Problématisation de l’évaluation

 

(Notes pour l’exposé introductif au groupe d’études des politiques publiques en matière de drogues)

École des Mines de Paris, 16 septembre 2003

 

François Nicolas

 


Introduction

Précisions

• Il s’agit d’un groupe de réflexion sur les évaluations des politiques publiques en matière de drogues. Il ne s’agit pas de mettre en place ou de piloter une évaluation précise de telle ou telle politique particulière

• Ce groupe d’études va travailler sur un sujet très controversé, et brûlant (cf. contexte de la rentrée 2003 : modification de la loi de 1970, nouveau plan gouvernemental en préparation, etc.). Il ne s’agit pas ici de débats politiques mais de recherche « scientifique » (au sens de la science comme savoir). Importance ici de respecter le « droit de réserve » des agents de la fonction publique.

Proposition générale

Il s’agira cette année de réfléchir sur ce que peut être, ce que doit être un tel type d’évaluation. Pour cela, une pince à deux branches, l’une en amont, l’autre en aval :

1) Qu’est-ce qu’évaluer (une politique publique en matière de drogues) ? Qu’est-ce qu’une évaluation ? Qu’est-ce qui la rend possible ?

2) Évaluer des évaluations existantes. Discussion critique des évaluations disponibles.

L’idée est de se donner un plan de travail pour un an, à charge ensuite de voir s’il faudra passer de cette réflexion méta-évaluatrice [1] à telle ou telle proposition plus précise d’évaluation originale.

1. Qu’est-ce qu’évaluer ?

Remarques générales sur l’évaluation d’une politique publique

Qu’est-ce qu’évaluer ?

Repartons, comme le font Gilbert Benhayoun et Yvette Lazzeri dans leur Que sais-je ? [2] sur « L’évaluation des politiques publiques de l’emploi », d’une définition étymologique : « évaluer, c’est porter un jugement sur la valeur » [3].

Évaluer suppose donc :

1) qu’il y ait une valeur en jeu,

2) qu’il soit possible de porter un jugement sur cette valeur.

Évaluer va donc impliquer :

1) de dégager la ou les valeurs en jeu dans tel discours, dans telle politique ;

2) de porter un jugement sur cette ou ces valeurs. Mais qu’est-ce alors que porter un jugement sur une valeur ?

 

Pour réfléchir cela, je propose la petite axiomatique suivante :

• Axiome 1 (nietzschéen) : il n’existe pas de valeur des valeurs. Il n’y a donc rien en amont d’une valeur. Il n’y a pas de valeur suprême d’où évaluer telle ou telle valeur particulière.

• Axiome 2 (gödelien) : tout régime de valeurs ne saurait être logiquement complet c’est-à-dire auto-engendrer ses valeurs. Soit : toute valeur repose, directement ou indirectement, sur une décision première, non déductible, infondée.

• Axiome 3 (nietzschéen) : il n’y a de valeurs que contre d’autres valeurs, que polarisées dans un contraste, dans une opposition. Une valeur se décide donc contre une autre valeur.

• Axiome 4 (nietzschéen) : une valeur se donne comme évaluation c’est-à-dire au régime de ses enchaînements, déductions, conséquences, bref, au fil de sa puissance évaluante.

Porter un jugement sur une valeur ou un régime de valeurs, ce sera alors identifier ses points de décision (où se pose telle ou telle valeur contre telle ou telle autre) en même temps que juger cette valeur selon son propre processus de déploiement (ses conséquences…) c’est-à-dire juger en acte la capacité évaluatrice de cette valeur.

Porter un jugement sur une valeur, c’est donc la saisir comme décision d’une puissance évaluatrice.

 

On peut présenter ce double registre de l’évaluation selon deux registres « métaphoriques » :

Généalogie

— Dégager le point où se décide une valeur relève d’une généalogie ascendante qui remonte, à l’intérieur d’un discours (politique par exemple), vers les énoncés princeps (pas forcément explicites) rendant logiquement compte de leurs conséquents.

— Éprouver la consistance évaluante d’une valeur décidée se fera par contre selon une généalogie descendante : au fil des conséquences (explicitées ou non comme telles) des valeurs décidées.

Double généalogie de la valeur donc, selon ses ascendants et ses descendants (on reconnaît là, bien sûr, la méthode généalogique avancée par Nietzsche, par exemple dans sa Généalogie de la morale).

Intégration et dérivation

Citons ici Deleuze, commentant Nietzsche :

« Une évaluation suppose des valeurs à partir desquelles elle apprécie les phénomènes. Mais, d’autre part et plus profondément, ce sont les valeurs qui supposent des évaluations, des « points de vue d’appréciation », dont dérive la valeur elle-même. Le problème critique est : la valeur des valeurs, l’évaluation dont procède leur valeur, donc le problème de leur création. L’évaluation se définit comme l’élément différentiel des valeurs correspondantes : élément critique et créateur à la fois. Les évaluations, rapportées à leur élément, ne sont pas des valeurs, mais des manières d’être, des modes d’existence de ceux qui jugent et évaluent, servant précisément de principes aux valeurs par rapport auxquelles ils jugent. » [4]

Sans m’étendre ici sur le détail de cet extrait (une valeur existe comme capacité évaluante et c’est donc l’évaluation qui révèle ce qu’est une valeur), j’en retiens l’idée d’un différentiel que je systématiserai de la façon suivante : évaluer une pratique, ou un discours (c’est-à-dire dégager la valeur en acte dans cette pratique ou ce discours), c’est :

— différentialiser (au sens mathématique du terme) cette pratique ou ce discours en sorte de remonter vers la valeur dont cette pratique ou ce discours découle ;

— intégrer (au sens mathématique du terme) cette valeur primitive pour apprécier la manière dont elle opère (dans la pratique ou le discours en question) comme évaluation.

