Un étonnant rapport
(qui refuse de prendre en compte l’évaluation par les héroïnomanes des risques qu’ils encourent)
Discussion du rapport
(OFDT) Les nouveaux usages de l’héroïne [i]
de Catherine Reynaud-Maurupt et Céline Verchère
(Groupe d’études des politiques publiques en matière de drogues)
École des Mines de Paris, 16 décembre 2003
Ce rapport est très particulier.
— D’un côté, sa restitution de points de vue d’adeptes de l’héroïne le rend intéressant sur bien des points, nous allons voir lesquels.
— D’un tout autre côté, la tutelle exercée par les rapporteurs sur ces mêmes points de vue, au nom de préjugés plaqués sur la réalité étudiée, aboutit à ceci : ce que disent les héroïnomanes rencontrés va se trouver in fine purement et simplement évacué par les chercheurs mêmes qui ont recueilli leurs propos…
Voyons donc comment évaluer ce rapport.
Commençons par l’aspect stimulant de ce rapport. Il tient à ce que disent « les nouveaux consommateurs d’héroïne » interviewés. « Nouveaux consommateurs d’héroïne » veut dire ici les quarante personnes sélectionnées parmi celles qui ont consommé pour la première fois de l’héroïne après 1996 en ayant alors moins de trente ans.
Au passage, on saisit bien le premier critère — il s’agit de comprendre pourquoi des gens continuent d’entrer dans le circuit de l’héroïne alors que depuis 1996 la politique de réduction des risques promeut à grande échelle les produits de substitution et surveille particulièrement les injections — mais moins bien le second : pourquoi cette barrière de trente ans ? Y a-t-il beaucoup de personnes qui commencent à consommer de l’héroïne après trente ans ? À voir la « carrière » moyenne de l’héroïnomane rappelée dans ce rapport (voir plus loin p. 31), ce ne doit pas être le cas. Mais ce point de la frontière des trente ans ne semble pas avoir ici grande importance.
Tout ce rapport est fondé sur des entretiens, semi-directifs, qui ne nous sont malheureusement restitués que par bribes. On aurait aimé pouvoir les lire dans leur intégralité, ne serait-ce que pour pouvoir évaluer le travail des rapporteurs — nous verrons pour quelles raisons précises cette évaluation s’avère nécessaire —.
Ce que ce rapport nous restitue des propos tenus par les adeptes de l’héroïne constitue sa partie la plus stimulante.
Quelques éléments de lecture, non systématiques.
On y apprend que le « nouvel » héroïnomane commence son intoxication à 14 ans par le tabac, l’alcool et/ou le cannabis, enchaîne à 17 ans avec des stimulants et/ou des hallucinogènes pour passer à 20 ans à l’héroïne puis à la kétamine. [1]
On y apprend que le flash de la première prise d’héroïne n’est pas le cas général. Pour beaucoup la consommation d’héroïne (il est vrai en général sniffée plutôt qu’injectée) prend plutôt la forme d’un « effet doux et cotonneux » [2].
On y apprend que la substitution vient désormais très tôt : « La majorité [des quarante personnes] a été substituée après six mois de consommation d’héroïne. » [3]. Le rapport se demande alors s’il y a « volonté du médecin de prévenir l’instauration d’une dépendance à une drogue illégale » [4] : ainsi la substitution ne serait plus une aide pour sortir de l’héroïne mais un étrange type de « prévention » (censée empêcher d’entrer dans l’illégalité…). Quand on connaît les effets d’addiction que génèrent méthadone et subutex, on est en droit d’être inquiet sur ces pratiques et de se demander : s’agit-il simplement d’éviter l’illégalité ou s’agit-il d’éviter la toxicomanie ? Dans le premier cas, suggéré par le rapport, la création par le corps médical d’une dépendance à une drogue légale ne sera pas considérée comme un problème. Bref, quelle valeur est ici à l’œuvre ?
On y apprend également que « la prescription médicale […] peut permettre d’équilibrer le « budget drogue », les économies permises par l’arrêt de l’héroïne se reportant sur l’achat de cocaïne. » [5] : si l’on comprend bien, la prescription médicale de drogues légales gratuites permet à l’adepte de l’héroïne de concentrer ses dépenses sur la cocaïne… Là encore, n’est-ce pas un simple déplacement de problèmes, une simple substitution de dépendances encourageant la polytoxicomanie ? À nouveau, la question se pose : la valeur commandant tout ceci est-elle simplement d’éviter l’illégalité (détermination formelle) ou est-elle d’aider le toxicomane à décrocher des drogues, fussent-elles légales (détermination de contenu) ?
On y apprend des adeptes de l’héroïne eux-mêmes qu’il y a deux types de dealers : le dealer « professionnel » [6] qui ne consomme pas d’héroïne — il évite de se trouver accroché par le produit qu’il vend : un seul des quarante héroïnomanes rencontrés a commencé par dealer sans consommer, pour ensuite devenir lui-même héroïnomane — et le dealer à petite échelle (consommateur qui deale un peu pour financer sa consommation). La distinction entre trafiquants et toxicomanes est donc pertinente (inscrite par l’acte ou non de consommer ce que l’on vend) même si, comme pour toute distinction, il y a toujours un petit nombre de gens pour passer, à un moment ou à un autre, d’un groupe à l’autre.
