Pour évaluer la politique de
réduction des risques aux Pays-Bas
(Discussion du rapport OFDT Politiques et expérimentations sur les drogues aux Pays-Bas d’H. Martineau et É. Gomart - 2000)
[Le rapport est disponible à http://www.drogues.gouv.fr/fr/pdf/pro/etudes/rapport20.pdf]
Le document d’étude détaillé (trois volumes), dont ce rapport est extrait, est disponible à
http://www.entretemps.asso.fr/Pro/PB1.pdf
http://www.entretemps.asso.fr/Pro/PB2.pdf
http://www.entretemps.asso.fr/Pro/PB3.pdf
(Groupe d’études des politiques publiques en matière de drogues)
École des Mines de Paris, 29 janvier 2004
Évaluer une politique, c’est avant tout mettre au jour les valeurs qui y travaillent, qui l’orientent, qui guident ses choix, qui président à la définition de ses priorités, qui rendent compte de proche en proche de sa problématisation (ou constitution des problèmes), de l’adaptation des objectifs aux problèmes constitués, de l’adéquation des moyens aux objectifs précédents, de l’effectivité des moyens, de l’efficience et de l’impact des effets par rapport à ces moyens — voir le schéma suivant —. En ce sens, évaluer une politique, c’est avant tout travailler sur le dual (schéma de droite) du schéma usuellement mis en avant (celui de gauche).
Je poserai que l’évaluation a une double face, l’une de calcul, l’autre de rationalité. Les deux faces sont en rapport de torsion puisqu’il y a entre elles un non-recouvrement, un débord, un excès. Ceci pourrait être d’ailleurs thématisé à partir de la logique mathématique… [1]
Pour en rester à ce qui nous intéresse aujourd’hui, je propose d’aborder l’évaluation d’une politique par la face de droite, c’est-à-dire par sa rationalité avant de se plonger dans la face de gauche qui oriente vers les calculs plus traditionnels d’efficacité, d’adéquation, d’effectivité et d’efficience [2]. C’est par la face de droite qu’on met au jour les valeurs à l’œuvre dans une politique.
Pourquoi est-ce par la face de droite qu’on exhausse le mieux les valeurs à l’œuvre dans une politique donnée ? Parce qu’une valeur, c’est une puissance évaluante, une capacité à évaluer ce qui constitue ou non un problème, à fixer des objectifs, à légitimer qu’on y consacre des forces, à induire des cibles (en vue de transformer la situation dans laquelle la politique en question se propose d’intervenir).
Une valeur, c’est donc moins un substantif qu’une épithète possible, ordonnable selon une gradation continue entre deux extrêmes. Par exemple le signifiant « courage » sera constitué comme une valeur si on peut dire de telle ou telle action qu’elle est plus ou moins « courageuse », si on peut l’indexer sur le segment [0, 1].
Notons deux choses :
En soi, ceci ne préjuge pas du caractère positif ou négatif donné à cette valeur. « Courage » peut être tenu pour une valeur négative, c’est-à-dire qu’on peut tout aussi bien exalter le courage que le dénigrer — cette hypothèse n’est pas abstraite : certaines logiques travaillent sur une négativité du courage, dévalorisé comme utopisme, aventurisme ou donquichottisme… —. Pour qu’il s’agisse donc d’une valeur, il faut en plus de la condition précédente qu’un signe soit donné à l’échelle [0, 1] pour l’indexer soit à un [0, +1], soit à un [-1, 0], soit à un [-1, +1].
Deuxième remarque : « courage » comme valeur ne désigne pas une « essence ». Nietzsche a thématisé ce point — et Deleuze nous y a rendus attentifs — en parlant d’un « Par-delà le Bien et le Mal » qui ne dissout nullement la polarité du bon et du mauvais mais tout au contraire la renforce : pour Nietzsche, il y a sens, dans une situation donnée, à évaluer ce qui est bon ou mauvais pour tel ou tel sujet lors même qu’il n’y existe aucun Bien ou Mal en soi. [3]
Donnons un exemple adapté à notre question du jour : « risque » nomme à l’évidence une valeur essentielle de la dite « politique de réduction des risques », nous verrons tout à l’heure plus en détail comment. Indiquons d’ores et déjà que « risque » répond bien aux trois critères précédemment mentionnés d’une valeur : instaurer une échelle entre minimum et maximum, une polarité positif/négatif, une capacité à indexer les actions examinées dans cette échelle polarisée.
1) Ainsi « risques » instaure une échelle entre minimum et maximum de risques.
2) « Risques », dans la politique de réduction des risques, est une valeur posée comme négative, et non pas positive (ce qu’indique clairement l’objectif retenu de les réduire)
3) « Risques » est un nom pouvant servir d’épithète à un certain nombre de conduites — les conduites dites « à risque » — en sorte qu’on pourra dire d’une conduite donnée qu’elle plus ou moins « risquée » et donc, pour la politique de réduction des risques, plus ou moins à proscrire.
On voit bien sur cet exemple que « risque » n’est une valeur qu’à mesure de la capacité de cette catégorie à qualifier toute une série de pratiques, à « valoriser » ou « dévaloriser » un ensemble de conduites, bref à évaluer ce qu’il s’agit de modifier.
*
Une valeur est donc une capacité à valoriser/dévaloriser, une valeur est une évaluation.
J’aime à retrouver dans le très intéressant rapport qui est à notre ordre du jour une idée semblable :
« Au-delà de l’arsenal juridique, c’est à travers l’application concrète des dispositifs légaux que s’expriment les politiques publiques nationales » [4].
Ainsi les valeurs d’une politique s’expriment au fil de son application concrète car c’est là qu’elles opèrent comme évaluation effective.
Première conséquence : au sens propre, on ne saurait évaluer une valeur car il n’existe pas de valeur des valeurs. C’est donc qu’il n’y a pas de valeur suprême qui rendrait compte de tout réseau de valeurs.
Certes il peut y avoir des valeurs subordonnées (des valeurs déduites de valeurs princeps) qui autorisent à remonter de valeurs en aval vers des valeurs premières. Il peut donc y avoir un système hiérarchique de valeurs [5] mais en amont, les valeurs premières sont des décisions sur fond de vide, des choix non consensuels [6].
Finalement, une valeur doit être conçue comme un axiome de la politique examinée [7].
Là encore, j’aime à retrouver dans notre rapport des résonances positives avec cette manière de voir :
« Nous avons voulu montrer que les arguments statistiques peuvent s’accumuler et s’infirmer indéfiniment les uns les autres sans qu’aucun d’eux ne puisse clore le débat de façon définitive. Toutes les preuves sont finalement contestables et, au bout du comte, l’argument initial n’a plus le caractère d’évidence que les auteurs de Continuité et changement ont cherché à lui conférer. » [8]
Ainsi une valeur, un réseau hiérarchisé de valeurs ne saurait se prouver, même si, bien sûr, on peut l’argumenter.
Ceci touche au point suivant : une valeur n’existe que là où une autre valeur pourrait être décidée ; une valeur se décide en un point où d’autres décisions sont également possibles. Toute valeur est, à ce titre, contre d’autres valeurs.
Ici il faut distinguer deux figures du « contre » :
La première est celle de l’inversion : elle consiste à retourner l’intervalle [-1, +1] en l’intervalle [+1, -1], à valoriser dans une politique ce qui est dévalorisé dans la politique « adverse », et vis versa. Un exemple en matière de politiques publiques concernant les drogues : les politiques anti-prohibitionnistes tendent à purement et simplement inverser les signes évaluateurs des politiques prohibitionnistes — le danger ne vient plus de ce qui est réprimé mais de la répression elle-même, etc. — :
« Si l’État ou un organe officiel cherchait à réduire l’usage ou décrivait le cannabis comme dangereux, cela risquait d’aggraver la situation. » [9]
La seconde figure du « contre » consistera cette fois en un déplacement, en l’opposition d’autres valeurs plutôt qu’en l’inversion d’un même dispositif. Ainsi le type « politique de soins » tel que je l’ai esquissé dans le tableau suivant devrait être analysé comme opérant un déplacement des valeurs, non une inversion.