Dans ce régime métaphorique, dériver et intégrer nomment ce que j’ai appelé plus haut généalogies descendante et ascendante.

Qu’est-ce que méta-évaluer ?

Si méta-évaluer, c’est évaluer une évaluation, comment méta-évaluer si cela ne saurait consister à établir une valeur des valeurs (puisque celle-ci inexiste) ?

La proposition est que méta-évaluer consiste alors en une opération logique : il s’agit d’éprouver la consistance logique de l’évaluation examinée, de voir si l’évaluation (au sens précédemment défini du terme) est intégrale ou partielle, opaque ou explicite, continue ou procédant par sauts, etc. Méta-évaluer, c’est ainsi reparcourir les doubles opérations de généalogies ascendante et descendante, ou de dérivation et d’intégration, pour éprouver la consistance logique des enchaînements. C’est un peu du même ordre que reparcourir une démonstration pour en éprouver la consistance des enchaînements : la différence importante avec une démonstration mathématique est qu’ici les sauts dans les enchaînements ne sont pas ipso facto des « fautes » ou des faiblesses mais indexent plutôt la manière même dont la valeur se donne comme évaluation : une valeur se révèle parfois comme telle (c’est-à-dire comme puissance évaluante) dans les failles plutôt que dans les prolongements. Dit autrement, une lecture symptomale (s’entend : s’attachant aux défauts de la pratique ou du discours pour les interpréter comme symptômes) est plus évaluante qu’une lecture « continue »…

De l’intérêt logique d’une méta-évaluation…

La réponse que je propose est celle-ci : méta-évaluer permet de restaurer le champ des possibles en aiguisant le tranchant de chaque évaluation face à d’autres possibles (voir l’axiome 3). Méta-évaluer restaure, derrière l’enchaînement logique, le découpé-décidé de toute évaluation. Car toute décision n’a de sens qu’au point même où quelque chose (quelque énoncé, quelque pratique) n’est pas calculable, c’est-à-dire ne peut être précisément tranché au simple régime du savoir, de ce que l’on sait.

Cette importance de la décision dans un champ ouvert de possibles a une importance particulière en matière d’évaluation d’une politique.

Qu’est-ce qu’évaluer une politique ?

Je poserai que « politique », ici, se distingue de « gestion » au point précis où une décision (et non pas un calcul) est requise.

Une décision, cela se joue en un point déclaré par les mathématiques « indécidable » c’est-à-dire tel qu’il n’y a pas de dispositif réglé (calculable) qui permette de trancher : en un tel point, il y a autant de bonnes raisons d’aller « à gauche » que d’aller « à droite ». En ce point, le calcul, basé sur ce que l’on sait, ne permet nullement de trancher, et donc il y faut décider. La gestion, c’est au contraire lorsque les choix peuvent être réglés par un régime approprié de calcul.

Une politique, c’est donc un régime de pensée (de pratiques, de discours) qui suppose des décisions (au sens précédent) et des conséquences tirées de ces décisions, bref ce qu’on peut appeler une « volonté », en l’occurrence une volonté politique.

 

En ce sens, il faut bien voir que toute politique est déjà en soi une évaluation. À ce titre, évaluer une politique, ce sera déjà méta-évaluer (au sens précédent) : ce sera en éprouver la consistance logique, ce sera en exhiber l’armature logique, ce sera diagnostiquer sa structure logique en terme de valeur c’est-à-dire de capacité évaluatrice.

L’intérêt d’une telle évaluation d’une politique (donc d’une telle méta-évaluation) est alors, comme je l’ai indiqué plus haut, de restaurer le champ des possibles dans lequel la politique évaluée intervient, tranche, décide, opère. Car de même qu’il n’y a de valeur que contre une autre valeur, de même une politique n’existe que face à une autre politique qui serait possible au même point.

 

Évaluer une politique, c’est donc rehausser la volonté politique à l’œuvre, avec ses choix propres, et non pas rabattre cette volonté au régime gestionnaire du seul calcul.

Qu’est-ce qu’évaluer une politique publique ?

Une politique, cela engage trois niveaux : celui de la puissance étatique (gouvernement + appareils d’État afférents), celui du tissu conjonctif parapublic faisant subjectivement corps avec l’État (voir ce qu’on tend aujourd’hui à appeler le champ de la gouvernance[5]), enfin celui de la société civile, disons des gens composant cette société sans qu’ils soient pour cela agents publics ou acteurs de gouvernance.

Évaluer une politique publique, c’est donc évaluer une dimension bien spécifiée de la politique : celle qui engage une pratique gouvernementale et met en œuvre tel ou tel appareil d’État.

 

La spécificité d’une politique publique peut être réfléchie à partir de la présentation didactique qu’en font Gilbert Benhayoun et Yvette Lazzeri dans leur ouvrage précédemment cité. Je les cite [6], en résumant leur propos :

« La définition officielle de l’évaluation est celle du décret 90-82 du 22 janvier 1990 : « Évaluer une politique, c’est rechercher si les moyens juridiques, administratifs ou financiers mis en œuvre permettent de produire les effets attendus de cette politique et d’atteindre les objectifs qui lui sont assignés. » […] Il est cependant exceptionnel que les objectifs soient simples et clairement énoncés. Aussi l’évaluateur doit-il contribuer à leur explicitation, voire à leur « construction » sous forme de référentiel. Et s’agissant des effets, le champ doit inclure l’ensemble des effets, voulus ou non, internes ou externes. »