Le rapport rappelle la distinction devenue canonique dans ce type de sociologie entre drug, set et setting [7] ; soit la distinction de la substance (pharmacologique), de la situation (c’est-à-dire de la personnalité) et du contexte (entendu comme circonstances extérieures à la personne de l’usage).
Deux éclairages intéressants sur cette triple distinction :
— « Seules les personnes qui consomment de l’héroïne occasionnellement ont tendance à associer des contextes spécifiques à leurs épisodes de consommation. » [8]. Ainsi une fois l'héroïne vraiment en jeu, la problématique du contexte devient tout à fait marginale : le problème n’est plus celui du contexte mais celui des déterminations subjectives du toxicomane.
— Plusieurs adeptes de l’héroïne indiquent qu’ils ont essayé l’héroïne pour voir ce que cela faisait, voulant en quelque sorte tester sur eux-mêmes les effets ou les non-effets de cette drogue réputée. On perçoit ici les dangers des campagnes mettant en avant le caractère indéterminé du produit-héroïne, relevant la variabilité de ses effets selon les personnes (les sets) car cela ne peut alors qu’inciter les plus tentés par l’héroïne à se dire : mais alors il faut bien que j’essaye l’héroïne pour savoir ce que cela fait sur moi puisque les experts me disent que ses effets sont très différents pour chacun. Peut-être que moi, je n’y suis pas accrochable. Et comment le savoir si ce n’est empiriquement : en testant sur moi les effets de l’héroïne, ce que personne ne pourrait faire à ma place ?
En majorité, les héroïnomanes interviewés relèvent un déficit éducatif du côté des parents : « Hors quelques cas dans lesquels les parents ont aidé leurs enfants à trouver les moyens de réduire ou de cesser leur consommation d’héroïne, ceux-ci semblent relativement absents des parcours de vie relatés par leur progéniture. » [9]
N’oublions pas cependant ce que déclare ce rapport : « l’échantillon de quarante personnes sur lequel se fondent les analyses proposées dans cette étude n’est représentatif que de lui-même. » [10] Au demeurant, curieuse déclaration pour un rapport qui se fonde entièrement sur un tel échantillon dont la composition, somme toute, relève de sa responsabilité propre : pourquoi alors n’avoir pas constitué un échantillon plus « représentatif » ? Peut-être, comme on le verra, parce qu’il s’agissait ici moins d’apprendre et de comprendre une nouvelle situation que de consolider les a priori déclarés des rapporteurs…
Point pour nous très intéressant : dans les propos des adeptes de l’héroïne ici rencontrés, la volonté joue un rôle explicite : ils déclarent à plusieurs reprises être entrés dans l’héroïne par volonté et non pas passivement ; par exemple ceci : « Certains soulignent le fait d’avoir été « motivé » depuis un certain temps pour expérimenter le produit. C’est la volonté d’essayer qui guide leur acte : « je voulais goûter le produit, je voulais savoir pourquoi comment, me faire mon propre avis en me disant : si tu veux comprendre, goûte-y. Il faut goûter pour savoir ce que ça fait. » » [11]
Noter en particulier le vouloir savoir, vouloir savoir ce que ça (me) fait (puisqu’on me dit que le produit n’est pas déterminant, peut-être que l’héroïne sera pour moi aussi inoffensive que du chocolat)… Voir les dangers précédemment relevés des campagnes diluant les singularités du produit au profit d’un discours vagues sur les contextes…
En tous les cas, un « vouloir » prendre de l’héroïne est bien à l’œuvre dans certains cas.
Ces cas de « vouloir l’héroïne » seraient sans doute plus nombreux si l’on n’adoptait pas l’étonnante naïveté des rapporteurs qui répercutent sans distance critique et évaluante tel ou tel propos recueilli. Un exemple ici — mais on reviendra sur ce travers général — : celui du « hasard » supposé présider à la première rencontre de tel ou tel avec l’héroïne. Ainsi le rapport écrit : « une partie des personnes invoque le « hasard » [pour leur première expérience de l’héroïne] : « j’étais souvent chez lui [le dealer], je passais souvent chez lui le soir… Un soir où j’étais chez lui… » » [12] et, une autre fois : « « Je suis passé par hasard, ils avaient fait ça au hasard » » [13]. Entériner l’idée que trouver de l’héroïne chez un dealer chez qui on va quotidiennement est un hasard est aussi absurde que de dire que tel dépressif ayant choisi de s’asseoir sur le périphérique a été tué par hasard au seul titre du fait que la couleur de la voiture qui l’a finalement percuté n’était pas connue à l’avance… Cette forme de recherche de la bonne occasion, fut-elle semi-consciente, fait bien sûr partie de ce qui mérite de s’appeler « volonté ».