Trois types de politiques publiques [10]
et un mode collectif [11]
d’action
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Politique publique répressive |
Politique publique de réduction des risques [12] |
Politique publique de soins |
Action collective face au nihilisme |
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Pays le plus apparenté |
États-Unis |
Suisse, Pays-Bas |
? |
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Le toxicomane est ici |
un délinquant |
une victime |
un malade mental [13] |
un nihiliste [14] |
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Son corps est ici un |
corps indiscipliné à enfermer |
corps agressé à protéger |
corps souffrant à guérir |
corps désorienté à mobiliser |
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Son vis-à-vis est ici |
le policier & le juge |
le travailleur social |
le médecin psychiatrique |
le militant [15] |
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Formule : |
Comme il n’y a pas de drogues sans dégâts, réduisons les drogues ! |
Comme il n’y a pas de société sans drogues, réduisons les dégâts des drogues ! |
Réduisons les drogues et leurs dégâts ! |
On peut vouloir quelque chose (plutôt que ne rien vouloir, ou vouloir le rien) et on doit résister ! |
||
3 dimensions des politiques publiques |
Répression |
de l’offre & de la demande |
[ Légalisation (tendancielle)] |
de l’offre |
[ Le militant n’en est pas acteur] |
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Soins |
primaires |
Non [16] |
Non (cf. désintérêt ou refus) |
Oui : désintoxication |
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secondaires [17] |
Oui [18] |
Oui : fin (stratégique) en soi |
Oui : moyens (tactiques) |
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Prévention |
Compatible |
essentiellement secondaire et tertiaire [19] |
primaire également |
Collective |
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Volonté |
politique ? |
Non (gestion sécuritaire [20]) |
Non (cf. pragmatisme déclaré) |
Oui (choix public) |
Oui (vouloir collectif) |
|
du toxicomane ? |
Oui [21] |
Non (survie) |
Non (cf. perversion ou psychose) |
Oui |
Si une politique est déjà en soi une évaluation, que veut donc dire qu’évaluer une politique ?
Cela découle des principes précédents : cela veut dire mettre au jour ses valeurs et par là exhausser le tranchant de ses axiomes évaluateurs, l’acuité de ses valeurs face à d’autres valeurs possibles.
Il s’agit d’analyser la logique évaluante d’une politique donnée en conduisant cette analyse de manière immanente. J’entends par là qu’il ne s’agit pas de « critiquer » cette politique de l’extérieur en lui opposant les valeurs exogènes d’une autre politique. Un tel type de critique n’apprendra pas grand-chose sur ce qui est à l’œuvre dans la politique examinée. Or le but de l’évaluation d’une politique est de mieux comprendre comment elle-même évalue, problématise, sélectionne ses objectifs, délimite ses moyens, prescrit les effets qu’elle vise, etc.
Pour ce faire il faut opérer de manière immanente, c’est-à-dire en suivant le fil propre de la logique politique examinée : ses décisions, ses enchaînements, plus encore ses ruptures (ses symptômes), ses conséquences assumées / inassumées, etc.
Il peut certes être utile de confronter cette politique à d’autres politiques possibles au même endroit — c’est ce à quoi je me livre avec mon petit tableau par exemple — mais cela vise à éclairer la politique en question par le jeu des oppositions : il s’agit ici de lumière contrastante plutôt que de critique proprement dite. Éclairer une politique par la mise en évidence d’autres choix possibles révèle la silhouette de la politique examinée, sa part d’ombre, sa tâche aveugle, sa marque dans le dos qui est souvent le lieu même de ses véritables valeurs. [22]
Ce type d’évaluation s’arrête alors au point où est restaurée, dans la clarté maximale, l’alternative entre différents systèmes de valeurs.
Évaluer une politique, ce n’est donc pas mettre à l’œuvre les valeurs de l’évaluateur en les « plaquant » sur celles à l’œuvre dans la politique examinée. Ce n’est pas pour autant oublier les éventuelles valeurs propres de l’évaluateur ; c’est les cantonner, le temps de l’évaluation, à leurs fonctions d’éclairage par contraste. [23]
À ce titre, il vaudrait mieux tenir qu’une métaévaluation n’existe pas, pas plus que n’existe un métalangage (axiome comme l’on sait de Jacques Lacan) puisqu’il n’existe pas de valeur des valeurs. Toute « métaévaluation » n’est en fait qu’une évaluation. Ou encore il n’existe pas de second degré, ou troisième degré dans l’évaluation : il n’y a que du premier degré, où les différents systèmes de valeurs (intérieurement hiérarchisés) se confrontent.
*
Tout ceci rappelé, qu’en est-il d’une lecture évaluatrice de ce rapport ?
Ce rapport n’est pas à proprement parler un rapport d’évaluation. Il est essentiellement descriptif [24]. Ce faisant, il rassemble pour nous toute une série d’informations précieuses. Moins rapport d’analyse que de présentation des grandes données de la politique publique aux Pays-Bas en matière de drogues, ce rapport nous invite à déployer à partir de là des analyses et évaluations des politiques qui y sont présentées.
Il va donc s’agir ici d’évaluer moins ce rapport OFDT que les politiques dont il parle. Ceci va nous donner une première occasion d’évaluer de manière un peu plus serrée la politique de réduction des risques pratiquée depuis près de vongt ans aux Pays-Bas.
Nous aurons l’occasion dans nos prochaines séances de travailler avec Pierre Kopp à l’évaluation cette fois des politiques dites répressives.
Résumons rapidement l’histoire brossée par ce rapport des trente années 1970-2000.
1972 : rapport Bean conduisant à la politique dite de risque acceptable ou de séparation des marchés.
1985 : rapport Engelsman organisant la politique de réduction des risques
1995 : rapport Continuité et changement introduisant à la politique dite des nuisances ou politique intégrale et équilibrée.
À chacune de ces étapes, un « cercle des experts » dont la composition varie :
1972 : implication de « l’usager de drogues » en tant qu’« expert ».
1985 : exclusion explicite et motivée des « non-usagers » du « cercle des experts ».
1995 : intégration des « non-usagers » dans le « cercle des experts ».
Deux points déjà remarquables
• Le fait de parler d’« usagers » et non de toxicomanes conduit à caractériser les habitants et commerçants, bref les riverains, selon la curieuse catégorie de « non-usagers » (s’entend « non-usagers de drogues ») :
« les habitants du quartier (les non-usagers) » [25].
On verra la prolifération dans ces politiques des déterminations purement négatives.
• Le lieu où se conçoit la politique publique n’est pas un espace public, pas même une assemblée représentative, mais un cercle restreint, un cercle dit d’experts.
On verra le rôle que joue cette valeur de « l’expert » dans ces politiques.
Reprenons chacune de ces trois politiques pour en relever les aspects les plus importants.
Son enjeu propre est la séparation entre risques acceptables et inacceptables. D’où la difficile question du seuil permettant de partager l’acceptable de l’inacceptable.
Ainsi dès le tout début des années 70 la notion de « risque » est constituée comme valeur, bien avant donc la mise en place de la dite « politique de réduction des risques ». La notion de risque est ici une valeur (négative, on l’a vu) car elle va discriminer les conduites, séparer les pratiques acceptables des pratiques inacceptables.
Le rapport OFDT nous indique un point d’une grande importance — et je profite de cette occasion pour dire combien le rapport Émilie Gomart et Hélène Martineau m’a semblé de très haute tenue, à distance considérable du rapport examiné lors de notre précédente séance : ce rapport informe, réfléchit, indique là où il doit s’arrêter faute de sources, souligne ses réserves sans pour autant franchir la limite où il trancherait de manière indue ; si je discute directement de la politique des Pays-Bas plutôt que du rapport OFDT, c’est à mesure de la valeur de ce travail qui nous restitue aussi minutieusement et honnêtement qu’il le peut le sujet véritable qu’il s’agit ici d’évaluer —.
Mettre ainsi en avant la notion de risque a pour conséquence de rejeter au second plan et bientôt d’effacer la notion même de nocivité, et ce pour une raison qu’on avait déjà abordée la séance précédente : parler de risque suppose que le dégât n’est pas assuré, que la nocivité n’est donc qu’éventuelle.
Pour passer de la toxicité de la drogue au risque de son usage, il faut une opération particulière qui consiste à déconstruire toute caractérisation en soi du produit lui-même et par là à dissoudre toute réalité autonome de la substance en question. On déconstruit ici la base matérielle, l’identité propre et intrinsèque de l’objet par la notion d’usage qui relativise toute propriété à la diversité infinie des relations avec lesquelles cet objet va composer.
La politique du risque acceptable va élaborer une « formule de calcul de risque » [26] dont le détail nous est donné page 19. Je cite :
L’expression du risque acceptable, d’un seuil défini par un chiffre exact, reste un idéal. À défaut, la commission s’efforce de décrire une « formule » qui permettrait d’approcher ce seuil :
« Le risque est
déterminé par les facteurs suivants :
« 1 — les
propriétés pharmacologiques de la substance (par exemple la
tolérance) ;
Cet effet est lui-même
dépendant de :
a. la méthode
d’administration (ingérée, injectée, fumée),
b. la fréquence
d’usage,
c. la personnalité
de l’usager (susceptibilité à la substance, structure de la
personnalité, état d’esprit, attentes) ;
« 2 — la
possibilité de faire des doses (qui dépend de la possibilité
de normaliser le produit) ;
« 3 — le
groupe d’usagers (âge, occupation) ;
« 4 — les
circonstances où l’usage est admissible par rapport au danger pour
autrui (travail, circulation) ;
« 5 — la
possibilité de réguler et de canaliser la production et
l’offre et de réguler et normaliser l’usage ;
« 6 — la
possibilité d’évaluer l’usage établi dans (4)
au moment de l’acte ou après » [27].