Nos auteurs assortissent ces propos du schéma suivant [7] que je développe un peu pour l’occasion :

Tout ceci conduit les auteurs du livre à résumer ainsi les six propriétés d’une « bonne » politique [8] :

• cohérence

• pertinence (adaptation des objectifs aux problèmes et adéquation des moyens aux objectifs)

• efficience (rapport des résultats aux ressources mobilisées)

• efficacité (conformité des effets aux objectifs)

• impact ou effectivité (conséquences globales sur la société civile)

 

Si on admet qu’une politique publique peut se décrire selon un tel schéma, que veut dire que l’évaluer ? À suivre ce schéma distinguant « problèmes », « objectifs », « moyens » et « effets », on aura, en premier ordre du moins, les questions suivantes :

• Qu’est-ce qui est constitué en problèmes ? D’où vient cette constitution en problèmes ? Un problème est en effet toujours construit : la « nature » ne livre pas de « problèmes » tout faits. « Problème » est une catégorie subjective. Les problèmes sont-ils explicités, sont-ils légitimés comme problèmes ou considère-t-on que leur légitimation comme problèmes va de soi ? Il faudra donc ici recourir à une généalogie de la problématisation, éventuellement à sa déconstruction, pour remonter à ses « primitives ».

• Y a-t-il déjà à ce niveau une cohérence : y a-t-il une cohérence de la problématisation ? Par ailleurs — problème typique de méta-évaluation —, la cohérence d’une politique publique n’est pas forcément « la » valeur suprême : expliciter les contradictions insurmontables des objectifs (implicites et explicites) d’une politique donnée n’est pas ipso facto la condamner ; ce peut être aussi en pointer l’impossible propre et donc le réel propre. Ce point concernant la cohérence des objectifs vaut tout autant pour d’autres dimensions des politiques publiques examinées. Il faut donc expliciter le « référentiel », ou plutôt les « référentiels » possibles ou du moins existant.

• De quelle évaluation implicite relève la fixation retenue des objectifs ? Pourquoi au regard des problèmes explicités ces objectifs déclarés ? Comment évaluer donc le rapport problèmes – > objectifs non seulement « techniquement » (pertinence, adaptation…) mais aussi du point même des « valeurs » à l’œuvre : un objectif n’est pas un pur moyen technique mais engage aussi des valeurs. Par exemple il convient d’évaluer en situation « la valeur » d’une affirmation comme « la fin justifie les moyens » ; cette affirmation mobilise en effet un dispositif d’évaluation – un « référentiel » — où les valeurs s’investissent à tous les niveaux (déclarer que tel ou tel niveau n’est qu’un moyen technique, c’est en soi une évaluation de ce niveau, à dégager comme telle).

• Concernant les moyens, là aussi il convient de ne pas s’enfermer dans une vision techniciste des moyens. Le choix des moyens a à voir avec les « valeurs » présidant à la constitution en « problème » de tel ou tel phénomène et au dégagement de tel ou tel objectif. Évaluer les moyens, ce n’est pas donc pas examiner simplement leur conformité technique, leur adéquation, mais également leur pertinence en termes de valeurs à l’œuvre.

• Tout ceci vaut enfin pour les effets. Un effet est nécessairement construit : par un protocole qui le découpe, le mesure, l’isole, le rehausse… Évaluer une politique publique, ce n’est pas réduire la prise en compte des effets aux effets déclarés de cette politique. Ce peut être aussi prendre en compte des effets attendus mais implicites, des effets « inéluctables » mais non attendus ou passés sous silence… Passer sous silence tel effet, rehausser tel autre relève donc d’une évaluation (quoique le plus souvent implicite). Là encore évaluer une politique publique, c’est expliciter les valeurs à l’œuvre dans cette catégorisation des effets (construire tel phénomène comme effet, négliger tel autre, tenir pour acceptable tel phénomène reconnu comme effet, ou pour négligeable tel autre phénomène non explicité comme effet, etc.).

 

Évaluer une politique publique, c’est donc d’abord dégager les évaluations (implicites ou explicites) à l’œuvre dans cette politique sachant que ces évaluations sont à l’œuvre non seulement au départ (les problèmes) mais en tout point de la politique (problèmes, objectifs, moyens, effets…). C’est ensuite méta-évaluer ces évaluations c’est-à-dire les inscrire dans un champ de possibles pour en dégager la relativité, la diversité possible, la stabilité relative des unes et des autres, les choix fondamentaux dont elles procèdent, etc.

Remarques particulières sur l’évaluation des politiques publiques en matière de drogues

Trois caractéristiques de ces politiques publiques

Il semble que les politiques publiques en matière de drogues aient trois caractéristiques importantes au regard de nos problèmes d’évaluation :

1. On y parvient très vite aux décisions premières, décisions en termes de valeurs, de puissances évaluantes, décisions qui sont ici, plus qu’ailleurs, fortement partisanes et peu consensuelles. D’où un corpus de débats idéologiques qui jaillissent immédiatement et qu’un examen soigneux ne saurait ignorer ou considérer comme des scories inutiles, sauf à dissimuler ses propres partis pris idéologiques et évaluateurs.

2. Les objectifs de ces politiques publiques s’avèrent, ici plus qu’ailleurs, très contradictoires (a minima car on est ici très vite confronté à la division des « intérêts » entre les toxicomanes et les non toxicomanes ; mais voir aussi la contradiction entre objectifs de santé publique et objectifs de désintoxication, entre mesures de réduction des risques et post-cures, entre baisse des morts par overdose et croissance du nombre de dépendants…).

