UNE DÉFINITION DE LA CLINIQUE

(le clinicien et son malade, c’est le laboureur dans son champ)

Thomas De Broucker

 

Posez à un médecin la question : « pour vous, qu’est-ce que c’est que la clinique ? ». Il vous répondra sans ressentir le besoin de réfléchir : « c’est facile, c’est ce que je fais tous les jours ! la clinique, c’est quand j’examine un malade… c’est les conclusions que je tire de son histoire, de son examen, et des examens complémentaires que j’ai cru utile de lui faire pratiquer ! La clinique c’est l’application à chaque cas particulier de ce que j’ai appris de la médecine ». Pour le médecin (le clinicien), se poser la question de la définition de la clinique, c’est se poser la question de la nature même de son activité quotidienne, activité qu’il pourrait qualifier de presque automatique, allant de soi, évidente, basique. C’est l’eau pour le poisson, l’air qu’il respire pour l’animal, dont il n’y a pas même besoin de connaître la nature pour savoir qu’il est indispensable à la vie, et, ici, à la pratique d’une activité compétente. Pour le médecin, définir la clinique c’est enfoncer des portes ouvertes… c’est aussi réfléchir sur ses propres pratiques et ça permet aussi de maintenir des portes fermées par lesquelles certains aimeraient entrer lors des moments d’inattention et infiltrer subrepticement quelques virus malins dans le champ même de la clinique.

Réfléchissant un peu plus notre médecin dira que la clinique c’est le socle de connaissances médicales sans cesse actualisées qui lui permettent de prendre les bonnes décisions au bon moment chez un malade donné tant en ce qui concerne l’activité diagnostique que l’action thérapeutique. Il dira ainsi que ses capacités cliniques lui viennent de ses maîtres, de ses livres, et surtout de son expérience qui lui aura permis d’en appliquer les préceptes, d’en vérifier la validité, et d’en enrichir la pertinence… à tel point que la clinique qu’il applique aujourd’hui n’est certainement pas la même que celle d’hier, que celle de ses compagnons d’études, ou que celle de ses maîtres, à tel point aussi que l’enseignement tiré de son expérience peut s’avérer précieux à ses maîtres ou à ses compagnons, et inversement.

Cette clinique-là est celle de la définition : c’est l’application de la médecine diagnostique à l’homme couché. Autrement dit au malade à l’hôpital exposé aux regards puis à la méthode (anatomoclinique ou équivalente) qui exige une vérification, et permet par cette autocritique à chaque cas renouvelée un apprentissage sans fin. La clinique se nourrit de chaque cas et chaque malade est unique dans les problèmes qu’il pose et les enseignements qu’il apporte.

Une certaine attitude anti clinique consiste à catégoriser le patient en fonction de critères non médicaux ou mal adaptés : il en est ainsi bien souvent des "précaires", des "vieux", des "migrants", des "SIDA". Dans ces cas on assiste à des raisonnements reposant sur des a priori liés à une catégorisation qui n’a aucune utilité clinique ou, plus dangereux, une pertinence limitée et qui mènent à des fourvoiements délétères inexcusables.

Si on veut opposer la clinique à une autre façon de pratiquer la médecine, ce pourrait être à la médecine des examens complémentaires, aux bilans systématiques, aux scanners corps-entier qui remplacent souvent et si mal le raisonnement diagnostique dans les services mal encadrés ou trop pressés qui perdent beaucoup de temps, dont surtout celui du malade, à trouver des maladies dont il ne souffre pas.

Mais par ailleurs limiter la clinique à ce que peut apporter l’examen du malade "à mains nues" est aussi ridicule. Tous les outils qui au fil des découvertes techniques ont permis d’entrer plus avant dans la connaissance du corps malade doivent faire partie de l’arsenal bien compris du clinicien. Il en est ainsi du stéthoscope et du marteau à réflexes, de l’ophtalmoscope et du doigtier, du goûtage des urines à la bandelette urinaire, de l’endoscopie, la radiographie, de la biologie simple ou complexe et de l’imagerie la plus moderne jusqu’à l’exploration chirurgicale. Le clinicien doit savoir se servir au mieux avec discernement, efficacité, ordre et célérité de toutes les possibilités que lui offre l’expérience de l’examen à mains nues, de l’entretien, de l’interrogatoire, de l’enquête, jusqu’aux techniques les plus sophistiquées s’il en est besoin, dont il a appris à évaluer le rendement potentiel en fonction de chaque cas, de chaque histoire singulière pour un diagnostic pertinent, permettant de discuter des possibilités thérapeutiques. C’est pourquoi la clinique inclut la thérapeutique, car le clinicien doit savoir où il va et ce qu’il pourra proposer. La bonne clinique n’affine pas un diagnostic pour sa beauté (ce qui s’appelle documenter une observation) si cela ne doit pas déboucher sur une portée pratique utile au malade ou, en cas de recherche formalisée, aux malades suivants.

 

La clinique est-elle mouvante, évolutive ou au contraire faite d’un socle solide immuable et de strates successives déposées par les ans et les maîtres ? On est frappé dans la pratique quotidienne par la justesse des observations des anciens, particulièrement en Neurologie où l’observation n’était rapportée qu’après évaluation anatomique de la lésion responsable. Le socle de la clinique manuelle est très solide et très fiable. Il est utile de s’y fier mais pas aveuglément car des exceptions à ses règles ou des déviations par rapport à ses descriptions s’élaborent les voies de recherche et de progrès médical. La curiosité permanente du clinicien, son étonnement devant toute constatation non attendue dans tel cas sont la condition de l’évolution des connaissances cliniques. Les progrès de la biologie pourraient faire envisager une révolution dans l’évaluation diagnostique des patients et une remise en cause des fondations de la clinique. Pour l’heure, après une phase scientiste où les avancées rapides de la génétique ont pu faire envisager l’avènement de nouveaux modes de diagnostics plus précis et plus fiables, les observations de polymorphismes phénotypiques pour une même anomalie génétique et celles de polymorphismes génotypiques pour un même phénotype repoussent à plus tard un bouleversement éventuel des pratiques cliniques. Dans un autre domaine les incursions dans le champ de la clinique de l’ethnopsychiatrie ou de l’anthropologie médicale, pour intéressantes que soient ces spécialités des sciences humaines (et non de la médecine), s’apparentent plus à des tentatives irréfléchies voire à des essais plus pervers de catégorisation de malades qu’à une voie intéressante d’enrichissement de la clinique sauf à aller exercer en des lieux lointains où ces descriptions ont un sens.