Il y a donc bien à l’œuvre un certain vouloir la drogue chez l’adepte de l’héroïne. Ceci est sans doute un atout plutôt qu’une circonstance aggravante pour qui veut décrocher : mieux vaut alors subjectivement se tenir pour toxicomane volontaire (même si la volonté en question est en partie obscure, comme d’ailleurs toute volonté) que pour victime…
Ces entretiens présentent en fait une sorte d’évaluation faite par les héroïnomanes eux-mêmes de leur situation, du produit, du monde de la drogue. Par leur méthode d’évaluation (c’est-à-dire leur manière propre de dégager les valeurs à l’œuvre dans les comportements, les décisions, les énoncés…), ces propos nous intéressent tout spécialement.
L’évaluation par les héroïnomanes de leur situation se donne avec le plus de clarté lorsqu’il va s’agir pour eux de hiérarchiser les aspects négatifs de leurs pratiques d’intoxication.
Le rapport nous restitue cette évaluation pages 58 et 59, les plus intéressantes de toutes. Il le fait en résumant des propos qui ne nous sont malheureusement pas présentés tels quels ce qui nous empêche de prendre mesure de déformations éventuelles entre les propos effectivement tenus par les héroïnomanes et les résumés ici offerts par nos deux rapporteurs ; et nous avons ici bien des raisons d’être inquiets ne serait-ce qu’à lire les résumés que font les auteurs de leur propre contribution puisque ces deux pages, selon nous les plus originales, disparaissent purement et simplement dans le résumé présenté page 64 ! Nous verrons ultérieurement les raisons de cet étonnant caviardage…
Lisons ces pages :
[Les passages soulignés le sont de mon fait. Le gras et les italiques sont par contre repris du rapport.]
La perception individuelle des risques, mise spontanément en avant par les
personnes rencontrées, se révèle peu en
adéquation avec les préoccupations de la santé publique à l’égard des consommateurs
d’héroïne. Les personnes rencontrées citent plusieurs
aspects, qui constituent pour elles les risques majeurs qu’elles
encourent. En terme de priorité donnée par les individus,
les risques d’ordre psychosocial priment sur les risques sanitaires. Néanmoins, les consommateurs qui ont
connu une perte de contrôle de leur fréquence d’usage
évoquent tout de même les risques « pour leur
santé », risques parmi lesquels les contaminations par le VIH
et l’hépatite C figurent peu.
Peuvent être mis en évidence, dans un ordre
décroissant d’importance du risque aux yeux des personnes rencontrées :
- la peur de se « faire choper », d’aller en
prison, d’avoir des problèmes avec la justice, de se
« faire balancer » par d’autres consommateurs,
d’être « dans
l’illégalité ». Les usagers-revendeurs notamment
se sentent plus particulièrement concernés par ce thème.
- la peur de « perdre la face » vis-à-vis
des amis non-consommateurs, de la famille ; de ne plus avoir de vie
sociale. Des tactiques pour « cacher » sa consommation
sont alors souvent mises en place. « quand on se shoote,
c’est pas bien, il faut travailler tout le temps en manches longues, tu
vois. À moins de se piquer ailleurs quoi, mais c’est pas bon non
plus » [Yohan, 23 ans, Bordeaux].
- la peur de perdre le contact avec la
« réalité » ; de prendre des risques
collatéraux (accidents de la route,…).
- la peur de « tomber dedans », de devenir
dépendant physiquement. Il faut « se tester » et
ne pas « pousser à l’excès », ne pas
« s’enfermer » dans les prises
répétées du produit (« si ça comble
un… un vide, c’est dangereux quoi. »). Certains individus, qui ont
déjà le sentiment de perdre leur maîtrise sur la
cocaïne, décident de ne pas consommer d’héroïne
de peur de « retomber dedans » : c’est
notamment le cas de Gaëlle [20 ans, Toulouse] qui a connu un usage abusif
de cocaïne en free-base « Mais j’ai pas voulu
recommencer parce que justement je me suis dit que si là je me suis
sentie bien, il ne me faudra pas longtemps pour apprécier la chose et
que… Je savais que j’allais eh… Je savais qu’il fallait
que ça sorte quoi. Et donc tu vois je… J’ai essayé
vraiment de me rappeler de ce moment où j’ai été
malade quoi plus que du moment après où… où
j’étais bien quoi. Parce que… parce qu’après
l’histoire de la coke, j’avais pas envie de recommencer. »
- la peur de passer à l’injection et de faire une overdose.
Ainsi, le thème de l’overdose est souvent associé à
l’injection « La seule prise de risque qui m’a
inquiété moi, c’est… c’est par rapport
à… aux ecstas. Ecstas et trips quand j’avais parlé de
mon cousin. C’est le seul truc qui m’a inquiété.
Après eh… je… j’ai… je me suis inquiété
de la possibilité d’overdose, mais ça, je me suis
inquiété surtout avec les shoots. » [Christophe, 22 ans, Dijon].
- la peur pour sa santé (perte de poids, alimentation
jugée peu saine et déséquilibrée, réutilisation
du matériel d’injection) « je suis tombée
eh… Je suis pas grande mais bon, je suis tombée à…
trente quatre kilos, tu vois. Et eh… franchement j’étais
vraiment maigre, hyper maigre et c’était pas beau et… et
dans ma tête ça a commencé à… tu vois,
où je commençais à me dire eh… À ne plus
avoir envie de faire des projets… ‘fin… » [Roberte, 21 ans, Toulouse].
