Aux cliniciens de penser la clinique, pour éviter sa dépensée par d’autres

Cécile Winter

 

Une intervention au programme d’un Congrès de Praticiens Hospitaliers tenu les 26 et 27 mars 1998 s’annonçait sous ce titre : « la carte à puce : comment passer du serment d’Hippocrate aux règles socio-économiques » (sic). À cela, proposai-je dans le mouvement qui allait nous engager « pour la clinique », nous opposerions ce contre-programme : en rester au serment d’Hippocrate et s’y tenir. À ceux qui, maintenant l’exigence de s’en tenir au cadre strict de la pensée clinique pour régler leur action, pourraient de ce fait même se sentir isolés, je proposai que d’attaqués, nous nous fassions attaquants. Critiquons l’amalgame des notions et des tâches, écrivai-je. Car l’exercice médical se trouve menacé, non tant par des contraintes externes si fortes puissent-elles être, que par l’incertitude interne, qui le rend corruptible, sur la validité et plus encore la suffisance de ses raisons. La clinique doit se tenir et se garder dans son concept, faute de quoi, comme l’histoire en montre maints exemples, dont en ce siècle un fameux qui fait autorité en la matière, la médecine se trouve ravalée à l’état de fournisseur en idéologie fétide, et les médecins convoqués comme mauvais à tout faire des basses œuvres. D’où la proposition de confectionner périodiquement un petit boulet critique, au titre de la défense du serment d’Hippocrate et de la discipline clinique, avec deux axes d’intervention :

1)     La clinique a à s’occuper, et n’a à s’occuper, que de corps singuliers et de cas singuliers. Les seules séries qu’elle connaisse sont des séries cliniques, groupes de symptômes, groupes de cas. Ceci s’oppose à tout traitement en groupes définis selon des notions sociales ou comportementales.

2)     Contre la suppression du lexique clinique au profit d’un langage et d’une problématique extrinsèque, soit la substitution à la clinique de l’« éthique » (laquelle est en pratique courante fort avancée : « éthiquement faut-il faire cette radio, cher confrère ? »). Cette substitution porte la propagande euthanasiste, qui s’appuie sur la subversion d’une question courante de la clinique : que faire aujourd’hui dans cette situation de relative impasse thérapeutique, pour en faire « éthiquement » question d’un droit et d’une pratique de mise à mort (l’hôpital devenant ainsi ce lieu paradoxal de peine de mort autorisée, le groupe des « soignants » étant en outre celui qui à la fois prononce et exécute impunément ses sentences).

Tenir et défendre que le médecin est par définition du côté de la vie et du côté du patient singulier engage aujourd’hui à intervenir pour la clinique, contre sa subordination étatique et sociale sous la forme de la santé publique ou de l’éthique.

 

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Cette conclusion d’un premier texte, conçu dans une urgence d’offensive résistante, ouvre tout bonnement à la tâche de penser la situation actuelle de la clinique. Soit à nous occuper tranquillement de nos questions, théoriques et positives. D’où l’idée de lancer une revue « pour la clinique », libre de toute obligation, y compris celle d’être « revue », hors à ses heures, quand il y aura de quoi, selon nos décisions, discussions et censure. Où les méchants à poursuivre serviront, quand cela nous plaira, d’occasions, d’amorce, d’épine.

Nous énonçons ici, en matière d’ouverture, principes, hypothèses et axiomes.

 

Principes

 

1)     Penser la clinique est un travail de cliniciens praticiens (en principe un seul mot doit suffire). Et inversement : pas de clinique sans pensée par elle-même de la clinique. Ceci parce que la clinique est une Méthode, un mode de l’expérience. Elle se doit rendre comptes à elle-même, ou, se penser en intériorité. Dit autrement : la clinique est une discipline. Penser ce qu’elle énonce et ce qu’elle fait est une tâche intra-disciplinaire.

 

2)     Distinguons médecine et clinique. Soit médecine l’activité et savoir de soigner : elle exista de toujours en tous lieux. Ce n’est pas le cas pour la clinique. Mais : les cliniciens sont des médecins. Pas question de profiter des problèmes éventuels de pensée et pratique de celle-ci pour mettre en cause celle-là. D’où la nécessité de défendre inconditionnellement le serment d’Hippocrate, texte de référence de l’exercice médical, qui pointe aussi de loin la question : y-eut-il une clinique grecque ?

