La place et les
sources des références scientifiques
dans la théorie
harmonique de Rameau
(Ens, 25 mars 2006)
André Charrak
Sur
la base d’une assignation des sources de l’information scientifique de Rameau,
on s’efforcera de répondre aux deux questions suivantes, qui n’ont pas
également retenu l’attention des commentateurs.
1)
Que recherche la théorie ramiste dans le vaste domaine de la physique
mathématique du corps sonore ?
Il
est vrai que les phénomènes acoustiques n’y sont encore étudiés que sous
l’aspect des hauteurs, comme c’était déjà le cas de Beeckman à Huygens. Mais il
est possible de montrer que le fondement physique de l’harmonie ne désigne
plus, au XVIIIe siècle, l’explication causale des consonances, qui
était au cœur des traités du siècle précédent. De la cause au principe s’opère
un changement de perspective dans la convocation de la philosophie naturelle
– changement que la théorie harmonique de Rameau accomplit autant qu’elle
le rend possible. Les changements qui interviennent au siècle des Lumières,
dans les connexions entre la musique et la science (physico-mathématique)
répondent, non seulement aux progrès de la mathématisation des cordes vibrantes
(que je n’examinerai pas ici pour eux-mêmes), mais au développement propre de la
théorie musicale qui, en quelque sorte, convoque la science de son temps sous
un nouveau point de vue, dont je souhaite indiquer ici l’émergence : on
passe d’une recherche de la cause (des
consonances) à celle du fondement (de
l’harmonie), pour des raisons structurelles que je présenterai rapidement dans
un premier temps. D’une façon plus générale, il s’agira de se rendre attentif
aux convocations que la théorie musicale adresse, avec et après Rameau, à la
physique, et de saisir dans cette relation privilégiée l’instrument d’une prise
de conscience des principes qui fondent le système moderne de l’harmonie.
2)
Des débats récents (dominés par la contribution majeure de Th. Christensen) ont
porté sur la fonction des références scientifiques dans la théorie ramiste.
Peut-on considérer qu’elles fournissent vraiment le fondement que certains
textes semblent désigner (ainsi la Démonstration du principe de l’harmonie, qui
constitue cependant un exposé de vulgarisation), ou doit-on conclure, avec
Christensen, qu’elles constituent l’habillage d’une démarche encore
monocordiste, fondée sur le calcul des proportions ?
Si
cette seconde hypothèse est sans doute, s’agissant de Rameau, la plus
raisonnable - et si elle permet, par contraste, de saisir l’originalité de d’Alembert
- il demeure qu’elle ne fait pas droit aux usages techniques des phénomènes de
résonance dans le corps des traités, au-delà des expériences qui ouvrent la
Génération harmonique. C’est l’importance d’une philosophie de la perception au
sein même de la théorie musicale des Lumières qu’il s’agira alors de mettre en
évidence.
1. Quelques
repères
1722 :
Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels. Mention des phénomènes classiques de résonance par
sympathie et référence cartésienne.
En 1726,
Rameau complète son premier livre par un Nouveau système de musique
théorique, où l’on découvre le Principe de toutes les règles nécessaires à la
pratique, pour servir d’introduction au Traité de l’harmonie – le titre mérite d’être cité en entier, parce
qu’il atteste que la prise en compte des expériences physiques sur la résonance
du corps sonore ne modifie pas le système de l’harmonie, mais apporte une
assise expérimentale susceptible de servir de « principe » aux règles
qu’il prescrit. Le problème vient de ce que l’étude des phénomènes acoustiques,
qui imposerait d’abandonner le registre des spéculations arithmétiques
utilisées dans le Traité de l’harmonie, ne conduira pas Rameau à modifier notablement les procédures qu’il a
d’abord appliquées. De plus, le Nouveau système de musique
théorique n’allègue que très ponctuellement
la résonance du corps sonore. Ce n’est que dans la Génération
harmonique, parue en 1737, que Rameau
donne effectivement aux expériences acoustiques leur statut de principe. Les textes
plus tardifs du musicien s’inscriront tous dans ce cadre conceptuel
– ainsi la Démonstration du principe de l’harmonie, que Rameau présente en 1750 à l’Académie
des Sciences et dans laquelle il s’efforce de donner une allure déductive à
l’ensemble de sa théorie. C’est précisément cette prétention à fournir une
authentique démonstration des ressources de son art que lui contesteront les
philosophes des Lumières.