[pages 58-59]
On ne sait malheureusement comment la hiérarchie entre les six « peurs » recensées est faite, d’autant qu’on imagine volontiers que les quarante n’ont pas la même…
Voilà, en tous les cas, un point de vue sur le monde de l’héroïne qui associe six peurs dont on peut déjà remarquer qu’elles ne sont pas toutes au même titre associables à des risques : certes, la peur d’être arrêté peut être vue comme la crainte d’un risque (rien n’assure que telle personne sera arrêtée) alors que la peur pour la santé est sans doute perçue comme une menace plus inéluctable : on peut, somme toute, avoir peur de quelque chose qui doit sûrement arriver (un condamné à l’échafaud aura peur de l’exécution) et il n’est ainsi pas convenable d’appeler cette peur la peur d’un risque. Les deux rédacteurs, pourtant, rapportent toutes ces peurs comme relevant de « risques ». Curieuse manière pour des chercheurs de mélanger deux phénomènes aussi différents. Nous comprendrons plus loin pourquoi…
Remarquons que les peurs en question, à l’exception de la première d’entre elles (mais qui concerne essentiellement les héroïnomanes qui dealent), ne sont pas celles de gens se considérant comme « victimes » : ce sont des peurs quant aux conséquences immanentes d’actes autonomes, ce sont des peurs associées à la logique dans laquelle ces héroïnomanes se sont engagés.
J’y lis aussi pour ma part le fait que le conflit de leur volonté est toujours en acte : continuer de vouloir l’héroïne ou vouloir « décrocher » de cette logique ? La question est bien implicitement à l’œuvre.
L’autre point frappant, que relèvent prioritairement nos deux rapporteurs (voir passages soulignés), c’est l’hétérogénéité de cette hiérarchie des « peurs » avec la problématique de la politique de réduction des risques. Pas même ici de peur du sida exprimée ! Cela semble choquer nos deux auteurs qui vont bientôt faire la preuve qu’ils veulent réduire les problèmes de toxicomanie au souci du sida et des hépatites. En tous les cas pour ces adeptes de l’héroïne, le danger est avant tout dans l’héroïne bien avant de l’être dans le sida et les autres maladies infectieuses…
À décrypter les bribes de propos restitués dans ce paragraphe, que peut-on dire des valeurs mises en avant par ces adeptes de l’héroïne ? Il y a
— des valeurs positivement définies : garder l’estime des proches, garder rapport à la réalité ;
— des valeurs approchées par la négative : ne pas être dépendant d’un produit, ne pas être en prison, ne pas mourir, ne pas être malade…
Pour qui voudrait agir pour soutenir ces gens dans leur « volonté » de décrocher, ces indications pourraient suggérer des points d’appui. Nous allons voir ce que vont faire nos deux rapporteurs de ces propos sollicités, puis recueillis, et enfin transcrits…
Avant de tomber sur les pages où pivote ce rapport (pages 65 à 67), plusieurs symptômes attirent l’œil du lecteur attentif : les rapporteurs ne prennent pas soin d’évaluer eux-mêmes les propos recueillis et semblent constamment les prendre au pied de la lettre. On comprendra plus tard pourquoi ils ne prennent pas ce soin…
Les rapporteurs n’évaluent guère l’énonciation et semblent donc toujours prendre les énoncés au pied de la lettre, comme s’il s’agissait là de messages transmettant une information univoque, non d’énoncés signifiants surdéterminés par leur position d’énonciation.
Il n’est ici nul besoin de supposer un biais systématique de la part des héroïnomanes sollicités mais simplement de savoir que sont ici à l’œuvre, comme chez tout sujet parlant — pas plus mais pas moins non plus —, des significations semi-conscientes, des symptômes inconscients, des dénégations, bref tout un matériel signifiant tout autant si ce n’est plus que le contenu supposé « objectif » — c’est-à-dire rendu insignifiant ! — de supposés messages.
L’exemple précédemment relevé d’un supposé hasard bien peu aléatoire est ici parlant : comment ne pas voir une volonté semi-consciente — en l’occurrence, déniée — d’en venir à la drogue dans le fait d’aller régulièrement s’inviter dans le repaire du trafiquant !
D’autres exemples dans le même rapport.
· « Les données qualitatives doivent être étudiées en prenant en compte leurs limites, principalement liées à leur nature discursive : les discours doivent toujours être recontextualisés dans les intentionnalités des personnes rencontrées (motivation, sentiment, apposition expressive de sens, événements choisi ou subis) et dans le contexte social qui a permis leur émergence. » [14]
Tout ceci reste une simple déclaration d’intention car ici ces « intentionnalités » ne restent connues que par les discours…
· « L’approche biographique permet de ré-inscrire les pratiques de l’héroïne dans les contextes sociaux et les intentionnalités dont elles sont le fruit. » [15]
Mais la biographie n’est ici approchée que par des discours autobiographiques… Et pas d’évaluation critique extérieure.