Les progrès considérables : 1.des techniques diagnostiques microscopiques, microbiologiques, d’épreuves fonctionnelles et de l’imagerie, 2.de la biologie fondamentale pour la compréhension des mécanismes fondamentaux des maladies et pour l’élaboration d’hypothèses opérantes conduisant à des attitudes diagnostiques et thérapeutiques utiles, 3.de la pharmacologie et des techniques interventionnelles, ont permis une progression constante et parfois fulgurante de la clinique. Progression toujours décalée du temps d’assimilation des nouvelles notions, du temps de leur intégration aux schémas de pensée, et surtout du temps de la vérification prudente de leur validité clinique. C’est dans l’ordre de cette vérification que se tiennent la clinique et ses progrès, pour autant qu’elle soit mise à l’œuvre dans chaque cas comme dans un schéma de validation rigoureuse dépendant de la singularité de chaque cas.

 

La clinique n’est pas affaire de modes, d’opinions générales ni même de société pour autant que l’on se donne les moyens de la mettre en pratique. La clinique est l’affaire singulière qui lie un médecin à chacun de ses patients. Son objet est la maladie du patient. Ses conditions sont les connaissances médicales solides, actualisées de façon critique et constructive du médecin, et son honnêteté intellectuelle dans le maniement des données diagnostiques et des propositions thérapeutiques. Son but est la guérison de la maladie ou tout au moins sa prise en charge adaptée en fonction des ressources thérapeutiques du moment.

Y a-t-il de bons cliniciens qui prennent de mauvaises décisions ? La clinique a-t-elle à voir avec les décisions thérapeutiques ? Une mauvaise clinique mène évidemment, sauf hasard, à de mauvaises décisions thérapeutiques. Par contre, une bonne clinique permet d’exploiter à bon escient les données pertinentes existantes et de délimiter le champ des propositions thérapeutiques en fonction des éléments recueillis. L’idéologie peut décréter que tel ou tel paramètre fait ou non partie du champ de la clinique, c’est-à-dire entre en ligne de compte dans les décisions thérapeutiques. Le champ de la clinique est en fait très limité, hors toute idéologie, il comprend : des connaissances médicales et un patient ayant une (ou plusieurs) maladie et qui voudrait qu’on l’en débarrasse.

-   le discours basé sur la catégorisation du malade (qui du coup serait touché d’une pathologie spécifique à sa catégorie et peut-être même simplement d’une nouvelle pathologie qui s’appellerait catégorie) a toutes chances d’aboutir à une erreur diagnostique et une mauvaise décision thérapeutique.

-   le discours sur le coût du traitement n’a rien à voir avec le malade singulier objet de l’action clinique : ce n’est pas un problème qui relève du champ de la clinique

-   le discours sur les bénéfices secondaires d’une maladie qui en empêchent la guérison est un mauvais discours qui montre qu’on s’est trompé de cible thérapeutique

-   la discussion qu’on peut avoir est celle du degré de certitude du diagnostic posé et de l’efficacité thérapeutique attendue : engager une procédure lourde et pénible d’issue incertaine à court terme et nulle à moyen terme peut être l’objet de réflexions sur sa pertinence. La clinique est ici un des éléments de l’information de la discussion.

-   Lors de la discussion clinique rien d’autre n’a à être entendu que les éléments du diagnostic, l’argument de la thérapeutique, et le dialogue singulier du médecin et du malade.

 

À ma connaissance la très grande majorité des médecins appliquent ces principes plus ou moins explicitement et avec une fiabilité plus ou moins grande : ce sont les guides inconscients de leur pratique clinique car ils ont été intégrés directement à l’enseignement de ma médecine à la faculté… du moins jusqu’à une période récente. À ma connaissance les campagnes médiatiques scientistes ou spectaculaires aboutissent très souvent à modifier le discours de quelques médecins mais surtout de beaucoup de gens avides de croyances simplistes qui suivent la pente naturelle de l’opinion commune. Ces campagnes sont nombreuses, variées, ou récurrentes : les vieux, les soins palliatifs, la douleur, la précarité… On dit : "les vieux veulent mourir" ou presque…, "les soins palliatifs, voilà la panacée" et on enterre facilement sous des kilos de morphine et sans discernement aucun tous les malades se plaignent.

Le problème ne vient pas ou peu des médecins intoxiqués par cette voix publique du "modernisme" : il me semble plus venir de la désinformation évidente du public qui permet à un discours politique pseudo-clinique de s’instaurer, risquant sauf vigilance sévère de dévoyer l’activité clinique elle-même. Ce discours est relayé par quelques autorités médicales qui n’ont plus rien d’autorités cliniques. C’est ce maillon qui représente le danger : son objectif est de mener à un recadrage forcé des attendus des décisions cliniques en fonction de critères arbitraires et sauvages, étrangers à la clinique conduisant à des schémas diagnostiques et à des attitudes thérapeutiques en fonction de catégories standardisées d’individus parfaitement inadéquates et dangereuses.