Quelles
sources ? Sauveur (1701), bien sûr. Rappel sur mention de la série
harmonique supérieure dans Mersenne (1636).
Surtout
– et jamais mentionné en ce sens – Dortous de Mairan. Discours sur
la propagation du son de 1737, où il
entreprend avant tout d’expliquer la transmission simultanée, dans un même
milieu, de sons de hauteurs différentes. Texte mécaniste en un sens cartésien.
Peu ou pas quantifié. Critiqué par d’Alembert.
L’auteur
de la Génération harmonique rapporte sa
définition du son musical à l’expérience perceptive la moins prévenue, qui doit
enregistrer spontanément la discrimination du son et du bruit. A cette fin, il
emprunte à Dortous de Mairan une hypothèse physiologique selon laquelle
l’oreille interne serait elle‑même organisée comme le corps sonore :
« Ce qu’on a dit des corps sonores doit s’entendre également des fibres
qui tapissent le fond de la conque de l’oreille ; ces fibres sont autant
de corps sonores auxquels l’air transmet ses vibrations, et d’où le sentiment
des sons et de l’harmonie est porté jusqu’à l’âme[1]. »
2. De
la cause au fondement
Quel
est le point de contact, ou le lieu de la confrontation, entre la théorie
musicale et les sciences physico-mathématiques au XVIIIe siècle ?
Quel déplacement les théoriciens et les philosophes des Lumières opèrent-ils
dans la position de cette question ? Il me semble permis de considérer
que, d’une façon générale, les enquêtes conduites au XVIIe siècle
tolèrent une double caractérisation : du point de vue des assises
scientifiques fondamentales de l’harmonie, elles visent la cause physique des
consonances (il s’agit d’expliquer la qualité des intervalles par l’hypothèse
mécaniste de la coïncidence des coups, élaborée par Beckman et Galilée, amendée
et diffusée par Mersenne) ; et, du point de vue de l’application de ces
principes, elles recherchent le meilleur tempérament possible. On aura soin de
noter que cette question, sur laquelle on a eu tendance à se focaliser, est
nettement dérivée par rapport à la première : il s’agit tout simplement de
calculer des moyennes proportionnelles pour produire le système dont l’usage
fournit la norme. Mais on peut malgré tout suivre l’appréciation de Rousseau,
qui voit dans le calcul du tempérament la principale contribution de la science
classique à l’élaboration positive de la théorie musicale :
« (…) quoique la nécessité du tempérament soit connue depuis longtemps,
il n’en est pas de même de la meilleure règle à suivre pour le déterminer. Le
siècle dernier, qui fut le siècle des découvertes en tout genre, est le premier
qui nous ait donné des lumières bien nettes sur ce chapitre[2]. »
Et Rousseau trouve, dans les contributions de Sauveur, l’aboutissement de ces recherches[3].