3. Enfin, dans ce domaine plus que dans d’autres, la politique publique n’est qu’une part très réduite des questions politiques : l’action politique de la « société civile » joue ici un rôle prépondérant. Et il n’est pas sûr que la catégorie de « gouvernance » en rende ici entièrement compte. Voir pour cela les difficultés d’une politique publique de prévention en matière de drogues, si l’on refuse bien sûr de cantonner la prévention à ses dimensions « secondaire » et « tertiaire » : une prévention « primaire » (visant à éviter l’entrée dans la consommation de drogues, non à limiter une consommation déjà acquise) engage la mobilisation d’acteurs très divers qui ne saurait se limiter à l’action des agents publics… Ce qui se dit très couramment ainsi : le combat contre la drogue ne peut être l’affaire que de tous, et pas uniquement de l’État.

Ces caractéristiques devront être gardées présentes à l’esprit quand il s’agira d’évaluer telle ou telle politique publique en matière de drogues…

Une caractéristique de la toxicomanie : le poids du nihilisme (Nietzsche)

On a relevé comment Nietzsche incitait à saisir l’évaluation comme généalogie des valeurs. Mais Nietzsche peut nous rendre attentif à une autre dimension, peut-être cardinale dans le champ de la toxicomanie, qui est celle du nihilisme.

Premier aspect : le nihilisme comme déni de toute valeur

Nietzsche aborde le nihilisme comme discours dévaluant toute valeur, comme propos négateur de toute valeur. Si un tel nihilisme existe bien, et s’il est à l’œuvre dans le champ de la toxicomanie, cela ouvre aussitôt à la question : comment évaluer un discours qui se réclame explicitement de l’absence de toute valeur, qui déclare s’établir sur la base d’un déni de toute valeur ? Comment évaluer un discours, une pratique, éventuellement une politique qui assument qu’aucune valeur ne les polarise ? Première difficulté, que je laisse ici en l’état, mais que je propose de réfléchir lors d’une de nos prochaines séances, à la lumière précisément de ce que Nietzsche constitue, au point exact où son « Par-delà le Bien et le Mal » n’est nullement un déni nihiliste de toute valeur, c’est-à-dire de toute évaluation…

Qu’est-ce donc qu’une évaluation à l’époque du nihilisme ?

Second aspect : le nihilisme comme volonté

Nietzsche avance une autre caractérisation synthétique du nihilisme en indexant la figure du nihiliste à qui préfère « vouloir le rien plutôt que ne rien vouloir » [9]. Le nihiliste serait celui qui, ne se résignant pas au fait qu’on ne pourrait plus ne rien vouloir (parce que vouloir serait trop dangereux, toujours « en vain »…), préfère encore vouloir le rien, s’entend le « vain », la mort, l’autodestruction, etc.

Mieux identifier les figures nietzschéennes du nihilisme impliquerait en vérité de distinguer différents types, sans doute au moins trois : le nihiliste actif (celui du « plutôt vouloir le rien que ne rien vouloir »), le nihiliste passif (celui du « À quoi bon ? », du « En vain ! »…) et le nihiliste réactif (celui qui se dévoue pour organiser le monde en sorte que soient assurés la tranquillité vaine de l’humanité, le bonheur pour tous enfin débarrassé des soucis de la pensée et de l’idéologie, quelqu’un qui ressemble au Grand Inquisiteur tel que le dessine Dostoïevski dans Les frères Karamasov, à la figure du « jésuite » tel que Pascal la brosse dans ses Provinciales ou au Big Brother du 1984 d’Orwell).

Cette question du nihilisme, que je propose d’explorer lors d’une prochaine séance à la lumière de Nietzsche, a une matérialisation particulière dans le champ de la toxicomanie en raison du poids particulier qu’y jouent les volontés d’autodestruction.

De quatre manières différentes de thématiser la figure du toxicomane

Il me semble que 3+1 conceptions du toxicomane s’affrontent dans les déterminations sous-jacentes aux différentes politiques publiques en matière de toxicomanie :

1) Le toxicomane peut être essentiellement vu comme un délinquant. Auquel cas son vis-à-vis sera le policier et le juge. La politique publique qui en découle sera une politique essentiellement répressive à l’égard du toxicomane.

2) Le toxicomane peut être essentiellement vu comme une victime (victime de son milieu familial, de l’exclusion sociale, de lui-même, de la prohibition, etc.). Auquel cas son vis-à-vis sera le travailleur social. La politique publique qui en découle sera une politique de réduction des risques et, tendanciellement, de dépénalisation, puis de libéralisation des drogues.

3) Le toxicomane peut être essentiellement vu comme un malade mental. Auquel cas son vis-à-vis sera le psy (en particulier le médecin psychiatre). La politique publique qui en découle sera une politique de soins.

4) Je proposerai de considérer le toxicomane essentiellement comme un nihiliste. Auquel cas son vis-à-vis sera le militant, j’entends par là la figure de qui est convaincu qu’il est possible de vouloir quelque chose et non pas rien (le militant du sport, de l’amour, de la musique, etc.). La politique publique qui en découle est ici plus incertaine dans la mesure où la figure du militant ici convoquée n’est nullement, comme celle du policier et du juge, du travailleur social ou du psychiatre, une figure d’agent public ou même d’acteur « citoyen ».

Comment évaluer telle ou telle politique au regard de la « valeur » qu’elle confère à la figure du toxicomane ? Cette question me semble mériter certaines investigations plus poussées qui pourront être à l’ordre du jour de notre groupe d’étude.

Une question : biopolitique (Foucault) et politiques publiques en matière de drogues ?

Évaluer une politique publique en matière de drogues peut également s’alimenter de cette question : de quelle manière telle ou telle politique s’accorde-t-elle à ce que Michel Foucault a caractérisé, à partir des années 70, comme bio-politique ?

