Lettre ouverte à Monsieur Nas E. Boutammina
Paris, 5 juin 2011
« Celui qui croit honorer l’Islam en déniant les savoirs [al-‘ulûm] lui cause, en vérité, le plus grand tort. » Al-Ghazâlî [1]
J’ai lu votre livre « Les fondateurs des mathématiques » [2]
pour m’instruire sur les trois grands savants Al-Khwârizmî, Al-Qalsadî et
Al-Kâshî dont les noms sous-titrent votre ouvrage.
J’y ai en effet appris sur leur inventivité en matière
respectivement d’algèbre, de numération et d’arithmétique – ce dont je vous
sais gré – mais j’ai été étonné (quoique le titre même de votre ouvrage
l’indiquait) de voir que, concomitamment, vous éprouviez le besoin de
thématiser ces développements créateurs comme pure et simple
« création » des mathématiques dans leur ensemble. Je vous cite (en
soulignant les mots les plus importants) :
—
« Les sciences (telles qu’elles se conçoivent
actuellement) sont apparues avec la révélation de l’Islâm ». [3]
—
« M. Al-Khwârizmî crée et développe les
mathématiques – dont l’algèbre est la base ». [4]
—
« Il est inutile de discourir longuement sur
les soi-disant sciences – dont le mathématiques – de sociétés antiques (Égypte,
Perse, Mésopotamie, Phénicie, Chine, Inde, Grèce, Rome…) qui d’une part n’existaient
pas et qui d’autre part ne pouvaient pas exister. ». [5]
—
« L’âge hellénistique (323 av J-C) n’a jamais
produit le moindre changement à la tradition […] grecque qui demeure
rectiligne et uniforme, c’est-à-dire fondée sur les dieux et leurs mythes. » [6]
—
« Les savants musulmans [sont] fondateurs
des sciences ». [7]
—
« La Grèce […] ne peut concevoir […] la
science ». [8]
—
« La représentation de l’Univers est pour les
Grecs […] une interprétation intellectuelle simplement et uniquement mythologique. ». [9]
—
« Al-Khwârizmî crée les mathématiques.
[…] Il est le père fondateur des mathématiques. » [10]
—
« M. Al-Khwârizmî met en place la
structure axiomatique des systèmes déductifs ». [11]
Sur cette lancée, vous présentez les grands mathématiciens -
Thalès, Euclide, Pythagore et Archimède - qui les ont précédés comme des
« personnages hypothétiques prenant vie au Moyen Âge sous la férule
ecclésiaste » [12]
et vous classifiez ceux qui les ont suivis comme « plagiaires ou
redondeurs » [13],
soit
·
Fermat et Gauss, pour ce qui concerne Al-Khwârizmî [14],
·
Viète et Descartes, pour ce qui concerne
Al-Qalsadî [15],
·
Cardan et Euler, pour ce qui concerne Al-Kâshî [16].
Tous ces points constituent des contre-vérités patentes et
je ne vois guère l’intérêt d’y recourir pour défendre, tout à fait légitimement,
la mémoire glorieuse des trois savants dont il est question dans votre livre.
Je tiens qu’il n’est guère besoin d’abaisser leurs
prédécesseurs pas plus que de présenter leurs successeurs comme des imposteurs
pour relever la grandeur d’Al-Khwârizmî, d’Al-Qalsadî et d’Al-Kâshî. Je tiens
qu’il n’est aucunement besoin de minorer la géométrie pour exhausser l’algèbre.
Je tiens qu’il est contre-productif, pour mieux défendre l’apport mathématique
d’Al-Khwârizmî, de le représenter comme créateur non de l’algèbre mais de toute
la mathématique. Et je crains fort que, ce faisant, vous ne tombiez dans le
travers dénoncé jadis par Al-Ghazâlî et, qu’en croyant défendre l’Islam par un
rejet des mathématiques grecques dans un obscurantisme de la Jâhiliya, vous ne lui causiez en vérité le plus grand tort.
J’ai parlé de contre-vérités. Le lieu n’est pas de
développer tous ces points. Six indications cependant sur la manière dont les
inventions de Bagdad peuvent s’articuler sur celles de l’ancienne Grèce.