Cette liste de critères doit permettre de faire la somme (la balance) des effets positifs et négatifs de l’usage du produit pour l’usager et pour la société. Mais la diversité des paramètres et les limites de la technique ne permettent pas d’appliquer cette formule. Cependant, il est essentiel de la mentionner. D’abord parce qu’elle constitue une innovation cruciale pour l’élaboration d’une politique des drogues ; puis, parce que derrière le raisonnement relatif à un usage de substance à « risque acceptable » se profile l’hypothèse selon laquelle ce serait justement le cas des drogues douces. L’usage de celles-ci ne devrait donc pas être poursuivi pénalement avec la même sévérité que pour les drogues dures à « risque inacceptable ». [28]
L’idée même d’un calcul de risque (et pas seulement d’une rationalité) nous intéresse : ce qui est ici remarquable — et le rapport nous rend attentif à ce point —, c’est que cette formule de calcul du risque acceptable intervient au défaut même d’une caractérisation du « risque acceptable ». Je cite les deux rapporteurs : « L’expression du risque acceptable, d’un seuil défini par un chiffre exact, reste un idéal. À défaut, la commission s’efforce de décrire une « formule » qui permettrait d’approcher ce seuil. »
Un calcul au défaut d’une raison, cela indique un formalisme, c’est-à-dire une syntaxe qui génère par elle – même sa sémantique. Qu’est-ce à dire ici ? Que cette formule calcule en vérité autre chose que ce qu’elle déclare. Que calcule-t-elle en vérité ?
Le rapport OFDT poursuit ici son travail avec précision :
« Cette liste de critères doit permettre de faire la somme (la balance) des effets positifs et négatifs de l’usage du produit pour l’usager et pour la société. Mais la diversité des paramètres et les limites de la technique ne permettent pas d’appliquer cette formule. Cependant, il est essentiel de la mentionner […] parce que derrière le raisonnement relatif à un usage de substance à « risque acceptable » se profile l’hypothèse selon laquelle ce serait justement le cas des drogues douces. L’usage de celles-ci ne devrait donc pas être poursuivi pénalement avec la même sévérité que pour les drogues dures à « risque inacceptable » ». [29]
L’interprétation que nous suggèrent les rapporteurs est intéressante : on est ici devant une « formule de calcul de risque » où le risque n’est pas défini et où le calcul n’est pas fait, autant dire qu’on est devant un totem dont la fonction est de légitimer la distinction visée entre risques acceptables et inacceptables : il s’agit donc, sous l’apparence d’une formule, de donner figure technique et par là « sérieuse » à une valeur présupposée.
Relevons au passage l’absurdité particulière du sixième point puisque le risque serait déterminé par la possibilité d’évaluer… le quatrième point ! À ce compte, on pourrait allonger la formule à l’infini, ajouter en point n° 7 la possibilité d’évaluer le groupe d’usagers mentionné au point 3, et ainsi ad libitum. Bref, on peut complexifier la formule à loisir pour lui donner un visage plus savant. Vieille pratique des grimoires et de leurs formules magiques… [30]
On peut se demander si la pseudo-scientificité de cette formule n’est pas inhérente à la valeur donnée au mot même d’expert puisqu’on apprend que le même geste qui dégage notre formule de calcul de risque va d’un autre côté intégrer les « usagers de drogues » comme « experts ». Que veut dire que cette singulière promotion ? De quelle valeur est-elle porteuse ?
Il suffit de se demander de quoi tel ou tel usager va être tenu pour expert pour disposer de la réponse : de quoi l’usager sera-t-il expert ? De lui-même ! C’est lui l’expert — et pour cause — de son état d’esprit, de ses attentes, de sa susceptibilité à la substance, autant de données posées comme déterminantes dans notre grimoire de calcul du risque. Et qui pourrait contester en effet que le toxicomane est expert de ce qu’il ressent en s’incorporant sa drogue favorite ! CQFD.
Par-delà l’ironie de la proposition, cet extrait du rapport Bean nous indique qu’il s’agit là de donner allure scientifique à une distinction préalablement admise qui est celle entre drogues douces et drogues dures.
La méthode employée aux Pays-Bas pour donner valeur à cette distinction consiste à faire comme si elle découlait d’une différence évaluable entre risques acceptables et risques inacceptables quand il s’agit en vérité du mouvement inverse : c’est parce que la distinction entre drogues douces et drogues dures est avancée qu’on en déduit que les drogues douces génèrent des risques acceptables et les drogues dures des risques inacceptables.
Mais pourquoi dans ce cas ne pas le dire et pourquoi faire ce détour d’une formule de grimoire ?
Parce que — et c’est là je crois une clé immanente de ce type de valorisation — le risque ne saurait être une valeur que secondaire, déduite ou surdéterminée par une valeur première, située plus en amont. Ce point est somme toute une évidence : qui dit risque dit forcément risque de ceci ou de cela, et c’est le « ceci » ou le « cela » qui donneront alors valeur faible ou forte, positive ou négative au risque en question. On peut parler par exemple de risque de mourir, mais tout aussi bien du risque de vivre, du risque de tomber malade mais également du risque de la lucidité, etc.
D’où le théorème suivant : une politique qui présente le « risque » comme sa valeur princeps dissimule en fait ses valeurs fondatrices.
Une manière privilégiée pour dissimuler ce type de valeurs consiste précisément en ce qu’on peut appeler le scientisme ou idéologie scientiste, idéologie où la catégorie d’expert joue un rôle central.
Je ne peux résister au plaisir de vous citer ici le mathématicien Alexandre Grothendieck, médaille Fields et prestigieux refondateur de la mathématique contemporaine, qui caractérise ainsi l’idéologie scientiste :
La nouvelle
église universelle, par
Alexandre Grothendieck [31]
En tant que religion, le scientisme est tout aussi irrationnel et
émotionnel dans ses motivations, et intolérant dans sa pratique
journalière, que n’importe laquelle des religions traditionnelles
qu’il a supplantées. Il est la seule religion qui ait
poussé l’arrogance jusqu’à prétendre
n’être basée sur aucun mythe quel qu’il soit, mais sur
la Raison seule, et jusqu’à présenter comme
« tolérance » ce mélange particulier
d’intolérance et d’amoralité qu’il promeut.
Le « credo » du scientisme est fait de mythes. Ainsi :
·
Mythe 1 : Seule la
connaissance scientifique est une connaissance véritable et
réelle. Une conséquence de ce mythe est que, la morale
étant objet de connaissance, elle doit être approchée avec
la méthodologie scientifique ; ceci conduit à ce que la
science devienne le fondement de la morale.
·
Mythe 2 : la
vérité est identique à la connaissance,
c’est-à-dire à la connaissance scientifique.
·
[…]
·
Mythe 4 : Pour
n’importe quelle question appartenant à un domaine donné,
seule l’opinion des experts de ce domaine particulier est pertinente.
Nous tenons tous ces mythes principaux du scientisme pour des erreurs.
Experts, formule de calcul, etc. autant d’ingrédients pour donner valeur « scientiste » à notre politique de risque acceptable, pour donner apparence de fondation scientifique à la valeur décidée par cette politique.
Quelle est cette valeur ?
Ce que nous en restitue le rapport de l’OFDT ne suffit pas à l’exhausser. On ne la saisit ici que par son effet premier, par sa conséquence princeps : tenir que la consommation de drogues douces est devenue « acceptable ». Acceptable à quel titre ? Cela, on ne le sait guère. Acceptable en soi ? Acceptable parce qu’on n’arrive pas à éradiquer le phénomène ? Acceptable par fatigue, découragement, résignation ? Il faudrait d’autres travaux pour le dire.
Gardons ces questions en réserve pour passer à l’examen de la seconde politique, dite politique de réduction des risques.
L’argument central pour thématiser la mise en place d’une nouvelle politique est celui de « la politique de santé publique », argument qui prendra ultérieurement la forme prescriptive de l’« intérêt supérieur » :
« La politique des drogues doit se transformer et
ne plus être seulement une « politique de la
jeunesse » mais de plus en plus une « politique de
santé publique ». »
[32]
(Ce sont les rapporteurs qui parlent ici)
« L’application stricte de la loi est subordonnée à un intérêt général supérieur. Dans le contexte de la politique en matière de drogues, cet intérêt supérieur est celui de la santé publique (séparation des marchés) et de l’ordre public. » (Texte hollandais de 1996) [33]
On retrouve ici le point évoqué lors de notre précédente séance : la catégorie de « santé publique » sert de surdétermination, utilisable ad libitum pour les besoins de valorisations ad hoc (surtout quand elle est comme ici appariée sans aucune rigueur à ce qui en constitue, à l’égal de l’équilibre budgétaire, son exact contraire : l’ordre public).
Quelle transformation cette politique de réduction des risques introduit-elle dans le dispositif antérieur ?
Première remarque : cette « nouvelle » politique comme la précédente problématise les drogues sous la catégorie de « risque ». Comme on l’a vu, ceci ne va nullement de soi et constitue une prise de position, une évaluation.
Deuxième remarque : la problématique scientiste du cercle d’experts est consolidée.