· « Par définition, les stratégies intentionnelles désignent des situations où l’épisode de consommation de l’héroïne est prémédité. » [16]
Consciemment ou inconsciemment ? ! Aucune distance critique par rapport à ce qui est raconté à l’enquêteur, sauf quand c’est technique (cf. la confusion speed-ball et mélange amphétamines + héroïne : là, les rapporteurs prennent leurs distances et le signalent [17], mais cela n’a guère d’enjeu).
Et encore :
· Christophe : « je disais « non ! Mais non ! Je maîtrise » et tout. En fait, c’est facile de dire ça quand on a des produits tous les jours. » [18]
C’est un toxicomane qui prend ici soin de relever l’écart entre son dire et son faire, pas les rapporteurs…
· « On dit qu’on fait attention, mais on ne fait pas gaffe en fait » [19]
Id. Les héroïnomanes font plus attention aux contradictions internes à leurs énoncés que ceux qui les écoutent…
D’une non-évaluation, on passe à une évaluation implicite. Par exemple :
· « Le hasard des rencontres. Dans ce cas, il n’y a pas de volonté de mélanger les produits. » [20]
L’enquêteur entérine la déclaration : il n’y a pas de volonté car l’enquêté le présente comme tel… ! Mais que sait-on de la volonté réelle ?
· « D’une première relation d’entraide (aider à découvrir les effets, soutien « moral » au cours de la prise, mise en confiance par la simple présence) » [21]
Entraide ? Mais il s’agit d’aider quelqu’un à consommer de l’héroïne ! Les rapporteurs ne mettent même pas le mot entre guillemets. Ils entérinent cette valeur (positive !) d’entraide…
Tout ceci se clarifie quand les rapporteurs exposent leurs valeurs explicites. Ils vont le faire avec une singulière brutalité, en une stupéfiante déclaration :
« Les profils mis au jour peuvent être
présentés dans un ordre déterminé par la gradation
des risques tels que ces derniers sont envisagés par les politiques de
santé publique. La façon dont les personnes appréhendent
subjectivement le risque n’est donc pas prise en compte dans cette
analyse. »
Reprenons, « dans le contexte », cette déclaration inattendue dans un rapport se présentant comme scientifique, savant, objectif et qu’on suppose donc régie par la déontologie minimale du chercheur en sciences sociales et humaines…
Rappelons, pour restituer le contexte et les « intentionnalités », l’exergue inaugural (page 3) : « L’équipe de travail adresse ses vifs remerciements à tous les consommateurs d’héroïne qui ont accepté de livrer l’histoire de leur vie pour réaliser cette recherche. »
Six types de consommateurs d’héroïne ont ainsi
été dégagés.
Profils sociologiques
des nouveaux consommateurs d’héroïne et sens investi dans la
consommation (40 entretiens).
Cette typologie construite à partir du sens investi dans la consommation
d’héroïne est intéressante à confronter aux
approches de la prévention et de la réduction des risques et des
dommages liés à l’usage de substances psychoactives. En
effet, les profils mis au jour peuvent être présentés dans un
ordre déterminé par la gradation des risques tels que ces
derniers sont envisagés par les politiques de santé publique. La
façon dont les personnes appréhendent subjectivement le risque
(conférer chapitre précédent) n’est donc pas
prise en compte dans cette analyse, au profit d’une lecture du risque
qui correspond à une gradation liée au contrôle de la
consommation et aux conséquences sanitaires induites, ainsi
qu’à l’insertion dans le monde social normatif. Retenir
la fréquence d’usage comme variable essentielle des risques de
l’héroïne envisagée sous l’angle de la santé
publique correspond bien aux nouvelles approches de la prévention des
consommations de substances psychoactives, qui s’attachent plus
volontiers à la dynamique des comportements plutôt qu’aux
produits consommés [29]. Dans cette perspective, cette typologie
assume l’idée de s’inscrire dans une conception de
santé publique, qui a pour caractéristique de promouvoir et
de diffuser l’idée que la santé et l’insertion dans
le monde social constituent un bien public et un enjeu collectif [36].
Deux critères principaux permettent ainsi de classer les six
profils mis au jour dans un ordre déterminé par la gradation
progressive des risques encourus (des moindres risques aux plus grands risques).
- La fréquence de l’usage d’héroïne se
catégorise en trois modalités. On entend par consommation occasionnelle
une consommation dont la fréquence est inférieure ou égale
à un rythme mensuel ; une consommation abusive est entendue comme
une consommation effectuée plusieurs fois par mois ou plusieurs fois par
semaine, mais non quotidienne ; la dépendance ou compulsion
caractérise les usages quotidiens.
- On entend par risques sanitaires et sociaux un ensemble pragmatique,
composé des conséquences sur la santé (psychologique et somatique)
et la vie sociale (personnelle, professionnelle, institutionnelle) que
l’héroïne est susceptible de générer chez les
personnes qui consomment ce produit. Les risques pour la santé peuvent
être la dépression, les risques d’infection par le VIH et le
VHC, les abcès aux points d’injection, les hospitalisations
liées à l’usage de drogues. Les risques sociaux sont
plutôt constitués d’éléments comme la perte de
l’emploi, l’arrêt des études, ou le rejet des proches.