1. Les
mathématiques grecques se distinguent radicalement des mathématiques
antérieures (babyloniennes, égyptiennes, etc.) sur un point décisif [17] :
elles ont inventé de soumettre les énoncés mathématiques à la discipline d’une
démonstration. Avant cette décision et la nouvelle orientation qui en a procédé,
la mathématique était le lieu du simple calcul et des innombrables algorithmes
dont le critère de validité n’était alors que l’efficacité. À partir des Grecs,
la mathématique est devenue le lieu du raisonnement déductif et les énoncés
mathématiques ont été différenciés en théorèmes (énoncés démontrés), énoncés
faux et énoncés décidés ou principiels (axiomes [18]).
Cette invention – l’énoncé mathématique doit être désormais prouvé (ce
qu’Al-Ghazâlî rappelle d’ailleurs en écrivant que « les mathématiques
des anciens sont fondées sur la preuve » [19])
- peut être vue comme la véritable invention des mathématiques si l’on met bien
au cœur de cette science moins le seul calcul que la charge de la
démonstration.
2. Cette
invention de la démonstration s’est faite par une coupure radicale dans
l’histoire de la rationalité humaine : celle de confier la raison aux
conséquences du raisonnement par l’absurde. Le premier à avoir ainsi déployé la
raison sous la discipline de telles conséquences est le philosophe Parménide en
introduisant, au cœur même de son Poème
– et, de fait, de sa mythologie – un fragment de raisonnement par l’absurde (je
restitue en annexe son contenu). Ainsi la discipline démonstrative (dont la mathématique
grecque va hériter) naît par rupture au cœur même de l’ancienne mythologie.
3. Cette
confiance mise par la nouvelle mathématique en la discipline implacable de la
raison et, plus courageusement encore, en les conséquences logiques de la
double négation [20]
va conduire ces mêmes Grecs à démontrer que racine carrée de 2 ne saurait être une quantité
« rationnelle » (donc pour eux un nombre), ce qui va entraîner une
grave crise dans leur rationalité naissante. La mathématique ainsi s’est
emparée, à ses risques et périls, du raisonnement par l’absurde pour en faire
désormais un outil central de sa rationalité.
4. Cette
question arithmétique (la quantité racine carrée de 2 peut-elle égaler quelque n/p où n
et p sont des entiers ?) est
venue de la géométrie, en l’occurrence du problème suivant : peut-on
mesurer la diagonale d’un carré avec un nombre dit rationnel (au sens rappelé ci-dessus) ? Où l’on voit que la mathématique ainsi naissante
comme rationalité a circulé de la géométrie vers l’arithmétique, ce qui
rappelle au passage que ces deux disciplines existaient de longue date, bien
avant l’invention de l’algèbre par Al-Khwârizmî.
5. Il
est vrai que ces mathématiques grecques se sont ensuite éteintes sous l’empire
Romain : Rome n’a pas eu une mathématique créatrice comme la Grèce en avait
eue (et, de ce point de vue comme de bien d’autres, il n’est guère pertinent de
confondre Athènes et Rome en un grand ensemble pré-islamique [21]).
Il est ensuite bien vrai qu’il a fallu, bien plus tard, les arabo-persans
(musulmans mais également chrétiens et juifs… [22])
pour ressusciter cette mathématique (comme d’ailleurs la philosophie pour
laquelle on constate un même désintérêt de Rome) en y créant en particulier
cette nouvelle discipline mathématique centrale : l’algèbre.
6. À
partir de là, le dispositif « moderne » de la mathématique peut être
vu comme l’articulation de ces trois grandes composantes : géométrie,
arithmétique et algèbre ; et il n’est que de mesurer, depuis les années
1960 (Alexandre Grothendieck…), l’importance décisive de la géométrie
algébrique dans les mathématiques les plus contemporaines et les plus
créatrices pour prendre acte des effets à très longue portée de l’algèbre
inventée à Bagdad à partir du IX° siècle.
Quel besoin donc de nier tout ceci – qui constitue des faits
historiques, aisément vérifiables par toute personne instruite et de bonne foi
– pour servir votre cause légitime ? Pourquoi adopter la même grille de
lecture que vos ennemis (l’absurde : « entre Grecs et
Arabo-persans, il faut choisir… ») ?