Deux traits donc qui inscrivent une continuité plutôt qu’une rupture entre politique du risque acceptable et politique de réduction des risques.
Quels sont les traits permettant cependant de parler d’un tournant et légitimant qu’un nouveau nom apparaisse ?
Remarquons déjà le changement de vocable : la distinction entre risques acceptables et risques inacceptables est effacée. Il s’agit désormais uniformément de réduire les risques. En gros on va passer d’une échelle de [-1, +1] à une échelle [-1, 0]. On pourrait dire alors : il n’y a plus maintenant de risques acceptables et tout risque est désormais tenu pour inacceptable. Oui, sauf que le contenu même du risque ici considéré a changé, et l’essentiel du tournant va se donner dans cette substitution d’une conception du risque à une autre : ce dont il y a risque va être modifié, sans être présenté comme tel.
Pour accéder au changement de ce dont il y a risque (inacceptable), détaillons les principaux traits du tournant en sorte de remonter des actes aux valeurs dont ces actes sont les conséquences.
Le point nouveau, nous dit le rapport de l’OFDT, tient à l’exclusivité désormais accordée aux « usagers » dans le cercle d’experts.
Les « non-usagers » sont explicitement rejetés au seul titre d’être « non-usagers ». Seuls les toxicomanes ont droit d’expertiser et de contribuer, avec les spécialistes patentés, à la définition de la politique de réduction des risques.
Cet oukase est argumenté au nom du fait que les « non-usagers » (rappelons : il s’agit là tout simplement des habitants des quartiers dont la vie quotidienne est bouleversée par le trafic de drogue) seraient pleins de préjugés (« les citoyens ordinaires, pleins de préjugés contre les usagers » [34]), intolérants, et agents d’exclusion…
Relevons au passage que dès que le mot « préjugé » apparaît, il semblerait légitime de se demander qui juge… des préjugés et à quel titre n’est-ce pas énoncer un préjugé que d’affirmer de tel jugement qu’il est un préjugé ?
Remarquons de même l’incohérence : il s’agit d’exclure ceux à qui on reproche d’exclure…
Bref, la partie ne se clarifie guère. Elle va cependant s’éclaircir quand le rapport Engelsman indique qu’il faut exclure les « non-usagers » car leurs intérêts sont contraires à ceux des « usagers ». Qu’il y ait une telle contradiction d’intérêts ne prête guère à contestation. Le point plus étrange est la conclusion qui en est tirée : il faudrait exclure de la définition de la politique de réduction des risques ceux qui n’ont pas les mêmes intérêts que les « usagers de drogues » ! Cette éviction est formulée noir sur blanc :
« Il s’agit d’opérer une sélection sévère des « experts » capables de participer à l’élaboration de la politique des drogues et d’exclure de ce cercle ceux qui pourraient être en contradiction avec les intérêts des usagers. » « Ces chercheurs avaient pris le parti d’être les porte-parole fidèles des usagers de drogues dures. » [35]
« La tâche des autorités responsables de la politique des drogues réside, selon la commission Engelsman, dans la protection des intérêts de l’usager contre ceux, illégitimes, des autres citoyens. Ce rapport de 1985 définit une politique des drogues visant à les intégrer dans la société en excluant du débat les citoyens non-usagers. Les autorités doivent protéger l’usager du « public » dont l’ostracisme tend à aggraver le syndrome de dépendance à la drogue. » [36]
À remarquer qu’il ne s’agit plus ici de défendre la santé mentale du toxicomane et de le protéger de l’intoxication mais seulement de défendre ses intérêts de consommateur de drogue…
Le rapport Engelsman franchit ainsi un pas de plus en prescrivant à l’État de défendre avant tout les intérêts des usagers de drogues.
On se retrouve en ce point avec une caractérisation très précise de la valeur adoptée par la politique de réduction des risques : est valeur ce qui est intérêt de l’usager de drogues. Or qu’est-ce que l’intérêt de l’usager de drogues ? Bien sûr de pouvoir user de la drogue tranquillement et bon marché ! Telle sera donc la valeur au principe de la politique de réduction des risques. Cela semble extravagant, surtout que cette prescription s’adresse non pas à un syndicat de toxicomanes — lequel en effet existe bien : le syndicat des junkies (le « junkiebond » [37], syndicat défendant les intérêts des consommateurs de drogues) — ni d’un lobby des dealers — syndicat défendant les intérêts des commerçants — mais s’adresse comme telle aux pouvoirs publics !
La conséquence est que le « non-usager » est considéré par cette politique de réduction des risques comme devant subordonner sa vie aux intérêts propres des toxicomanes, et que s’il vient demander aux pouvoirs publics pourquoi ceux-ci ne font pas leur travail ordinaire, ces derniers lui répondent qu’il lui revient de le faire à leur place : voyez pages 113 et 115 du rapport OFDT…
Notons une contradiction dans le rapport Engelsman : il s’agit à la fois de traiter l’usager comme ayant des intérêts spécifiques que l’État doit en priorité défendre, en particulier contre les intérêts des habitants des quartiers concernés, mais en même temps il faut se défendre de transformer l’État en chambre d’enregistrement des revendications du syndicat des junkies et du lobby des dealers. D’où la déclaration, incohérente avec ce qui précède, qu’il faut prendre l’usager pour quelqu’un de normal, et non pas comme une catégorie particulière (« Les usagers ne doivent pas être traités comme une catégorie particulière. » énonce le rapport Engelsman [38]) ce qui est pourtant réclamé quelques lignes plus loin.
Ce parti pris de la puissance publique en faveur des toxicomanes dans leur intérêt non pas d’êtres humains (qu’il faut soigner de leur toxicomanie) mais dans leur intérêt immédiat de consommateurs de drogues conduit à un usage sans principe de la méthadone : celle-ci, d’étape vers la désintoxication, peut ainsi devenir aide à une consommation tranquille de drogue :
« Pour certains la méthadone, prévue en principe comme une aide à l’arrêt des drogues illégales, leur permet de « garder la forme » (sans souffrir du manque) pour la quête de leur dose quotidienne. » [39]
La nouvelle évaluation politique des problèmes de la drogue se décline également dans le passage de cure à care (du soin médical destiné à guérir au prendre soin social de l’assistanat).
D’où la constitution d’une scolastique du mot « soin » (prendre soin et non plus soigner au sens médical du terme : « Le soin se limite ici à un accueil et à une assistance élémentaire (café, sandwich, habits de rechange, douche, etc.). » [40])
Un syllogisme est ici décliné : le danger, ne pouvant venir du produit (lequel n’a pas de base matérielle propre : voir plus haut), vient donc du contexte. Or ce contexte est répressif. Donc le danger vient de la répression. CQFD.
Ainsi ces étonnantes citations [41] :
« Le moins les autorités attacheront d’importance à l’usage de drogues, le moins cela générera de sens pour les usagers. » [42]
« Il était considéré que si l’État ou un organe officiel cherchait à réduire l’usage ou décrivait le cannabis comme dangereux, cela risquait d’aggraver la situation. » [43]
Point remarquable : la valeur politique est maintenant thématisée comme étant un intérêt. Ce qui donne ici valeur à telle ou telle pratique, c’est l’intérêt que cette pratique comporte pour telle ou telle catégorie de population, si bien que l’axiome « il n’y a pas de valeur des valeurs » devient : « il n’y a pas d’intérêt supérieur aux intérêts particuliers », et que le principe « valeurs contre valeurs » devient « intérêts contre intérêts »…
Cette vision n’a rien de « naturel » car elle tend à pulvériser la population en groupements d’intérêts rivaux, en tribus s’affrontant pour un bout de territoire sans qu’il apparaisse alors loisible aux pouvoirs publics de surmonter ces clivages.
En vérité, ce schème est aussitôt contredit par la prééminence qu’il faudrait malgré cela donner aux intérêts particuliers des toxicomanes, au nom de principes telle la fameuse « santé publique ».
Autant dire, qu’on se retrouve ici devant une singulière sophistique où les arguments ne semblent valoir que le temps même de leur énonciation pour être aussitôt remplacés par un autre.
Que nous dit tout ceci quant au nouveau risque qu’il s’agit de réduire dans cette politique Engelsman ? À dire vrai, on ne voit guère ici qu’un risque, entièrement exogène au problème de la drogue : le risque d’attraper le sida ! La cohérence de cette politique tiendrait donc au fait de subordonner les valeurs anti-drogue aux valeurs anti-sida.
Si tel est bien le cas, ceci veut dire qu’évaluer cette politique des Pays-Bas comme tout autre politique de même type devrait d’abord se faire du point de ses effets en matière de sida, devrait ensuite se faire du point des moyens employés pour cela (en l’occurrence la tolérance prônée en matière de consommation de drogues) en sorte de calculer l’efficience et l’efficacité de cette politique du point même des valeurs qu’elle met en œuvre.
Peut-on juger de cette politique de réduction des risques à ses résultats ? Le rapport OFDT nous livre quelques pistes qu’on examinera plus tard.