Au
XVIIIe siècle, en revanche, de nombreux textes attestent que
l’application de la physique à la musique s’est déplacée vers de nouveaux
objets et que la question du tempérament est franchement secondaire par rapport
au problème des fondements de l’harmonie. C’est ainsi que Serre, dans ses Essais
de 1753, estime que le problème du
tempérament est une question de pure technique instrumentale, dont le
philosophe ne doit plus trop se soucier une fois qu’il a pris une conscience
claire des acquis de la théorie harmonique de Rameau :
« Une des
conséquences de l’intelligence de la succession vraiment fondamentale, c’est
celle qui découvrira l’inutilité pour la théorie, de toute supposition de
tempérament, dont la connaissance uniquement relative à la commodité de
l’exécution n’est proprement que la théorie des instruments bornés ou à
touches, et de la méthode de les accorder ; théorie particulière qui ne
peut qu’être subordonnée à la théorie générale de l’harmonie, mais non pas
réciproquement[4]. »
C’est
donc une modification survenue dans la conception de l’harmonie qui appelle un
déplacement d’attention du théoricien vers de nouvelles questions, au lieu que,
pour les philosophes du siècle précédent, le tempérament constituait le
principal apport de la physique au développement des systèmes de musique. Le
verdict prononcé par Serre est historiquement discutable, mais très pertinent
d’un point de vue conceptuel. Dans le contexte d’une écriture par accord dont
Rameau produit la théorie à partir de 1722, il est clair que les
propriétés des intervalles, dont le tempérament fixe justement la quantité,
sont prescrites par leur inscription dans un système plus global qui leur
assigne un certain rôle. Il ne s’agit donc plus de chercher le principe de
l’harmonie dans une mesure qui procéderait au découpage pertinent de l’étendue
sonore, mais dans une organisation complète, qui permet à l’oreille de se
repérer dans le complexe des sons musicaux et de distribuer leurs fonctions par
rapport à la progression fondamentale. La subordination des consonances à
l’égard du centre harmonique, et celle de la mélodie à l’égard de la basse
fondamentale fondent une sorte de repérage
proprement musical auquel la mesure
des intervalles sonores doit se subordonner : « (…) cette
succession fondamentale est l’unique boussole de l’oreille, d’où elle doit être
notre seul et unique guide dans toutes les opérations harmoniques, sans
s’embarrasser des petites altérations qu’elle peut y introduire[5]. »
L’appréciation formulée par J.‑A. Serre s’inscrit donc nettemnt sous un
horizon ramiste : la détermination du tempérament dépend d’une bonne
intelligence de la succession fondamentale qui guide l’oreille. [Concrètement,
le tempérament proposé par Rameau est élaboré en fonction de la structure
harmonique caractéristique d’une centralisation tonale, puisqu’en droit, il est
« une modification nécessaire aux intervalles, pour que le même son
harmonique puisse y appartenir à différents sons fondamentaux[6] ».]
Aussi l’auteur de la Génération harmonique affirme-t-il
explicitement que le principe qui guide l’oreille dans un enchaînement
d’accords suffit à prescrire l’organisation générale du tempérament :
l’essentiel est de ne pas trop altérer les quintes, « puisque c’est
principalement sur la succession fondamentale de ces quintes que l’oreille se
guide[7] »
– elles commandent en effet la progression de la basse fondamentale. Et
Rameau développe sa pensée dans des termes particulièrement clairs :
« Qu’importe,
après cela, que les tierces, les sixtes, les tons, les demi‑tons soient plus ou
moins altérés, l’oreille y fait peu d’attention, dès qu’elle y est soutenue
par son guide : tous ces intervalles
ne sont que passagers ; au lieu que les fondamentaux existent
continuellement, et font toujours sous‑entendre avec eux la perfection qui
manque à ce qu’on entend : ils font plus encore, ils donnent aux
intervalles telle qualité qui leur convient, la changent même[8]. »
Cette
déclaration est absolument capitale. La facilité que l’oreille éprouve à
confondre deux intervalles dont les rapports sont très proches, cette facilité
qui (comme chez tous les théoriciens du siècle précédent) conditionne
l’élaboration d’un tempérament, n’est plus présentée comme le fondement du
système de musique mais comme une conséquence du rôle structurel rempli par la
basse fondamentale. L’auditeur apprécie spontanément la qualité d’un intervalle
à l’aune de son inscription dans l’harmonie.
