Évaluation de l’étude de Gérard Pradelle :

« Prévenir la toxicomanie : un combat mythique » (Lyon, 1996)

(Séminaire Ensmp, 6 avril 2006)

 

François Nicolas

 

Prévention primaire ?

Évaluation par G. Pradelle

Quelles sont les vraies valeurs à l’œuvre ?

Déconstruction/construction

Construction de l’idéologie de la réduction des risques

Trois temps

Absence de concept pour la prévention primaire ?

Prévention spécialisée ?

Deux distinctions…

…alignées

Histoire en trois étapes

Prééminence de la prévention-information ?

Le problème des pouvoirs publics

« Savoir plus » ? Former des consommateurs avertis !

Prévention-éducation ?

Deux pistes

« Modifier les perceptions » ?

Dépolitisation plutôt que politisation…

« Se mettre hors de soi » ?

Éduquer ?

Quelques questions léguées par cette étude

Mythe ?

Mytho-logique

La formule canonique du mythe chez Claude Lévi-Strauss

La formule du « combat mythique » ?

Un nouveau mythe, celui de la réduction des risques ?

Évaluation presque impossible…

 

Cette étude intéresse notre séminaire à différents titres : elle tente d’évaluer ce qu’est en France la prévention primaire en matière de toxicomanie.

À ce titre, et par-delà ses propres imperfections, cette étude nous invite à penser ce qu’est – ce que peut être – une prévention primaire. Les études abordant ce volet de la prévention sont suffisamment rares — la politique de réduction des risques tend à focaliser la prévention sur ses volets secondaire et tertiaire – pour qu’il mérite d’aller y regarder de près.

 

Cette étude nous invite en particulier à penser quelles sont les valeurs de la prévention primaire : comment la situation de la France est-elle problématisée ? Quels objectifs sont assignés aux problèmes ainsi dégagés ? Quels moyens sont ensuite affectés à la réalisation de ces objectifs ? Quels effets finalement résultent de cette mobilisation ? Ultimement de quelle manière ces effets modifient-ils ou non la situation initialement problématisée ?

Comme l’on sait, cet enchaînement d’une problématisation, d’une adaptation, d’une adéquation, d’une efficience et d’une transformation relève de partis pris, de décisions, d’évaluations, brefs de « valeurs » politiques prises ici dans leur matérialisation concrète.

 

L’intérêt de l’étude de Gérard Pradelle est de soutenir un point de vue particulièrement tranché et clair sur tous ces enchaînements.

Prévention primaire ?

Si l’on se reporte au schéma proposé en janvier dernier en matière d’évaluation de la prévention primaire :

on pourra dire que l’évaluation par Pradelle de ce pentagone se formule ainsi :

Évaluation par G. Pradelle

·       la prévention primaire part de la conviction d’un « problème-drogue » posé au pays ;

·       elle adapte à ce problème des objectifs implicites plutôt qu’explicites : celui en fait d’éradiquer ce problème et donc d’éradiquer sa cause, c’est-à-dire les drogues ;

·       elle mobilise pour cela des moyens plutôt disparates : un personnel varié (policiers et juges, enseignants, mais surtout bénévoles de nombreuses associations) sans véritable formation commune et sans objectifs partagés ;

« Le principal rôle joué par les associations concerne la prévention primaire. » [1]

·       elle aboutit à des effets quasi-imperceptibles, ce dont l’auteur conclut (indûment) à leur inexistence ;

·       au total, la situation de départ n’est nullement transformée par cette action qui se verra donc synthétisée comme étant particulièrement inconsistante.

Cette évaluation ouvre alors logiquement la question : mais si tout ceci semble absurde, si tout ceci n’est pas simplement une gabegie administrative – et la réitération et la permanence de ces actions suffisent à l’auteur pour éliminer cette hypothèse -, c’est donc que la logique de cette prévention ne répond pas au schéma déclaré. C’est donc que les valeurs effectivement à l’œuvre en cette mobilisation ne sont pas les valeurs déclarées par les pouvoirs publics et que se glissent ici en vérité d’autres valeurs, que d’autres valeurs s’avèrent à l’œuvre par-delà les discours stéréotypés.