Une autre piste consiste en la nécessité devant laquelle cette politique de réduction des risques s’est trouvée d’infléchir ses actions face à la contestation croissante des non-usagers. Voyons cela.
La troisième politique va mettre en avant le nouveau « concept » de nuisances.
La nuisance va être ainsi constituée comme « valeur », valeur négative bien sûr, comme l’était déjà celle de « risque ».
On peut se demander, face à une valeur négative, de quelle valeur positive pourrait-elle être souterrainement porteuse. Celle de nuisance évoque la valeur « positive » de tranquillité. Curieuse valeur politique, faut-il le remarquer…
La nuisance pourtant n’est qu’un symptôme :
« Le marché local de la drogue s’est adapté au climat répressif : les immeubles où se pratique la vente de drogue ont des horaires d’ouverture, des portiers qui sélectionnent la clientèle ; les ventes par téléphone portable augmentent, etc. Le marché a tendance à se cacher et les touristes à se faire plus discrets. Tout est fait pour éviter les nuisances. » [44]
« Ce qui est jugé le plus nuisible n’est pas le côté « problématique » d’un petit groupe d’usagers mais leur visibilité. Le moyen d’améliorer la situation n’est pas forcément de « soigner » ces usagers mais plutôt de les intégrer afin de les rendre moins visibles. » [45]
« L’objectif « bas-seuil » tente de réduire les nuisances visibles. Il « retire les usagers de la rue » mais ne leur demande pas, comme les premières notes sur les nuisances l’auraient voulu, de cesser d’être toxicomanes. Le problème des nuisances est traité comme un problème de visibilité des usagers. » [46]
Traiter le symptôme en valeur est une manière de faire qui s’apparente à la politique de l’autruche : elle consiste à dissimuler le symptôme sans traiter des causes.
Cette nouvelle politique ouvre une contradiction entre deux valeurs négatives : le risque pour « l’usager » (il n’y a pas de risque en effet pour le « non-usager ») et la nuisance pour le « non-usager » (il n’y a pas de nuisance en effet pour l’usager), soit « la difficulté de cumuler les techniques de limitation des risques à celles des nuisances, difficulté que le rapport [Continuité et changement] occulte » [47]. Le rapport de l’OFDT indique bien qu’ici la contradiction va être escamotée et que le problème ouvert par l’introduction de cette seconde valeur va être « économisé » :
« On peut formuler une critique essentielle : ce rapport [Continuité et changement] escamote toute trace de contradiction entre les objectifs de réduction des risques et ceux de lutte contre les nuisances. Les auteurs affirment qu’un « cumul » des instruments de ces deux politiques optimisera la politique hollandaise des drogues. » [48]
En effet la politique des nuisances se veut être une approche « intégrale » ou « intégrée » ou « équilibrée » [49] autant dire conciliant réduction des risques et réduction des nuisances.
Comment cette conciliation va-t-elle opérer ? Finalement par une exacerbation des deux volets : une radicalisation de la politique de réduction des risques proprement dite en même temps qu’un renforcement de la politique contre les nuisances.
Mais alors comment ce double renforcement ne conduit-il pas à une exacerbation de la contradiction ? Par une solution simple : le partage du territoire, la séparation des espaces — où l’on retrouve le principe de séparation qui fondait la première politique dite « de séparation des marchés »…
Voyons successivement comment opère
· La radicalisation de la politique de réduction des risques
· La mise en place d’une politique de réduction des nuisances
· Une répartition du territoire permettant de faire cohabiter ces deux logiques de « réduction ».
Tolérance de l’intoxication :
« À Maastricht, le deal a été toléré à l’intérieur même de l’infrastructure pour éviter qu’il ne se déroule à l’extérieur. » [50] : où la logique de minimisation des nuisances justifie un deal paralégal…
Le but de ces lieux de consommation de drogues « est de réguler l’usage, d’en réduire les risques et de diminuer les nuisances « visibles » (parfois, seuls les usagers sans domicile — les plus visibles — sont acceptés, les autres ayant la possibilité de consommer chez eux.) » [51]
Les fumeurs y passent à l’injection : « certains fumeurs semblent passer à l’injection après quelques semaines de visites à l’abri. » [52]
Même une église est dotée de son dealer installé sur le parvis à côté du pasteur :
« À Rotterdam, le Pauluskerk, l’église protestante du révérend Visser, constitue un espace d’usage. Un dealer « bona fide » se tient à l’entrée de l’espace d’usage. Il garantit la qualité des produits qu’il vend aux visiteurs et pratique normalement les mêmes prix qu’à l’extérieur. Ce cas ne semble pas unique et beaucoup de soignants se posent la question de leur implication dans la régulation de l’offre. » [53] Où l’on oublie, à parler ainsi de « la qualité du produit » que le produit en question est un toxique et son commerçant un intoxicateur…
Un travail est offert qui va permettre d’intégrer l’achat des drogues aux consommations ordinaires :
« Dans la pratique récente, des projets ont été mis en place pour des usagers de drogues qui n’avaient aucune intention de devenir abstinents. Le travail y est ponctuel et sert parfois à financer l’usage (réduit ?). » [54] Où celui qui ne veut pas s’arrêter est aidé à continuer…
Par des médecins : « Le terme de « prescription » souligne que ce programme de distribution d’héroïne serait strictement (médicalement) contrôlé. » [55]
Certes ces expérimentations se mènent uniquement avec des personnes consentantes. Mais le consentement suffit-il à légitimer une telle pratique ?
Tout ceci sert à créer des lieux de drogue avec un dealer attitré qui a le monopole :
« Les conditions d’accès à l’abri font appel, en échange de l’assistance qui lui est offerte, à la responsabilité de l’usager : celui-ci ne doit plus être « visible », doit acheter sa drogue au dealer attitré. » [56] Le Sleeping instaure ici un marché captif… de la drogue, intégré comme tel au contrat passé avec le toxicomane…
Il s’agit désormais de réduire les nuisances et non pas de s’attaquer à leurs causes : « Ces projets visent une réduction des nuisances et non plus foncièrement leur élimination. » [57]
D’où la directive d’une auto-prise en charge sociale :
« Le concept d’“auto-prise en charge sociale” est mobilisé : les personnes sont encouragées selon leurs moyens à prendre en charge elles-mêmes leurs problèmes. L’État n’est plus l’acteur “omnipotent” qui apportera les solutions. Il stimule — notamment par un financement indirect — l’action autonome des citoyens « coresponsables ». » [58]
Les gens du quartier doivent faire eux-mêmes le travail de l’État :
« Les centres d’enregistrement des plaintes encouragent les citoyens mécontents à participer à l’élaboration d’une solution au problème. Il en résulte souvent une forte incompréhension de la part des plaignants qui s’attendent à ce que le problème soit tout simplement éliminé. » [59]
Où l’on devrait se demander à quoi peut bien alors servir d’enregistrer une plainte…
Cette politique s’accompagne d’une « tentative originale de coordonner soin et répression. » [60]
Mais, mesuré en termes d’efficience, le résultat semble ici plus que médiocre : 306 traitements menés à terme sur 7 163 visites [61], c’est très peu : 4 %…
La conciliation avec les habitants va conduire à une logique de répartition du territoire entre groupements d’intérêts :
« On s’aperçoit que les deux mobilisations, à Rotterdam et à Eindhoven, ont débouché sur un échange de garanties, ce qui a permis de contourner l’obligation de consensus : les parties impliquées dans la négociation n’ont pas eu à renoncer à des idées, des intérêts et des représentations qui continuent parfois à diverger. De part et d’autre, des limites sont définies, acceptées et protégées. » [62]
« Les dealers se sont adaptés et évitent de causer des nuisances (ou de faire l’objet de plaintes) afin de ne pas être inquiétés par la police » [63].
Mais en même temps, retour de la logique de partage entre toxicomanes récupérables et autres…
Où il apparaît que la méthadone devient une affaire policière plutôt que médicale, relevant donc du contrôle social plutôt que du soin :
« À partir de 1997, le service municipal de santé d’Amsterdam distribue également de la méthadone dans le bureau de police. » [64]
La division de l’espace public se projette en une séparation des entrées :
« Les autorités locales qui ont fait le choix de tolérer la consommation et la vente au détail de cannabis se trouvent dans une situation paradoxale où le client qui rentre par la grande porte dans le coffee-shop et le barman qui lui vend son produit ne sera pas poursuivi ; par contre, le dealer qui vient vendre et le même barman qui achète son stock du même produit sont tous deux en infraction et susceptibles d’être poursuivis. » [65]
Maintien cependant d’une fermeté contre l’offre :
« Les instances répressives ont, en matière de recherches comme de poursuites une attitude beaucoup plus sévère à l’égard des drogues dures. Mais on ne peut guère en dire plus. » [66]
Mais difficile problème de l’efficience (résultats/moyens) de cette répression en raison en particulier d’un schéma décentralisé de la police :
« La mise en place de l’Unité des drogues synthétiques n’a pas été facile dans le schéma très décentralisé de la police néerlandaise. » [67]
Plus généralement on aboutit à une sorte de schizophrénie induite par la politique de séparation : ainsi la répression semble devoir s’arrêter à certains espaces, devenus refuges.