Comment
interpréter ce déplacement dans la recherche sur les fondements de
l’harmonie ? Quels sont les enjeux philosophiques de ce changement du
point de contact entre la musique et la science physico-mathématique ? On
l’a dit, dans le contexte de la théorie ramiste, la question de la qualité des
intervalles, dont l’hypothèse classique de la coïncidence des coups devait
décrire la cause, passe au second plan et laisse place à la considération d’un
système plus complet où les structures (les accords) sont plus que la simple
réunion de leurs éléments. Corrélativement, le problème de la connexion entre
la physique et la science change selon moi de signification : il ne s’agit
plus de dégager la cause de certaines
modifications qualitatives, car celles-ci dépendent essentiellement du système
complet, mais d’assigner un fondement à ce système. Dans la théorie de la coïncidence des coups, le problème
revenait à expliciter une correspondance terme à terme entre les déterminations
mécaniques du phénomène sonore (les vibrations) et les configurations plus ou
moins plaisantes. Au fond, selon une perspective cartésienne, on s’employait à
déchiffrer autant que possible les mouvements qui sont institués de nature pour
occasionner en l’âme tel ou tel sentiment (mais Descartes lui-même, pour des
raisons qu’il n’est pas possible d’exposer ici, se montrait très réservé sur de
telles tentatives : il répond à Mersenne qu’elles peuvent définir la
perfection des consonances mais non leur beauté, qui dépend justement de leur
place dans l’harmonie). D’une façon générale, les textes fondamentaux du XVIIIe siècle
recherchent plutôt le principe physique susceptible de servir de fondement à
l’ensemble du système de l’harmonie, qui se définit par ses structures bien
davantage que par les propriétés physiques isolées de ses éléments discrets,
définis par certains rapports de vibrations. En somme, le changement des
rapports entre la musique et les sciences, au siècle des Lumières, ne
caractérise par un passage de la recherche de la cause à celle du fondement,
dont il faut maintenant saisir les enjeux.
Le
meilleur témoin du déplacement que je vise ici est en fin de compte Rameau
lui-même, dont chacun sait qu’il allègue, à partir de son Nouveau système de
musique théorique de 1726, des
expériences physiques pour fonder la réforme de la théorie musicale qu’il a
effectuée dans le Traité de l’harmonie de 1722. Mais il est frappant de constater (même si ce constat
n’est que rarement formulé) que le musicien ne consacre aucun texte
significatif au problème qui occupait tous les théoriciens du siècle précédent
– celui de la cause physique des consonances, supposée rendre compte de
l’agrément élémentaire qu’elles suscitent. Dans le seul passage un peu précis
qu’il consacre à cette question, et qui ne sera pas repris après 1726, il
maintient une situation de relative neutralité ou, pour mieux dire,
d’équivalence entre les hypothèses pour ce qui regarde l’explication mécaniste
du plaisir musical qui, tout simplement, n’est pas décisive pour son propos[9].
En revanche, on sait qu’il cherche dans les expériences de Sauveur sur la résonance
de la série harmonique supérieure (ce qu’on appelle, au XVIIIe siècle,
la résonance du corps sonore) l’origine du sentiment de l’harmonie et des
ressources théoriques qui le développent en un système complet. Il n’est pas
utile de suivre ici le développement de cette tentative, que j’ai examinée
ailleurs en détail[10], et
je souhaite simplement en retenir certains traits caractéristiques.