« priorité nationale depuis de nombreuses années », restée « vœu pieu » [2]

« Cette politique [de prévention] est un échec. Quelle est alors la raison d’être de ce dispositif ? » Il s’agit de « comprendre pourquoi elle reste d’actualité, alors que les études d’impact concluent à l’inefficacité de la prévention spécialisée des toxicomanes. » [3]

« L’étude du phénomène toxicomanie le fait apparaître comme une construction sociale. » [4]

« Le développement rapide et conséquent des pratiques toxicomaniaques signe l’échec de la politique de prévention primaire conduite depuis 25 ans. » [5]

« Pourquoi tente-t-on de mettre en œuvre une politique de prévention primaire des toxicomanies alors que rien ne permet d’en affirmer le bien-fondé ? » [6]

Quelles sont les vraies valeurs à l’œuvre ?

L’auteur se fixe donc pour nouvel objectif d’évaluer les véritables valeurs agissant effectivement dans ce dispositif de prévention primaire, ce qui va le conduire à interpréter tout autrement les valeurs circulant dans le pentagone de la prévention primaire.

Pour résumer le propos de Gérard Pradelle, il faudrait selon lui comprendre ce dispositif ainsi :

·       la problématisation est une construction d’un « problème-drogue » qui, pour l’auteur, ne reflète nullement l’état réel de la situation

« Le danger représenté par les drogues n’est pas clairement établi » [7]

« Nous parlons des représentations des drogues et des toxicomanies et non pas de la réalité des pratiques toxicomaniaques. » [8]

mais répond en fait à une logique politique sécuritaire entendue comme politique se donnant pour but la réduction d’un « sentiment d’insécurité » assez radicalement déconnecté des phénomènes réels d’insécurité ; ou encore : la problématisation consiste à donner au « sentiment d’insécurité » l’exutoire d’un « problème-drogue » ;

« Le problème-drogue n’est pas apparu comme un problème en soi » [9]

« Nous avons mis à jour la notion de problème-drogue qui est construit selon un schéma identique au sentiment d’insécurité » [10]

·       l’objectif, à partir de là, sera celui d’une réduction de ce « sentiment d’insécurité » par éradication du « problème-drogue » ;

« Éradiquer ou non la toxicomanie » [11]

·       pour cela les moyens mobilisés en matière de prévention seront essentiellement des moyens d’information (plus encore que d’éducation) ;

·       les effets notables de cette information ne seront guère décelables chez les toxicomanes mais s’attacheront par contre clairement aux gens mobilisés par cette cause puisqu’ils en tireront au moins le sentiment d’avoir fait leur devoir, d’avoir au moins fait ce qu’ils pouvaient faire ;

« Le besoin de faire quelque chose, de rassembler des énergies et des bonnes volontés est apparu comme un moteur essentiel de la prévention des toxicomanies » [12]

·       les effets résultants seront quasi-inexistants, ce qui amène Gérard Pradelle à résumer cette prévention primaire comme constituant un « combat mythique » - il précise bien que le mythe ainsi à l’œuvre, en ce nouveau pentagone quasi-irrationnel, est celui d’un combat contre la drogue - :

« Prévenir la toxicomanie : un combat mythique. Mythique s’applique au combat et non à la prévention elle-même. » [13]

« Notre hypothèse était que la prévention des toxicomanies a en fait une fonction sécuritaire – celle de rassurer le corps social - » [14]

Cf. ces extraits :

« Comme base de notre hypothèse pour conduire notre recherche, nous faisons le constat que le dispositif de prévention de toxicomanies ne produit pas une réduction des pratiques toxicomaniaques, contrairement à sa raison d’être. Nous pensons que ce dispositif trouve son sens et sa continuité car sa fonction essentielle est de répondre à la peur qu’exprime l’opinion publique face à la représentation qu’elle a de la toxicomanie. » [15]

« Nous faisons l’hypothèse que le dispositif de prévention des toxicomanies ne produit pas une réduction des pratiques toxicomaniaques, contrairement à ce qu’il énonce, et qu’il a pour fonction essentielle de répondre à un sentiment d’insécurité, qu’il est une réponse non pas à la toxicomanie mais à la représentation de la toxicomanie. Cette représentation de la toxicomanie, et plus vaguement de la drogue, a ses racines dans l’irrationnel, et c’est autour de cet irrationnel que l’on veut construire un dispositif de protection, de prévention : le corps social réagit pour faire face à la peur engendrée par son imaginaire, et non pour faire échec à la toxicomanie elle-même. » [16]

 

L’intérêt de cette étude est aussi, en mettant au jour les valeurs supposées de la prévention comme « combat mythique » (tout du moins, j’y reviendrai, pour les pouvoirs publics), de dégager en creux les valeurs opératoires pour G. Pradelle.