Les six profils mis au jour peuvent alors être
présentés comme dans le tableau suivant, qui montre dans quelle
mesure les fréquences de consommation et les risques socio-sanitaires
associés peuvent s’interpénétrer avec une perception
spécifique de l’héroïne et de sa pratique.
Profils sociologiques
des nouveaux consommateurs d’héroïne : sens investi dans
la consommation, fréquence de l’usage et risques socio-sanitaires
encourus (40 entretiens).
* La mention consommateurs actifs concerne les personnes qui consomment de l’héroïne au jour de l’entretien. Par opposition, les consommateurs passifs sont ceux qui ont amorcé une sortie de leur carrière d’usagers d’héroïne, qu’ils prennent ou non un traitement de substitution.
[pages 65-67]
Voilà donc nos rapporteurs au pied du mur : il s’agit pour eux de légitimer la typologie qu’ils ont construite. Ils estiment pour cela devoir l’ordonner — la dispersion des six types constitués ne semble pas leur suffire —.
Comment choisir l’ordre susceptible de classer les types, puisque telle est la loi que veulent appliquer nos rapporteurs ? Loin d’essayer de l’établir à partir du « matériau » qu’il s’agit de classer, loin de procéder de manière immanente en voyant comment il leur serait possible d’être fidèle à la richesse et diversité découvertes, offertes aux enquêteurs par les entretiens qu’ils ont sollicités et recueillis, nos deux rapporteurs décident « ubi et orbi », autant dire dogmatiquement : ce sera selon les a priori de la politique de réduction des risques ! Ce sera le classement établi par la politique de réduction des risques qui présidera à l’ordre donné à ces types. Que cette mise en rang rature ce que les enquêtés ont pris soin de dire aux rapporteurs (rien moins que leurs « peurs », selon une ramification en six catégories — voir la « page précédente » —) n’a plus d’importance.
On se demande alors, rétroactivement : mais que s’agissait-il donc de chercher dans ce travail, si son point d’aboutissement peut si négligemment récuser les résultats accumulés au long de tous ces entretiens ?
On connaît la déclaration de Rousseau : « Commençons par écarter tout fait » [pour mieux penser par nous-mêmes ce qu’il s’agit de penser, de le penser sans préjugés], mais c’est bien la première fois — à ma connaissance — qu’un chercheur publie un rapport déclarant : « Finissons en écartant les faits récollectés ».
Pourquoi ainsi se détourner du discours tenu par les héroïnomanes ? La réponse est ici explicitement donnée : pour plaquer sur la situation les dogmes de la politique de réduction des risques, ce qu’il faut bien appeler ses « a priori » et, ici du moins, ses préjugés.
Les rédacteurs ont l’honnêteté de délivrer les cartes personnelles qu’ils jouent dès l’ouverture de leur rapport. Sans doute faut-il ensuite une oreille assez exercée à une certaine forme de sophistique pour suivre le fil d’Ariane de ces intérêts partisans mais enfin, voici cette déclaration liminaire :
L’approche adoptée dans ce travail cherche à
organiser sa réflexion sans a priori idéologique concernant le consommateur
de substances psychoactives (qui n’est pas considéré comme
un déviant mais comme un « homme ordinaire »)
et/ou le produit consommé. Elle est d’autre part intellectuellement
proche des conceptions et problématiques abordées par la
politique de réduction des risques et des dommages de l’usage
de drogues promue par la prévention des maladies infectieuses comme le
VIH/sida. L’idée qu’il n’existe pas de
société sans drogue ouvre la voie à la reformulation
des politiques de santé publique en s’appuyant sur le principe
suivant : plus une consommation de drogue est contrôlée
et encadrée par des limites définies par des considérations
sanitaires, plus elle tend à favoriser la préservation de la
santé collective [29]. Par ailleurs, ces politiques s’inscrivent
désormais dans une approche qui considère la préservation
de la santé sous l’angle de la lutte contre l’exclusion sociale,
la discrimination et la marginalisation des consommateurs, ces trois points
étant considérés comme des leviers importants des
comportements à risques [30].
Aborder le versant sociologique de l’usage des drogues dans cette
optique procède plus, comme l’écrit Robert Castel [15],
d’une phénoménologie empirique des conduites
plutôt que de l’analyse d’un phénomène par le
biais d’un prisme théorique. En ce sens, cette recherche
s’inscrit dans le cadre d’une sociologie appliquée.
[page 12]
Ce qui saute aux yeux du lecteur, c’est proprement l’incohérence du propos : comment une position revendiquant « idée », « principe », « conception », « problématique », jusqu’à une « phénoménologie empirique » en passant par une « sociologie appliquée », peut-elle, sans rire, se déclarer sans « a priori idéologique » ? !
Cette déclaration n’a de sens qu’à deux conditions :
1. a priori idéologique est le nom donné à ce qui ne vaut pas.
2. Avoir un a priori idéologique est l’exclusivité de qui n’a pas la même position que les auteurs, c’est-à-dire de qui n’a pas les a priori idéologiques de la politique de réduction des risques (c’est-à-dire ses idées, ses principes, ses conceptions du monde, ses problématiques, sa « philosophie », ses valeurs, etc.).