3. La
fonction des références scientifiques dans la théorie ramiste
D’une
façon schématique, sans même examiner les résultats dont on connaît la
profondeur et les limites, on peut saisir une disjonction nette entre la
prétention de Rameau à découvrir le vrai fondement de l’harmonie et les
procédures qu’il met effectivement en œuvre. D’un côté, il affirme qu’il a réduit toute l’harmonie à un
seul principe physique dont elle peut être génétiquement dérivée, et il oppose
cette découverte aux spéculations traditionnelles sur les proportions – la
référence de la théorie musicale à la physique vise donc la recherche, non
d’une cause, mais d’un fondement, c’est-à-dire d’un principe sensible, d’un
phénomène à partir duquel on pourra construire tout le système de
l’harmonie :
« La
proportion harmonique peut bien être regardée comme un principe en musique,
mais non pas comme le premier de tous ; elle n’y existe qu’à la faveur des
différents sons qu’on distingue dans la résonance d’un corps sonore, et ceux-ci
n’y existent qu’à la faveur du son de la totalité de ce même corps : donc
ce dernier son est le principe fondamental, et c’est de là qu’il fallait absolument
partir[11]. »
Notons bien qu’il ne s’agit pas
simplement de faire correspondre terme à terme les données de la résonance et
les configurations harmoniques élémentaires, mais de montrer comment celles-ci
se développent à partir de l’expérience fondamentale. Il est patent que, du
point de vue de ses déclarations de principe, la théorie harmonique de Rameau
constitue un objet de grand intérêt pour les philosophes des Lumières. Ainsi
Condillac y trouve-t-il la meilleure illustration de la méthode qu’il promeut
en théorie de la connaissance, puisqu’il s’agit d’élaborer tout un système de
relations et de structures à partir d’une expérience sensible que l’on peut
recevoir pour principe empirique – ce qui est le sens même de la méthode
analytique :
« M. Rameau
a fait sur la génération harmonique, un système qui pourrait me servir
d’exemple. Il y réduit tout à l’harmonie du corps sonore. En effet, il est
évident que l’harmonie ne consiste que dans un son qui fait entendre ses
harmoniques : auparavant ce n’est que du bruit. Ainsi quand on observera
analytiquement toutes les variations que la combinaison et le mouvement font
essuyer à cette harmonie, on la verra se transformer dans tous les phénomènes,
qui paraissent n’avoir d’autre règle que l’imagination du musicien. Si ce
système souffre des difficultés, c’est que les parties n’en ont pas encore été
toutes bien analysées[12]. »
Et il est de fait que ce système souffre d’assez lourdes
difficultés. Car d’un autre côté,
confronté à l’impossibilité de trouver le mode mineur et la dissonance dans la
résonance du corps sonore, Rameau doit mobiliser d’autres ressources pour
remplir le programme d’une génération complète – et il utilise abondamment
les proportions mathématiques, afin de produire les configurations absentes de
l’expérience, en présumant (j’y reviendrai) que la résonance elle-même nous
donne l’idée de ces proportions. En un mot, le moins qu’on puisse dire est
qu’il multiplie les principes (à côté de la résonance, on convoque des rapports
abstraits, que l’on applique en l’absence d’un substrat acoustique déterminé)
là où le fondement physique devait suffire à justifier tout le système. Bien
plus : il n’est pas interdit de penser qu’en réalité, Rameau reconduit des
raisonnements typiquement monocordistes sous l’habillage de la physique du
corps sonore. Mais cette hypothèse, récemment soutenue par
Th. Christensen, demande à être sérieusement nuancée si l’on ne s’en tient
pas à la mention préliminaire des expériences de la Génération
harmonique.
C’est
dans le cas de l’accord majeur que l’on peut avoir la plus nette impression que
Rameau dérive directement la configuration musicale des données acoustiques.
Encore faut-il admettre, d’une part que la résonance de la série harmonique
supérieure à l’exclusion des partiels non harmoniques est un phénomène physique
relativement généralisable – ce que contestera D. Bernoulli. Surtout,
cette apparente dérivation directe s’assortit du postulat de l’identité des
octaves qui suscite d’intéressantes discussions dès le XVIIIe
siècle.
Le
grand intérêt du texte d’Estève (1752) tient en effet à ce qu’il met en
évidence un écart, entre le phénomène acoustique et la configuration musicale
– celle-ci, même dans le cas de l’accord parfait majeur, n’est pas
vraiment donnée par la résonance du corps sonore :
Il ne fallait pas
descendre ces sons harmoniques à leurs octaves en dessous, et conclure
qu’on était toujours dans le principe de la nature. C’était en sortir que de dire :
l’accord de tierce majeure et de quinte peut être pris pour celui de la
douzième et de la dix‑septième[13].