Déconstruction/construction

Cette étude délivre en effet, quasiment à nu, la manière dont l’idéologie de la réduction des risques s’est construite au mitan des années 90 : par déconstruction de la problématique du « combat contre la drogue » — cette déconstruction opère en construisant en fait un nouveau thème : celui du « combat mythique » [17] (bien sûr, dans ce contexte, « mythe » doit être entendu comme péjoratif, à distance donc des considérations de Claude Lévi-Strauss sur la pensée mythique, sur la rationalité à l’œuvre dans les mythologies…) – et par construction d’une nouvelle problématique dont le maître-mot sera « pragmatisme » (il y s’agit de s’adapter « pragmatiquement » aux nouveaux temps et de s’accorder « avec réalisme » à la nouvelle figure du monde).

Construction de l’idéologie de la réduction des risques

Je voudrais rapidement relever les opérations à l’œuvre dans la construction de cette nouvelle idéologie (celle de la réduction des risques). Qu’il s’agisse bien de cela, la conclusion du mémoire de Gérard Pradelle en atteste :

« La situation ne semble pas complètement bloquée : la question de l’efficacité est à l’ordre du jour, et l’idéologie qui préside actuellement aux décisions concernant le traitement du phénomène des drogues cède petit à petit, sous les assauts d’une réalité de plus en plus exigeante. » [18]

« L’élaboration, dans une démarche scientifique, d’une référence commune pour conduire la prévention des toxicomanies, débouchera sur l’éclatement du problème-drogue » [19]

« L’éclatement du problème-drogue est la condition nécessaire pour un traitement plus efficace du problème des abus de toxiques ». [20]

« Changer la loi est le point de départ d’une politique pragmatique » [21]

Comment cette opération de déconstruction-reconstruction se réalise-t-elle ?

Trois temps

En trois temps :

1.     Il s’agit d’abord de vider les choses de leur en-soi : ici, vider ce qui est appelé « représentations » de tout contenu immanent spécifique. C’est l’idée que la chose – plus encore la chose représentée – n’a pas de noyau propre identifiable et qu’elle ne peut être appréhendée que relativement à un point de vue donné ; c’est le temps propre de déconstruction qui consiste à laisser croire que toute idée de toute chose étant nécessairement construite, elle serait aussi bien déconstructible puisqu’elle ne saurait de toutes les façons s’ajuster à une chose en soi (puisque celle-ci est inconnaissable, inabordable, ou inexistante). D’où le second temps :

2.     Il s’agit ensuite de relativiser les points de vue, ici les « représentations » comme ne relevant que de différents angles également recevables. Ici on aligne les idéologies comme étant relativement équivalentes puisque n'existant que pour tel ou tel.

3.     Il ne reste plus alors qu’à en appeler du pragmatisme qui prétendra s’exempter de ces idéologies (quand, bien sûr, il ne fait qu’en constituer une de plus).

On peut ramasser ceci en un petit syllogisme :

·       Il n’existe pas d’en-soi.

·       Il n’existe que des constructions idéologiques pour tel ou tel.

·       Dans ces conditions soyons pragmatiques.

Conclusion : rangeons-nous au nouveau paradigme de la réduction des risques !

Absence de concept pour la prévention primaire ?

Je ne voudrais pas m’étendre plus longtemps sur la critique qu’il est possible d’apporter à cette déconstruction-construction. Mon objectif est surtout de tirer parti de cette étude pour stimuler une conception affirmative de ce qu’une prévention primaire spécifique en matière de toxicomanie pourrait être. Gérard Pradelle, en effet, insiste à plusieurs reprises sur le fait que la prévention primaire s’est déployée en France sans qu’aucun concept n’en fixe les contours.