En deux mots [10], il s’agissait pour lui d’inscrire sous ce nom un basculement des politiques publiques en matière de gestion de vie et de mort des populations, basculement intervenu à partir du 19° siècle et qui peut se formuler synthétiquement ainsi : l’ancien précepte « Faire mourir et laisser vivre » (le pouvoir du roi s’évaluait essentiellement en sa capacité de faire mourir) s’est inversé en celui de « Faire vivre et laisser mourir » (l’enjeu du pouvoir est de faire vivre les populations en laissant désormais la mort faire son travail).

De quelle manière ce concept foucaldien de bio-politique permet-il d’évaluer certaines dimensions des politiques de santé publique ? Permet-il également d’éclairer les valeurs à l’œuvre dans la politique de réduction des risques ? Cette interrogation pourra faire l’objet d’une de nos prochaines séances de travail.

Une méthode générale : généalogie et archéologie (Foucault) des politiques

Michel Foucault pourrait également stimuler notre réflexion sur ce qu’est une évaluation — singulièrement l’évaluation d’une politique — en nous invitant à distinguer, comme il le fait à partir des années 70 [11], la généalogie et l’archéologie.

Renvoyant le travail détaillé de ces questions à d’autres séances, on pourrait ainsi soutenir :

• qu’établir la généalogie d’une politique revient d’une part à remonter de ses conclusions à ses décisions premières, éventuellement implicites, et d’autre part à corréler ces décisions à d’autres décisions, antérieures (ascendants) ou ultérieures (descendants) ;

• qu’établir l’archéologie de cette même politique consiste à examiner ce qui a rendu possible cette politique (comme ensemble de décisions et conséquences) dans les situations où s’inscrit cette politique — en ce sens, l’archéologie traiterait ici de la logique (ce qui rend possible une existence) sans pour autant traiter de l’existence effective.

De quelle manière évaluer une politique passe par une clarification généalogique et archéologique de cette politique (une généalogie entre discours politiques, une archéologie de ce discours dans telle ou telle situation) ? L’hypothèse ici proposée est que le travail de Michel Foucault pourrait nous aider à le caractériser.

Un seul exemple : la politique de réduction des risques

La politique de réduction des risques est souvent présentée « archéologiquement » comme ayant basé en France sa légitimité sur une situation tout à fait particulière : celle des années 1992-1994.

« Généalogiquement », son discours politique se réclame très explicitement du discours des politiques de santé publique.

Comment alors évaluer d’aujourd’hui une cohérence ainsi généalogiquement et archéologiquement gagée ?

2. Évaluer les évaluations existantes

Je propose de travailler d’un côté en réfléchissant à ce qu’est une évaluation, d’un autre côté en évaluant les évaluations déjà disponibles. Disons quelques mots de cette seconde branche de notre pince de travail.

Généalogie et archéologie d’une évaluation donnée

Pour prolonger la distinction foucaldienne rappelée précédemment, évaluer une évaluation, c’est

1) Remonter à ce point inévaluable (car décidé, au bord du vide) où une évaluation a « décidé » en termes de valeur ; c’est faire la généalogie de l’évaluation.

2) Faire l’archéologie de cette évaluation, c’est examiner ce qui a rendu possible cette décision : le contexte, la situation, les questions posées, etc. « Rendre possible », ce n’est pas décider, calculer, trancher : il s’agit seulement d’examiner les conditions logiques rendant possible que telle décision existentielle ait eu lieu.

Dépasser une approche purement « économiste » de l’évaluation.

Le calcul économique ne saurait faire ici « l’économie » d’une décision en matière de valeurs : ce qui valide un calcul, ce sont des valeurs en amont (par exemple, dans l’évaluation qui suit, « le bien être de la partie de la société non intoxiquée »). L’économie, comme discipline, ne saurait court-circuiter la détermination des valeurs qu’il s’agira ensuite, éventuellement, de convertir en valeurs-prix.

Exemple : lecture symptomale d’une évaluation normative, esquissée par Pierre Kopp…

S’il s’agit de diagnostiquer logiquement une évaluation disponible, pas simplement de vérifier comptablement ses calculs économiques, une lecture symptomale de l’évaluation semble alors requise : s’entend une lecture qui s’attache aux jointures du discours évaluateur, à ses enchaînements inexplicites ou, tout au contraire, aux enchaînements trop soulignés par l’évaluateur pour qu’on n’y entende pas le jeu d’une dénégation (au sens freudien du terme) c’est-à-dire le déni d’une fissure signifiant en vérité qu’il s’agit bien ici de boucher un trou trop voyant.

 

Donnons-en un petit exemple à partir du dernier chapitre du livre L’économie de la drogue de Pierre Kopp [12] intitulé : L’évaluation des politiques publiques antidrogues.

Extrayons des 25 pages de ce chapitre quelques brefs moments du discours évaluateur tenu par l’auteur, moments susceptibles d’éveiller une oreille attentive aux symptômes des évaluations. Il ne s’agit pas ici d’évaluer l’ensemble de l’évaluation soutenue par Pierre Kopp (ceci nécessiterait sans doute la prise en compte de rapports plus détaillés rédigés par le même auteur sur ces mêmes questions) mais seulement d’indiquer par un petit exemple le type d’attention qui peut être (et doit être) convoquée dans une méta-évaluation de ce type.