Sortir du principe de la nature signifie simplement que la
génération de l’accord majeur requiert une opération, qui sélectionne un
certain nombre de sons harmoniques (exclusion de la septième) et qui les
conforme à l’expression musicale en vigueur (réduction dans une même octave).
C’est la perception, et une perception éduquée en contexte ramiste, qui réalise
cette opération : il n’y a génération que pour une oreille savante. Mais
le plus important réside en ce que cette interprétation n’exclut pas une exposition
résonantielle de la théorie harmonique – on dira que la nature, si elle ne
réalise pas l’opération requise, la vise cependant, en ce sens qu’elle en
indique la possibilité : dans le cas présent, c’est Estève qui écrit que
« ces nouveaux accords ne peuvent représenter les harmoniques. Ils sont de
fausses images de ce que la nature n’avait fait qu’indiquer[14] ».
Fameuse
hypothèse sur la vibration des cordes plus graves que les fondamentales. Quelle
fonction remplit-elle exactement ? Dans la Génération harmonique puis dans l’exposé plus ramassé de la Démonstration
du principe de l’harmonie, l’expression
numérique dont la vibration des cordes plus graves que la fondamentale est
susceptible fournit une proportion arithmétique, à partir de laquelle il est
possible de construire le mode mineur : « La proportion arithmétique
réduite à ses moindres degrés, et subordonnée à l’harmonique, donne le
mode mineur[15]. »
Si les textes de Rameau, comme nous le verrons, proposent bien de rapporter
directement le mode mineur à la résonance du corps sonore (au moins
à partir de 1750), ils n’ont pas pour fonction, en ces circonstances,
d’expliquer l’origine rationnelle de
l’accord mineur. Celle‑ci ne se découvre, selon le théoricien, que dans
l’expression proportionnelle mobilisée à l’occasion de la résonance.
L’auteur
de la Génération harmonique prend soin
de préciser que l’oreille a intériorisé la résonance naturelle des corps
sonores, qui fournit le mode majeur, de telle sorte qu’elle aperçoit très facilement
l’analogie que l’organisation harmonique du mode mineur présente avec
la structure primordiale donnée dans la résonance :
Le grand nombre de
sons harmoniques communs entre ces deux modes (…), remplace tellement le
défaut de communauté entre leurs sons fondamentaux, que si l’oreille ne préfère
point ce dernier rapport à celui de la quinte harmonique [au‑dessus du
fondamental], du moins en est‑elle presqu’également affectée[16].
Les
textes que nous avons cités appellent plusieurs conclusions. Tout d’abord, ils
attestent que Rameau, lorsqu’il met en rapport les phénomènes acoustiques et
les configurations harmoniques sans passer par le moyen terme les proportions,
s’efforce toujours d’expliquer le sentiment qui ratifie les constructions
théoriques – il ne s’agit jamais de fonder les accords parfaits sur les
seules données expérimentales, comme d’Alembert essaie de le faire mais, bien
plutôt, de justifier le témoignage de l’oreille. Notons ensuite que la
résonance du corps sonore, dans cette perspective, n’intervient pas seulement
lorsqu’elle impressionne actuellement l’organe (c’est‑à‑dire lorsqu’elle se
réalise physiquement) ; elle fournit aussi une structure qui s’incorpore à
la perception musicale, de telle façon que l’auditeur peut très bien
reconnaître les relations qu’elle prescrit (le rôle de la quinte divisée en
tierces majeure et mineure) en l’absence même d’un substrat acoustique.
Encore
plus frappant s’agissant de la dissonance. Paradoxe de sa génération justement
souligné par Rousseau :
M. Rameau dit
en termes formels, que la dissonance n’est pas naturelle à l’harmonie, et
qu’elle n’y peut être employée que par le secours de l’art. Cependant, dans un
autre ouvrage, il essaye d’en trouver le principe dans les rapports des nombres
et les proportions harmonique et arithmétique[17].