 

Hypothèse

 

La crise de la pensée clinique se fait de la fin de l’objet. Sans objet n’est pas sans réel : c’est ce qu’il faut assurer et tenir. Or la construction de la Clinique classique s’édifiait sur le principe d’un fondement objectif, elle était une Méthode, fondée objectivement. Qu’il se soit agi là d’une formidable construction dans la pensée, le livre de Foucault, « Naissance de la Clinique », témoigne. Qu’on se rappelle Bichat interdisant l’usage du microscope, pour repousser l’obscurité où chacun voit à sa manière. On dirait donc, en première intention, que l’extension du visible ne se pouvant plus endiguer, la prolifération infinie du savoir biologique a eu raison de la limitation interne, et par là même des garanties d’objet dont la Clinique s’était dotée. Mais plus encore, il faut tirer les conséquences non défaitistes de la non résorption de la Clinique en une science, dont l’Annonce fallacieuse s’étira jusqu’à Canguilhem. Or la biologie n’est pas cette Science, ni même une science, et même il faut le dire et cela est dit comme avancée présente, la biologie n’existe pas, sinon dans la déconstruction pas à pas de ses totalités provisoires.

 

La notion d’objet jouait le rôle d’une garantie, c’était une assurance quant au réel, et plus précisément, elle proposait une assurance de totalisation dans le réel. Un organisme, par exemple. Ni Dieu ni science à l’heure qu’il est pour garantir cette totalité-là.

 

En conséquence de quoi il importe que la clinique s’assure plus que jamais comme la Méthode, ou comme le mode de l’expérience, qu’elle est. Eu égard à ce qu’est dans toute son étendue le savoir disponible à ce jour, je décide que… Sur quoi porte la décision, que la clinique se doit d’assumer et partant déclarer pour son compte ? Sur ce qui dans une situation donnée va être déclaré comme étant son réel, et donc tirant à conséquences. Ce qui s’appelle dans le métier porter un diagnostic. C’est une question de coupe et de grossissement. N’y voir qu’un geste d’application ou de répétition, comme c’est le cas sans doute au quotidien, mais n’y voir que cela supposerait que la clinique se fonde sur un corpus de connaissances fini et déposé une fois pour toutes : ce qui précisément n’est plus possible après l’achèvement de la période classique de la clinique : qui nierait aujourd’hui l’évolutivité du savoir biologique ? Sauf à tenir contre toute évidence cette clause d’achèvement, il faut considérer que la clinique décide, c’est là son travail propre, fait un choix de découpe dans « ce qu’il y a » ou « ce qui se présente », pour déclarer : ceci est la situation, ceci est le réel de la situation, ce qui va engager telles conséquences. Je tiendrais pour ma part qu’en fait tout diagnostic porté réitère pour sa part la décision clinique, et doit donc assumer avec toute la clarté qu’il se peut, son choix, sa coupe dans la réalité, qui forcément n’est « vraie » qu’en un temps t des connaissances et des moyens d’intervention. C’est bien pourquoi d’ailleurs la clinique est comme telle une affaire collective, collégiale.

 

Quoi donc va garantir la décision quant au réel ? Quand des collègues opposent la clinique aux examens complémentaires, profusion de ceux-ci, abandon de celle-là, veulent-ils se cramponner à une assignation restreinte et désuète aux symptômes et aux signes observables « en surface » ? Et en ce cas pourquoi, qu’est-ce qui conférerait à la surface une valeur supérieure ? Précisément que ce qu’on peut y observer est validé par l’édifice de la Clinique classique comme étant du réel. La question posée est celle de l’accrochage, de la validation de l’observé comme devant être ou non pris en compte, dans d’autres plans, selon de nouveaux plans d’observation. Cela, c’est le travail, c’est la question de la clinique elle-même, de son développement contemporain et de son nécessaire inachèvement. Mais il faut faire le travail. Ne pas lâcher la proie pour l’ombre.

 

Axiomes

 

Désormais, pas plus un organisme qu’une personne ne sont garantis ni fondés comme objets. Nous poserons qu’organisme et sujet interviennent comme axiomes pour la médecine même, soit donc primordialement, antérieurement à toute clinique. Nous énoncerons ces deux axiomes :

·       un organisme veut durer

·       un sujet veut continuer

 

Entendons bien que nous ne parlons pas là de faits d’observation, même si ce sont là des faits, l’exception ne faisant que confirmer la règle, strictement observables. Il s’agit d’axiomes pour la médecine, c’est-à-dire des énoncés qui fondent imprescriptiblement le point de vue du médecin, et ordonnent sa place. Ou encore : la médecine comme telle se fonde de ces deux énoncés, chacun des deux et les deux en même temps, y compris dans leur contradiction possible.

 

Nous l’avons dit, les cliniciens sont des médecins. Une fois posés ces deux axiomes, il appartient à la clinique de régler ce qu’est l’abord de la situation d’un corps et son traitement en un temps t des connaissances. Elle ne le peut que dans la saisie par elle-même de sa propre conceptualisation.

 

Voilà livrée en guise d’introduction cette première boucle de réflexion. Se tenir et se garder dans son concept, c’est avancer dans sa pensée. Nous nous intéresserons à tout propos clinique en intériorité.