S’il s’était concentré sur le travail décisif
d’Al-Khwârizmî, Al-Qalsadî et Al-Kâshî, votre livre n’en eût été que plus pertinent.
François Nicolas, compositeur (Paris,
Ens-Ircam [23])
***
Annexe : un
raisonnement par l’absurde chez Parménide
De toute l’histoire de l’humanité, la première trace écrite
qu’on trouve d’une rationalité se déployant sous la discipline d’une preuve par
l’absurde se trouve [24]
dans Le poème de Parménide au fragment
VIII [25].
En substance, Parménide affirme que l’être est inengendré. Mais,
loin de se contenter de cette affirmation, il entreprend de la démontrer -
première nouveauté -, et il y procède par le biais d’un raisonnement par
l’absurde (ou raisonnement dit apagogique)
- seconde nouveauté - .
Restituons sa démonstration.
·
Il s’agit de démontrer que l’être est inengendré.
·
Supposons qu’à l’inverse, l’être ait été engendré
(« Quelle génération peut-on rechercher pour lui ? Comment, d’où
serait-il venu ? » [26]).
Il l’aurait alors été soit par le non-être, soit par l’être.
·
Or l’être ne peut être engendré par le non-être
(« Quelle nécessité l’aurait amené à l’être ou plus tard ou plus tôt
s’il venait du rien ? » [27])
pas plus qu’il ne peut l’être par l’être c'est-à-dire à partir de lui-même
(« Comment ce qui est pourrait-il bien devoir être ?
Comment pourrait-il être né ? Car s’il est né, il n’est pas, et il n’est
pas non plus s’il doit un jour venir à l’être. » [28]).
·
C’est donc que l’être n’a pas pu être engendré (« Ainsi
la genèse est éteinte. » [29]).
L’être est donc bien inengendré. Cqfd
Remarquons que ce tout premier raisonnement par l’absurde
intervient pour démontrer une propriété négative (« l’être est
in-engendré »), ce qui restera ensuite son principal usage.
Bien sûr, la question n’est pas ici de valider ou
d’invalider cette « démonstration » ni de reconnaître ou de ne pas reconnaître
force de conviction à cette « preuve ». Il s’agit simplement de
prendre acte d’une radicale originalité formelle dans l’enchaînement discursif,
originalité qui rompt précisément avec la logique ancestrale du mythe [30]
pour mieux confier la raison aux conséquences déductives de la double négation.
Et de cela, la mathématique grecque a su tirer parti fondateur.
____
[1] La
délivrance de l’erreur
[2] Édition
Albouraq, Beyrouth, 2006
[3] p. 9
[4] p. 9
[5] p. 10
[6] p. 11
[7] p. 12
[8] p. 12
[9] p. 13
[10] p. 16
[11] p. 28
[12] p. 21
[13] p. 63
[14] p. 19
[15]
p. 48-49
[16] p. 68
[17] que les
ouvrages d’Arpad Szabo détaillent excellement - voir en particulier Les
débuts des mathématiques grecques (Vrin,
1977).
[18] voir en particulier
Euclide qui le premier a mis en place un système axiomatico-déductif…
[19] La
délivrance de l’erreur
[20] Tout
raisonnement par l’absurde mise, en effet, sur le point qu’entre non-non-A et
A, il faut choisir.
[21] L’obscurantisme
mathématique et philosophique propre à Rome s’oppose à l’invention de la
mathématique et de la philosophie par la Grèce antique.
[22] Sur tous
ces points, voir la belle réponse à « l’islamophobie savante » (des
Sylvain Goughenheim et consorts) que constitue le livre collectif : Les
Grecs, les Arabes et nous (Fayard ;
coll. Ouvertures ; Paris,
2009)
[23] École
Normale Supérieure / Institut de Recherche Acoustique-Musique
[24] Voir les
travaux déjà mentionnés d’Arpad Szabo…
[25] Le poème (trad. Jean Beaufret ; Puf, 1955) ; pp.
82-89
[26] p. 83
[27] p. 83
[28] p. 85
[29] p. 85
[30] Sur le
mytho-logique, voir les travaux de
Claude Lévi-Strauss, en particulier sa « formule canonique du mythe »
qui en algébrise la logique.