Ainsi Rousseau dénonce‑t‑il tout à la
fois, chez Rameau, une contradiction (entre les différents textes du musicien)
et une confusion (entre les données naturelles et leur expression
arithmétique). L’examen de la querelle soulevée par l’article
« Dissonance » de l’Encyclopédie
doit donc permettre de distribuer plus clairement les registres théoriques
engagés dans le concept de génération harmonique. On notera tout d’abord que le
paradoxe relevé par Rousseau renvoie effectivement à deux déclarations de Rameau.
En 1726, il concluait bien que la dissonance ne constituait pas une donnée
naturelle (au sens de physique) : « (…) l’on n’entend point de dissonances dans la résonance d’un corps sonore ; cela
prouve qu’elles ne sont pas naturelles dans l’harmonie ; et par
conséquent qu’elles ne peuvent y être introduites que par le secours de
l’art.[18] »
L’ambition de découvrir à la dissonance un fondement dans la nature serait
cependant satisfaite dans la Génération harmonique, si l’on en croit la réponse que Rameau adresse à
Rousseau :
(…) quoique,
cette addition de la dissonance semble n’être due qu’à l’art, les raisons
tirées du chapitre en question [Génération harmonique, chapitre IX] (…), prouvent assez que la
nature y a beaucoup de part, sinon directement, du moins indirectement, par la
nécessité où l’on est de l’employer pour faire distinguer, dans le mode, la
tonique de sa dominante, et de sa sous‑dominante : l’instinct qui
nous la suggère n’est‑il pas l’ouvrage de la nature ?[19]
Il est clair que les dispositions de la perception
musicale confèrent à ses objets un caractère naturel, qui peut ne pas
apparaître dans la résonance du corps sonore : leur génération est alors
indirecte.
Le
raisonnement extrêmement complexe exposé dans la Génération harmonique, que nous avons tâché d’exposer ailleurs en détail,
montre que la résonance, si elle ne donne pas la dissonance, prépare l’oreille
à l’apercevoir. La naturalité partielle que Rameau revendique, pour la
dissonance, ne qualifie donc plus l’objet même qu’il entreprend d’expliquer,
mais l’écoute musicale qui en arrête comme par instinct les propriétés.
L’appréhension dynamique des liaisons harmoniques supportées par les dissonances
s’effectue en effet avec une spontanéité qui paraît répondre à une suggestion
de la nature. L’interprétation que nous proposons ici ne doit cependant pas
recouvrir les lourdes spéculations arithmétiques auxquelles se livre l’auteur
de la Génération harmonique, et
qui entrent dans l’élucidation de l’instinct qui nous découvre la dissonance.
Les textes ultérieurs sont, à cet égard, parfaitement explicites :
Si la dissonance
était naturelle à l’harmonie, il suffirait d’exposer le fait :
et c’est justement parce qu’elle ne l’est pas, quoique l’oreille l’adopte,
que pour satisfaire la raison sur ce point, autant qu’il est possible, on ne
saurait trop épuiser les rapports, les analogies, les convenances, même les
métamorphoses, s’il y en a : sans doute que l’instinct qui nous
l’a suggérée, cette dissonance, doit trouver dans son principe, de quoi
l’autoriser[20].
Ainsi le long développement du chapitre IX de la Génération
harmonique aurait‑il pour objet de fonder
le témoignage de l’oreille, en remontant aux principes de l’harmonie, c’est‑à‑dire,
aux proportions que donne la résonance. Cette explication ad hoc postule donc une conformité entre les proportions
arithmétiques et les catégories musicales dont une écoute ramiste porterait
spontanément témoignage – et l’enjeu philosophique des grands débats
engagés à propos de la dissonance consiste pour une bonne part dans l’examen de
cette correspondance problématique.