« La prévention des toxicomanies en mal de concept » « carence conceptuelle » [22]

Il nous revient donc, peut-être, d’esquisser ce qu’un tel « concept » pourrait être s’il est vrai qu’une politique publique en matière de drogues ne saurait faire l’économie d’une prévention primaire.

Prévention spécialisée ?

Deux distinctions…

Cette étude nous invite à faire une double distinction, interne à la notion de prévention primaire : d’une part entre la prévention générale et la prévention spécifique (la prévention spécifique doit ici s’entendre comme prévention spécifiée aux questions de drogues et de toxicomanie), d’autre part entre la prévention conçue comme éducation et la prévention conçue comme information.

« Deux points clés de la prévention primaire des toxicomanies : l’éducation et l’information ». [23]

Tout le point, soulevé par Pradelle, est de savoir si la prévention spécifique à la toxicomanie peut relever de la prévention primaire, ou inversement, si la prévention primaire peut comporter un volet spécifique à la toxicomanie.

Ce point va être traité au gré de la seconde distinction : entre la part éducative et la part informative de la prévention.

…alignées

La réponse suggérée par le rapport va consister à aligner une distinction sur l’autre et à poser

1) qu’il existe bien une prévention primaire spécifique en matière de toxicomanie,

2) que cette prévention primaire spécifique aura essentiellement pour contenu une information, l’éducation étant somme toute l’affaire de la prévention primaire générale.

Prévention primaire

générale

spécifique

éducation

x

Ø

information

?

x

Cette réponse est suggérée via un rapide examen des grandes étapes de l’histoire française en matière de prévention.

Histoire en trois étapes

Trois étapes sont ici importantes.

1.     Celles d’abord des années 60, marquée par l’apparition d’une nouvelle toxicomanie, cette toxicomanie que Pradelle appelle « moderne », c’est-à-dire structurellement différente de celle prévalant entre les deux guerres et dans les années 50 :

« C’est au cours des années soixante que nous voyons apparaître ce que nous appellerons la toxicomanie moderne » [24].

2.     Deuxième étape : l’apparition, à partir de la fin des années 70 du thème de la prévention.

« Un nouvel outil a fait son apparition dans le dispositif de la lutte contre la toxicomanie à la fin des années 1970 : il s’agit de la prévention. » [25]

« Le secteur social a commencé à intervenir en terme de prévention dans les années 1980. » [26]

Les étapes marquantes sont essentiellement celles

·       du rapport Peyrefitte (1977) [27],

Le sentiment d’insécurité apparaît dans le rapport Peyrefitte de 1977 [28]

« Le sentiment d’insécurité est le résultat d’une construction sociale » [29]

« C’est moins le phénomène de violence en lui-même que la conscience qu’on en a qui est source d’insécurité » Rapport Peyrefitte [30]

·       de la création ensuite du Conseil National de Prévention de la Violence et de la Criminalité [31] qui va conduire à un accroissement du nombre des éducateurs,

·       puis du rapport Pelletier (1978).

3.     Troisième étape : une prééminence progressive, au cours des années 80, du volet information sur le volet éducation dans cette prévention. Ceci commence avec le rapport Pelletier qui affirme ceci :

« seule l’information est spécifique à la prévention des toxicomanies ; les autres mesures prônées sont susceptibles de prévenir l’ensemble des comportements de déviance ou d’inadaptation sociale et relèvent de la prévention générale. » [32],

mais pour Gérard Pradelle, c’est l’année 1980 qui va être « le pivot d’une évolution » [33]. Le rapport Trautmann (1990) puis le plan gouvernemental de 1993 et le rapport Henrion (1995) ne feront qu’accuser cette tendance.

Rapport Trautmann : « La prévention de la toxicomanie chez les jeunes s’inscrit dans une politique globale de la jeunesse. » [34]

Rapport Henrion : il « distingue la prévention générale de la prévention spécifique des toxicomanies, fondée principalement sur l’information des jeunes et du grand public. » [35] « Ce que la Commission développe autour de la notion de prévention spécifique est une politique d’information. » [36]

Le rapport Henrion prône « la mise en place d’une politique d’information dans les collèges, voire, dans certaines zones particulièrement exposées, dès les premières années de l’école primaire. » [37]

« Le discours, d’abord très moralisateur, est aujourd’hui davantage informatif. » [38]

Disons que la construction croissante de ce qu’il appelle « problème-drogue » a pour contrepartie l’alignement progressif de la prévention spécifique sur une logique informative plutôt qu’éducative.