D’où on déduit facilement une conclusion qui n’était que la prémisse de cette argumentation scolastique : est déclaré ne rien valoir ce qui n’est pas dans l’horizon de la politique de réduction des risques.
On est un peu désolé d’avoir à décortiquer ce type de sophistique dans un rapport se présentant comme sérieux, argumenté, « scientifique », « objectif »… Faut-il également rappeler que l’opposition science/idéologie, qui visiblement est à l’arrière-fond de ce paragraphe, a une évidente généalogie althusserienne et qu’on peut s’étonner de la voir s’introduire ici comme une sorte d’évidence, sous la figure anodine d’un pragmatisme et d’un empirisme qui auraient pourtant fait dresser d’effroi la chevelure de Louis Althusser ?
Faut-il souligner encore un peu plus l’inconsistance de cette déclaration liminaire ?
Il faudrait s’amuser de ce que nos rapporteurs croient devoir nommer « idée » l’énoncé « il n’existe pas de société sans drogue » quand il s’agit là d’une platitude, d’un constat d’une totale banalité qu’on ne peut assimiler à une idée qu’en dotant l’énoncé d’un point d’exclamation terminal en sorte de lui conférer le statut non plus d’un constat mais d’une prescription, d’une norme, ce qui est bien le sens subliminal de cet énoncé tenu pour une « idée ».
Il faudrait s’amuser également de la valeur conférée à l’empirisme, comme si l’empirisme n’était pas lui-même une conception du monde — et par conséquence aussi une idéologie — dont la valeur est rien moins que contestable (qui ne sait aujourd’hui que le fait n’est pas traitable en pensée comme une donnée mais comme résultat d’une construction et que prétendre fonder la pensée sur des faits, c’est alors la fonder sur du vent — conséquence d’avoir confondu « réel » et « faits »…).
Tout ceci ne serait que des opérations somme toute dérisoires s’il n’y avait, au principe de tout cela, la volonté obstinée de nos rapporteurs d’imposer un diktat : celui d’une certaine idéologie de la santé publique.
J’appellerai « hygiéniste » cette conception de « la santé publique ». Voyons ses constituants.
Quelques nouveaux extraits du rapport.
· « Cette approche des configurations subjectives dans lesquelles s’inscrivent les pratiques actuelles de l’héroïne a également pour objectif de mettre en évidence les préoccupations de ses consommateurs et leur degré d’adéquation avec celles de la santé publique. » [22] « L’examen des représentations de l’héroïne mais aussi des risques subjectifs qui y sont associés pourra permettre d’estimer leur degré d’adéquation avec les préoccupations de santé publique. » [23]
Remarquer deux points :
— on parle de « la » santé publique : il n’y aurait donc qu’une manière de la considérer. On présente ainsi le parti pris adopté comme un dogme que seuls des ignorants pourraient vouloir discuter.
— il s’agit d’adéquation, et d’une adéquation très particulière : il s’agit de mesurer les propos des héroïnomanes à l’aune des a priori en matière de santé publique décrétés par les deux rapporteurs. Il ne s’agit nullement de mettre en évidence le degré d’adéquation des préoccupations de santé publique avec celles des personnes considérées ! On comprend notre conclusion page 65 : puisque les propos d’héroïnomanes s’avèrent ne pas être adéquats aux dogmes de la santé publique, oublions-les pour conserver nos dogmes ! Connaît-on beaucoup de « recherche » qui annonce ainsi d’entrée qu’elles ont pour objectif de voir comment la réalité résiste à une théorie donnée non pas pour examiner comment modifier alors cette théorie mais pour déterminer ce qu’il va falloir éliminer de la réalité pour que la théorie a priori continue d’être valide ?
· « La santé telle que la santé publique la définit » [24]
Une clef pour nous de l’évaluation de ce rapport est ici : quelle est la conception exacte de la santé qui se cache derrière le syntagme « santé publique » ? Ce point est capital pour apprécier l’énoncé suivant :
· « L’héroïne envisagée sous l’angle de la santé publique » [25]
· « Cette typologie assume l’idée de s’inscrire dans une conception de santé publique qui a pour caractéristique de promouvoir et de diffuser l’idée que la santé et l’insertion dans le monde social constituent un bien public et un enjeu collectif. » [26]
Redisons-le : si ceci n’est pas de l’idéologie, alors qu’est-ce qui peut bien en être ?
Mais par-delà cela, on s’approche de la valeur donnée à « santé » par ce rapport…
· « Les risques pour la santé peuvent être la dépression, les risques d’infection par le VIH et le VHC, les abcès aux points d’injection, les hospitalisations liées à l’usage de drogues. » [27]
Se précise la valeur « santé » ici à l’œuvre : les « peurs » des héroïnomanes ont été effacées. Les troubles de la conscience, les craintes de n’être plus libres, de devenir esclaves d’un produit (ce qu’un héroïnomane décrit justement en disant : « « C’était la drogue qui te gérait et plus toi qui gérais la drogue » » [28]), tout ceci ici ne compte plus. Ce qui compte, ce qui vaut donc pour nos rapporteurs, c’est finalement ce qu’on serait en droit d’attendre de n’importe quel animal social apte à vivre et travailler, un cheval par exemple : ne pas prendre le risque de troubles somatiques entraînant une incapacité à remplir ses fonctions.