Une fois brossé ce petit panorama des « trois » politiques, tentons d’amorcer leur évaluation.
Je me poserai pour cela la question suivante : finalement s’agit-il bien là de trois politiques successives ou ne s’agit-il pas plutôt d’une seule et même politique, poursuivie sur plus de trente ans et se transformant progressivement au gré des circonstances et selon sa dynamique propre ?
Soit également cette autre question : la politique dite des nuisances est-elle en fin de compte un quatrième type de politique publique devant s’ajouter aux trois types jusque-là distingués (politique répressive, politique de réduction des risques, politique de soins) ?
Je tenterai de répondre à ces questions en explorant le schéma de l’évaluation à partir de sa face « rationnelle » pour examiner ensuite sa face « calculable » : pratiquement en me demandant d’abord quelles sont les problématisations, adaptations, etc. de ces politiques pour ensuite voir ce qu’il est possible de calculer (de mesurer donc) de leur efficacité et de leur impact.
Commençons très rapidement par la politique dite de risque acceptable pour examiner ensuite plus en détail la politique de réduction des risques et la politique des nuisances.
On l’a vu : elle se fait autour de la valeur de « risque inacceptable », édifiée sur la base d’un pragmatisme scientiste de l’usage, déproblématisant la nocivité intrinsèque du produit.
Tout suggère que la valeur — négative — de « risque » et de « risque inacceptable » procède d’une « valeur » située en amont consistant à séparer drogues douces et drogues dures, « valeur » donc d’un partage doux/dur.
Au passage, on comprend pourquoi cette problématisation sera intenable sur le long terme : elle est intrinsèquement contradictoire puisque d’un côté elle déproblématise les produits pour y substituer une problématique de l’usage, mais de l’autre elle est fondée sur la séparation « drogues douces/dures »… qui est précisément basée sur les produits, non sur les usages. Comme on le sait, l’issue sera de passer à la politique de réduction des risques qui généralisera la problématisation des usages et déproblématisera l’opposition, intenable dans ce cadre, des drogues douces et dures. Cette issue indique bien rétroactivement la valeur qui commande la politique « du risque acceptable » : séparer dans les usages pour éliminer le risque inacceptable.
La valeur-maître est ici « séparation » : séparation des marchés, adéquate à la valeur princeps qui elle-même sépare dans les drogues entre « les douces et les dures ».
Quelles sont les valeurs à l’œuvre dans la mobilisation retenue des moyens ?
On peut retirer de l’examen précédent la mobilisation des toxicomanes rebaptisés pour l’occasion « usagers de drogues » et leur nouvelle élévation au rang d’expert.
Comme on devine que les moyens utilisés n’ont pas été vraiment à hauteur des moyens prévus, on peut faire l’hypothèse que l’effectivité ne fut pas vraiment pensée.
Comment l’effet de tout ceci sur la situation à traiter fut-il thématisé ? En l’état de ce que nous livre le rapport OFDT, il est difficile de répondre à cette question.
Dans quelle mesure cette politique a-t-elle envisagé des effets pervers de la séparation des marchés ? S’en est-elle souciée ? Il semble que pour répondre à cette question, il faille tout simplement examiner le tournant des années 80 vers une politique de réduction des risques : on pressent que la politique du risque acceptable a précisément buté sur le fait qu’elle jugeait ne pas avoir assez d’impact en matière de maladies infectieuses.
On ne dispose guère ici d’éléments chiffrés permettant de produire les ratios adéquats pour cette « première » politique prise séparément.
La valeur princeps est « santé publique » entendue étroitement comme nécessité de contenir l’épidémie du sida — on voit bien, par exemple, que les préoccupations de santé proprement mentale (ou santé psychique) ne sont pas tenues ici pour déterminantes —.
Comme indiqué plus haut, la déproblématisation du produit va progressivement s’étendre à la distinction drogues douces/dures (le pas décisif sera fait dans le troisième temps : celui de la politique dite « des nuisances »).
La valeur négative du risque ne conduit plus à une séparation explicite entre risques acceptables et inacceptables : il s’agit désormais — dans le discours du moins — de réduire systématiquement « les » risques — dans les faits, les risques mentaux des drogues sont acceptés de facto… —.
Mise en avant des « intérêts corporatistes » comme valeur pour la politique publique
Défendre les intérêts spécifiques des toxicomanes contre les intérêts des habitants des quartiers concernés
Cercle d’experts
Dévalorisation de la répression
Méthadone
Scolastique du soin
On ne sait trop.
Effets attendus : sida
Effets non valorisés : développement de la toxicomanie
Voir plus loin : l’ensemble des « trois » politiques
Extension de la valeur « intérêts particuliers » aux habitants des quartiers concernés. Problématiser cela comme « nuisance » : parti pris décisif, nullement évident : il efface toute problématisation de la puissance publique en tant que telle sur la population en général, sur sa santé mentale, sur son éducation, sur sa capacité à juger, penser, agir… Valeur suprême : tranquillité du chacun chez soi dans l’indifférence à ce qui se passe ailleurs. Déproblématisation donc de la dimension proprement publique de la politique, c’est-à-dire de sa dimension collective : la politique publique est conçue comme instance bipartite de répartition de l’espace public en territoires cloisonnés.
Réduire les nuisances en même temps que les risques (politique « intégrale »).
Nouveaux moyens ? Cf. la généralisation de la séparation comme valeur.
Voir lieux de consommation, médecins distribuant l’héroïne, répression accrue non pour réduire le trafic mais le canaliser en sorte qu’il ne dérange pas la tranquillité des quartiers.
Il n’est pas clair dans quelle mesure cette politique se soucie vraiment de mobiliser les moyens qu’elle prévoit. Il semble cependant qu’elle attache une certaine importance à cette effectivité (on verra plus loin le calcul, ce qui est une autre affaire) mais disons que cette politique, ayant pour valeur princeps « le pragmatisme » — c’est-à-dire l’absence de principes valorisée comme permettant seule l’efficacité — attache une importance particulière au fait de pouvoir aboutir aux résultats prévus : elle valorise donc l’effectivité, comme l’efficience.
Je viens de le dire : l’efficience comme valeur pragmatique
Ici désintérêt quant à l’impact en termes d’effets « imprévus » sur la consommation de drogues, sur l’état mental des toxicomanes, etc.
Elle devient possible à mesure de ce qu’il semble légitime de compter ces « trois » séquences politiques comme relevant d’une seule et même politique.
L’évaluation esquissée conduit à l’hypothèse suivante : derrière les tournants successifs, derrière les trois séquences distinguées, il s’agit ultimement d’une seule et même politique suivie par les Pays-Bas depuis plus de trente ans, politique qui approfondit ses valeurs opératoires au fur et à mesure qu’elle s’éprouve dans le réel de ses interventions. À ce titre la politique dite des nuisances ne constitue pas un quatrième type de politique publique mais plutôt une variante approfondie du type constitué par la politique de réduction des risques.
En effet ces trois séquences partagent les mêmes « valeurs » politiques déterminantes. Listons-les rapidement
La scolastique du soin…
Le dealer « soigne » le toxicomane en lui offrant un produit de qualité… Le médecin est candidat à se substituer au dealer ou à s’y associer comme garant de la qualité du produit
Séparation de l’espace public, séparation des lieux, séparation de la population en groupements d’intérêts…
Logique des symptômes plutôt que des causes
Plus globalement une orientation négative des valeurs (on parlera ici de politique négative comme on parle de théologie négative : la vieille idée que la politique publique ne saurait affirmer mais seulement contenir, limiter, éviter…). Fondamentalement cette politique publique négative se donne dans la valeur suivante : « les drogues ne sont pas en soi un problème ». [68]
Résumons tout ceci sous forme du tableau suivant :
Les trois étapes de la politique des drogues aux Pays-Bas
|
Politique de risque acceptable et de séparation des marchés |
Politique de réduction des risques |
Politique des nuisances |
Problématisation |
Partage drogues dures/douces Contextualisation généralisée : déproblématisation des produits et problématisation des usages |
Vision de la « Santé publique » centrée sur « risques »… |
Problématisation du visible Conception du « public » comme assurant la tranquillité (d’un chacun chez soi) |
Problèmes |
« Risques
inacceptables » |
Épidémie
du Sida |
Nuisances
(visibles) |
Adaptation |
Séparation des marchés |
Intérioriser les « intérêts » particuliers du consommateur-toxicomane |
« Réduction » des nuisances |
Objectifs |
Diminuer les
risques inacceptables |
Que le toxicomane,
en échange d’une consommation tranquillisée, se mobilise
contre l’épidémie |
Qu’il y ait
moins de plaintes ! |
Adéquation |
Prendre le consommateur-toxicomane comme expert |
Déconstruction du « soin » : non plus d’ordre clinique contre la toxicomanie mais d’ordre social contre l’exclusion (care plutôt que cure) |
Séparation généralisée : du visible/invisible, de l’espace public (pour les « usagers/non-usagers »), des lieux (entrées devant/derrière), de la population (groupements d’intérêts), des toxicomanes (curables/incurables), etc. |
Moyens
prévus |
« Formule
de calcul de risque » |
Mesures de
« réduction des risques » Exclusion des
non-consommateurs du cercle des experts Répression
relâchée du trafic |
Intégration
des « non-usagers » au cercle d’experts Lieux de consommation Distribution
« médicale » d’héroïne Pragmatisme du care/cure parmi les toxicomanes Répression
des débordements Autogestion des
nuisances par les quartiers |
Effectivité |
? |
||
Moyens
utilisés |
|
|
|
Efficience |
Scientisme |
||
Effets
prévus |
Contenir la consommation
d’héroïne |
En matière
de sida |
Id. que
précédemment + Baisse des
overdoses Bonne
« santé » (physiologique) des toxicomanes |
Impact |
« Épidémie » = > la nouvelle étape |
« Nuisances » = > la troisième étape… |
|
Effets
imprévus |
Sida ! |
Mobilisations des
« non-usagers » |
Santé
mentale |
Efficacité résultante |
« Pragmatisme » |
Sous l’hypothèse évaluatrice qu’il s’agit bien aux Pays-Bas d’une seule et même politique, quels éléments le rapport OFDT nous donne-t-il qui permettent un calcul évaluateur global ?