Prééminence de la prévention-information ?

Pourtant, que la prévention primaire spécifique ne puisse avoir pour contenu propre que l’information ne va nullement de soi.

On voit comment se dessinent les lignes de force idéologiques : la primauté donnée à l’information sur l’éducation porte d’abord sur toute prévention spécifique (et pas sur la seule prévention primaire).

« L’outil incontournable de la prévention des toxicomanies est l’information. » [39]

Le résultat de cette opération idéologique est alors de minorer la dimension primaire dans la prévention spécifique ! L’idée va être en gros la suivante : puisque la prévention en matière de drogues doit avoir l’information, non l’éducation, pour axe stratégique, cette même prévention doit minorer sa dimension primaire au profit des dimensions secondaire et tertiaire. Où l’idéologie de la réduction des risques construit son argumentaire…

Le problème des pouvoirs publics

Il me semble cependant que si l’information prévaut en matière de prévention spécifique, c’est avant tout parce que les pouvoirs publics sont incapables de concevoir ce qu’une véritable éducation pourrait être. Il est alors assez logique que l’emporte auprès d’eux une conception qu’on dira positiviste de la prévention, c’est-à-dire la présupposition qu’informer (donc dispenser des savoirs) pourrait prévenir la jeunesse des méfaits de la drogue. On connaît ainsi la fortune institutionnelle ultérieure de ce thème du « savoir plus ».

Que l’intérêt de la jeunesse pour les drogues ne relève nullement d’un manque de tels savoirs est pourtant une chose assez claire que Gérard Pradelle rappelle :

On constate que « la consommation s’opère sur un fond d’information et non d’ignorance. » [40]

« Savoir plus » ? Former des consommateurs avertis !

On sait d’ailleurs que les campagnes promouvant un « savoir plus » ne se dialectise nullement avec un déconseil de la drogue mais seulement avec un « risquer moins ». Manière d’avouer que le savoir est affaire de consommateur, et que « savoir plus » vise donc à transformer les consommateurs incultes en consommateurs avertis, plutôt qu’à dissuader le non-consommateur de devenir consommateur (averti ou non) !

Cette préférence des pouvoirs publics pour l’information explique la place inattendue prise par les policiers dans ces opérations de prévention primaire : comme si la peur du gendarme devait dissuader de devenir voleur ! C’est bien mal connaître ce qui met un jeune en branle (et il n’est nul besoin des récents événements dans la jeunesse pour le savoir).

« La police et la justice ont fréquemment été sollicitées pour faire œuvre de prévention. » [41]

« Nous devons constater que l’interdit n’a pas suffi à stopper la consommation de drogues illicites. » Comité Consultatif National d’Éthique ! [42]

Prévention-éducation ?

Bref, la question que lègue cet examen est à mon sens celle-ci : y a-t-il place pour une prévention-éducation dans une prévention primaire spécifique ?

Deux pistes

En ce point précis, cette étude nous délivre, en passant, au moins deux pistes :

Reprenons-les.

« Modifier les perceptions » ?

Remarquons d’abord dans quel contexte Pradelle relève ceci :

« Dans presque toutes les sociétés, on rencontre un produit qui va modifier les perceptions de celui qui l’utilise. » Cependant, « certains peuples semblent avoir ignoré totalement l’emploi de stupéfiants : l’Australie aborigène, la Nouvelle-Guinée, certains nomades et pasteurs, les habitants du Grand-Nord. » [45]

On remarquera au passage que ce constat infirme le slogan selon quoi il n’existe « pas de société sans drogues ». Ceci éclaire le mot d’ordre de la MILDT de l’époque Maestracci comme constituant une prescription et non pas un constat !