 

L’auteur commence son chapitre par ce premier paragraphe (tous les soulignements sont de mon fait) :

« La politique publique répressive a pour but de ramener la consommation de drogue le plus près du niveau zéro. Un tel objectif n’a aucun fondement normatif et s’oppose à une politique plus raisonnable de « moindre mal », qui consisterait à minimiser le coût social de la drogue tout en respectant le cadre de l’interdiction de cette dernière. Les moyens adoptés sont souvent inadaptés aux fins visées et ces dernières trop souvent contestables. Trop de ressources sont ainsi gaspillées, et la lutte contre la drogue n’apporte pas à la collectivité le bien-être qu’elle serait en droit d’exiger au vu des sommes qu’elle y consacre. » [13]

Commentaire

• Pourquoi aussitôt précisé l’objectif de la politique publique « répressive » qualifier ainsi négativement cet objectif (« aucun fondement normatif ») ? Et d’ailleurs un « fondement normatif », cela existe-t-il ? Pourquoi ici cette valeur incongrue du « fondement » ?

• Pourquoi opposer tout de suite à cet objectif dévalorisé un objectif cette fois positivé sous les deux valeurs du « raisonnable » et du « moindre mal » ?

• À quel titre considérer qu’il irait de soi qu’une minimisation du coût social de la drogue devrait être un objectif politique central ? Que dire par exemple si un tel objectif devait être mis en avant concernant la vieillesse, ou la maladie mentale, ou tel ou tel handicap ? N’est-ce pas là aussi l’intrusion d’une « norme sans fondement » ?

• Les fins de « la politique publique répressive » sont déclarées « contestables » : qui en douterait ? Une fin incontestable ne saurait être une fin politique. Mais cette « dévalorisation » est activée par l’auteur sans être argumentée.

• Des ressources sont déclarées « gaspillées » sans qu’on indique selon quel critère telle dépense sera évaluée ou non comme « gaspillage »…

• À quel titre convoquer ici un « bien-être que la collectivité serait en droit d’exiger » ? De quelle collectivité est-il ici question ? Inclut-elle ou non les toxicomanes ou ceux-ci sont-ils déjà comptés en dehors de cette collectivité ? De quoi est composé ce « bien-être » auquel l’auteur prescrit qu’il faut faire droit ? Est-il immuable ? La politique visée peut-elle ou non (doit-elle ou non) influer sur la conception qu’ont les gens appartenant à cette « collectivité » de leur « bien-être » ?

Autant de questions de « valeur » que le discours ici tenu n’aborde qu’en symptômes en sorte qu’il escamote le champ des possibles où une telle politique décide, face à une autre politique envisageable. Le caractère prescriptif du discours est donc manifeste mais non explicité. Son régime d’évaluation se fait en creux, de manière irréflexive (il ne se déclare pas comme tel, il n’explicite pas ses valeurs et décisions mais s’avance comme norme naturelle, évidente, allant de soi…)

 

Continuons notre lecture.

« Quel est l’objectif des politiques publiques répressives ? La stratégie antidrogue consiste à tenter de limiter la consommation et le trafic de drogue. […] L’administration Bush annonçait ainsi son objectif en matière de drogue : « La priorité principale de notre politique antidrogue doit être la réduction du niveau global de la consommation. ». » [14]

Commentaire

• En quelques lignes, l’évaluation de « la politique publique répressive » a déjà changé : son objectif n’est plus de « ramener la consommation le plus près possible de zéro » mais seulement de la limiter, de la diminuer. On est ainsi passé d’un objectif absolu (l’absolu fixé par le niveau dit « zéro ») à un simple objectif relatif (réduire, limiter le niveau existant). Que penser d’un tel glissement dans l’évaluation ? Pourquoi intervient-il si vite, si manifestement, en tête d’un vaste chapitre ? Comment évaluer cette dérive évaluatrice de Pierre Kopp ? La suite du chapitre va permettre de mieux analyser ces premiers symptômes.

 

Continuons.

« Des dépenses étaient inefficacement allouées à ceux des aspects de l’usage de drogue qui engendrent le moins d’effets négatifs pour la collectivité (consommation occasionnelle). » [15]

Commentaire

Retour ici à un point de vue normatif de l’auteur : l’inefficacité (valeur !) est assignée au fait qu’il s’agit là de traiter des effets sans grande conséquence « négative pour la collectivité ». Si ce n’est là poser une « valeur », qu’est-ce donc qu’une valeur ? Mais ne faudrait-il pas ici argumenter alors d’une telle valeur ? En quoi une dépense servant par exemple à améliorer la santé d’une petite minorité (mettons les diabétiques), lors même que la santé défaillante de cette petite minorité n’aurait pas d’effets négatifs pour la collectivité, en quoi une telle dépense devrait-elle être déclarée « inefficacement allouée » ? On voit bien que se joue ici la valeur exacte donnée au mot « efficacité »… L’évaluation à l’œuvre dans ce discours semble donc suggérer que la valeur normative d’une politique publique doit être le bien-être de la majorité…

 

Sautons plus loin notre lecture symptomale pour en arriver au moment où s’esquissent les conclusions du discours évaluateur, conclusions qui vont permettre de mieux éclairer les valeurs à l’œuvre depuis le début de l’exposé.

« Faute de pouvoir empêcher complètement la consommation et le trafic de drogue, ne faut-il pas au moins améliorer les conditions dans lesquelles celle-ci est consommée afin de limiter les dégâts qu’elle engendre ? » [16]

Commentaire

Le raisonnement est ici le suivant : Étant donné qu’il n’y a pas de société sans drogues, il faut seulement limiter les dégâts (postulat de la politique de réduction des risques). Mais pourquoi alors ne pourrait-on pas, tout aussi logiquement, poser à l’inverse, qu’étant donné qu’il n’y a pas de drogues sans dégâts, il faut seulement limiter la drogue (postulat de la politique publique répressive). On pourrait de même poser qu’il convient à la fois de limiter la drogue et ses dégâts (postulat cette fois d’une politique publique de soins). Bref, évaluer devrait conduire à rehausser ce champ des possibles à partir de l’évaluation tranchée par une des politiques (en l’occurrence la « politique publique répressive »), et non pas à dévaluer les autres possibilités comme étant inexistantes, « sans valeur ». Serait-ce donc que notre évaluateur intervient ici comme simple partisan de la politique de réduction des risques, non comme évaluateur objectif ? Il semble bien puisque la suite livre, cette fois plus immédiatement, les valeurs qu’adopte notre auteur.