Il s’agirait idéalement d’évaluer en mesurant les ratios suggérés par le volet gauche de notre schéma dual [69]. Mais il n’est pas vraiment possible ici de « calculer » une telle évaluation — de calculer une adéquation, une effectivité, une efficience, un impact et une efficacité résultante — tant les données manquent. Nous sommes donc contraints de partir de l’évaluation spontanément offerte par les tenants hollandais de la politique de réduction des risques en suivant l’examen précis que fait le rapport OFDT de ces chiffres.
Le rapport rappelle que la politique de réduction des risques déclare se légitimer d’arguments stéréotypés :
« Il est remarquable de voir la plupart des pays avancer continuellement à l’appui de leur politique de santé publique la même immuable poignée de critères : le nombre d’usagers de drogues dures, leur mortalité, leur morbidité et leur prise en charge. » [70]
Le point de départ plus spécifié aux Pays-Bas que va adopter le rapport OFDT est la déclaration faite en 1998 par un certain M.L. Bot :
« Aux Pays-Bas, nous sommes fiers de ces
faits :
· La
santé de nos usagers de drogues est relativement bonne ;
· Le
taux de mortalité par overdose est limité ;
· La
diffusion du virus VIH est limitée ;
· Le nombre de toxicomanes et peu important, si on le compare à celui d’autres pays d’Europe. » [71]
Le rapport OFDT examine alors la validité de ces assertions dans un ordre rétrograde. Résumons ses considérations.
Concernant le nombre de toxicomanes avancé (25 000), le rapport montre (pages 49 à 51) que ce nombre n’est guère assuré et qu’il varie, selon la définition donnée à la catégorie de « toxicomane », de 25 000… à 82 000, bref du simple au triple.
Là encore, le rapport émet (pages 51 à 54) de sérieuses réserves sur la capacité de décréter une amélioration (ou une non-aggravation) de l’état de santé des toxicomanes aux Pays-Bas. Les données statistiques s’avèrent ici variables et peu fiables ; et de plus l’état de santé pris en compte ne saurait faire l’économie de la santé psychique :
« L’état de santé des toxicomanes ne se mesure pas uniquement par ces indicateurs. […] Nous pensons notamment à l’association apparemment de plus en plus fréquente de la toxicomanie à des troubles psychiatriques. » [72]
Concernant le taux de prise en charge des toxicomanes par de dispositif médico-social, le rapport (pages 55 à 58) attire l’attention sur une curieuse manière de le calculer. Le problème est qu’il est bien sûr très difficile de connaître exactement le nombre d’exclus, c’est-à-dire de gens qui par définition sont hors décomptes usuels. Calculer un taux de prise en charge se fait idéalement par division du nombre de personnes effectivement prises en charge sur le nombre de personnes susceptibles de l’être (les « exclus » en question).
Les Pays-Bas affichent un taux d’au moins 2/3 (pour les toxicomanes en contact régulier avec un organisme d’aide [73]). Mais d’où vient ce taux ? Le rapport OFDT décèle ici un curieux tour de passe-passe qui semble conférer à toute cette évaluation « officielle » promue aux Pays-Bas un tour plus apologétique que « scientifique ».
En effet, on connaît certes le chiffre de 20 000 toxicomanes inscrits dans des organismes d’aide mais on ne connaît pas le nombre total des toxicomanes susceptibles d’être aidés (voir le point précédent). Quand les Pays-Bas annoncent ici qu’il serait de 25 à 27 000 usagers de drogues dures, et donc que le ratio qu’on en déduit est bien de 2/3 au moins, on découvre que le chiffre de 25 à 27 000 usagers de drogues dures — qui lui n’est pas connu directement — a été calculé par extrapolation à partir du nombre de toxicomanes recensés dans les centres d’accueil (nos 20 000) en lui appliquant une majoration… d’1/3 : où l’on retrouve donc notre taux de 2/3 qui va plus loin réapparaître comme… déduit de ce même calcul.
Bref, le chiffre semble relever de la propagande pour la politique de réduction des risques plutôt que résulter d’un examen objectif.
Le rapport OFDT suggère que le taux effectif pourrait en réalité varier entre 40 et 80 %, ce qui donne une tout autre image de l’efficacité de la politique de réduction des risques aux Pays-Bas…
*
Le rapport OFDT examine également d’autres dimensions de l’évaluation, non exposées dans la déclaration de M.L. Blot.
Cette évaluation est impossible car elle a été voulue telle :
« Les résultats de l’expérimentation sur l’héroïne sont confidentiels et les commentaires critiques sont interdits aux (ex-) employés par leur contrat de travail. » [74]
Au moins, les choses ici sont claires.
Concernant enfin l’efficacité du volet « réduction des nuisances », le rapport OFDT nous indique (pages 58 à 62) que tout calcul est ici rendu très délicat en raison à la fois d’une difficulté à définir les nuisances concernées (on l’a vu précédemment), à les mesurer ensuite et enfin à calculer leur éventuelle réduction.
Faut-il préciser que la politique décrite plus haut consistant d’un côté à mettre en place des « centres d’enregistrement des plaintes », d’un autre côté à conseiller aux gens venant s’y plaindre que c’est à eux, non aux pouvoirs publics, de régler eux-mêmes le problème pour lequel ils viennent se plaindre est un moyen en effet très « efficace » pour améliorer très vite les statistiques en matière de dépôt de plaintes…
Le rapport, là aussi, rappelle [75] que le coût de la répression ne dit rien de son efficacité.
*
Au total, le calcul d’une évaluation semble donc, en l’état des statistiques disponibles, impraticable.
Le rapport suggère que les choses doivent sur ce point s’améliorer dans l’avenir. Il conviendrait donc de réexaminer les choses, trois ans après la rédaction de ce rapport OFDT, pour voir si l’évaluation d’une politique, entre-temps inchangée aux Pays-Bas, peut ou non aujourd’hui être menée avec plus… d’effectivité.
–––
Éléments
de la discussion
• La sévérité de ce rapport OFDT concernant l’interprétation faite par les Pays-Bas de leurs statistiques est peut-être trop grande. Il est vrai qu’on peut légitimement « faire parler les chiffres » au-delà de leur domaine immédiat de validité et qu’un dispositif statistique, même incomplet, permet parfois, par recoupements, de cerner l’ampleur de tel ou tel phénomène.
• Il faut recontextualiser toutes ces pratiques, en rappelant en particulier l’importance très grande attachée par les Pays-Bas à la notion de nuisances.
• Les usagers sont bien experts en ce qu’ils savent mieux que personne d’autres où, par exemple, installer des distributeurs automatiques de seringues pour qu’ils soient fonctionnels…
Certes, mais appeler « expert » toute personne détenteur d’un savoir particulier revient à décréter experte la ménagère de cinquante ans que les instituts de sondage interrogent régulièrement pour savoir si tel ou tel produit est avantageusement emballé…
• Peut-être
aurait-il fallu traduire par « médicalisé »
plutôt que par « médicale »
l’expression « prescription médicale
d’héroïne ».
Il ne suffit pas qu’un acte soit pratiqué par un médecin pour que cet acte soit légitimement nommable comme « médical », c’est-à-dire considéré comme redevable en tant que tel de la médecine. À ce compte, les assassinats en série du Docteur Petiot devraient être comptés comme actes « médicaux », et il faudrait parler de torture médicalisée quand un médecin collabore au « travail » des tortionnaires…
« Médical » devrait être réservé » aux actes relevant en tant que tel de la médecine. Ce qui suppose bien sûr une caractérisation intrinsèque de la médecine, et non pas sociologique (par comme pratique… des médecins !). Depuis le 19° siècle — et Foucault nous a invité à y revoir de plus près —, on sait que médecine veut dire clinique.