Dépolitisation plutôt que politisation…

Mais ceci indique également que le but de la drogue, étant de modifier des perceptions, n’est nullement de changer le monde. Le point en effet important dans ce que Pradelle appelle la « toxicomanie moderne » — celle apparue dans les années 60 -, c’est que cette nouvelle toxicomanie de la jeunesse reflète une dépolitisation plutôt qu’une politisation : la dépolitisation de pans entiers des mouvements concernés par les années 60. En effet, la promotion des drogues se fait dans le but moins non de changer le monde que de changer la perception qu’on peut en avoir ; il s’agit de subvertir les perceptions plutôt que les idées ; il y est question de « révélation d’un monde nouveau » [46], de rêver donc à des possibles plutôt que de s’atteler au réel. L’intérêt pour les drogues a été ainsi le fait du versant dépolitisé des mouvements de masse, ce qui explique que la toxicomanie ait pu ensuite faire un bond en avant précisément quand la dépolitisation deviendra plus massive : à partir de la fin des années 70.

De même l’idéologie de « rébellion » dont parle Pradelle [47] n’est nullement en soi le signe d’une politisation : elle peut tout aussi bien être, comme l’anarcho-syndicalisme l’atteste de longue date, le signe d’une intégration ajustée aux règles institutionnelles de négociation (voir le moteur à deux temps alternant la casse dans la rue puis la négociation syndicale autour d’une table…).

S’il s’agit, dans la drogue, de « modifier les perceptions », ceci indique, en creux, qu’une éducation spécifique devrait être à même de traiter des perceptions, devrait affirmer des valeurs en matière de perceptions, devrait donc être une éducation de la perception – je vais y revenir —.

« Se mettre hors de soi » ?

Seconde piste : la drogue viserait à « se mettre hors de soi ».

Là aussi, même conclusion : une éducation spécifique devrait partir de cette logique pour en analyser les valeurs implicites et apprendre à éduquer la jeunesse quant à son désir de se mettre hors de soi. Il est patent qu’en ce point, la question n’est nullement de savoir (ceci ou cela) : la question est de thématiser des espaces possibles de valeurs.

Éduquer ?

Qu’est-ce en effet qu’éduquer ? C’est éduquer à vivre, c’est éduquer à ce que c’est que vivre. Éduquer, c’est éduquer un individu à devenir sujet.

C’est donc nécessairement prendre position sur des « valeurs ».

     Par exemple, opposer à la valeur « perception » la valeur « idée » ou « pensée », et discuter par exemple de l’alternative : jouer de ses perceptions ou miser sur ses idées (vieux dilemme, au demeurant, qui a instruit les mathématiques : le caractère trompeur des perceptions, contre la possibilité de penser et soutenir le vrai à rebours des perceptions).

     Ou encore : soutenir la valeur « sortir de soi » mais montrer qu’elle est mieux réalisée par d’autres moyens que la drogue (si l’enjeu de vivre est de se constituer comme sujet, tout individu sort bien en effet de soi pour devenir sujet, etc.).

Je ne veux pas engager ici les débats philosophico-idéologiques indispensables mais seulement indiquer qu’il y a bien lieu d’éduquer face aux questions spécifiques mises en jeu par la drogue, ne serait-ce qu’à retenir ces deux traits livrés par l’étude de Gérard Pradelle.

 

Ce qui est par contre clair, c’est que les pouvoirs publics n’ont pas les moyens d’un tel travail car ils ne sauraient, à leur titre propre de pouvoirs publics, instruire un tel débat.

D’où qu’ils se replient sur l’information. D’où aussi qu’une telle prévention-information soit évidemment impuissante à opérer comme prévention primaire.

Ceci condamne-t-il toute forme de prévention-éducation ? Nullement : cela indique simplement qu’une telle forme de prévention ne saurait relever des pouvoirs publics et des acteurs sur lesquels il a directement la main.

Soit la thèse que je soutiendrai : la prévention-éducation spécifique est possible et nécessaire, même si elle ne saurait être l’affaire des pouvoirs publics, donc d’une politique publique (il ne faut pas oublier que la politique en matière de drogues ne se réduit nullement à la politique dite publique).

Il n’y a donc nulle raison de considérer qu’il ne puisse pas y avoir un ou des concepts de prévention primaire spécifique.

Quelques questions léguées par cette étude

À ce titre, cette étude, par-delà ses propres conclusions, nous lègue ces questions :

·       À quelles conditions peut-on concevoir une éducation spécifique ?