 

Citons ainsi successivement ces énoncés assez étonnants :

« Il nous semble indiscutable que la réduction du coût social de la drogue devrait être l’objectif de la politique publique. » [17]

Indiscutable ? Pourtant n’est-ce pas précisément ce type d’objectif qu’une évaluation devrait discuter ? Déclarer indiscutable un objectif politique, c’est une antilogie…

« Aux Pays-Bas, l’objectif fixé à la politique publique n’est pas de limiter le nombre de consommateurs mais bien le montant agrégé du dommage social causé par la drogue. » [18]

C’est donc bien qu’il y a un choix possible, une décision à prendre entre deux objectifs possibles, posés ici comme contradictoires: à quel titre d’ailleurs le sont-ils vraiment ? Une évaluation devrait éclairer ce point.

« La distribution contrôlée aux toxicomanes présente des avantages par rapport à l’interdiction absolue et la légalisation. Il en résulterait des avantages importants : au moins à moyen terme, on pourrait éviter les coûts considérables entraînés par l’interdiction. De même, on pourrait abaisser nettement les coûts dus à l’application de l’interdiction. » [19]

La valeur normant tout le propos du chapitre semble désormais se clarifier : il s’agit d’économiser les dépenses publiques en matière de lutte contre la drogue.

« Si la distribution [de drogues] était gratuite, c’est-à-dire financée par les contribuables, le très bas prix de production des drogues (quelques francs le gramme) serait largement contrebalancé par la baisse du coût collectif. » [20]

Cette conséquence éclaire rétroactivement la valeur ici à l’œuvre : réduire les dépenses publiques. Mais en cette matière comme en d’autres, est-ce là vraiment un objectif en soi ? Faudrait-il faire, en direction des malades mentaux, des vieux, des improductifs ce qui semble ici « valorisé » à l’égard des toxicomanes ?

« Prendre pour point de départ le fait que l’idéal d’une société parfaitement abstinente est impossible à atteindre. Il convient alors d’accepter d’évaluer ces nouvelles mesures [distribution contrôlée] exclusivement à l’aune de leur impact sur le coût social, qui, rappelons-le, tient compte du niveau de consommation, mais également des externalités négatives associées. » [21]

Paralogisme de l’évaluation ici à l’œuvre : on tire une conclusion (cf. « alors ») fausse d’une tautologie (« pas de société parfaitement abstinente ») pour imposer comme « naturel » (et non pas décidé) la valeur choisie (la décision doit être normée par la minimisation du coût social)… Évaluation dissimulatrice, avançant ses valeurs sous couvert de la technique neutre d’un calcul économiste… Mais, même si une évaluation met en place un calcul qui doit décider, les termes mêmes du calcul ne sont pas eux-mêmes calculables et doivent être décidés ! Il n’y a pas en effet de calcul intégral (cf. Gödel) et un système ne peut calculer les lois de son calcul, pas plus qu’il ne peut déduire ses lois de déduction

« Les économies ainsi réalisées permettraient de favoriser, sans aucun a priori, les mesures [en question]. » [22]

La déclaration selon quoi aucun a priori n’a prévalu dans cette évaluation — comme si une évaluation pouvait ne convoquer aucune valeur « a priori » ! — indique qu’il s’agit ici d’une évaluation qu’on dira dénégatrice d’elle-même.

 

Au total, l’évaluation proposée dans ce dernier chapitre semble plutôt un dénigrement des valeurs adoptées par « la politique publique répressive » au nom des valeurs (a priori, bien sûr, comme toute valeur) de la politique de réduction des risques plutôt qu’une restitution d’un champ de possibles, d’un carrefour de décisions politiques, d’une alternative dans les évaluations envisageables.

En ce point notre méta-évaluation exhausserait donc que cette évaluation de Pierre Kopp, ne mettant pas logiquement à l’épreuve les valeurs adoptées par la « politique publique répressive » examinée, est une évaluation qu’on dira normative : elle prétend « évaluer » une politique, non pas en mettant les valeurs de cette politique à l’épreuve immanente de son discours et de ses pratiques, mais en les « jugeant » de manière extrinsèque à partir de valeurs préjugées qui ne peuvent alors opérer que comme supposées « méta-valeurs » (ou valeurs de valeurs), des « méta-valeurs » qui ne sont en fait que les valeurs du méta-évaluateur, mais que le méta-évaluateur représente comme norme « indiscutable », « sans a priori », bref comme ce qu’on pourrait appeler « un conformisme des valeurs ».

Thèse

Une méta-évaluation qui norme a priori les valeurs à mettre en œuvre, préjuge d’une évaluation à partir de supposées « méta-valeurs », conforme la politique examinée non pas à sa logique propre mais à des critères exogènes décrétés « indiscutables », une telle méta-évaluation normative, préjugée et conformiste ne saurait être qu’une pseudo-évaluation.


3. Propositions

Méthodes de travail

• Une séance par mois, le troisième mardi du mois (de 17 à 19 heures, à l’École des Mines).

• Comptes rendus écrits de chaque séance et diffusés sur une liste de discussion interne.