• La pratique existe depuis longtemps de donner de l’alcool aux alcooliques au bord de la crise de delirium tremens.
Certes, mais cette pratique, éminemment temporaire, n’a pour autant pas plus de raison légitime de s’appeler « médicale » que la pratique consistant à retenir quelqu’un qui va tomber du bord d’une falaise.
• La médecine n’a plus pour principal horizon la guérison mais plus souvent le simple maintien en vie ou l’installation d’un certain confort dans une maladie chronique.
Ce diagnostic indique peut-être que cette médecine ne sait plus faire son travail clinique. La démission par certains médecins de leurs tâches propres se donne sous la double face d’un scientisme (voir le recours salvateur à la biologie moléculaire) et d’une gestion sociale des plaies et bosses. La clinique, qui est le noyau de la médecine, n’est pourtant ni une science, ni une infirmerie, ; ni un assistanat social.
Habiller la distribution d’héroïne du qualificatif « médical » ne vise au bout du compte qu’à lui donner une apparence de respectabilité.
• Il serait
intéressant de connaître aujourd’hui
l’évaluation des prescriptions d’héroïne car
elles ont été engagées avec le souci de pouvoir en assurer
une évaluation très précise. On doit donc pouvoir disposer
aujourd’hui de données très fiables les concernant.
• Les Pays-Bas ont été en avance pour abandonner l’idée d’une nocivité intrinsèque des produits.
Il faut quand même interroger ce curieux acharnement qui ne vise à déconstruire parmi les produits, substances et matières divers que les drogues ! Et encore, qui ne déconstruit que leur nocivité des drogues : si les dégâts des drogues sont si relatifs à leurs usages, pourquoi alors le plaisir qu’elles procurent ne le serait-il pas tout autant ? Et si des dizaines de milliers d’héroïnomanes se reconnaissent à partager grosso modo le même plaisir de leur produit, pourquoi ce même produit, apte donc à assurer un plaisir partagé, ne pourrait-il également entraîner des dégâts partagés ?
Pourquoi alors ne pas déconstruire, avec le même raisonnement les dégâts du VIH, dont on sait pourtant qu’il contamine de manière très variable et que, de manière non moins variable, il ne dégénère pas en maladie chez tous les séropositifs ?
Pourquoi ne pas appliquer aussi le même raisonnement à l’eau et constater « scientifiquement » qu’une molécule H2O… ne mouille pas sa voisine ?
Pourquoi cet éloge de la déconstruction des seuls produits-drogues (et plus encore de leurs seuls dégâts) si ce n’est parce qu’il s’agit là de justifier des conclusions déjà tirées, à partir de valeurs princeps qu’on préfère ne pas expliciter ?
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[1] singulièrement de cette branche que constitue de la théorie des modèles. En effet, certains grands théorèmes logiques pensent les rapports de torsion qui existent entre raison et calcul : le calcul est une part essentielle de la raison mais celle-ci ne se réduit pas à celui-là puisqu’il y a du rationnel non calculable (point remarquable : ceci se démontre, donc se calcule !). Et réciproquement, il y a un formalisme du calcul qui excède la rationalité. Tout ceci pour indiquer qu’entre une rationalité de l’évaluation et sa mise en calculs, les rapports ne sont pas entièrement transitifs.
[2] Je rappelle la formule canonique : efficacité = adéquation * effectivité * efficience.
[3] C’est pour cela qu’il est prudent, concernant une valeur, de la maintenir dans un statut d’épithète en évitant au maximum de la substantiver : dans notre exemple, de parler d’actions plus ou moins courageuses plutôt que de convoquer l’en-soi d’un Courage…
[4] p. 63
[5] C’est même le cas le plus fréquent et une part de nos problèmes d’évaluation des politiques consiste à reconstituer cette hiérarchie, plus souvent implicite, des valeurs concrètement au travail.
[6] Qui dit choix et décision suppose qu’il y a alternatives possibles, sinon il s’agirait simplement d’une procédure de calcul (à propos de laquelle il y aurait simplement lieu de se demander s’il est juste ou erroné ; où l’on retrouve la torsion de la raison qui doit décider là où le calcul, lui, enchaîne mécaniquement).
[7] On sait que par définition on ne saurait prouver un axiome et donc qu’on évalue sa validité en le mettant à l’épreuve de ses conséquences. De même pour ce que j’appelle ici valeur.
[8] p. 47
[9] note 147 p. 82
[10] c’est-à-dire affaire essentiellement des pouvoirs publics
[11] c’est-à-dire affaire de tous, donc de quiconque…
[12] La politique de réduction des risques n’a pas plus l’exclusivité des mesures de réduction des risques que la politique répressive n’a l’exclusivité de la répression. La politique de réduction des risques se caractérise par sa manière propre d’articuler répression, soins (dont mesures de réduction des risques, ou « soins secondaires ») et prévention.
[13] perversions et/ou psychoses
[14] nihiliste actif, c’est-à-dire celui qui veut le rien plutôt que de ne rien vouloir
[15] c’est-à-dire celui qui veut quelque chose et non pas rien : le militant du sport, de la musique, de l’amour, du théâtre, de la danse, de l’astronomie, de l’entomologie, de la spéléologie, etc.
[16] Cf. la délinquance ne se soigne pas.
[17] « Mesures » de réduction des risques (produits de substitution et échanges de seringues…) en vue de « soigner » non la toxicomanie mais le sida, les hépatites, etc.
[18] Cf. on soigne les prisonniers de leurs maladies…
[19] Cf. freiner l’aggravation des consommations (prévention secondaire) ou éviter leurs effets latéraux (prévention tertiaire).
[20] Sous l’hypothèse que le motif de la « guerre à la drogue » ne dirait pas la vérité de cette politique…
[21] La délinquance du toxicomane relève de sa volonté.
[22] Le plus souvent une politique publique ne sait déclarer ses véritables valeurs, moins pour des raisons de dissimulation volontaire que pour des raisons profondes tenant aux rapports de la politique comme pensée et de l’État comme gestion. Mais je ne souhaite pas m’étendre ici plus longuement sur ce point.
[23] Évaluer une politique, comme évaluer une évaluation existante — opération maladroitement appelé métaévaluation — ne revient donc pas à investir l’évaluation examinée par une tout autre logique d’évaluation : c’est restaurer la dimension évaluatrice de la politique examinée par examen minutieux et immanent de ses propres voies évaluatrices.
[24] Voir note 3 page 11 : les questions d’évaluation proprement dite abordées dans un document de travail détaillé n’ont pas été reprises dans ce rapport qui n’en est qu’une synthèse.
[25] p. 108
[26] p. 22
[27] Working party, 1972, p. 65
[28] p. 19
[29] p. 19
[30] Relevons d’autres absurdités de la formule : il s’agit de prendre en compte les propriétés pharmacologiques de la substance (tiens, c’est donc qu’il y aurait malgré tout des propriétés propres à la substance ?) mais la formule précise aussitôt que cet effet est dépendant de x choses indéterminables dont « la personnalité de l’usager » (!), son « état d’esprit » (!!), etc.
[31] Pourquoi la mathématique ? UGE, 10-18 – 1974
[32] p. 23
[33] p. 67
[34] p. 26
[35] p. 24
[36] p. 26-27
[37] p. 28
[38] p. 26
[39] p. 25
[40] p. 107
[41] adoptant somme toute le même type d’arguments que ceux employés jadis par Rome ou Vichy : c’est la Résistance qui crée le danger, ce sont les résistants qui troublent la tranquillité, créent le danger et violent la paix…
[42] p. 26
[43] note 147 page 82
[44] p. 81
[45] p. 95
[46] p. 108
[47] P. 31
[48] p. 30
[49] p. 63, 89
[50] p. 108
[51] p. 109
[52] p. 109
[53] p. 110
[54] p. 112
[55] p. 118
[56] p. 115
[57] p. 95
[58] p. 33
[59] p. 113
[60] p. 104
[61] p. 98
[62] p. 116
[63] p. 59
[64] p. 107
[65] note 184 page 110
[66] p. 73
[67] p. 76
[68] Pour rehausser la particularité de ce jugement de valeur, il faudrait sans doute le transposer, en matière de sida par exemple, et se demander quelle réaction entraînerait le jugement de valeur suivant : « à l’époque des trithérapies génériques, le VIH n’est plus en soi un problème (on n’en meurt plus et un traitement à vie — équivalent à celui de la méthadone — permet d’assurer une vie citoyenne normale à qui l’attrape) »…
[69] Hélène Martineau a eu l’amabilité de nous transmettre le rapport complet (plus de 500 pages !) dont la version publiée n’est qu’un résumé : il me faudrait approfondir le travail ici esquissé en engageant une lecture minutieuse de ces trois forts volumes…
[70] p. 49
[71] p. 49
[72] p. 51
[73] p. 57
[74] p. 117
[75] voir page 88