·       Si éduquer, c’est toujours peu ou prou éduquer à des valeurs, à quel titre « la santé » doit-elle être conçue comme une valeur ?

·       À quelles conditions peut-on penser qu’en matière de prévention primaire il s’agisse de savoirs ?

·       Bref, à quelles conditions se fait le partage entre prévention-information et prévention-éducation ?

Mythe ?

Gérard Pradelle associe la prévention primaire au qualificatif de « combat mythique ».

Sans trop s’étendre sur le sens qu’il donne ici au mot « mythe », il est clair qu’il est péjoratif : il désigne somme toute une histoire qu’on se raconte pour se bercer d’illusions face à une situation dont on ne sait prendre mesure.

Mytho-logique

Il faut rappeler que, dans une grande tradition de pensée – nommément celle de Claude Lévi-Strauss – le mythe relève d’une forme de logique : très précisément du mytho-logique, et que cette logique peut être rationnellement exposée, comprise, appréhendée.

La formule canonique du mythe chez Claude Lévi-Strauss

Claude Lévi-Strauss nous livre à ce titre une formule algébrique de l’opération logique du mythe : ce qu’il appelle la formule canonique du mythe.

Il le fait dès 1955 dans son Anthropologie structurale pour ne la réutiliser que trente ans plus tard dans La Potière jalouse puis dans Histoire de lynx. Lucien Scubla a depuis proposé de Lire Lévi-Strauss [48] à la lumière de cette formule, prise comme symptôme de toute son entreprise de pensée.

Je réécrirai la formule canonique du mythe que Claude Lévi-Strauss a inscrite ainsi en 1955 [49] :

Fx (a) : Fy (b) @Fx (b) : Fa-1 (y)

en la reformalisant de cette manière :

ax

º

bx

by

ya-1

Cette formule nous dit que la tension entre les termes a et b porteurs respectivement des fonctions ou valeurs X et Y (la première considérée plutôt comme négative, la seconde plutôt comme positive) se résout mytho-logiquement par les deux opérations suivantes :

1) le terme b vient assumer la valeur Y ;

2) la valeur Y s’objective en un terme matérialisant une nouvelle valeur a-1 inverse du terme a.

 

    

De quoi s’agit-il ici ? De l’idée suivante : le mythe est une logique de réduction d’un conflit entre valeurs, considérées comme positives ou négatives. Le principe consiste à substituer à une forte contradiction une nouvelle contradiction atténuée grâce à la constitution de nouveaux termes opérants comme médiation.

C’est ce que décrit la formule canonique du mythe : elle indique que la contradiction entre le terme a porteur de la valeur négative X et le terme b porteur de la valeur positive Y se réduit en la nouvelle contradiction atténuée du terme b porteur de la valeur négative X et du nouveau terme y porteur de la nouvelle valeur A inversée.

Présenté ainsi, c’est un peu énigmatique. Le mieux est d’en présenter une interprétation ajustée au propos de Gérard Pradelle.

La formule du « combat mythique » ?

Si la prévention primaire spécifique est bien, selon Pradelle, un « combat mythique », c’est qu’elle opère en atténuant un conflit initial au moyen de nouvelles médiations atténuant l’opposition de départ.

Je vous propose de prendre au sérieux cette proposition et de l’interpréter donc selon la formule canonique du mythe, c’est-à-dire selon la logique rigoureuse que Claude Lévi-Strauss confère à la pensée mythique.

Je thématiserai alors la proposition de ce mémoire, associant la prévention de la toxicomanie à un combat mythique, en écrivant ceci

dégâts Drogue

º

problème Drogue

problème Sécurité

sécurité Dégâts-1 = Prévention

soit : la contradiction entre l’existence de dégâts causés par les drogues et l’importance du sentiment d’insécurité va se trouver réduite grâce à la médiation d’une double création : d’une part celle d’un « problème-drogue », d’autre part celle d’une prévention primaire (pour limiter les dégâts de la drogue) en sorte de substituer à la contradiction de départ la contradiction atténuée entre un « problème-drogue » et l’action d’une prévention porteuse d’une nouvelle sécurité.

 

Qu’est-ce à dire ?

