est l’un des derniers représentants d’une longue lignée d’artistes qui ont choisi le style asiatique pour présenter leurs numéros durant les deux derniers siècles. Chou Ming Fu se distingue de ses prédécesseurs par le choix du personnage de Sun Wukong issu d’un conte très populaire en Chine. La magie rejoint ici l’Histoire.
1. Introduction : le style chinois dans la magie durant les deux derniers siècles
2. Qui est Chou Ming Fu ?
3. Pourquoi avoir choisi le personnage de Sun Wukong ?
4. Les différents effets et styles en magie
5. La magie de Chou Ming Fu
6. L’évolution du style de Chou Ming Fu
7. Conclusion
Phrases et phrasé
en danse
Autant la notion de phrase, entendue comme unité compositionnelle indépendante et manipulable, est d’un usage courant en danse, autant celle de « phrasé » paraît nettement plus délicate d’application. Si le phrasé, tel que le conçoit traditionnellement la pensée musicale, relève avant tout d’un art de la lecture et de l’interprétation, plus exactement de l’interprétation comme lecture compréhensive et sensible, maîtrisant l’art des ponctuations, on peine alors à discerner la pertinence d’une telle notion pour un art qui n’a presque jamais eu recours à la notation et dans lequel la composition et l’interprétation s’articulent selon un tout autre modèle que celui de l’écriture et de la lecture.
Trois pistes alternatives seront alors envisagées : 1/ le phrasé comme ordre génétique de la phrase (ce qui en amont de la composition impulse et ordonne l’acte compositionnel), 2/ le phrasé comme essence de l’interprétation (ce qui au-delà des pas et des figures guide et commande les mouvements du danseur), 3/ le phrasé comme telos de la perception et de la réception (ce qui en définitive est réellement perçu par le spectateur à travers les mouvements).
Ces trois pistes, déclinant une même réalité selon trois points de vue plus ou moins abstraits (composition, interprétation, réception), auront pour dénominateur commun de faire du phrasé le lieu même d’une articulation proprement chorégraphique entre mouvement et signification, selon une forme toute paradoxale de « narrativité », qu’il nous faut bien, pour l’instant et faute de mieux, appeler « non-narrative ».
Phraser, tracer, toucher
Éloge du tâtonnement
Phraser un texte, c’est lui redonner un corps : un souffle, une respiration, une démarche, un rythme. Seule la voix semble être capable d’exécuter ce geste : lecture à voix haute, déclamation, scansion, intonation en vue d’une réappropriation du corps du texte, du déploiement de son sens et de sa musicalité. Mais la vocalisation est-elle la seule fidélité au texte ? N’apporte-t-elle pas l’inconvénient d’en effacer le corps graphique, la « lettre », garante d’une signification complexe et, à la limite, indécidable ? Phraser au plus près du texte, de sa matérialité graphique, consisterait plutôt à en suivre le tracé, à en révéler la matérialité. La voix est alors comme suspendue, au profit d’une autre approche, d’une autre connaissance. Phraser un texte, avant toute vocalisation, consisterait non seulement à le voir mais, d’une certaine manière, à le toucher. Des écrivains comme Maurice Roche ou Christian Dotremont ont recherché « l’unité verbale-graphique » qui invite à de singuliers phrasés tactiles ; de la même façon, un artiste comme Simon Hantaï, à l’occasion de ses travaux de copiste, a proposé des lectures-écritures qui donnent à la main l’avantage pour aborder les textes et en proposer une nouvelle connaissance. Il s’agit dans tous les cas de révéler la matérialité d’un texte, de jouer sur ses tensions graphiques, de relever haptiquement la ductilité d’une écriture. L’écrit se voit, se touche, dépend de son support, de son espace de déposition. Comme un texte en braille, on en suit le parcours ou les lignes du bout des doigts, avant d’en décider une réalisation sonore. Le texte s’offre ainsi comme l’étoilement de ses possibilités de lecture ; il invite à un art du tâtonnement. Et au final, le toucher réintroduit le musical : le texte vibre d’une manière originale à travers le tracé des mots – comme si le chant d’un texte était inscrit dans son graphisme.
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[1] Et ce sans même prendre ici en compte la question de la traduction entre différentes langues : qu’en est-il du phrasé d’un poème ou d’un roman lorsqu’il se trouve projeté dans une nouvelle langue ?
[2] Il est patent qu’une nouvelle théorie mathématique ressaisissant d’anciens théorèmes les dote ce faisant d’une nouvelle puissance de pensée qui conduit à rephraser ce que leur démonstration veut dire (songeons aux relectures des démonstrations euclidiennes, ou à celles de Riemann ou Lebesgue en matière de théorie de l’intégration, ou aux innombrables relectures que le discernement de l’axiome de choix a suscitées…).