Chez
Rameau, comme plus tard chez Serre, dont nous sommes partis, le principe des
rapports, qui organise l’écoute pour reconnaître dans la résonance des
configurations qu’elle ne donne pas directement, est lui-même fondé en nature,
puisque l’expérience réitérée de la résonance simple nous donne l’idée des
rapports qui l’organisent et que nous appliquons spontanément à de nouveaux
objets (c’est exactement ainsi qu’en 1737, Rameau explique la génération
de la dissonance harmonique) – cette thèse atteste l’influence de Dortous
de Mairan sur Rameau : « (…) le sentiment que nous
(…) recevons [de la résonance] ayant été répété des millions de fois
depuis notre naissance, il s’en est formé en nous une habitude qui peut porter
à juste titre le nom de sentiment naturel de l’harmonie[21]. »
La structure des phénomènes sonores (la résonance) constitue au préalable notre
instinct pour la musique et produit une sorte de schème de la perception
musicale, qu’il est ensuite possible d’appliquer à de nouvelles configurations
harmoniques.
Dans
ces textes des Lumières, il est particulièrement net qu’une théorie de la
perception musicale constitue l’horizon de l’application de la physique
mathématique à la musique – non simplement qu’il s’agisse de décoder la
cause de sentiment, mais en ce que la perception met en forme le substrat
acoustique, de sorte que l’examen des normes qu’elle prescrit fait
nécessairement partie de l’enquête sur les fondements de la musique.
André
Charrak
Université
de Paris 1
[1]Génération harmonique, Prop. XII, p.7.
[2] Dictionnaire de musique, art. « Tempérament », p.1108.
[3] De fait, le Nouveau système de musique présenté à l’Académie des Sciences en 1701 (connu sous le titre de Principes d’acoustique et de musique) propose une nouvelle division de l’octave qui reçut l’approbation de Leibniz : « (…) le but de Monsieur Sauveur en se servant des nombres 3010, 301, 43 paraît avoir été de donner une manière d’échelle pour exprimer et estimer aussi exactement que l’on voudra toute sorte de températures et de différents intervalles (…), et même toute sorte de systèmes » (lettre à Henfling du 14 décembre 1706, pièce n° 13 in Rudolf Haase, Der Briefwechsel zwischen Leibniz und Conrad Henfling, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1992, p.97‑98). Sur Leibniz et la théorie musicale, voir Andrea Luppi, Lo Specchio dell’armonia universale, Milan, 1989 ; et Ulrich Leisinger, Leibniz‑Reflexe in der deutschen Musiktheorie des 18. Jahrhunderts, Würzburg, 1994.
[4] Essais sur les principes de l’harmonie, Deuxième Essai, Paris, Prault, 1753, p.39‑40.
[5] Ibid., p.93‑94.
[6] Génération harmonique, chap. VII, p.75.
[7] Ibid., p.95.
[8] Ibid., p.96. Souligné par nous.
[9] Nouveau système, p.21.
[10] Raison et perception. Fonder l’harmonie au XVIIIe siècle, Paris, Vrin, coll. « Mathesis », 2001.
[11] Génération harmonique, Préface, p.4.
[12] Traité des systèmes, chap. XVII, OP I, p.213.
[13]Nouvelle découverte, p.25.
[14]Ibid., p.25‑26. Souligné par nous. La notion d’indication est introduite par Rameau à propos de l’accord mineur, dans la Démonstration du principe de l’harmonie – voir plus bas.
[15]Génération harmonique, chap. XII, p.132.
[16]Génération harmonique, chap. XIII, p.142.
[17]Art. « Dissonance » de l’Encyclopédie (t. IV, 1754, p.1049b) et du Dictionnaire de musique, p.766.
[18]Nouveau système de musique théorique, chap. XI, p.55.
[19]Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, Paris, p.103‑104.
[20]Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, p.101.
[21] « Discours sur la propagation du son », § 27, p.15.