• Site internet régulièrement mis à jour :

www.entretemps.asso.fr/drogues

Questions à traiter

Quelques questions particulières mériteraient d’être abordées dans ce groupe de travail :

·       Comment évaluer une politique de santé publique ? Inviter pour ce faire Michel Setbon

·       Comment évaluer une politique de gouvernance ? Inviter pour ce faire Michel Callon (ENSMP)

·       Comment évaluer une politique de prévention ?

Séances d’évaluations d’évaluations existantes

·       Évaluer l’évaluation à l’œuvre dans le récent rapport du Sénat.

·       Évaluer la récente évaluation effectuée par l’OFDT du plan gouvernemental triennal 1999-2001.

·       Inviter Henri Bergeron (OEDT) pour nous parler de son évaluation de la politique européenne

·       Évaluer l’évaluation détaillée faite par Pierre Kopp dans son rapport Le Coût de la politique publique de la drogue (MILDT, 1997)

·       Évaluer l’évaluation faite par Émilie Gomart de la distribution de méthadone à la Clinique Bleue

·       Inviter Anne Coppel à venir nous exposer son évaluation de la politique de réduction des risques

·       Examiner les évaluations disponibles concernant les politiques à l’œuvre dans différents pays :

o      Suède

o      États-Unis

o      Grande-Bretagne

o      Suisse

o      Pays-Bas (Émilie Gomart)

o      Etc.

Autres invités

·       Inviter Bernard Perret pour nous entretenir des derniers développements dans l’évaluation des politiques publiques

Autres séances

–––––


Éléments de la discussion

 

• Peut-on méta-évaluer sans expliciter « les valeurs » du méta-évaluateur ?

Oui, si évaluer une évaluation se fait « intrinsèquement » : en mettant à l’épreuve la logique même de l’évaluation. La confrontation des valeurs à l’œuvre dans une évaluation avec d’autres valeurs envisageables n’est pas un préalable ; elle apparaît plutôt comme une conclusion possible (voir ce qui a été dit : une évaluation aiguise le tranchant des décisions évaluantes, et restitue la diversité du possible).

 

• Évaluer une politique suppose qu’une telle politique existe ; cela suppose qu’on n’est pas seulement face à un amas disparate de mesures. Et de plus pour qu’une politique existe comme « une », il lui faut disposer d’une durée dont, en France, une éventuelle politique dispose rarement.

Oui. D’où le fait qu’il s’agira sans doute d’évaluer un plan institutionnel, un discours constitué et délimité (par une publication par exemple) plutôt qu’une politique au plein sens du terme, rarement atteint dans la pratique.

 

• Évaluer une évaluation suppose que de telles évaluations soient actuellement disponibles.

Certes. Il nous faudra partir de ce qui se présente comme une évaluation, de ce qui se déclare tel, quitte à ce que l’évaluation de cette évaluation conduise précisément à considérer qu’elle n’est pas telle qu’elle se disait être.

 

• Ne faut-il pas clarifier au préalable ce que l’on entend par « drogues », par « toxicomanie », etc. ?

Non, dans la mesure où il ne s’agit pas, dans ce groupe de travail, de définir une politique publique en matière de drogues. Il s’agit de partir de politiques, discours, rapports constitués, etc., en évaluant cas par cas la manière dont chacun délimite son objet, définit ses objectifs, circonscrit ses enjeux, nomme ses constituants… La manière même dont une politique nomme et définit le signifiant « drogue » fait ainsi partie constitutive de son évaluation : nul besoin, pour l’évaluer, d’une « norme » préalable extrinsèque.

 

• Les évaluations les plus intéressantes sont peut-être les évaluations non publiques, et non publiées.

Sans doute, mais comment faire alors ? Inviter ceux qui ont pu les réaliser pour qu’ils nous en parlent ! Travailler dans tous les cas à partir de ce dont on dispose, de manière écrite ou oralement.

–––––



[1] Conformément à la pratique du livre de Bernard Perret L’évaluation des politiques publiques (La Découverte, 2001 — page 28), on appellera « méta-évaluation » l’évaluation critique d’évaluations existantes. Comme on le verra plus loin, ceci ne préjuge nullement de l’existence de méta-valeurs (ou valeurs des valeurs) : la catégorie de méta-évaluation n’indique nul changement d’ordre, nulle existence d’un ordre supérieur ; elle désigne simplement empiriquement ce type d’évaluation qui porte spécifiquement sur un discours se présentant lui-même comme évaluation et ordonnant donc son mode d’exposition à cette tâche évaluatrice.

[2] n° 3358 (PUF, 1998)

[3] p. 10

[4] Gilles Deleuze : « Nietzsche et la philosophie » (Puf, 1962) — p. 1

[5] Voir, par exemple, dans le livre de Bernard Perret L’évaluation des politiques publiques (La Découverte, 2001) le chapitre : « L’évaluation, clé d’une nouvelle gouvernance ».

[6] Cf. pp. 12… (op. cit.)

[7] p. 29

[8] p. 28

[9] Cf. Généalogie de la morale

[10] On trouve une présentation de cette catégorie dans le cours de Foucault au Collège de France (1976) intitulé Il faut défendre la société et dans le premier volume de son Histoire de la sexualité intitulé La volonté de savoir (1976)

[11] Mêmes références que pour la bio-politique… D’où, au passage, cette question : y a-t-il quelque lien de pensée entre ces deux catégories ?

[12] Éd. La Découverte (1997)

[13] p. 86

[14] p. 86

[15] p. 87

[16] p. 104

[17] p. 109

[18] p. 111

[19] p. 111

[20] p. 112

[21] p. 113

[22] p. 113