LES AXIOMES DE LA CLINIQUE
(l’apport des mathématiques à la
médecine ne se résume pas à l’outil statistique)
Alain Simavonian
Les
mots simples de l’usage clinique courant sont les plus importants, et
à cet égard, la lecture du dictionnaire, comme point de
départ, permet d’emblée de pointer les enjeux et de
percevoir la vulnérabilité du concept clinique face à
l’interprétation et l’épreuve du temps.
Le
moins que l’on puisse dire de la définition que l’on y
trouve de la clinique : « qui se fait au chevet du malade,
d’après l’examen direct du malade » c’est
qu’elle n’est pas très regardante sur le « qui se
fait » de son énoncé. Sale boulot ou noble
tâche. À charge pour chacun de choisir dans cette auberge
espagnole de quel pain manger.
Posons
que « qui se fait » est déterminé par le
point de vue de celui qui fait et constitue une pratique, une effectuation qui
engage en tant qu’elle est régie par un ensemble de règles
et d’obligations préalablement acceptées. Posons la
nécessité d’options collégiales, de principes, de
propositions à déclarer (appelons les axiomes de la clinique) qui
fondent la clinique en discipline. Rappelons que le serment d’Hippocrate
et le Code de déontologie en constituent les Textes de
référence.
À
clinicien, on trouve : « médecin qui étudie les
maladies par l’examen direct des malades » de sorte que se
pose la question de l’objet de la clinique.
L’accent
mis sur la bipolarité médecin-maladie convoque certes à
une réflexion sur le savoir acquis et en devenir, sur la
nécessité d’une méthode, sur le savoir-faire,
l’expérience et sur le découpage nosologique. Mais en
même temps, le sujet est évacué ou devient le sujet de la
science, ce qui revient au même. D’autant que certains demandent depuis
longtemps : « Que reste-t-il de l’étude des maladies
par l’examen direct du malade, à l’heure où la
biologie, la biophysique font reculer chaque jour d’avantage les limites
de l’invisible ? »
Réduit
comme une peau de chagrin à la portion congrue de la démarche
scientifique, l’acte clinique et son espace fini ne permet plus de
connaître, comprendre et théoriser la maladie.
Et
alors ? pourrait-on dire. Cette décomposition de l’acte
diagnostique en champs sémiologique, biologique et biophysique,
où sémiologie et clinique sont confondues, ne répond pas
à la question de l’objet de la clinique. Il y a une certitude
intuitive : l’objet de la clinique est un tout, pas une partie.
Pratique,
objet, reste, à l’intersection des deux définitions "
l’examen direct du malade ", c’est-à-dire
l’ancrage dans le corps et la parole à un moment donné (le
colloque singulier). C’est-à-dire une situation réelle et
singulière point de départ pour la réflexion et le travail
clinique.
L’intérêt
essentiel de ces deux définitions est topographique : il faut
partir du lit du malade, toujours. Pour trois raisons : la première
est que pour répondre aux questions que se pose le clinicien, le
meilleur moyen d’y parvenir est de partir du réel de la situation
présente. Or qui posent les questions pour la pensée clinique,
sinon les malades ? Dans une réunion de réseaux
récente à laquelle j’assistais, on pouvait entendre la
question relative à l’avenir des réseaux, à leurs
réorientations. Un des réseaux fondé initialement, comme
celui auquel j’appartiens, sur la nécessité de
collégialité face à la complexité d’une
pathologie (l’immunodépression liée au VIH en
l’occurrence) et aux besoins des malades traités pour cette
pathologie, se demandait quoi faire en 1999 et envisageait de devenir un
réseau de formation médicale continue. Et de se revoir annuellement
avec d’autres, l’objet étant : comment continuer
à exister avec une autre légitimité que la
nécessité de faire face à un réel complexe au lit
du malade. Pour savoir quoi faire en 1999, il n’y a qu’à
partir de ce dont ont besoin les malades et les médecins pour les
soigner.
La
deuxième raison est que partant du lit du malade, on prend le meilleur
chemin pour formuler un diagnostic. Un confrère du réseau nous a
rapporté, curieusement à deux reprises, une histoire clinique en
apparence anecdotique. En pleine épidémie de grippe, il est
appelé en fin de journée au chevet d’un de ses patients de
longue date. Il ne l’examine pas et au moment de rédiger
l’ordonnance, il lui demande s’il est très gêné
par la toux. Et le patient de lui répondre qu’il ne tousse pas. Se
rendant à l’évidence que partir du lit du malade
n’est pas une vue de l’esprit, le confrère fera dès
lors le bon diagnostic, celui de cholécystite aiguë.
L’épidémiologie appliquée aux cas singuliers a
parfois des faiblesses.
Enfin
et surtout troisième raison : partir du lit du malade c’est
attester en tant que témoin de l’existence du sujet et affirmer sa
prééminence face à toute contingence extérieure.
Qu’entend-on et que constate-t-on lors de la consultation clinique ?
Que le sujet malade est empêché d’exister mais qu’il
signifie son désir d’exister (à nouveau, enfin, encore un
peu). Tâche est confiée au médecin dont c’est le
métier et la raison d’être, de contribuer à une
restitution optimale eu égard à la valeur de cette vie
singulière (qui ne lui appartient pas) compte tenu, et par
définition, de son désir de préserver la valeur de la vie
en général (conformément aux axiomes de la clinique dont
il est garant vis-à-vis du sujet malade).
Si
quelqu’un me demande un jour ce que j’ai retenu du temps de
l’externat je dirai : l’Observation Clinique en tant que
méthode et la conviction que la ligne de partage entre signe fonctionnel
et signe physique doit être contestée de manière
obsessionnelle. Du temps de l’internat, je dirai : le travail.