Ceci indique que le propos de Pradelle est assez rigoureusement tenu, ou encore que son mémoire soutient de manière relativement conséquente la thèse qui intitule son travail.

Bien sûr, ne s’infère pas de ceci que sa thèse serait pour autant effective (encore que pour ma part, j’ai quelque raison de croire avec lui que la prévention primaire, telle que vue par les pouvoirs publics et inscrite aux frontons d’une politique publique, ressemble singulièrement à l’édification d’une mytho-logie pour calmer des tensions ingérables. Mais de ce que les pouvoirs publics ont manié mythologiquement le thème de la prévention ne s’infère nullement que la prévention en toxicomanie soit en soi un mythe, tout l’enjeu de cette lecture est précisément là !).

Un nouveau mythe, celui de la réduction des risques ?

Là où manifestement Gérard Pradelle sort logiquement de ce schéma et entreprend d’élaborer ce qu’on pourrait sans doute appeler un nouveau mythe - celui de la réduction des risques -, c’est lorsqu’il en conclut (plus implicitement qu’explicitement : tout ceci est suggéré plutôt qu’énoncé comme tel) qu’il ne saurait y avoir de prévention spécifique fondée sur l’éducation, que toute prévention spécifique serait donc une prévention-information, ce qui immanquablement conduit à renverser la hiérarchie qui semble aller de soi en matière de toxicomanie, à faire ainsi passer la prévention secondaire (celle qui gère les dégâts pour les limiter) et la prévention tertiaire (celle qui s’occupe des dégâts collatéraux, non des dégâts essentiels) devant la prévention primaire (celle qui s’occupe d’enrayer la demande).

Évaluation presque impossible…

Où, à mon sens, s’indique ce point : l’évaluation de la prévention est difficile à mener de manière rigoureuse (en suivant les trois pentagones présentés en janvier dernier et dont seul le premier a été ici reproduit) ne serait-ce que parce qu’une prévention est déjà rarement par elle-même une évaluation rigoureuse d’une situation, que l’on n’arrive donc pas à circuler de manière immanente dans le pentagone et qu’on est très vite ramené ici à ce que j’appellerai une infra-évaluation (opérant valeur contre valeur).

« Évaluer la prévention, lorsqu’elle vise les comportements, est une tâche que personne n’a encore résolue de manière fiable et satisfaisante. » [50]

Il est clair que c’est ce à quoi procède ici Gérard Pradelle. On ne saurait le lui reprocher, faute de pouvoir envisager qu’il ait pu procéder autrement, en l’absence non de « concept » de la prévention mais de problématique clairement dessinée et assumée.

Il me semble que cela n’interdit pas de relever, y compris en « concept », l’idée d’une prévention primaire spécifique qui garderait l’éducation et non l’information pour orientation privilégiée.

 

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[1] p. 39, p. 60

[2] p. 9

[3] p. 15

[4] p. 16

[5] p. 42

[6] p. 65

[7] p. 11

Noter ceci : « Le nombre de décès par surdose est minime si on le compare aux décès dus aux accidents de la route. » (p. 11, p. 96). Pradelle minimise ainsi un des principaux arguments assénés par les militants de la réduction des risques pour imposer leur nouvelle idéologie…

[8] p. 91

[9] p. 95

[10] p. 187

[11] p. 57

[12] p. 182

[13] p. 18

[14] p. 186

[15] p. 17

[16] p. 66

[17] L’idéologie de réduction des risques a construit également un autre thème, parallèle : celui de la « guerre perdue «  contre la drogue…

[18] p. 189

[19] p. 189

[20] p. 189

[21] p. 189

[22] p. 54

[23] p. 45

[24] p. 10 (mais aussi p. 27)

[25] p. 13

[26] p. 55

[27] p. 68, 76

[28] p. 68

[29] p. 68

[30] p. 76

[31] p. 77

[32] p. 47

[33] p. 81

[34] p. 48

[35] p. 49

[36] p. 50

[37] p. 14-15, p. 50

[38] p. 55, p. 63

[39] p. 13

[40] p. 14

[41] p. 55

[42] p. 42

[43] p. 22

[44] p. 22

[45] p. 22

[46] p. 28

[47] p. 69

[48] Odile Jacob, 1998

[49] Anthropologie structurale, p. 252

[50] p. 174