Et le rapport de se conclure sur ce nouvel objectif :
· « Des recherches qualitatives devraient être menées pour approfondir les liens entre risques perçus et risques sanitaires et sociaux objectivement courus par les individus. » [29]
Soit toujours cette façon de normer les risques par les seuls dont se soucie la politique de réduction des risques. Autant dire que la nouvelle « recherche » envisagée serait celle des bons moyens de propagande pour que les nouveaux héroïnomanes écoutent enfin les dogmes de la politique de réduction des risques et de sa conception hygiéniste de la santé publique. On restera sceptique sur la qualité « scientifique » d’un tel type de recherche…
La clef de notre évaluation de ce rapport aboutit donc à dégager cette question cruciale : qu’en est-il des valeurs à l’œuvre dans les différentes écoles de pensée se réclamant de « la santé publique » ?
Qu’en est-il dans la politique de réduction des risques ? Qu’en est-il dans la nouvelle école hygiéniste ? Qu’en est-il dans d’autres écoles ?
Il nous faudra nous pencher sur cette dimension, cardinale en matière de politiques publiques contre les drogues et la toxicomanie.
À tout le moins la lecture de ce rapport, instructif lorsqu’il rapporte — malheureusement par bribes — les propos tenus par les nouveaux adeptes de l’héroïne, irrecevable lorsqu’il plaque ses dogmes militants — ceux de la politique de réduction des risques et de la nouvelle école hygiéniste en matière de santé publique — sur une réalité rétive à ses préjugés, nous suggère-t-elle cette voie.
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Éléments
de la discussion
• Une approche de type
« santé publique » privilégie le collectif
sur l’individu, rien de plus rien de moins.
C’est à ce titre que l’approche de nos rédacteurs doit être précisée comme étant hygiéniste : privilégier le collectif n’implique nullement le dédain des inquiétudes ici listées par les toxicomanes.
• Comment un tel rapport, qui a dû
pourtant être validé par le Conseil scientifique de l’OFDT,
a-t-il pu être publié ?
Il va de soi que la question est posée à l’OFDT.
• Il est très difficile, dans les
enquêtes en matière de toxicomanie, de bâtir des
échantillons représentatifs. Des échantillons non
représentatifs — tel celui de ce rapport — permettent
à tout le moins d’exhiber des différences et une
hétérogénéité qui peuvent être
robustes (rester valides dans une population plus vaste).
Oui, sauf si la « représentativité » aboutissait à conclure que la différence produite par examen de l’échantillon non représentatif portait en fait sur respectivement 99 et 1 % de la population ! Auquel cas l’hétérogénéité dégagée pourrait passer pour marginale.
• Cet exposé n’entretient-il pas
vis-à-vis du rapport examiné le même type relation que ce
même rapport entretient vis-à-vis des toxicomanes
interviewés ?
Non, et ce pour cette raison précise : je lis ce rapport en essayant d’en dégager les valeurs à l’œuvre. Pour cela, j’applique la méthode d’évaluation dite « immanente » dont j’ai parlé dans nos précédentes séances : après les avoir identifiées — mieux : pour les identifier —, je suis ces valeurs à la piste dans le texte, je repère leurs sauts, ruptures, leur affirmation tantôt symptomale, tantôt à découvert. Le travail, dégageant ces valeurs à l’œuvre, restitue ce faisant le champ nécessaire d’un « valeurs contre valeurs » c’est-à-dire l’espace des décisions et choix ayant présidé au travail évalué.
Ce rapport ne procède nullement ainsi : il ne cherche visiblement pas à évaluer les valeurs à l’œuvre chez les héroïnomanes rencontrés puisque, lorsqu’il constate que ces valeurs sont différentes de celles de la politique de réduction des risques, il s’en désintéresse aussitôt alors que c’est en ce point même que le travail d’évaluation aurait dû vraiment commencer !
Le problème des rapporteurs, pourtant, était d’évaluer les pratiques et les représentations des héroïnomanes pour mieux comprendre pourquoi ceux-ci n’adoptaient pas les conduites préconisées par la politique de réduction des risques. Or au moment même où l’écart (pressenti) de valeurs apparaît, nos rapporteurs, constatant que le message de la politique de réduction des risques ne passe pas, se désintéressent alors des valeurs dégagées par les héroïnomanes… et proposent une nouvelle étude ! Cette disposition révèle à la fois les préjugés des rapporteurs et leur incapacité à évaluer réellement les conduites des nouveaux héroïnomanes.
–––––––
[1] p. 31
[2] p. 54
[3] p. 36, 48
[4] p. 38
[5] p. 37
[6] p. 46
[7] p. 11
[8] p. 37, 38
[9] p. 42
[10] p. 20
[11] p. 26
[12] p. 27
[13] p. 74
[14] p. 18
[15] p. 18
[16] p. 33
[17] p. 34
[18] p. 57
[19] p. 62
[20] p. 34
[21] p. 40
[22] p. 15
[23] p. 17
[24] p. 63
[25] p. 66
[26] p. 66
[27] p. 67
[28] p. 51
[29] p. 95