De
l’Observation Clinique on peut remarquer :
-
qu’elle commence par un motif de consultation, qu’elle se termine
par des hypothèses diagnostiques et d’une proposition de conduite
à tenir. Conduite à tenir que se propose le clinicien.
Bien
que d’intérêt capital pour le médecin, il n’y
est question ni de thérapeutique ni de pronostic.
La
thérapeutique opère une rupture avec l’acte clinique
proprement dit, l’achèvement d’un lien. L’irruption
d’une médiation par le traitement, l’incertitude quant
à son effet constituent un pari sur l’avenir, une
délégation de pouvoir. L’ordonnance tient de la
procuration, de la théorie de la maladie et ensuite il faut s’en
remettre à l’état de la science.
Quant
au pronostic, qui peut le tenir ? C’est la perte de la
singularité dans une projection statistique d’ensemble et
c’est l’abandon de la possibilité de décision face au
réel. Il n’y a plus de conduite à y tenir, plus de garantie
dans un réel immédiat où les deux, malade et clinicien
sont liés.
-
qu’elle place dans son lexique la biologie et la biophysique en
subordination : examens complémentaires ou para-cliniques
dit-on ; le symptôme et le sujet qui le signifie sont souverains.
-
qu’elle déclare et atteste de l’existence du sujet par le
fait de son écriture sur le papier dans le temps de la consultation. Le
malade parle, donne son corps à voir et à examiner. Et tout le
travail d’objectivation mené à deux de se mettre en place
(opération qui relève de la fusion où les langages respectifs
se rencontrent pour choisir une formulation commune la plus conforme avec le
réel) pour aboutir au constat écrit de ce qui se passe —
l’Observation Clinique — ; à partir de là il
convient de tenir telle ou telle conduite.
De
la considération pour le signe fonctionnel, je pense que c’est la
pierre angulaire du travail clinique. C’est là que
s’établit la reconnaissance de l’existence du sujet.
Là où l’on tient le point de vue que le signe qui
n’existe initialement que dans le corps par la parole du sujet doit
suffire (et peut se suffire à lui-même) pour fonder une situation
clinique. Comme au temps où il n’y avait ni méthode, ni
savoir, ni spécialité d’organe ou de fonction —
« J’ai mal à la tête » — « soit,
alors essayons (faisons expérience) de voir ce qu’il est possible
de faire dans cette situation ». Accepter du sujet qu’il se
passe quelque chose conduit à engager le travail clinique.
Du
travail, en effet… puisque le patron c’est le sujet.
Une
chose m’apparaît certaine néanmoins, l’objet de la
clinique n’est pas le sujet. Au sens où tout ce qui concerne le
sujet ne regarde pas le clinicien. Il n’a qu’à
s’occuper que de sa souffrance véhiculée par la maladie et
n’a à s’enquérir que des éléments
utiles pour le travail clinique. Ainsi, dans le cadre du CIDAG de Montreuil, le
questionnaire destiné aux patients ne mentionne aucune information sur
leur origine ethnique ni leur mode de sexualité. Ainsi, dans le cadre de
la consultation clinique des patients immunodéprimés par le VIH,
s’il n’est pas donné, le mode de contamination n’est
pas demandé par le clinicien.
Il
n’appartient pas non plus au clinicien de juger en lieu et place du sujet
si sa vie vaut d’être vécue.
À
quoi sert de s’être médicalement si bien occupé de
ces vieillards qui ne meurent plus du cœur (il va bien, merci), mais qui
finissent déments ? Faut-il — qu’il y ait ou non des
greffons disponibles — greffer un cœur à un patient
alcoolique porteur d’une cardiomyopathie non obstructive
évoluée ?
Et
pour cet homme, travailleur immigré, immunodéprimé par le
VIH à moins de 100 CD4, en anémie profonde, au bord de mourir
mais qui a malgré tout fait l’effort d’être dans un
lit d’hôpital à Montreuil — cet homme mal parti dans
la vie et à l’avenir somme toute incertain, catégories cliniques
comme chacun sait — quel cocktail lytique choisir et à quel moment
l’administrer ? À quoi je répondrai : puisque
nous devons tous mourir un jour à quoi sert d’être
médecin, mieux vaut changer de métier tout de suite.
Ces
questions — et il y en a bien d’autres — concernent
l’éthique, l’euthanasie, la politique de santé publique,
les caisses d’assurance maladie, l’économie de la
santé, l’industrie pharmaceutique, que sais-je encore. Ce que
j’appellerai les instances contingentes du moment. Quand je parle
d’instances contingentes, je ne suis pas dupe : le caractère
fortuit de leur émergence ne correspond manifestement pas à la
volonté politique qui les soustend ; ce qui
m’intéresse c’est l’incertitude quant à leur
pérennité.
Ces
questions ne concernent en aucune manière le clinicien pour un patient
donné, ce dernier étant garanti, en principe, auprès du
premier par les axiomes de la clinique.
Reste
à garantir les axiomes eux-mêmes face à la contingence et
au reniement et donc à faire acte de résistance.
Ces
instances ont un point commun : elles fixent, en lieu et place du sujet et
pour leur propre intérêt, la valeur de sa vie. Et si, comme le
graffiti photographié et affiché dans le bureau de C. Winter
le dit : " la valeur de la vie diminue sans arrêt ", il y
a de quoi être inquiet.
Le
point de vue de la clinique est tout autre comme le proposent ces trois
axiomes :
i
) le sujet veut exister (vivre, durer, compter)
ii)
sujet et clinicien sont congrus ; la valeur de la vie est leur plus grand
commun diviseur (pgcd)
iii)
la clinique est et doit être toujours un mode de résistance contre
la barbarie (tout ou partie du reste de la division)